Essais/édition Musart, 1847/15

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Texte établi par M. l’abbé MusartPérisse Frères (p. 95-135).
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CHAPITRE XV.

de l’institution des enfants.

À madame Diane de Foix, comtesse de Gurson.

Je ne vis jamais père, pour bossé ou teigneux que fût son fils, qui laissât de l’avouer ; non pourtant, s’il n’est du tout enivré de cette affection, qu’il ne s’aperçoive de sa défaillance, mais tant y a qu’il est sien : aussi moi, je vois mieux que tout autre que ce ne sont ici que rêveries d’homme qui n’a goûté des sciences que la croûte première en son enfance, et n’en a retenu qu’un général et informe visage, un peu de chaque chose, et rien du tout, à la française. Car, en somme, je sais qu’il y a une médecine, une jurisprudence, quatre parties en la mathématique, et grossièrement ce à quoi elles visent ; et à l’aventure encore sais-je la prétention des sciences en général au service de notre vie ; mais d’y enfoncer plus avant, de m’être rongé les ongles à l’étude d’Aristote, monarque de la doctrine moderne, ou opiniâtré après quelque science, je ne l’ai jamais fait ; ni n’est art de quoi je susse peindre seulement les premiers linéaments ; et n’est enfant des classes moyennes qui ne se puisse dire plus savant que moi, qui n’ai seulement pas de quoi l’examiner sur sa première leçon ; et si l’on m’y force, je suis contraint assez ineptement d’en tirer quelque matière de propos universel, sur quoi j’examine son jugement naturel ; leçon qui leur est autant inconnue comme à moi la leur.

Je n’ai dressé commerce avec aucun livre solide, sinon Plutarque et Senèque, où je puise comme les Danaïdes, remplissant et versant sans cesse. J’en attache quelque chose à ce papier ; à moi, si peu que rien. L’histoire, c’est mon gibier en matière de livre, ou la poésie, que j’aime d’une particulière inclination : car, comme disait Cléanthe, tout ainsi que la voix, contrainte dans l’étroit canal d’une trompette, sort plus aiguë et plus forte ; ainsi me semble-t—il que la sentence, pressée aux pieds nombreux de la poésie, et s’élance bien plus brusquement, et me fiert[1] d’une plus vive secousse. Quant aux facultés naturelles qui sont en moi, de quoi c’est ici l’essai, je les sens fléchir sous la charge : mes conceptions et mon jugement ne marchent qu’à tâtons, chancelant, bronchant et choppant ; et quand je suis allé le plus avant que je puis, si ne me suis-je aucunement satisfait ; je vois encore du pays au-delà, mais d’une vue trouble et en nuage, que je ne puis démêler.

En entreprenant de parler indifféremment de tout ce qui se présente à ma fantaisie, et n’y employant que mes propres et naturels moyens, s’il m’advient, comme il fait souvent, de rencontrer de bonne fortune dans les bons auteurs ces mêmes lieux que j’ai entrepris de traiter, comme je viens de faire chez, Plutarque tout présentement son discours de la force de l’imagination, à me reconnaître, au prix de ces gens-là, si faible et si chétif, si pesant et si endormi, je me fais pitié on dédain à moi-même : si me gratifie-je de ceci, que mes opinions ont cet honneur de rencontrer souvent aux leurs, et que je vois au moins de loin après, disant que voire[2] aussi, que j’ai cela, que chacun n’a pas, de connaître l’extrême différence d’entre eux et moi ; et laisse, ce néanmoins, courir mes inventions ainsi faibles et basses comme je les ai produites, sans en replâtrer et recoudre les défauts que cette comparaison m’y a découvert.

Il faut avoir les reins bien fermes pour entreprendre de marcher front à front avec ces gens-là. Les écrivains indiscrets de notre siècle, qui, parmi leurs ouvrages de néant, vont semant des lieux entiers des anciens auteurs pour se faire honneur, font le contraire : car cette infinie dissemblance de lustres rend un visage si pâle, si terni et si laid à ce qui est leur, qu’ils y perdent beaucoup plus qu’ils n’y gagnent.

C’étaient deux contraires fantaisies : le philosophe Chrysippe mêlait à ses livres, non les passages seulement, mais des ouvrages entiers d’autres auteurs, et en un la Médée d’Euripides ; et disait Apollodore que, qui en retrancherait ce qu’il y avait d’étranger, son papier demeurerait en blanc : Épicure, au rebours, en trois cents volumes qu’il laissa, n’avait pas mis une seule allégation.

Il m’advint, l’autre jour, de tomber sur un tel passage : j’avais traîné languissant après des paroles françaises si exsangues, si décharnées et si vides de matière et de sens, que ce n’était voirement que paroles françaises ; au bout d’un long et ennuyeux chemin, je vins à rencontrer une pièce haute, riche et élevée jusqu’aux nues. Si j’eusse trouvé la pente douce et la montée un peu alongée, cela eût été excusable : c’était un précipice si droit et si coupé que, des six premières paroles, je connus que je m’envolais en l’autre monde ; de là je découvris la fondrière d’où je venais, si basse et si profonde, que je n’eus oncques puis le cœur de m’y ravaler. Si j’étoffais l’un de mes discours de ces riches dépouilles, il éclairerait par trop la bêtise des autres. Reprendre en autrui mes propres fautes ne me semble non plus incompatible que de reprendre, comme je fais souvent, celles d’autrui en moi : il les faut accuser partout et leur ôter tout lieu de franchise. Si sais-je combien audacieusement j’entreprends moi-même, à tout coup, de m’égaler à mes larcins, d’aller pair à pair quand et eux, non sans une téméraire espérance que je puisse tromper les yeux des juges à les discerner ; mais c’est autant par le bénéfice de mon application, que par le bénéfice de mon invention et de ma force. Et puis, je ne lutte point en gros ces vieux champions-là, et corps à corps ; c’est par reprises, menues et légères atteintes ; je ne m’y aheurte pas ; je ne fais que les tàter ; et ne vais point tant comme je marchande d’aller. Si je leur pouvais tenir palot[3], je serais honnête homme ; car je ne les entreprends que par où ils sont les plus raides. De faire ce que j’ai découvert d’aucun, se couvrir des armes d’autrui jusqu’à ne montrer pas seulement le bout de ses doigts ; conduire son dessein, comme il est aisé aux savants en une matière commune, sous les inventions anciennes rapiécées par-ci par-là : à ceux qui les veulent cacher et faire propres, c’est premièrement injustice et lâcheté, que n’ayant rien en leur vaillant par où se produire, ils cherchent à se présenter par une valeur purement étrangère ; et puis, grande sottise, se contentant par piperie de s’acquérir l’ignorante approbation du vulgaire, se décrier envers les gens d’entendement, qui hochent du nez cette incrustation empruntée ; desquels seul la louange a du poids, De ma part, il n’est rien que je veuille moins faire ; je ne dis les autres, sinon pour d’autant plus me dire[4]. Ceci ne touche pas les centons, qui se publient pour centons ; et j’en ai vu de très-ingénieux en mon temps, entre autres un, sous le nom de Capiluppi, outre les anciens : ce sont des esprits qui se font voir, et par ailleurs, et par là, comme Lipsius[5], en ce docte et laborieux tissu de ses politiques.

Quoi qu’il en soif, veux-je dire, et quelles que soient ces inepties, je n’ai pas délibéré de les cacher ; non plus qu’un mien portrait chauve et grisonnant où le peintre aurait mis, non un visage parfait, mais le mien. Car aussi ce sont ici mes humeurs et opinions ; je les donne pour ce qui est en ma créance, non pour ce qui est à croire : je ne vise ici qu’à découvrir moi-même, qui serai par aventure autre demain, si nouvel apprentissage me change. Je n’ai point l’autorité d’être cru, ni ne le désire, me sentant trop mal instruit pour instruire autrui,

Quelqu’un donc, ayant vu l’article précédent, jnc disait chez moi, l’autre jour, que je me devais être un petit[6] étendu sur le discours de l’institution des enfants. Or, madame, si j’avais quelque suffisance en ce sujet, je ne pourrais la mieux employer que d’en faire un présent à ce petit homme qui vous menace de faire tantôt une belle sortie de chez vous, car ayant eu tant de part à la conduite de votre mariage, j’ai quelque droit et intérêt à la grandeur et prospérité de tout ce qui en viendra ; outre ce que l’ancienne possession que vous avez sur ma servitude m’oblige assez à désirer honneur, bien et avantage à tout ce qui vous touche. Mais à la vérité je n’y entends sinon cela, que la plus grande difficulté et importante de l’humaine science semble être en cet endroit, où il se traite de la nourriture et institution des enfants. Tout ainsi qu’en l’agriculture les façons qui vont avant le planter sont certaines et aisées, et le planter même ; mais, depuis que ce qui est planté vient à prendre vie, à l’élever il y a une grande variété de façons et difficulté : pareillement aux hommes, depuis qu’ils sont nés, on se charge d’un soin divers, plein d’embesognement et de crainte à les dresser et nourrir. La montre de leurs inclinations est si tendre en ce bas âge et si obscure, les promesses si incertaines et fausses, qu’il est mal aisé d’y établir aucun solide jugement. Voyez Cimon, voyez Thémistocle, et mille autres, combien ils se sont disconvenus à eux-mêmes. Les petits des ours et des chiens montrent leur inclination naturelle ; mais les hommes, se jetant incontinent en des accoutumances, en des opinions, en des lois, se changent ou se déguisent facilement ; si est-il difficile de forcer les propensions naturelles. D’où il advient que, par faute d’avoir bien choisi leur route, pour néant se travaille-t-on souvent, et emploie-t on beaucoup d’âge à dresser des enfants aux choses auxquelles ils ne peuvent prendre pied. Toutefois, en cette difficulté, mon opinion est de les acheminer toujours aux meilleures choses et plus profitables, et qu’on se doit peu appliquer à ces légères divinations et pronostics que nous prenons des mouvements de leur enfance. Platon, en sa République, me semble leur donner trop d’autorité.

Madame, c’est un grand ornement que la science, et un outil de merveilleux service, notamment aux personnes élevées en tel degré de fortune comme vous êtes. À la vérité, elle n’a point son vrai usage en mains viles et basses : elle est bien plus fière de prêter ses moyens à conduire une guerre, à commander un peuple, à pratiquer l’amitié d’un prince ou d’une nation étrangère, qu’à dresser un argument dialectique, ou à plaider un appel, ou ordonner une masse de pilules. Ainsi, madame, parce que je crois que vous n’oublierez pas cette partie en l’institution des vôtres, vous qui en avez savouré la douceur, et qui êtes d’une race lettrée (car nous avons encore les écrits de ces anciens comtes de Foix, d’où monsieur le comte votre mari et vous êtes descendus, et François de Candale, votre oncle, en fait naître tous les jours d’autres qui étendront la connaissance de cette qualité de votre famille à plusieurs siècles), je vous veux dire là-dessus une seule fantaisie que j’ai, contraire au commun usage : c’est tout ce que je puis conférer à votre service en cela.

La charge du gouverneur que vous lui donnerez, du choix duquel dépend tout l’effet de son institution, a plusieurs autres grandes parties ; mais je n’y touche point, pour n’y savoir rien apporter qui vaille ; et de cet article sur lequel je me mêle de lui donner avis, il m’en croira autant qu’il y verra d’apparence. À un enfant de maison, qui recherche les lettres, non pour le gain (car une fin si abjecte est indigne de la grâce et faveur des muses, et puis elle regarde et dépend d’autrui), ni tant pour les commodités externes que pour les siennes propres et pour s’en enrichir et parer au-dedans, ayant plutôt envie d’en réussir habile homme qu’homme savant, je voudrais aussi qu’on fût soigneux de lui choisir un conducteur qui eût plutôt la tête bien faite que bien pleine, et qu’on y requît tous les deux, mais plus les mœurs et l’entendement que la science ; et qu’il se conduisît en sa charge d’une nouvelle manière^

On ne cesse de criailler à nos oreilles, comme qui verserait dans un entonnoir ; et notre charge, ce n’est que redire ce qu’on nous a dit : je voudrais qu’il corrigeât cette partie, et que de belle arrivée, selon la portée de l’âme qu’il a en main, il commençât à la mettre sur la montre, lui faisant goûter les choses, les choisir et discerner d’elle-même ; quelquefois lui ouvrant chemin, quelquefois le lui faisant ouvrir. Je ne veux pas qu’il invente et parle seul ; je veux qu’il écoute son disciple parler à son tour. Socrate, et depuis Arcesilas, faisaient premièrement parler leurs disciples, et puis ils parlaient à eux. Il est bon qu’il le fasse trotter devant lui, pour juger de son train, et juger jusqu’à quel point il se doit ravaler pour s’accommoder à sa force. À faute de cette proportion, nous gâtons tout ; et de la savoir choisir et s’y conduire bien mesurément, c’est une des plus ardues besognes que je sache ; et est l’effet d’une haute âme et bien forte, savoir condescendre à ces allures puériles et les guider. Je marche plus sûr et plus ferme à mont qu’à val.

Ceux qui, comme notre usage porte, entreprennent, d’une même leçon et pareille mesure de conduite, régenter plusieurs esprits de si diverses mesures et formes, ce n’est pas merveille si en tout un peuple d’enfants ils en rencontrent à peine deux ou trois qui rapportent quelque juste fruit de leur discipline. Qu’il ne lui demande pas seulement compte des mots de sa leçon, mais du sens et de la substance ; et qu’il juge du profit qu’il aura fait, non par le témoignage de sa mémoire, mais de sa vie. Que ce qu’il viendra d’apprendre, il le lui fasse mettre en cent visages, et accommoder à autant de divers sujets, pour voir s’il l’a encore bien pris et bien fait sien ; prenant l’instruction de son progrès des pédagogismes de Platon. C’est témoignage de crudité et indigestion que de regorger la viande comme on l’a avalée : l’estomac n’a pas fait son opération, s’il n’a fait changer la façon et la forme à ce qu’on lui a donné à cuire. Notre âme ne branle qu’à crédit, liée et contrainte à l’appétit des fantaisies d’autrui, serve et captivée sous l’autorité de leur leçon : on nous a tant assujétis aux cordes que nous n’avons plus de franches allures ; notre vigueur et liberté est éteinte.

Je vis privément à Pise un honnête homme, mais si aristotélicien que le plus général de ses dogmes est : « Que la touche et règle de toutes imaginations solides et de toute vérité, c’est la conformité à la doctrine d’Aristote ; que hors de là ce ne sont que chimères et inanité ; qu’il a tout vu et tout dit. »

Qu’il lui fasse tout passer par l’étamine, et ne loge rien en sa tête par simple autorité et à crédit. Les abeilles pillotent deçà delà les fleurs ; mais elles en font après le miel, qui est tout leur ; ce n’est plus thym, ni marjolaine. Ainsi les pièces empruntées d’autrui, il les transformera et confondra pour faire un ouvrage tout sien, à savoir son jugement : son institution, son travail et étude ne vise qu’à le former. Qu’il cèle tout ce de quoi il a clé secouru, et ne produise que ce qu’il en a fait. Les pilleurs, les emprunteurs, mettent en parade leurs bâtiments, leurs achats ; non pas ce qu’ils tirent d’autrui : vous ne voyez pas les épices d’un homme de parlement ; vous voyez les alliances qu’il a gagnées, et honneur à ses enfants : nul ne met en compte public sa recette ; chacun y met son acquêt.

Le gain de notre étude, c’est en être devenu meilleur et plus sage. C’est, disait Epicharmus, l’entendement qui voit et qui oit ; c’est l’entendement qui approfite tout, qui dispose tout, qui agit, qui domine et qui règne ; toutes autres choses sont aveugles, sourdes et sans âme. Certes, nous le rendons servile et couard, pour ne lui laisser la liberté de rien faire de soi. Qui demanda jamais à son disciple ce qu’il lui semble de la rhétorique et de la grammaire ? de telle ou telle sentence de Cicéron ? On nous les plaque en la mémoire toutes empennées, comme des oracles, où les lettres et les syllabes sont de la substance de la chose. Savoir par cœur n’est pas savoir ; c’est tenir ce qu’on a donné en garde à sa mémoire. Ce qu’on sait droitement, on en dispose, sans regarder au patron, sans tourner les yeux vers son livre. Fâcheuse suffisance qu’une suffisance pure livresque ! Je m’attends qu’elle serve d’ornement, non de fondement ; suivant l’avis de Platon qui dit : « La fermeté, la foi, la sincérité être la vraie philosophie ; les autres sciences et qui visent ailleurs, n’être que fard. » Je voudrais que le Paluël ou Pompée, ces beaux danseurs de mon temps, apprissent des cabrioles à les voir seulement faire, sans nous bouger de nos places, comme ceux-ci veulent instruire notre entendement, sans l’ébranler, ou qu’on nous apprît à manier un cheval, ou une pique, ou un luth, ou la voix, sans nous y exercer ; comme ceux-ci nous veulent apprendre à bien juger et à bien parler sans nous exercer à parler ni à juger. Or, à cet apprentissage, tout ce qui se présente à nos yeux sert de livre suffisant : la malice d’un page, la sottise d’un valet, un propos de table, ce sont autant de nouvelles matières.

À cette cause, le commerce des hommes y est merveilleusement propre, et la visite des pays étrangers, non pour en rapporter seulement, à la mode de notre noblesse française, combien a de pas la Santa rotonda[7], ou combien le visage de Néron, de quelque vieille ruine de là, est plus long ou plus large que celui de quelque pareille médaille ; mais pour en rapporter principalement les humeurs de ces nations et leurs façons, et pour frotter et limer notre cervelle contre celle d’autrui. Je voudrais qu’on commençât à le promener dès sa tendre enfance ; et premièrement, pour faire d’une pierre deux coups, par les nations voisines où le langage est plus éloigné— du nôtre, et auquel, si vous ne la formez de bonne heure, la langue ne se peut plier.

Aussi bien est-ce une opinion reçue d’un chacun que ce n’est pas raison de nourrir un enfant au giron de ses parents : cet amour naturel les attendrit trop et relâche, voire les plus sages ; ils ne sont capables ni de châtier ses fautes, ni de le voir nourri grossièrement comme il faut et hasardeusement ; ils ne le sauraient souffrir revenir suant et poudreux de son exercice, boire chaud, boire froid, ni le voir sur un cheval rebours, ni contre un rude tireur le fleuret au point, ou la première arquebuse. Car il n’y a remède : qui en veut faire un homme de bien, sans doute il ne le faut épargner en cette jeunesse ; et faut souvent choquer les règles de la médecine. Ce n’est pas assez de lui roidir l’âme ; il lui faut aussi roidir les muscles : elle est trop pressée, si elle n’est secondée, et a trop à faire de, seule, fournir à deux offices. Je sais combien ahanne[8] la mienne en compagnie d’un corps si tendre, si sensible, qui se laisse si fort aller sur elle ; et j’aperçois souvent, en ma leçon[9], qu’en leurs esprits mes maîtres font valoir, pour magnanimité et force de courage, des exemples qui tiennent volontiers plus de l’épaississure de la peau et dureté des os.

J’ai vu des hommes, des femmes et des enfants ainsi nés, qu’une bâtonnade leur est moins qu’à moi une chiquenaude ; qui ne remuent ni langue ni sourcil aux coups qu’on leur donne. Quand les athlètes contrefont les philosophes en patience, c’est plutôt vigueur de nerfs que de cœur. Or, l’accoutumance à porter le travail est accoutumance à porter la douleur. Il le faut rompre à la peine et âpreté des exercices, pour le dresser à la peine et âpreté de la dislocation, de la colique, du cautère, et de la geôle aussi et de la torture ; car de ces dernières-ci, encore peut-il être en prise, qui regardent les bons, selon le temps, comme les méchants ; nous en sommes à l’épreuve ; quiconque combat les lois, menace les plus gens de bien d’escourgées et de la corde.

Et puis, l’autorité du gouverneur qui doit être souveraine sur lui, s’interrompt et s’empêche par la présence des parents : joint que ce respect que la famille lui porte, la connaissance des moyens et grandeurs de sa maison, ce ne sont pas, à mon opinion, légères incommodités en cet âge.

En cette école du commerce des hommes, j’ai souvent remarqué ce vice, qu’au lieu de prendre connaissance d’autrui, nous ne travaillons qu’à la donner de nous ; et sommes plus en peine de débiter notre marchandise que d’en acquérir de nouvelle : le silence et la modestie sont qualités très commodes à la conversation. On dressera cet enfant à être épargnant et ménager de sa suffisance quand il l’aura acquise, à ne se formaliser point des sottises et fables qui se diront en sa présence : car c’est une incivile importunité de choquer tout ce qui n’est pas de nôtre appétit. Qu’il se contente de se corriger soi même, et ne semble pas reprocher à autrui tout ce qu’il refuse à faire, ai contraster aux mœurs publiques. Qu’il fuie ces images régenteuses et inciviles, et cette puérile ambition de vouloir paraître plus tin, pour être autre, et, comme si ce fût marchandise malaisée que repréhensions et nouvelletés, vouloir tirer delà nom de quelque péculière[10] valeur. Comme il n’affiert qu’aux grands poètes d’user des licences de l’art, aussi n’est-il supportable qu’aux grandes âmes et illustres de se privilégier au-dessus de la coutume. On lui apprendra de n’entrer en discours et contestation que là où il verra un champion digne de sa lutte ; et, là même, à n’employer pas tous les tours qui lui peuvent servir, mais ceux-là seulement qui lui pouvait le plus servir. Qu’on le rende délicat au choix et triage de ses raisons, aimant la pertinence et par conséquent la brièveté. Qu’on l’instruise surtout à se rendre et à quitter les armes à la vérité tout aussitôt qu’il l’apercevra, soit qu’elle naisse ès-mains de son adversaire, soit qu’elle naisse en lui-même par quelque ravisement : car il ne sera pas mis en chaire pour dire un rôle prescrit ; il n’est engagé à aucune cause que parce qu’il l’approuve.

Si son gouverneur tient de mon humeur, il lui formera la volonté à être très-loyal serviteur de son prince et très–affectionné, et très-courageux ; mais il lui refroidira l’envie de s’y attacher autrement que par un devoir public. Outre plusieurs autres inconvénients qui blessent notre liberté par ces obligations particulières, le jugement d’un homme gagé et acheté, ou il est moins entier et moins libre, bu il est taché et d’imprudence et d’ingratitude. Un pur courtisan ne peut avoir ni loi ni volonté de dire et penser que favorablement d’un maître qui, parmi tant de milliers d’autres sujets, l’a choisi pour le nourrir et élever de sa main : cette faveur et utilité corrompent, non sans quelque raison, sa franchise, et l’éblouissent : pourtant voit-on coutumièrement le langage de ces gens-là divers à tout autre langage en un état, et de peu de foi en telle matière.

Que sa conscience et sa vertu reluisent en son parler, et n’aient que la raison pour conduite. Qu’on lui fasse entendre que de confesser la faute qu’il découvrira en son propre discours, encore qu’elle ne soit aperçue que par lui, c’est un effet de jugement et de sincérité, qui sont les principales parties qu’il cherche ; que l’opiniâtrer et contester sont qualités communes, plus apparentes aux plus basses âmes ; que se raviser et se corriger, abandonner un mauvais parti sur le cours de son ardeur, ce sont qualités rares, fortes et philosophiques. On l’avertira, étant en compagnie, d’avoir les yeux partout, car je trouve que les premiers sièges sont communément saisis par les hommes moins capables, et que les grandeurs de fortune ne se trouvent guères mêlées à la suffisance : j’ai vu, cependant qu’on s’entretenait au haut bout d’une table de la beauté d’une tapisserie ou du goût de la malvoisie, se perdre beaucoup de beaux traits à l’autre bout. Il sondera la portée d’un chacun : un bouvier, un maçon, un passant, il faut tout mettre en besogne, et emprunter chacun selon sa marchandise, car tout sert en ménage ; la sottise même et faiblesse d’autrui lui sera instruction : à contrôler les grâces et façons d’un chacun, il s’engendrera envie des bonnes et mépris des mauvaises.

Qu’on lui mette en fantaisie une honnête curiosité de s’enquérir de toutes choses : tout ce qu’il y aura de singulier autour de lui, il le verra ; un bâtiment, une fontaine, un homme, le lieu d’une bataille ancienne, le passive de César ou de Charlemagne.

Il s’enquerra des mœurs, des moyens et des alliances de ce prince, et de celui-là : ce sont choses très-plaisantes à apprendre, et très-utiles à savoir.

En cette pratique des hommes, j’entends y comprendre, et principalement, ceux qui ne vivent qu’en la mémoire des livres : il pratiquera, par le moyen des histoires ces grandes âmes des meilleurs siècles. C’est une vaine étude, qui veut ; mais qui veut aussi, c’est une étude de fruit inestimable, et la seule étude, comme dit Platon, que les Lacédémoniens eussent réservée à leur part. Quel profit ne fera-t-il en cette part là, à la lecture des vierge notre Plutarque ? Mais que mon guide se souvienne où vise sa charge ; et qu’il n’imprime pas tant à son disciple la date de la ruine de Carthage que les mœurs d’Annibal et de Scipion ; ni tant où mourut Marcellus, que pourquoi il fut indigne de son devoir qu’il mourût là. Qu’il ne lui apprenne pas tant tes histoires, qu’à en juger. C’est à mon gré, entre toutes, la matière à laquelle nos esprits s’appliquent de plus diverse mesure : j’ai lu en Tite-Live cent choses que tel n’y a pas lues ; Plutarque y en a lu cent, outre ce que j’y ai su lire, et à l’aventure outre ce que l’auteur y avait mis : à d’aucuns, c’est une pure étude de grammairien ; à d’autres, l’anatomie de la philosophie, par laquelle les plus abstruses parties de notre nature se pénètrent.

Il y a dans Plutarque beaucoup de discours étendus très-dignes d’être sus ; car, à mon gré, c’est le maître ouvrier de telle besogne ; mais il y en a mille qu’il n’a que touchés simplement : il guigne seulement du doigt par où nous irons, s’il nous plaît ; et se conteste quelque-fois de ne donner qu’une atteinte dans le plus vil d’un propos. Il les faut arracher de là, et mettre en place marchande : comme ce sien mot, « Que les habitants d’Asie servaient à un seul, pour ne savoir prononcer une seule syllabe, qui est, Non, » donna peut-être la matière et l’occasion à La Boëtie de sa Servitude Volontaire. Cela même de lui voir trier une légère action en la vie d’un homme, ou un mot qui semble ne porter pas cela, c’est un discours. C’est dommage que les gens d’entendement aiment tant la brièveté ; sans doute leur réputation en vaut mieux ; mais nous en valons moins. Plutarque aime mieux que nous le vantions de son jugement que de son savoir ; il aime mieux nous laisser désir de soi que satiété : il savait qu’aux choses bonnes même on peut trop dire ; et qu’Alexandridas reprocha justement à celui qui tenait aux Ephores de bons propos, mais trop longs : « O étranger, tu dis ce qu’il faut autrement qu’il ne faut. » Ceux qui ont le corps grêle, le grossissent d’embourrures ; ceux qui ont la matière exile l’enflent de paroles.

Il se tire une merveilleuse clarté pour le jugement humain de la fréquentation du monde ; nous sommes tous contraints et amoncelés en nous, et avons la vue raccourcie à la longueur de notre nez. On demandait à Socrate d’où il était ; il ne répondit pas d’Athènes, mais du monde. Lui qui avait l’imagination plus pleine et plus étendue, embrassait l’univers comme sa ville, jetait ses connaissances, sa société et ses affections à tout le genre humain, non pas comme nous, qui ne regardons que sous nous. Et à qui il grêle sur la tête, tout l’hémisphère semble être en tempête et orage ; et disait le Savoyard que « Si ce sot de roi de France eût su bien conduire sa fortune, il était homme pour devenir maître-d’hôtel de son duc ; » son imagination ne concevait autre plus élevée grandeur que celle de son maître. Nous sommes insensiblement tous en cette erreur ; erreur de grande suite et préjudice.

Mais qui se présente comme dans un tableau cette grande image de notre mère nature en son entière majesté ; qui lit en son visage une si générale et constante variété ; qui se remarque là-dedans, et non soi, mais tout un royaume, comme un trait d’une pointe très-délicate, celui-là seul estime les choses selon leur juste grandeur.

Ce grand monde, que les uns multiplient encore comme espèces sous un genre, c’est le miroir où il nous faut regarder, pour nous connaître de bon biais. Somme, je veux que ce soit le livre de mon écolier. Tant d’humeurs, de sectes, de jugements, d’opinions, de lois et de coutumes, nous apprennent à juger sainement des nôtres, et apprennent notre jugement à reconnaître son imperfection et sa naturelle faiblesse ; qui n’est pas un léger apprentissage. Tant de remuements d’état et changements de fortune publique nous instruisent à ne faire pas grand miracle de la nôtre. Tant de noms, tant de victoires et conquêtes ensevelies sous l’oubliance rendent ridicule l’espérance d’éterniser notre nom par la prise de dix argoulets et d’un pouiller[11], qui n’est connu que de sa chute ; l’orgueil et la fierté de tant de pompes étrangères, la majesté si enflée de tant de cours et de grandeurs nous fermit et assure la vue à soutenir l’éclat des nôtres, sans ciller les yeux ; ainsi du reste.

Notre vie, disait Pythagore, retire[12] à la grande et populeuse assemblée des jeux olympiques ; les uns s’y exercent le corps pour en acquérir la gloire des jeux ; d’autres y portent des marchandises à vendre pour le gain ; il en est, et qui ne sont pas les pires, lesquels n’y cherchent autre fruit que de regarder comment et pourquoi chaque chose se fait, et être spectateurs de la vie des autres hommes, pour en juger et régler la leur.

Aux exemples se pourront proprement assortir tous les plus profitables discours de la philosophie, à laquelle se doivent toucher les actions humaines, comme à leur règle. On lui dira ce que c’est que savoir et ignorer, qui doit être le but de l’étude ; ce que c’est que vaillance, tempérance et justice ; ce qu’il y a à dire entre l’ambition et l’avarice, la servitude et la sujétion, la licence et la liberté ; à quelles marques on connaît le vrai et solide contentement ; jusqu’où il faut craindre la mort, la douleur et la honte ; quels ressorts nous meuvent, et le moyen de tant de divers branles en nous ; car il me semble que les premiers discours de quoi on lui doit abreuver l’entendement, ce doivent être ceux qui règlent ses mœurs et son sens, qui lui apprendront à se connaître et à savoir bien mourir et bien vivre.

Entre les arts libéraux, commençons par l’art qui nous fait libres ; ils servent tous voirement en quelque manière à l’instruction de notre vie et à son usage, comme toutes autres choses y servent en quelque manière aussi ; mais choisissons celui qui y sert directement et professoiremcnt. Si nous savions restreindre les appartenances de notre vie à leurs justes et naturelles limites, nous trouverions que la meilleure part des sciences qui sont en usage est hors de, notre usage ; et en celles mêmes qui le sont, qu’il y a des étendues et enfonçures très-inutiles que nous ferions mieux de laisser là ; et, suivant l’institution de Socrate, borner le cours de notre étude en icelles où saillit l’utilité.

C’est une grande simplesse d’apprendre à nos enfants la science des astres et le mouvement de la huitième sphère, avant les leurs propres.

Anaximène écrivait à Pythagore : « De quel sens puis-je m’amuser au secret des étoiles, ayant la mort ou la servitude toujours présente aux yeux ? s car lors les rois de Perse préparaient la guerre contre son pays. Chacun doit dire ainsi : « Étant battu d’ambition, d’avarice, de témérité, de superstition, ayant au-dedans tels autres ennemis de la vie, irai-je songer au branle du

Après qu’on lui aura appris ce qui sert à le faire plus sage et meilleur, on l’entretiendra de ce que c’est que logique, physique, géométrie, rhétorique ; et la science qu’il choisira, ayant déjà le jugement formé, il en viendra bientôt à bout. Sa leçon se fera tantôt par devis, tantôt par livre ; tantôt son gouverneur lui fournira de l’auteur même, propre à cette fin de son institution ; tantôt il lui en donnera la moelle et la substance toute mâchée ; et si de soi-même il n’est familier des livres pour y trouver tant de beaux discours qui y sont, pour l’effet de son dessein, on lui pourra joindre quelque homme de lettres qui, à chaque besoin, fournisse les munitions qu’il faudra, pour les distribuer et dispenser à son nourrisson. Et que cette leçon ne soit plus aisée et naturelle que celle de Gaza[13] qui y peut faire doute ? Ce sont là préceptes épineux et mal plaisants, et des mots vains et décharnés, où il n’y a point de prise, rien qui vous éveille l’esprit : en celle-ci l’âme trouve où mordre et où se paître. Ce fruit est plus grand sans comparaison, et aussi sera plutôt mûri.

C’est grand cas que les choses en soient là en notre siècle, que la philosophie soit, jusqu’aux gens d’entendement, un nom vain et fantastique, qui se trouve de nul usage et de nul prix, par opinion et par effet. Je crois que ces ergotismes en sont cause, qui ont saisi ses avenues. On a grand tort de la peindre inaccessible aux enfants et d’un visage renfrogné, sourcilleux et terrible. Qui me l’a masquée de ce faux visage, pâle et hideux ? Il n’est rien plus gai, plus gaillard, plus enjoué, et à peu que je ne dise folâtre ; elle ne prêche que fêtes et bon temps : une mine triste et transie montre que ce n’est pas là son gîte.

L’âme qui loge la philosophie doit par sa santé rendre sain encore le corps : elle doit faire luire jusqu’au dehors son repos et son aise ; doit former à son moule le port extérieur, et l’armer, par conséquent, d’une gracieuse fierté, d’un maintien actif et alègre, et d’une contenance contente et débonnaire. La plus expresse marque de la sagesse, c’est une réjouissance constante ; son état est, comme des choses au-dessus de la lune, toujours serein : c’est baraoo et buralipton[14] qui rendent leurs suppôts ainsi crottés et enfumés ; ce n’est pas elle : ils ne la connaissent que par ouït dire. Comment ? elle fait état de sereiner les tempêtes de l’âme, et d’apprendre la faim et les fièvres à rire, non par quelques épicycles imaginaires, mais par raisons naturelles et palpables : elle a pour son but la vertu, qui n’est pas, comme dit l’école, plantée à la tête d’un mont coupé, rabotteux et inaccessible : ceux qui l’ont approchée la tiennent, au rebours, logée dans une belle plaine fertile et florissante, d’où elle voit bien sous soi toutes choses ; mais si peut-on y arriver, qui en sait l’adresse, par des routes ombrageuses, gazonnées et doux fleurantes, plaisamment, et d’une pente facile et polie, comme est celle des voûtes célestes. Pour n’avoir hanté cette vertu suprême, belle, triomphante, délicieuse, pareillement et courageuse, ennemie professe et irréconciliable d’aigreur, de déplaisir, de crainte et de contrainte, ils sont allés selon leur faiblesse feindre cette sotte image, triste, querelleuse, dépite, menaceuse, mineuse ; et la placer sur un rocher à l’écart, parmi des ronces, fantômes à étonner les gens.

Mon gouverneur, qui connaît devoir remplir la volonté de son disciple autant ou plus d’affection que de révérence envers la vertu, lui fera cette leçon : Que le prix et hauteur de la vraie vertu est en la facilité, utililé et plaisir de son exercice ; si éloigné de difficulté, que les enfants y peuvent comme les hommes, les simples comme les subtils. Le réglement, c’est son outil, non pas la force. Socrate quitte à escient sa force pour glisser en la naïveté et aisance de son progrès. C’est la mère nourrice des plaisirs humains ; en les rendant justes, elle les rend sûrs et purs ; les modérant, elle les tient en haleine et en appétit ; retranchant ceux qu’elle refuse, elle nous aiguise envers ceux qu’elle nous laisse. Si la fortune commune lui faut, elle lui échappe, ou elle s’en passe, et s’en forge une autre toute sienne, non plus flottante et roulante. Elle sait être riche, et puissante, et savante, et coucher en des matelas musqués ; elle aime la vie, elle aime la beauté, et la gloire, et la santé ; mais son office propre et particulier, c’est savoir user de ces biens là réglément, et les savoir perdre constamment ; office bien plus noble qu’âpre, sans lequel tout cours de vie est dénaturé, turbulent et difforme, et y peut-on justement attacher ces écueils, ces halliers et ces monstres.

Si ce disciple se rencontre de si diverse condition qu’il aime mieux ouïr une fable que la narration d’un beau voyage ou un sage propos, quand il l’entendra ; qui, au son du tambourin qui arme la jeune ardeur de ses compagnons, se détourne à un autre qui l’appelle au jeu des bateleurs ; qui, par souhait, ne trouve plus plaisant et plus doux revenir poudreux et victorieux d’un combat, que de la paume ou du bal, avec le prix de cet exercice ; je n’y trouve autre remède, sinon qu’on le mette pâtissier dans quelque bonne ville, fût-il fils d’un duc, suivant le précepte de Platon : « Qu’il faut colloquer les enfants, non selon les facultés de leur père, mais selon les facultés de leur âme. »

Puisque la philosophie est celle qui nous instruit à vivre, et que l’enfance y a leçon comme les autres âges, pourquoi ne la lui communique-t on ? Cicéron disait que, quand il vivrait la vie de deux hommes, il ne prendrait pas le loisir d’étudier les poètes lyriques ; et je trouve ces ergotistes plus tristement encore inutiles. Notre enfant est bien plus pressé ; il ne doit au pédagogisme que les premiers quinze ou seize ans de sa vie ; le demeurant est dû à l’action. Employons un temps si court aux instructions nécessaires. Otez toutes ces subtilités épineuses de la dialectique, de quoi notre vie ne se peut amender ; prenez les simples discours de la philosophie ; sachez les choisir et traiter à point : ils sont plus aisés à concevoir qu’un conte ; un enfant en est capable au partir de la nourrice, beaucoup mieux que d’apprendre à lire ou écrire. La philosophie a des discours pour la naissance des hommes, comme pour la décrépitude.

Je suis de l’avis de Plutarque, qu’Aristote n’amusa pas tant son grand disciple à l’artifice de composer syllogismes, ou aux principes de géométrie, comme à l’instruire des bons préceptes touchant la vaillance, prouesse, magnanimité et tempérance, et l’assurance de ne rien craindre ; et, avec cette munition, il l’envoya encore enfant subjuguer l’empire du monde, avec trente mille hommes de pied, quatre mille chevaux, et quarante-deux mille, écus seulement. Les autres arts et sciences, dit-il, Alexandre les honorait bien, et louait leur excellence et gentillesse ; mais, pour plaisir qu’il y prît, il n’était pas facile à se laisser surprendre à l’affection de les vouloir exercer.

Pour tout ceci, je ne veux pas qu’on emprisonne ce garçon, je ne veux pas qu’on l’abandonne à la colère et humeur mélancolique d’un furieux maître d’école ; je ne veux pas corrompre son esprit à le tenir à la gêne et au travail, à la mode des autres, quatorze ou quinze heures par jour, comme un portefaix ; ni ne trouverais bon, quand, par quelque complexion solitaire et mélancolique, on le verrait adonné d’une application trop indiscrète à l’étude des livres, qu’on la lui nourrît ; cela les rend ineptes à la conversation civile, et les détourne de meilleures occupations. Et combien ai-je vu de mon temps d’hommes abêtis par téméraire avidité de science ? Carnéade s’en trouva si affollé, qu’il n’eut plus le loisir de se faire le poil et les ongles. Ni ne veux gâter ses mœurs généreuses par l’incivilité et barbarie d’autrui. La sagesse française a été anciennement en proverbe, pour une sagesse qui prenait de bonne heure et n’avait guères de tenue. À la vérité, nous voyons encore qu’il n’est rien si gentil que les petits enfants en France ; mais ordinairement ils trompent l’espérance qu’on a conçue ; et, hommes faits, on n’y voit aucune excellence. J’ai ouï tenir à gens d’entendement que ces colléges où on les envoie, de quoi ils ont foison, les abrutissent ainsi.

Au nôtre, un cabinet, un jardin, la table et le lit, la solitude, la compagnie, le matin et le vêpre, toutes heures lui seront une, toutes places lui seront étude ; car la philosophie, qui, comme formatrice des jugements et des mœurs, sera sa principale leçon, a ce privilége de se mêler partout. Isocrate l’orateur, étant prié en un festin de parler de son art, chacun trouve qu’il eut raison de répondre : « Il n’est pas maintenant temps de ce que je sais faire ; et ce de quoi il est maintenant temps, je ne le sais pas faire; » car de présenter des harangues ou des disputes de rhétorique à une compagnie assemblée pour rire et faire bonne chère, ce serait un mélange de trop mauvais accord ; et autant en pourrait-on dire de toutes les autres sciences. Mais, quant à la philosophie, en la partie où elle traite de l’homme et de ses devoirs et offices, c’a été le jugement commun de tous les sages, que, pour la douceur de sa conversation, elle ne devait être refusée ni aux festins ni aux jeux ; et Platon, l’ayant invitée à son convive[15], nous voyons comme elle entretient l’assistance, d’une façon molle et accommodée au temps et au lieu, quoique ce soit de ses plus hauts discours et plus salutaires.

Ainsi, sans doute, il chômera moins que les autres[16]. Mais, comme les pas que nous employons à nous promener dans une galerie, quoiqu’il y en ait trois fois autant, ne nous lassent pas comme ceux que nous mettons à quelque chemin desseigné[17], aussi notre leçon, se passant comme par rencontre, sans obligation de temps et de lieu, et se mêlant à toutes nos actions, se coulera sans se faire sentir ; les jeux mêmes et les exercices seront une bonne partie de l’étude ; la course, la lutte, la musique, la danse, la chasse, le maniement des chevaux et des armes. Je veux que la bienséance extérieure et l’entregent, et la disposition de la personne, se façonne quand et quand l’âme. Ce n’est pas une âme, ce n’est pas un corps qu’on dresse ; c’est un homme : il n’en faut pas faire à deux ; et, comme dit Platon, il ne faut pas les dresser l’un sans l’autre, mais les conduire également, comme une couple de chevaux attelés à même timon ; et, à l’ouïr, semble-t-il pas prêter plus de temps et plus de sollicitude aux exercices du corps, et estimer que l’esprit s’en exerce quand et quand et non au contraire ?

Au demeurant, cette institution se doit conduire par une sévère douceur, non comme il se fait ; au lieu de convier les enfants aux lettres, on ne leur présente, à la vérité, qu’horreur et cruauté. Otez-moi la violence et la force ; il n’est rien, à mon avis, qui abâtardisse et étourdisse si fort une nature bien née. Si vous avez envie qu’il craigne la honte et le châtiment, ne l’y endurcissez pas ; endurcissez-le à la sueur et au froid, au vent, au soleil, aux hasards qu’il lui fant mépriser ; ôtez-lui toute mollesse et délicatesse au vêtir et au coucher, au manger et au boire ; accoutumez-le à tout ; que ce ne soit pas un beau garçon et dameret, mais un garçon vert et vigoureux. Enfant, homme, vieux, j’ai toujours cru et jugé de même. Mais, entre autres choses, cette police de la plupart de nos colléges m’a toujours déplu ; on eût failli, à l’aventure, moins dommageablement, s’inclinant vers l’indulgence. C’est une vraie geôle de jeunesse captive. Arrivez-y sur le point de leur office[18] ; vous n’oyez que cris, et d’enfants suppliciés, et de maîtres enivrés en leur colère. Quelle manière pour éveiller l’appétit envers leur leçon, à ces tendres âmes et craintives, de les y guider d’une trogne effroyable, les mains armées de fouets ! Inique et pernicieuse forme ! joint ce que Quintilien en a très-bien remarqué, que cette impérieuse autorité tire des suites périlleuses, et nommément à notre façon de châtiment. Combien leurs classes seraient plus décemment jonchées de fleurs et de feuillées, que de tronçons d’osier sanglants ! Où est leur profit, que là fût aussi leur ébat : on doit ensucrer les viandes salubres à l’enfant, et enfieller celles qui lui sont nuisibles. C’est merveille combien Platon se montre soigneux, en ses lois, de la gaîté et passe-temps de la jeunesse de sa cité, et combien il s’arrête à leurs courses, jeux, chansons, sauts et danses, desquelles il dit que l’antiquité a donné la conduite et le patronage aux dieux mêmes, à Apollon, aux Muses, à Minerve ; il s’étend à mille préceptes pour ses gymnases ; pour les-sciences lettrées, il s’y amuse fort peu et semble ne recommander particulièrement la poésie que pour la musique.

Toute étrangeté et particularité dans nos mœurs et conditions est évitable, comme ennemie de société. Qui ne s’étonnerait de la complexion de Démophon, maître-d’hôtel d’Alexandre, qui suait à l’ombre et tremblait au soleil ? J’en ai vu fuir la senteur des pommes plus que les arquebusades ; d’autres s’effrayer pour une souris ; d’autres rendre gorge à voir de la crème ; d’autres à voir brasser un lit de plume ; comme Germanicus ne pouvait souffrir ni la vue ni le chant des coqs. Il y peut avoir, à l’aventure, à cela quelle propriété occulte ; mais on l’éteindrait, à mon avis, qui s’y prendrait de bonne heure. L’institution a gagné cela sur moi (il est vrai que ce n’a point été sans quelque soin), que, sauf la bière, mon appétit est accommodable indifféremment à toutes choses de quoi on se paît.

Le corps est encore souple ; on le doit, à cette cause, plier à toutes façons et coutumes ; et, pourvu qu’on puisse tenir l’appétit et la volonté sous boucle, qu’on rende hardiment un jeune homme commode à toutes nations et compagnies.

Voici mes leçons : celui-là y a mieux profité qui les fait que qui les sait. Si vous le voyez, vous l’oyez ; si vous l’oyez, vous le voyez. À Dieu ne plaise, dit quelqu’un en Platon, que philosopher ce soit apprendre plusieurs choses et traiter les arts ! Léon, prince des Philiasiens, s’enquérant à Héraclide Ponticus de quelle science, de quel art il faisait profession : — Je ne sais, dit-il, ni art ni science ; mais je suis philosophe. — On reprochait à Diogène, comment, étant ignorant, il se mêlait de la philosophie. — Je m’en mêle, dit-il, d’autant mieux à propos. — Hégésias le priait de lui lire quelque livre : — Vous êtes plaisant, lui répondit-il : vous choisissez les figues vraies et naturelles, non peintes ; que ne choisissez-vous aussi les exercitations naturelles, vraies et non écrites.

Il ne dira pas tant sa leçon comme il la fera ; il la répétera en ses actions : on verra s’il y a de la prudence en ses entreprises ; s’il y a de la bonté, de la justice en ses déportements ; s’il a du jugement et de la grâce en son parler, de la vigueur en ses maladies, de la modestie en ses jeux, de l’ordre en ses économies ; de l’indifférence en son goût, soit chair, poisson, vin ou eau. Le vrai miroir de nos discours est le cours de nos vies. Zeuxidamus répondit à un qui lui demanda pourquoi les Lacédémoniens ne rédigeaient par écrit les ordonnances de la prouesse, et ne les donnaient à lire à leurs jeunes gens : « Que c’était parce qu’ils les voulaient accoutumer aux faits, non pas aux paroles. » Comparez, au bout de quinze ou seize ans, à celui-ci, un de ces latineurs de collége, qui aura mis autant de temps à n’apprendre — simplement qu’à parler.

Le monde n’est que babil, et ne vis jamais homme qui ne dît plutôt plus que moins qu’il ne doit. Toutefois la moitié de notre âge s’en va là : on nous tient quatre ou cinq ans à entendre les mots et les coudre en clauses[19] encore autant à en proportionner un grand corps, étendu en quatre ou cinq parties ; autres cinq, pour le moins, à les savoir brièvement mêler et entrelacer de quelque subtile façon. Laissons-le à ceux qui en font profession expresse.

Allant un jour à Orléans, je trouvai dans cette plaine, au-deçà de Cléry, deux régents qui venaient à Bordeaux, environ à cinquante pas l’un de l’autre ; plus loin, derrière eux, je voyais une troupe et un maître en tête, qui était feu M. le comte de La Rochefoucault. Un de mes gens s’enquit au premier de ces régents, qui était ce gentilhomme qui venait après lui ; lui, qui n’avait pas vu ce train qui le suivait, et qui pensait qu’on lui parlât de son compagnon, répondit plaisamment : « Il n’est pas gentilhomme, c’est un grammairien ; et je suis logicien. » Or, nous qui cherchons ici, au rebours, de former non un grammairien ou logicien, mais un gentilhomme, laissons-les abuser de leur loisir ; nous avons affaire ailleurs. Mais que notre disciple soit bien pourvu de choses ; les paroles ne suivront que trop ; il les traînera si elles ne veulent suivre. J’en entends qui s’excusent de ne se pouvoir exprimer, et font contenance d’avoir la tête pleine de plusieurs belles choses, mais à faute d’éloquence ne les pouvoir mettre en évidence : c’est une baie. Savez-vous, à mon avis, ce que c’est que cela ? ce sont des ombrages qui leur viennent de quelques conceptions informes, qu’ils ne peuvent démêler et éclaircir au-dedans, ni par conséquent produire au-dehors ; ils ne s’entendent pas encore eux-mêmes ; et voyez-les un peu bégayer sur le point de l’enfanter, vous jugez que leur travail n’est point à l’accouchement, mais à la conception, et qu’ils ne font que lécher cette matière imparfaite. De ma part je tiens, et Socrate l’ordonne, que qui a dans l’esprit une vive imagination et claire, il la produira, soit en bergamasque, soit par mines, s’il est muet. Il ne sait pas ablatif, conjonctif, substantif, ni la grammaire ; et si vous entretiendra tout, votre soûl, si vous en avez envie, et se déferrera aussi peu, à l’aventure, que le meilleur maître ès-arts de France. Il ne sait pas la rhétorique, ni, pour avant jeu, capter la bénévolence du candide lecteur ; ni ne lui chaut de le savoir. De vrai, toute cette belle peinture s’efface aisément par le lustre d’une vérité simple et naïve : ces gentillesses ne servent que pour amuser le vulgaire, incapable de prendre la viande plus massive et plus ferme, comme Afer montre bien clairement chez Tacite. Les ambassadeurs de Samos étaient venus à Cléomène, roi de Sparte, préparés d’une belle et longue oraison, pour l’émouvoir à la guerre contre le tyran Polycrate ; après qu’il les eut bien laissés dire, il leur répondit : « Quant à votre commencement et exorde, il ne m’en souvient plus, ni par conséquent du milieu ; et quant à votre conclusion, je n’en veux rien faire. » Voilà une belle réponse, ce me semble, et des harangueurs bien camus ! Et quoi cet autre ? les Athéniens étaient à choisir de deux architectes à conduire une grande fabrique : le premier, plus affété, se présenta avec un beau discours, prémédité sur le sujet de cette besogne, et tirait le jugement du peuple à sa faveur ; mais l’autre en trois mots : « Seigneurs Athéniens, ce que celui-ci a dit, je le ferai. » Au fort de l’éloquence de Cicéron, plusieurs en entraient en admiration ; mais Caton, n’en faisant que rire : « Nous avons, disait-il, un plaisant consul. »

Aille devant ou après une utile sentence, un beau trait est toujours de saison ; s’il n’est pas bien pour ce qui va devant, ni pour ce qui vient après, il est bien en soi. Je ne suis pas de ceux qui pensent le bon rhythme faire le bon poëme : laissez-lui allonger une courte syllabe, s’il veut ; pour cela, non force ; si les inventions y rient, si l’esprit et le jugement y ont bien fait leur office, voilà un bon poète, dirai-je, mais un mauvais versificateur. Qu’on fasse, dit Horace, perdre à ses ouvrages toutes ses coutures et mesures, il ne se démentira point pour cela ; les pièces mêmes en seront belles. C’est ce que répondit Ménandre, comme on le tançait, approchant le jour auquel il avait promis une comédie, de quoi il n’y avait encore mis la main : « Elle est composée et prête ; il ne reste qu’à y ajouter les vers : » ayant les choses et la matière disposée en l’âme, il mettait en peu de compte le demeurant. Depuis que Ronsard et du Bellay ont donné crédit à notre poésie française, je ne vois si petit apprenti qui n’enfle des mots, qui ne range les cadences à peu près comme eux. Pour le vulgaire, il ne fut jamais tant de poètes ; mais, comme il leur a été bien aisé de représenter leurs rhythmes, ils demeurent bien aussi courts à imiter les riches descriptions de l’un et les délicates inventions do l’autre.

Voire mais, que fera-t-il[20] si on le presse de la subtilité sophistique de quelque syllogisme ? « Le jambon fait boire ; le boire désaltère : par quoi le jambon désaltère. » Qu’il s’en moque : il est plus subtil de s’en moquer que d’y répondre. Qu’il emprunte d’Aristippe cette plaisante contre-finesse : « Pourquoi le délierai-je, puisque tout lié il m’empêche ? »

Quelqu’un proposait contre Cléanthe des finesses dialectiques, à qui Chrysippe dit : « Joue-toi de ces battelages avec les enfants, et ne détourne à cela les pensées sérieuses d’un homme d’âge. » Si ces sottes arguties lui doivent persuader un mensonge, cela est dangereux ; mais si elles demeurent sans effet et ne l’émeuvent qu’à rire, je ne vois pas pourquoi il s’en doive donner garde. Il en est de si sots qu’ils se détournent de leur voie un quart de lieue pour courir après un beau mot. Je tors bien plus volontiers une bonne sentence, pour la coudre sur moi, que je ne détors mon fil pour l’aller quérir. Au rebours, c’est aux paroles à servir et à suivre ; et que le gascon y arrive, si le Français n’y peut aller. Je veux que les choses surmontent, et qu’elles remplissent de façon l’imagination de celui qui écoute, qu’il n’ait aucune souvenance des mots. Le parler que j’aime, c’est un parler simple et naïf, tel sur le papier qu’à la bouche ; un parler succulent et nerveux, court et serré ; non tant délicat et peigné, comme véhément et brusque ; plutôt difficile qu’ennuyeux ; éloigné d’affectation ; déréglé, décousu et hardi, chaque loppin y fasse son corps ; non pédantesque, non plaideresque ; mais plutôt soldatesque, comme Suétone appelle celui de Jules César ; et si ne sens pas bien pourquoi il l’en appelle.

J’ai volontiers imité cette débauche qui se voit en notre jeunesse au port de leurs vêtements ; un manteau en écharpe ; la cape sur une épaule, un bas mal tendu, qui représente une fierté dédaigneuse de ces parements étrangers, et nonchalante de l’art ; mais je la trouve encore mieux employée en la forme du parler. Toute affectation, nommément en la gaîté et liberté française, est mésavenante au courtisan ; et en une monarchie, tout gentilhomme doit être dressé au port d’un courtisan ; par quoi nous faisons bien de gauchir un peu sur le naïf et méprisant. Je n’aime point de tissure où les liaisons et les coutures paraissent ; tout ainsi qu’en un beau corps il ne faut pas qu’on y puisse compter les os et les veines. L’éloquence fait injure aux choses, qui nous détournent à soi. Comme, aux accoutrements, c’est pusillanimité de se vouloir marquer par quelque façon particulière et inusitée, de même au langage la recherche des phrases nouvelles et des mots peu connus vient d’une ambition scolastique et puérile. Puissé-je ne me servir que de ceux qui servent aux halles à Paris ! Aristophane le grammairien n’y entendait rien, de reprendre en Épicure la simplicité de ses mots et la fin de son art oratoire, qui était perspicuité de langage seulement. L’imitation du parler, par sa facilité, suit incontinent tout un peuple ; l’imitation du juger, de l’inventer, ne va pas si vite. La plupart des lecteurs, pour avoir trouvé une pareille robe, pensent très-faussement tenir un pareil corps ; la force et les nerfs ne s’empruntent point, les atours et le manteau s’empruntent. La plupart de ceux qui me hantent parlent de même que les Essais ; mais je ne sais s’ils pensent de même. Les Athéniens, dit Platon, ont pour leur part le soin de l’abondance et élégance du parler ; les Lacédémoniens, de la briéveté, et ceux de Crète, de la fécondité des conceptions plus que du langage. Ceux-ci sont les meilleurs. Zenon disait qu’il avait deux sortes de disciples : les uns curieux d’apprendre les choses, qui étaient ses mignons[21] ; les autres qui n’avaient soin que du langage. Ce n’est pas à dire que ce ne soit une belle et bonne chose que le bien dire, mais non pas si bonne qu’on la fait, et suis dépit de quoi notre vie s’embesogne toute à cela. Je voudrais premièrement bien savoir ma langue, et celle de mes voisins où j’ai plus ordinaire commerce.

C’est un bel et grand agencement sans doute que le grec et le latin ; mais on l’achète trop cher. Je dirai ici une façon d’en avoir meilleur marché que de coutume, qui a été essayée en moi-même ; s’en servira qui voudra.

Feu mon père, ayant fait toutes les recherches qu’un homme peut faire, parmi les gens savants et d’entendement, d’une forme d’institution exquise, fut avisé de cet inconvénient qui était en usage ; et lui disait-on que cette longueur que nous mettions à apprendre les langues qui ne leur coûtaient rien est la seule cause pourquoi nous ne pouvions arriver à la grandeur d’âme et de connaissance des anciens Grecs et Romains. Je ne crois pas que c’en soit la seule cause. Tant il y a que l’expédient que mon père y trouva, ce fut qu’en nourrice, et avant le premier dénouement de ma langue, il me donna en charge à un Allemand, qui depuis est mort fameux médecin en France, du tout ignorant de notre langue, et très-bien versé en la latine. Celui-ci, qu’il avait fait venir exprès, et qui était bien chèrement gagé, m’avait continuellement entre les bras. Il en eut aussi avec lui deux autres, moindres en savoir, pour me suivre, et soulager le premier ; ceux-ci ne m’entretenaient d’autre langue que latine. Quant au reste de sa maison, c’était une règle inviolable que ni lui-même, ni ma mère, ni valet, ni chambrière, ne parlaient en ma compagnie qu’autant de mots de latin que chacun avait appris pour jargonner avec moi. C’est merveille du fruit que chacun y fit : mon père et ma mère y apprirent assez de latin pour l’entendre, et en acquirent à suffisance pour s’en servir à la nécessité, comme firent aussi les autres domestiques qui étaient plus attachés à mon service. Somme, nous nous latinisâmes tant, qu’il en regorgea jusques à nos villages tout autour, où il y a encore et ont pris pied par l’usage plusieurs appellations latines d’artisans et d’outils. Quant à moi, j’avais plus de six ans avant que j’entendisse non plus de français ou de périgourdin que d’arabesque ; et sans art, sans livre, sans grammaire ou précepte, sans fouet et sans larmes, j’avais appris du latin tout aussi pur que mon maître d’école le savait ; car je ne le pouvais avoir mêlé ni altéré. Si par essai on me voulait donner un thème à la mode des colléges, on le donne aux autres en français, mais à moi il me le fallait donner en mauvais latin pour le tourner en bon. Et Nicolas Grouchy, qui a écrit de Comitiis Romanorum, Guillaume Guérente, qui a commenté Aristote, George Buchanan, ce grand poète écossais, Marc Antoine Muret, que la France et l’Italie reconnaissent pour le meilleur orateur du temps, mes précepteurs domestiques, m’ont dit souvent que j’avais ce langage en mon enfance si prêt et si à main qu’ils craignaient à m’accoster. Buchanan, que je vis depuis à la suite de feu monsieur le maréchal de Brissac, me dit qu’il était après à écrire de l’institution des enfants, et qu’il prenait l’exemplaire de la mienne, car il avait lors en charge ce comte de Brissac, que nous avons vu depuis si valeureux et si brave.

Quand au grec, duquel je n’ai quasi du tout point d’intelligence, mon père desseigna[22] me le faire apprendre par art, mais d’une voie nouvelle, par forme d’ébat et d’exercice. Nous pelotions nos déclinaisons à la manière de ceux qui, par certains jeux de tablier[23], apprennent l’arithmétique et la géométrie. Car entre autres choses, il avait été conseillé de me faire goûter la science et le devoir, par une volonté non forcée et de mon propre désir, et d’élever mon âme en toute douceur et liberté, sans rigueur et contrainte : je dis jusqu’à telle superstition que, parce qu’aucuns tiennent que cela trouble la cervelle tendre des enfants de les éveiller le matin en sursaut, et de les arracher du sommeil (auquel ils sont plongés beaucoup plus que nous ne sommes) tout-à-coup et par violence, il me faisait éveiller par le son de quelque instrument ; et ne fus jamais sans homme qui m’en servît.

Cet exemple suffira pour en juger le reste, et pour recommander aussi et la prudence et l’affection d’un si bon père, auquel il ne se faut prendre s’il n’a recueilli aucuns fruits répondants à une si exquise culture. Deux choses en furent cause : en premier, le champ stérile et incommode ; car, quoique j’eusse la santé ferme et entière, et quand et quand un naturel doux et traitable, j’étais parmi cela si pesant, mou et endormi, qu’on ne me pouvait arracher de l’oisiveté, non pas pour me faire jouer. Ce que je voyais, je le voyais bien, et, sous cette complexion lourde, nourrissais des imaginations hardies et des opinions au-dessus de mon âge. L’esprit, je l’avais lent, et qui n’allait qu’autant qu’on le menait ; l’appréhension tardive, l’invention lâche ; et, après tout, un incroyable défaut de mémoire. De tout cela, il n’est pas merveille s’il ne sût rien tirer qui vaille. Secondement, comme ceux que presse un furieux désir de guérison se laissent aller à toute sorte de conseils, le bon homme, ayant extrême peur de faillir en chose qu’il avait tant à cœur, se laissa enfin emporter à l’opinion commune, qui suit toujours ceux qui vont devant, comme les grues, et se rangea à la coutume, n’ayant plus autour de lui ceux qui lui avaient donné ces premières institutions, qu’il avait apportées d’Italie ; et m’envoya environ mes six ans au collège de Guienne, très-florissant pour lors et le meilleur de France ; et là, il n’est possible de rien ajouter au soin qu’il eut, et à me choisir des précepteurs de chambre suffisants, et à toutes les autres circonstances de ma nourriture[24], en laquelle il réserva plusieurs façons particulières, contre l’usage des colléges ; mais tant y a que c’était toujours collége. Mon latin s’abâtardit incontinent, duquel depuis par désaccoutumance j’ai perdu tout usage ; et ne me servit cette mienne inaccoutumée institution que de me faire enjamber d’arrivée aux premières classes ; car, à treize ans que je sortis du collége, j’avais achevé mon cours (qu’ils appellent), et, à la vérité, sans aucun fruit que je puisse à présent mettre en compte.

Le premier goût que j’eus aux livres, il me vint du plaisir des fables de la Métamorphose d’Ovide ; car environ l’âge de sept ou huit ans, je me dérobais de tout autre plaisir pour les lire, d’autant que cette langue était la mienne maternelle et que c’était le plus aisé livre que je connusse et le mieux accommodé à la faiblesse de mon âge, à cause de la matière ; car des Lancelotsdu Lac, des Amadis, des Huons de Bordeaux, et tels fatras de livres à quoi l’enfance s’amuse, je n’en connaissais pas seulement le nom, ni ne fais encore le corps ; tant exacte était ma discipline ! Je m’en rendais plus nonchalant à l’étude de mes autres leçons prescrites. Là, il me vint singulièrement à propos d’avoir affaire à un homme d’entendement de précepteur, qui sut dextrement conniver à cette mienne débauche et autres pareilles, car par-là j’enfilai tout d’un train Virgile en l’Énéide, et puis Térence, et puis Plaute, et des comédies italiennes, leurré toujours par la douceur du sujet. S’il eût été si fou de rompre ce train, j’estime que je n’eusse rapporté du collége que la haine des livres, comme fait quasi toute notre noblesse. Il s’y gouverna ingénieusement, faisant semblant de n’en voir rien ; il aiguisait ma faim, ne me laissant qu’à la dérobée gourmander ces livres et me tenant doucement en office pour les autres études de la règle ; car les principales parties que mon père cherchait à ceux à qui il donnait charge de moi, c’était la débonnaireté et facilité de complexion. Aussi n’avait la mienne autre vice que langueur et paresse. Le danger n’était pas que je fisse mal, mais que je ne fisse rien ; nul ne pronostiquait que je dusse devenir mauvais, mais inutile ; on y prévoyait de la fainéantise, non pas de la malice. Je sens qu’il en est advenu de même, les plaintes qui me cornent aux oreilles sont telles : il est oisif, froid aux offices d’amitié et de parenté et aux offices publics, trop particulier, trop dédaigneux. Les plus injurieux même ne disent pas, pourquoi a-t-il pris ? pourquoi n’a-t-il payé ? mais, pourquoi ne quitte-t-il ? pourquoi ne donne-t-il ? Je recevrais à faveur qu’on ne désirât en moi que tels effets de subrogation ; mais ils sont injustes d’exiger ce que je ne dois pas, plus rigoureusement beaucoup qu’ils n’exigent d’eux ce qu’ils doivent. En m’y condamnant, ils effacent la gratification de l’action et la gratitude qui m’en serait due ; là où le bien faire actif devrait plus peser de ma main, en considération de ce que je n’en ai de passif nul qui soit. Je puis d’autant plus librement disposer de ma fortune qu’elle est plus mienne, et de moi que je suis plus mien. Toutefois, si j’étais grand enlumineur de mes actions, à l’aventure rembarrerais-je bien ces reproches, et à quelques-uns apprendrais qu’ils ne sont pas si offensés que je ne fasse pas assez, que de quoi je puisse faire assez plus que je ne fais.

Mon âme ne laissait pourtant en même temps d’avoir à part soi dei remuements fermes et des jugements sûrs et ouverts autour des objets qu’elle connaissait, et les digérait seule sans aucune communication ; et entre autres choses, je crois à la vérité qu’elle eût été du tout incapable de se rendre à la force et violence. Mettrai-je en compte cette faculté de mon enfance ? une assurance de visage et souplesse de voix et de geste à m’appliquer aux rôles que j’entreprenais, car avant l’âge, j’ai soutenu les premiers personnages aux tragédies latines de Bnchanan, de Guérente et de Muret, qui se représentèrent en notre collége de Guienne avec dignité ; en cela, André de Govea, notre principal, comme en toutes autres parties de sa charge, fut sans comparaison le plus grand principal de France, et m’en tenait-on maître ouvrier. C’est un exercice que je ne méloue point aux jeunes enfants de maison, et ai vu nos princes s’y adonner depuis en personne, à l’exemple d’aucuns des anciens, honnêtement et louablement ; il était loisible même d’en faire métier aux gens d’honneur en Grèce. Les bonnes polices prennent soin d’assembler les citoyens et les rallier, comme aux offices sérieux de la dévotion, aussi aux exercices et jeux ; la société et amitié s’en augmente ; et puis on ne leur saurait concéder des passe-temps plus réglés que ceux qui se font en présence d’un chacun, e à la vue même du magistrat.

Pour revenir à mon propos, il n’y a tel que d’allecher l’appétit et l’affection : autrement on ne fait que des ânes chargés de livres ; on leur donne à coups de fouet en garde leur pochette pleine de science, laquelle pour bien faire il ne faut pas seulement loger chez soi, il la faut épouser[25].

  1. Me frappe.
  2. Vraiment.
  3. Si je pouvais aller de pair avec eux.
  4. C’est-à-dire, je ne cite les autres que pour mieux exprimer ma pensée.
  5. Juste-Lipse.
  6. Un peu.
  7. L’ancien Panthéon, à Rome.
  8. Souffre, fatigue.
  9. Dans mes lectures.
  10. Particulière.
  11. De dix chétifs soldats et d’un poulailler. Les argoulets étaient des arquebusiers à cheval ; et comme ils n’étaient pas considérables en comparaison des autres cavaliers, on a dit un argoulet pour un homme de néant.
  12. Retirer à, ressembler.
  13. Savant du quinzième siècle, né. à Thessaloniqne, qui passa en Italie avec plusieurs autres savants de la Grèce.
  14. Deux termes de l’ancienne logique scolastiqne.
  15. Ici convive signifie repas, festin ; c’est convivium.
  16. L’enfant ainsi élevé sera moins désœuvré que les autres.
  17. Projeté.
  18. De leur devoir, pendant leurs études ou leçons.
  19. En phrases, en périodes.
  20. Notre jeune élève.
  21. Ses favoris.
  22. Fit dessein.
  23. Damier.
  24. Éducation.
  25. Sans faire le dévot, Montaigne pouvait parler de la religion à son élève. C’est ce qui manque à ce chapitre, d’ailleurs rempli de choses excellentes.