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ESSAIS DE MICHEL
DE MONTAIGNE


LIVRE SECOND



De l’inconstance de nos actions
Chap. I


EUX qui s’exerçent à contreroller les actions humaines, ne se trouvent en aucune partie si empeschez, qu’à les r’apiesser et mettre à mesme lustre : car elles se contredisent communément de si estrange façon, qu’il semble impossible qu’elles soient parties de mesme boutique. Le jeune Marius se trouve tantost fils de Mars, tantost fils de Venus. Le Pape Boniface huictiesme, entra, dit-on, en sa charge comme un renard, s’y porta comme un lion, et mourut comme un chien. Et qui croiroit que ce fust Neron, cette vraye image de cruauté, comme on luy presentast à signer, suyvant le stile, la sentence d’un criminel condamné, qui eust respondu : Pleust à Dieu que je n’eusse jamais sceu escrire : tant le cœur luy serroit de condamner un homme à mort. Tout est si plein de tels exemples, voire chacun en peut tant fournir à soy-mesme, que je trouve estrange, de voir quelquefois des gens d’entendement, se mettre en peine d’assortir ces pieces : veu que l’irresolution me semble le plus commun et apparent vice de nostre nature ; tesmoing ce fameux verset de Publius le farseur,

Malum consilium est, quod mutari non potest.

Il y a quelque apparence de faire jugement d’un homme, par les plus communs traicts de sa vie ; mais veu la naturelle instabilité de nos mœurs et opinions, il m’a semblé souvent que les bons autheurs mesmes ont tort de s’opiniastrer à former de nous une constante et solide contexture. Ils choisissent un air universel, et suyvant cette image, vont rengeant et interpretant toutes les actions d’un personnage, et s’ils ne les peuvent assez tordre, les renvoyent à la dissimulation. Auguste leur est eschappé : car il se trouve en cest homme une varieté d’actions si apparente, soudaine, et continuelle, tout le cours de sa vie, qu’il s’est faict lácher entier et indeçis, aux plus hardis juges. Je croy des hommes plus mal aisément la constance que toute autre chose, et rien plus aisément que l’inconstance. Qui en jugeroit en detail et distinctement, piece à piece, rencontreroit plus souvent à dire vray.

En toute l’ancienneté il est malaisé de choisir une douzaine d’hommes, qui ayent dressé leur vie à un certain et asseuré train, qui est le principal but de la sagesse : Car pour la comprendre tout en un mot, dit un ancien, et pour embrasser en une toutes les reigles de nostre vie, c’est vouloir, et ne vouloir pas tousjours mesme chose : Je ne daignerois, dit-il, adjouster, pourveu que la volonté soit juste : car si elle n’est juste, il est impossible qu’elle soit tousjours une. De vray, j’ay autrefois appris, que le vice, n’est que des-reglement et faute de mesure ; et par consequent, il est impossible d’y attacher la constance. C’est un mot de Demosthenes, dit-on, que le commencement de toute vertu, c’est consultation et deliberation, et la fin et perfection, constance. Si par discours nous entreprenions certaine voye, nous la prendrions la plus belle, mais nul n’y a pensé,

Quod petiit, spernit, repetit quod nuper omisit,
Æstuat, et vitæ disconvenit ordine toto.

Nostre façon ordinaire c’est d’aller apres les inclinations de nostre appetit, à gauche, à dextre, contre-mont, contre-bas, selon que le vent des occasions nous emporte : Nous ne pensons ce que nous voulons, qu’à l’instant que nous le voulons : et changeons comme cest animal, qui prend la couleur du lieu, où on le couche. Ce que nous avons à cett’heure proposé, nous le changeons tantost, et tantost encore retournons sur nos pas : ce n’est que branle et inconstance :

Ducimur ut nervis alienis mobile lignum.

Nous n’allons pas, on nous emporte : comme les choses qui flottent, ores doucement, ores avecques violence, selon que l’eau est ireuse ou bonasse.

nonne videmus
Quid sibi quisque velit nescire, et quærere semper,
Commutare locum quasi onus deponere possit ?

Chaque jour nouvelle fantasie, et se meuvent nos humeurs avecques les mouvemens du temps.

Tales sunt hominum mentes, quali pater ipse
Juppiter auctifero lustravit lumine terras.

Nous flottons entre divers advis : nous ne voulons rien librement, rien absoluëment, rien constamment.

À qui auroit prescript et estably certaines loix et certaine police en sa teste, nous verrions tout par tout en sa vie reluire une equalité de mœurs, un ordre, et une relation infallible des unes choses aux autres. (Empedocles remarquoit ceste difformité aux Agrigentins, qu’ils s’abandonnoyent aux delices, comme s’ils avoyent l’endemain à mourir : et bastissoyent, comme si jamais ils ne devoyent mourir)

Le discours en seroit bien aisé à faire. Comme il se voit du jeune Caton : qui en a touché une marche, a tout touché : c’est une harmonie de sons tres-accordans, qui ne se peut démentir. À nous au rebours, autant d’actions, autant faut-il de jugemens particuliers : Le plus seur, à mon opinion, seroit de les rapporter aux circonstances voisines, sans entrer en plus longue recherche, et sans en conclurre autre consequence.

Pendant les débauches de nostre pauvre estat, on me rapporta, qu’une fille de bien pres de là où j’estoy, s’estoit precipitée du haut d’une fenestre, pour éviter la force d’un belitre de soldat son hoste : elle ne s’estoit pas tuée à la cheute, et pour redoubler son entreprise, s’estoit voulu donner d’un cousteau par la gorge, mais on l’en avoit empeschée : toutefois apres s’y estre bien fort blessée, elle mesme confessoit que le soldat ne l’avoit encore pressée que de requestes, sollicitations, et presens, mais qu’elle avoit eu peur, qu’en fin il en vinst à la contrainte : et là dessus les parolles, la contenance, et ce sang tesmoing de sa vertu, à la vraye façon d’une autre Lucrece. Or j’ay sçeu à la verité, qu’avant et depuis ell’ avoit esté garse de non si difficile composition. Comme dit le compte, tout beau et honneste que vous estes, quand vous aurez failly vostre pointe, n’en concluez pas incontinent une chasteté inviolable en vostre maistresse : ce n’est pas à dire que le muletier n’y trouve son heure.

Antigonus ayant pris en affection un de ses soldats, pour sa vertu et vaillance, commanda à ses medecins de le penser d’une maladie longue et interieure, qui l’avoit tourmenté long temps : et s’apperçevant apres sa guerison, qu’il alloit beaucoup plus froidement aux affaires, luy demanda qui l’avoit ainsi changé et encoüardy : Vous mesmes, Sire, luy respondit-il, m’ayant deschargé des maux, pour lesquels je ne tenois compte de ma vie. Le soldat de Lucullus ayant esté dévalisé par les ennemis, fit sur eux pour se revencher une belle entreprise : quand il se fut remplumé de sa perte, Lucullus l’ayant pris en bonne opinion, l’emploioit à quelque exploict hazardeux, par toutes les plus belles remonstrances, dequoy il se pouvoit adviser :

Verbis quæ timido quoque possent addere mentem :

Employez y, respondit-il, quelque miserable soldat dévalisé :

quantumvis rusticus ibit,
Ibit eo, quo vis, qui zonam perdidit, inquit.

et refuse resoluëment d’y aller.

Quand nous lisons, que Mahomet ayant outrageusement rudoyé Chasan chef de ses Janissaires, de ce qu’il voyoit sa troupe enfoncée par les Hongres, et luy se porter laschement au combat, Chasan alla pour toute responce se ruer furieusement seul en l’estat qu’il estoit, les armes au poing, dans le premier corps des ennemis qui se presenta, où il fut soudain englouti : ce n’est à l’adventure pas tant justification, que radvisement : ny tant prouësse naturelle, qu’un nouveau despit.

Celuy que vous vistes hier si avantureux, ne trouvez pas estrange de le voir aussi poltron le lendemain : ou la cholere, ou la necessité, ou la compagnie, ou le vin, ou le son d’une trompette, luy avoit mis le cœur au ventre ; ce n’est pas un cœur ainsi formé par discours : ces circonstances le luy ont fermy : ce n’est pas merveille, si le voyla devenu autre par autres circonstances contraires.

Ceste variation et contradiction qui se void en nous, si souple, a faict qu’aucuns nous songent deux ames, d’autres deux puissances, qui nous accompaignent et agitent chacune à sa mode, vers le bien l’une, l’autre vers le mal : une si brusque diversité ne se pouvant bien assortir à un subjet simple.

Non seulement le vent des accidens me remue selon son inclination : mais en outre, je me remue et trouble moy mesme par l’instabilité de ma posture ; et qui y regarde primement, ne se trouve guere deux fois en mesme estat. Je donne à mon ame tantost un visage, tantost un autre, selon le costé où je la couche. Si je parle diversement de moy, c’est que je me regarde diversement. Toutes les contrarietez s’y trouvent, selon quelque tour, et en quelque façon : Honteux, insolent, chaste, luxurieux, bavard, taciturne, laborieux, delicat, ingenieux, hebeté, chagrin, debonnaire, menteur, veritable, sçavant, ignorant, et liberal et avare et prodigue : tout cela je le vois en moy aucunement, selon que je me vire : et quiconque s’estudie bien attentifvement, trouve en soy, voire et en son jugement mesme, ceste volubilité et discordance. Je n’ay rien à dire de moy, entierement, simplement, et solidement, sans confusion et sans meslange, ny en un mot. Distinguo, est le plus universel membre de ma Logique.

Encore que je sois tousjours d’advis de dire du bien le bien, et d’interpreter plustost en bonne part les choses qui le peuvent estre, si est-ce que l’estrangeté de nostre condition, porte que nous soyons souvent par le vice mesme poussez à bien faire, si le bien faire ne se jugeoit par la seule intention. Parquoy un fait courageux ne doit pas conclurre un homme vaillant : celuy qui le seroit bien à poinct, il le seroit tousjours, et à toutes occasions : Si c’estoit une habitude de vertu, et non une saillie, elle rendroit un homme pareillement resolu à tous accidens : tel seul, qu’en compagnie : tel en camp clos, qu’en une bataille : car quoy qu’on die, il n’y a pas autre vaillance sur le pavé et autre au camp. Aussi courageusement porteroit il une maladie en son lict, qu’une blessure au camp : et ne craindroit non plus la mort en sa maison qu’en un assaut. Nous ne verrions pas un mesme homme, donner dans la bresche d’une brave asseurance, et se tourmenter apres, comme une femme, de la perte d’un procez ou d’un fils. Quand estant lasche à l’infamie, il est ferme à la pauvreté : quand estant mol contre les rasoirs des barbiers, il se trouve roide contre les espées des adversaires : l’action est loüable, non pas l’homme. Plusieurs Grecs, dit Cicero, ne peuvent veoir les ennemis, et se trouvent constants aux maladies. Les Cimbres et Celtiberiens tout au rebours. Nihil enim potest esse æquabile, quod non à certa ratione proficiscatur. Il n’est point de vaillance plus extreme en son espece, que celle d’Alexandre : mais elle n’est qu’en espece, ny assez pleine par tout, et universelle. Toute incomparable qu’elle est, si a elle encores ses taches. Qui faict que nous le voyons se troubler si esperduement aux plus legers soupçons qu’il prent des machinations des siens contre sa vie : et se porter en ceste recherche, d’une si vehemente et indiscrete injustice, et d’une crainte qui subvertit sa raison naturelle : La superstition aussi dequoy il estoit si fort attaint, porte quelque image de pusillanimité. Et l’exces de la penitence, qu’il fit, du meurtre de Clytus, est aussi tesmoignage de l’inegalité de son courage.

Nostre faict ce ne sont que pieces rapportées, et voulons acquerir un honneur à fauces enseignes. La vertu ne veut estre suyvie que pour elle mesme ; & si on emprunte par fois son masque pour autre occasion, elle nous l’arrache aussi tost du visage. C’est une vive et forte teinture, quand l’ame en est une fois abbreuvée, et qui ne s’en va qu’elle n’emporte la piece. Voyla pourquoy pour juger d’un homme, il faut suivre longuement et curieusement sa trace : si la constance ne s’y maintient de son seul fondement, Cui vivendi via considerata atque provisa est, si la varieté des occurences luy faict changer de pas, (je dy de voye : car le pas s’en peut ou haster, ou appesantir) laissez le courre : celuy la s’en va avau le vent, comme dict la devise de nostre-Talebot. Ce n’est pas merveille, dict un ancien, que le hazard puisse tant sur nous, puis que nous vivons par hazard. A qui n’a dressé en gros sa vie à une certaine fin, il est impossible de disposer les actions particulieres. Il est impossible de renger les pieces, à qui n’a une forme du total en sa teste. A quoy faire la provision des couleurs, à qui ne sçait ce qu’il a à peindre ? Aucun ne fait certain dessein de sa vie, et n’en deliberons qu’à parcelles. L’archer doit premierement sçavoir où il vise, & puis y accommoder la main, l’arc, la corde, la flesche, et les mouvemens. Nos conseils fourvoyent, par ce qu’ils n’ont pas d’adresse et de but. Nul vent fait pour celuy qui n’a point de port destiné. Je ne suis pas d’advis de ce jugement qu’on fit pour Sophocles, de l’avoir argumenté suffisant au maniement des choses domestiques, contre l’accusation de son fils, pour avoir veu l’une de ses tragœdies.

Ny ne trouve la conjecture des Pariens envoyez pour reformer les Milesiens, suffisante à la consequence qu’ils en tirerent. Visitants l’isle, ils remarquoyent les terres mieux cultivees, et maisons champestres mieux gouvernées : Et ayants enregistré le nom des maistres d’icelles, comme ils eurent faict l’assemblée des citoyens en la ville, ils nommerent ces maistres la, pour nouveaux gouverneurs et magistrats : jugeants que soigneux de leurs affaires privées, ils le seroyent des publiques.

Nous sommes tous de lopins, et d’une contexture si informe et diverse, que chaque piece, chaque moment, faict son jeu. Et se trouve autant de difference de nous à nous mesmes, que de nous à autruy. Magnam rem puta, unum hominem agere. Puis que l’ambition peut apprendre aux hommes, et la vaillance, et la temperance, et la liberalité, voire et la justice : puis que l’avarice peut planter au courage d’un garçon de boutique, nourri à l’ombre et à l’oysiveté, l’asseurance de se jetter si loing du foyer domestique, à la mercy des vagues et de Neptune courroucé dans un fraile bateau, et qu’elle apprend encore la discretion et la prudence : et que Venus mesme fournit de resolution et de hardiesse la jeunesse encore soubs la discipline et la verge ; et gendarme le tendre cœur des pucelles au giron de leurs meres :

Hac duce custodes furtim transgressa jacentes
Ad juvenem tenebris sola puella venit.

Ce n’est pas tour de rassis entendement, de nous juger simplement par nos actions de dehors : il faut sonder jusqu’au dedans, et voir par quels ressors se donne le bransle. Mais d’autant que c’est une hazardeuse et haute entreprinse, je voudrois que moins de gens s’en meslassent.


De l’yvrongnerie
Chap. II


LE monde n’est que varieté et dissemblance. Les vices sont tous pareils en ce qu’ils sont tous vices : et de cette façon l’entendent à l’adventure les Stoiciens : mais encore qu’ils soyent également vices, ils ne sont pas égaux vices : Et que celuy qui a franchi de cent pas les limites,

Quos ultra citráque nequit consistere rectum,


ne soit de pire condition, que celuy qui n’en est qu’à dix pas, il n’est pas croyable : et que le sacrilege ne soit pire que le larrecin d’un chou de nostre jardin :

Nec vincet ratio, tantumdem ut peccet, idemque,
Qui teneros caules alieni fregerit horti,
Et qui nocturnus divum sacra legerit.


Il y a autant en cela de diversité qu’en aucune autre chose. La confusion de l’ordre et mesure des pechez, est dangereuse : Les meurtriers, les traistres, les tyrans, y ont trop d’acquest : ce n’est pas raison que leur conscience se soulage, sur ce que tel autre ou est oisif, ou est lascif, ou moins assidu à la devotion : Chacun poise sur le peché de son compagnon, et esleve le sien. Les instructeurs mesmes les rangent souvent mal à mon gré.

Comme Socrates disoit, que le principal office de la sagesse estoit, distinguer les biens et les maux. Nous autres, à qui le meilleur est tousjours en vice, devons dire de mesme de la science de distinguer les vices : sans laquelle, bien exacte, le vertueux et le meschant demeurent meslez et incognus.

Or l’yvrongnerie entre les autres, me semble un vice grossier et brutal. L’esprit a plus de part ailleurs : et il y a des vices, qui ont je ne sçay quoy de genereux, s’il le faut ainsi dire. Il y en a où la science se mesle, la diligence, la vaillance, la prudence, l’addresse et la finesse : cestuy-cy est tout corporel et terrestre. Aussi la plus grossiere nation de celles qui sont aujourd’huy, c’est celle là seule qui le tient en credit. Les autres vices alterent l’entendement, cestuy-cy le renverse, et estonne le corps.

cum vini vis penetravit,
Consequitur gravitas membrorum, præpediuntur
Crura vacillanti, tardescit lingua, madet mens,
Nant oculi, clamor, singultus, jurgia gliscunt :

Le pire estat de l’homme, c’est où il pert la connoissance et gouvernement de soy.

Et en dit on entre autres choses, que comme le moust bouillant dans un vaisseau, pousse à mont tout ce qu’il y a dans le fonds, aussi le vin faict desbonder les plus intimes secrets, à ceux qui en ont pris outre mesure.

tu sapientium
Curas, et arcanum jocoso
Consilium retegis Lyæo.

Josephe recite qu’il tira le ver du nez à un certain ambassadeur que les ennemis luy avoient envoyé, l’ayant fait boire d’autant. Toutesfois Auguste s’estant fié à Lucius Piso, qui conquit la Thrace, des plus privez affaires qu’il eust, ne s’en trouva jamais mesconté : ny Tyberius de Cossus, à qui il se deschargeoit de tous ses conseils : quoy que nous les sçachions avoir esté si fort subjects au vin, qu’il en a fallu rapporter souvent du Senat, et l’un et l’autre yvre,

Externo inflatum venas de more Lyæo.

Et commit on aussi fidelement qu’à Cassius beuveur d’eauë, à Cimber le dessein de tuer Cesar : quoy qu’il s’enyvrast souvent : D’où il respondit plaisamment, Que je portasse un tyran, moy, qui ne puis porter le vin ! Nous voyons nos Allemans noyez dans le vin, se souvenir de leur quartier, du mot, et de leur rang.

nec facilis victoria de madidis, et
Blæsis, atque mero titubantibus.

Je n’eusse pas creu d’yvresse si profonde, estoufée, et ensevelie, si je n’eusse leu cecy dans les histoires : Qu’Attalus ayant convié à souper pour luy faire une notable indignité, ce Pausanias, qui sur ce mesme subject, tua depuis Phlippus Roy de Macedoine (Roy portant par ces belles qualitez tesmoignage de la nourriture, qu’il avoit prinse en la maison et compagnie d’Epaminondas) il le fit tant boire, qu’il peust abandonner sa beauté, insensiblement, comme le corps d’une putain buissonniere, aux muletiers et nombre d’abjects serviteurs de sa maison.

Et ce que m’aprint une dame que j’honnore et prise fort, que pres de Bordeaux, vers Castres, où est sa maison, une femme de village, veufve, de chaste reputation, sentant des premiers ombrages de grossesse, disoit à ses voisines, qu’elle penseroit estre enceinte si ell’avoit un mary : Mais du jour à la journee, croissant l’occasion de ce soupçon, et en fin jusques à l’evidence, ell’en vint là, de faire declarer au prosne de son Église, que qui seroit consent de ce faict, en l’advoüant, elle promettoit de le luy pardonner, et s’il le trouvoit bon, de l’espouser. Un sien jeune valet de labourage, enhardy de ceste proclamation, declara l’avoir trouvée un jour de feste, ayant bien largement prins son vin, endormie en son foyer si profondement et si indecemment, qu’il s’en peut servir sans l’esveiller. Ils vivent encore mariez ensemble.

Il est certain que l’antiquité n’a pas fort descrié ce vice : les escris mesmes de plusieurs Philosophes en parlent bien mollement : et jusques aux Stoïciens il y en a qui conseillent de se dispenser quelquefois à boire d’autant, et de s’enyvrer pour relascher l’ame.

Hoc quoque virtutum quondam certamine magnum
Socratem palmam promeruisse ferunt.

Ce censeur et correcteur des autres Caton, a esté reproché de bien boire.

Narratur et prisci Catonis
Sæpe mero caluisse virtus. Cyrus Roy tant renommé, allegue entre ses autres loüanges, pour se preferer à son frere Artaxerxes, qu’il sçavoit beaucoup mieux boire que luy. Et és nations les mieux reiglées, et policées, cet essay de boire d’autant, estoit fort en usage. J’ay ouy dire à Silvius excellent medecin de Paris, que pour garder que les forces de nostre estomac ne s’apparessent, il est bon une fois le mois, les esveiller par cet excez, et les picquer pour les garder de s’engourdir.

Et escrit-on que les Perses apres le vin consultoient de leurs principaux affaires.

Mon goust et ma complexion est plus ennemie de ce vice, que mon discours : Car outre ce que je captive aysément mes creances soubs l’authorité des opinions anciennes, je le trouve bien un vice lasche et stupide, mais moins malicieux et dommageable que les autres, qui choquent quasi tous de plus droit fil la societé publique. Et si nous ne nous pouvons donner du plaisir, qu’il ne nous couste quelque chose, comme ils tiennent, je trouve que ce vice couste moins à nostre conscience que les autres : outre ce qu’il n’est point de difficile apprest, ny malaisé à trouver : consideration non mesprisable.

Un homme avancé en dignité et en aage, entre trois principales commoditez, qu’il me disoit luy rester, en la vie, comptoit ceste-cy, et où les veut on trouver plus justement qu’entre les naturelles ? Mais il la prenoit mal. La delicatesse y est à fuyr, et le soigneux triage du vin. Si vous fondez vostre volupté à le boire friand, vous vous obligez à la douleur de le boire autre. Il faut avoir le goust plus lasche et plus libre. Pour estre bon beuveur, il ne faut le palais si tendre. Les Allemans boivent quasi esgalement de tout vin avec plaisir : Leur fin c’est l’avaller, plus que le gouster. Ils en ont bien meilleur marché. Leur volupté est bien plus plantureuse et plus en main. Secondement, boire à la Françoise à deux repas, et moderéement, c’est trop restreindre les faveurs de ce Dieu. Il y faut plus de temps et de constance. Les anciens franchissoyent des nuicts entieres à cet exercice, et y attachoyent souvent les jours. Et si faut dresser son ordinaire plus large et plus ferme. J’ay veu un grand seigneur de mon temps, personnage de hautes entreprinses, et fameux succez, qui sans effort, et au train de ses repas communs, ne beuvoit guere moins de cinq lots de vin : et ne se montroit au partir delà, que trop sage et advisé aux despens de noz affaires. Le plaisir, duquel nous voulons tenir compte au cours de nostre vie, doit en employer plus d’espace. Il faudroit, comme des garçons de boutique, et gents de travail, ne refuser nulle occasion de boire, et avoir ce desir tousjours en teste. Il semble que touts les jours nous racourcissons l’usage de cestuy-cy : et qu’en noz maisons, comme j’ay veu en mon enfance, les desjuners, les ressiners, et les collations fussent plus frequentes et ordinaires, qu’à present. Seroit ce qu’en quelque chose nous allassions vers l’amendement ? Vrayement non. Mais ce peut estre que nous nous sommes beaucoup plus jettez à la paillardise, que noz peres. Ce sont deux occupations, qui s’entrempeschent en leur vigueur. Elle a affoibli nostre estomach d’une part : et d’autre part la sobrieté sert à nous rendre plus coints, plus damerets pour l’exercice de l’amour.

C’est merveille des comptes que j’ay ouy faire à mon pere de la chasteté de son siecle. C’estoit à luy d’en dire, estant tres advenant et par art et par nature à l’usage des dames. Il parloit peu et bien, et si mesloit son langage de quelque ornement des livres vulgaires, sur tout Espaignols : et entre les Espaignols, luy estoit ordinaire celuy qu’ils nomment Marc Aurele. Le port, il l’avoit d’une gravité douce, humble, et tres modeste. Singulier soing de l’honnesteté et decence de sa personne, et de ses habits, soit à pied, soit à cheval. Monstrueuse foy en ses paroles : et une conscience et religion en general, penchant plustost vers la superstition que vers l’autre bout. Pour un homme de petite taille, plein de vigueur, et d’une stature droitte et bien proportionnée, d’un visage aggreable, tirant sur le brun : adroit et exquis en touts nobles exercices. J’ay veu encore des cannes farcies de plomb, desquelles on dit qu’il s’exerçoit les bras pour se preparer à ruer la barre, ou la pierre, ou à l’escrime : Et des souliers aux semelles plombées, pour s’alleger au courir et à sauter. Du prim-saut il a laissé en memoire des petits miracles. Je l’ay veu pardelà soixante ans se moquer de noz alaigresses : se jetter avec sa robbe fourrée sur un cheval ; faire le tour de la table sur son pouce, ne monter guere en sa chambre, sans s’eslancer trois ou quatre degrez à la fois. Sur mon propos il disoit, qu’en toute une province à peine y avoit il une femme de qualité, qui fust mal nommée. Recitoit des estranges privautez, nommément siennes, avec des honnestes femmes, sans soupçon quelconque. Et de soy, juroit sainctement estre venu vierge à son mariage, et si c’estoit apres avoir eu longue part aux guerres delà les monts : desquelles il nous a laissé un papier journal de sa main suyvant poinct par poinct ce qui s’y passa, et pour le publiq et pour son privé.

Aussi se maria il bien avant en aage l’an MDXXVIII, qui estoit son trentetroisiesme, sur le chemin de son retour d’Italie. Revenons à noz bouteilles.

Les incommoditez de la vieillesse, qui ont besoing de quelque appuy et refreschissement, pourroyent m’engendrer avecq raison desir de ceste faculté : car c’est quasi le dernier plaisir que le cours des ans nous desrobe. La chaleur naturelle, disent les bons compaignons, se prent premierement aux pieds : celle la touche l’enfance. De-là elle monte à la moyenne region, où elle se plante long temps, et y produit, selon moy, les seuls vrais plaisirs de la vie corporelle : Les autres voluptez dorment au prix. Sur la fin, à la mode d’une vapeur qui va montant et s’exhalant, ell’arrive au gosier, où elle fait sa derniere pose.

Je ne puis pourtant entendre comment on vienne à allonger le plaisir de boire outre la soif, et se forger en l’imagination un appetit artificiel, et contre nature. Mon estomach n’iroit pas jusques là : il est assez empesché à venir à bout de ce qu’il prend pour son besoing : Ma constitution est, ne faire cas du boire que pour la suitte du manger : et boy à ceste cause le dernier coup tousjours le plus grand. Et par ce qu’en la vieillesse, nous apportons le palais encrassé de reume, ou alteré par quelque autre mauvaise constitution, le vin nous semble meilleur, à mesme que nous avons ouvert et lavé noz pores. Aumoins il ne m’advient guere, que pour la premiere fois j’en prenne bien le goust. Anacharsis s’estonnoit que les Grecs beussent sur la fin du repas en plus grands verres qu’au commencement. C’estoit, comme je pense, pour la mesme raison que les Alemans le font, qui commencent lors le combat à boire d’autant. Platon defend aux enfants de boire vin avant dix huict ans, et avant quarante de s’enyvrer. Mais à ceux qui ont passé les quarante, il pardonne de s’y plaire, et de mesler un peu largement en leurs convives l’influence de Dionysus : ce bon Dieu, qui redonne aux hommes la gayeté, et la jeunesse aux vieillards, qui adoucit et amollit les passions de l’ame, comme le fer s’amollit par le feu, et en ses loix, trouve telles assemblées à boire (pourveu qu’il y aye un chef de bande, à les contenir et reigler) utiles : l’yvresse estant une bonne espreuve et certaine de la nature d’un chascun : et quand et quand propre à donner aux personnes d’aage le courage de s’esbaudir en danses, et en la musique : choses utiles, et qu’ils n’osent entreprendre en sens rassis. Que le vin est capable de fournir à l’ame de la temperance, au corps de la santé. Toutesfois ces restrinctions, en partie empruntées des Carthaginois, luy plaisent. Qu’on s’en espargne en expedition de guerre. Que tout magistrat et tout juge s’en abstienne sur le point d’executer sa charge, et de consulter des affaires publiques. Qu’on n’y employe le jour, temps deu à d’autres occupations : ny celle nuict, qu’on destine à faire des enfants.

Ils disent, que le Philosophe Stilpon aggravé de vieillesse, hasta sa fin à escient, par le breuvage de vin pur. Pareille cause, mais non du propre dessein, suffoqua aussi les forces abbatuës par l’aage du Philosophe Arcesilaüs.

Mais c’est une vieille et plaisante question, si l’ame du sage seroit pour se rendre à la force du vin,

Si munitæ adhibet vim sapientiæ.

A combien de vanité nous pousse ceste bonne opinion, que nous avons de nous ? la plus reiglée ame du monde, et la plus parfaicte, n’a que trop affaire à se tenir en pieds, et à se garder de s’emporter par terre de sa propre foiblesse. De mille il n’en est pas une qui soit droite et rassise un instant de sa vie : et se pourroit mettre en doubte, si selon sa naturelle condition elle y peut jamais estre. Mais d’y joindre la constance, c’est sa derniere perfection : je dis quand rien ne la choqueroit : ce que mille accidens peuvent faire. Lucrece, ce grand poëte, a beau philosopher et se bander, le voyla rendu insensé par un breuvage amoureux. Pensent ils qu’une Apoplexie n’estourdisse aussi bien Socrates, qu’un portefaix ? Les uns ont oublié leur nom mesme par la force d’une maladie, et une legere blessure a renversé le jugement à d’autres. Tant sage qu’il voudra, mais en fin c’est un homme : qu’est il plus caduque, plus miserable, et plus de neant ? La sagesse ne force pas nos conditions naturelles.

Sudores itaque et pallorem existere toto
Corpore, et infringi linguam, vocémque aboriri,
Caligare oculos, sonere aures, succidere artus,
Denique concidere ex animi terrore videmus.

Il faut qu’il sille les yeux au coup qui le menasse : il faut qu’il fremisse planté au bord d’un precipice, comme un enfant : Nature ayant voulu se reserver ces legeres marques de son authorité, inexpugnables à nostre raison, et à la vertu Stoique : pour luy apprendre sa mortalité et nostre fadeze. Il pallit à la peur, il rougit à la honte, il gemit à la colique, sinon d’une voix desesperée et esclatante, au moins d’une voix cassée et enroüée.

Humani a se nihil alienum putet.

Les poëtes qui feignent tout à leur poste, n’osent pas descharger seulement des larmes, leurs

Sic fatur lacrymans, classique immittit habenas.

Luy suffise de brider et moderer ses inclinations : car de les emporter, il n’est pas en luy. Cestuy mesme nostre Plutarque, si parfaict et excellent juge des actions humaines, à voir Brutus et Torquatus tuer leurs enfans, est entré en doubte, si la vertu pouvoit donner jusques là : et si ces personnages n’avoyent pas esté plustost agitez par quelque autre passion. Toutes actions hors les bornes ordinaires sont subjectes à sinistre interpretation : d’autant que nostre goust n’advient non plus à ce qui est au dessus de luy, qu’à ce qui est au dessous.

Laissons ceste autre secte, faisant expresse profession de fierté. Mais quand en la secte mesme estimée la plus molle, nous oyons ces ventances de Metrodorus : Occupavi te, Fortuna, atque cepi : omnesque aditus tuos interclusi, ut ad me aspirare non posses. Quand Anaxarchus, par l’ordonnance de Nicocreon tyran de Cypre, couché dans un vaisseau de pierre, et assommé à coups de mail de fer, ne cesse de dire, Frappez, rompez, ce n’est pas Anaxarchus : c’est son estuy que vous pilez. Quand nous oyons nos martyrs, crier au Tyran au milieu de la flamme, C’est assez rosti de ce costé la, hache le, mange le, il est cuit, recommence de l’autre. Quand nous oyons en Josephe cet enfant tout deschiré de tenailles mordantes, et persé des aleines d’Antiochus, le deffier encore, criant d’une voix ferme et asseurée : Tyran, tu pers temps, me voicy tousjours à mon aise : où est ceste douleur, où sont ces tourmens, dequoy tu me menassois ? n’y sçais tu que cecy ? ma constance te donne plus de peine, que je n’en sens de ta cruauté : ô lasche belistre tu te rens, et je me renforce : fay moy pleindre, fay moy flechir, fay moy rendre si tu peux : donne courage à tes satellites, et à tes bourreaux : les voyla defaillis de cœur, ils n’en peuvent plus : arme les, acharne les. Certes il faut confesser qu’en ces ames là, il y a quelque alteration, et quelque fureur, tant sainte soit elle. Quand nous arrivons à ces saillies Stoïques, j’ayme mieux estre furieux que voluptueux : mot d’Antisthenez.

Μανείειν μᾶλλον ἢ ἡσθείειν.

Quand Sextius nous dit, qu’il ayme mieux estre enferré de la douleur que de la volupté : Quand Epicurus entreprend de se faire mignarder à la goutte, et refusant le repos et la santé, que de gayeté de cœur il deffie les maux : et mesprisant les douleurs moins aspres, dedaignant les luiter, et les combatre, qu’il en appelle et desire des fortes, poignantes, et dignes de luy :

Spumantémque dari pecora inter inertia votis
Optat aprum, aut fulvum descendere monte leonem :

qui ne juge que ce sont boutées d’un courage eslancé hors de son giste ? Nostre ame ne sçauroit de son siege atteindre si haut : il faut qu’elle le quitte, et s’esleve, et prenant le frein aux dents, qu’elle emporte, et ravisse son homme, si loing, qu’apres il s’estonne luy-mesme de son faict. Comme aux exploicts de la guerre, la chaleur du combat pousse les soldats genereux souvent à franchir des pas si hazardeux, qu’estans revenuz à eux, ils en transissent d’estonnement les premiers. Comme aussi les poëtes sont épris souvent d’admiration de leurs propres ouvrages, et ne reconnoissoient plus la trace, par où ils ont passé une si belle carriere : C’est ce qu’on appelle aussi en eux ardeur et manie : Et comme Platon dict, que pour neant hurte à la porte de la poësie, un homme rassis : aussi dit Aristote qu’aucune ame excellente, n’est exempte de meslange de folie : Et a raison d’appeller folie tout eslancement, tant loüable soit-il, qui surpasse nostre propre jugement et discours : D’autant que la sagesse est un maniment reglé de nostre ame, et qu’elle conduit avec mesure et proportion, et s’en respond. Platon argumente ainsi, que la faculté de prophetizer est au dessus de nous : qu’il faut estre hors de nous, quand nous la traittons : il faut que nostre prudence soit offusquée ou par le sommeil, ou par quelque maladie, ou enlevée de sa place par un ravissement celeste.


Coustume de l’Isle de Cea.
Chap. III


SI philosopher c’est douter, comme ils disent, à plus forte raison niaiser et fantastiquer, comme je fais, doit estre doubter : car c’est aux apprentifs à enquerir et à debatre, et au cathedrant de resoudre. Mon cathedrant, c’est l’authorité de la volonté divine qui nous reigle sans contredit, et qui a son rang au dessus de ces humaines et vaines contestations.

Philippus estant entré à main armée au Peloponese, quelcun disoit à Damidas, que les Lacedemoniens auroient beaucoup à souffrir, s’ils ne se remettoient en sa grace : Et poltron, respondit-il, que peuvent souffrir ceux qui ne craignent point la mort ? On demandoit aussi à Agis, comment un homme pourroit vivre libre, Mesprisant, dit-il, le mourir. Ces propositions et mille pareilles qui se rencontrent à ce propos, sonnent evidemment quelque chose au delà d’attendre patiemment la mort, quand elle nous vient : car il y a en la vie plusieurs accidens pires à souffrir que la mort mesme : tesmoing cest enfant Lacedemonien, pris par Antigonus, et vendu pour serf, lequel pressé par son maistre de s’employer à quelque service abject, Tu verras, dit-il, qui tu as acheté, ce me seroit honte de servir, ayant la liberté si à main : et ce disant, se precipita du haut de la maison. Antipater menassant asprement les Lacedemoniens, pour les renger à certaine sienne demande : Si tu nous menasses de pis que la mort, respondirent-ils, nous mourrons plus volontiers. Et à Philippus leur ayant escrit, qu’il empescheroit toutes leurs entreprinses, Quoy ? nous empescheras tu aussi de mourir ? C’est ce qu’on dit, que le sage vit tant qu’il doit, non pas tant qu’il peut ; et que le present que nature nous ait faict le plus favorable, et qui nous oste tout moyen de nous pleindre de nostre condition, c’est de nous avoir laissé la clef des champs. Elle n’a ordonné qu’une entrée à la vie, et cent mille yssuës. Nous pouvons avoir faute de terre pour y vivre, mais de terre pour y mourir, nous n’en pouvons avoir faute, comme respondit Boiocatus aux Romains. Pourquoy te plains tu de ce monde ? il ne te tient pas : si tu vis en peine, ta lascheté en est cause : A mourir il ne reste que le vouloir.

Ubique mors est : optime hoc cavit Deus, Eripere vitam nemo non homini potest : At nemo mortem : mille ad hanc aditus patent.

Et ce n’est pas la recepte à une seule maladie, la mort est la recepte à tous maux : C’est un port tres-asseuré, qui n’est jamais à craindre, et souvent à rechercher : tout revient à un, que l’homme se donne sa fin, ou qu’il la souffre, qu’il coure au devant de son jour, ou qu’il l’attende : D’où qu’il vienne c’est tousjours le sien : En quelque lieu que le filet se rompe, il y est tout, c’est le bout de la fusée. La plus volontaire mort, c’est la plus belle. La vie despend de la volonté d’autruy, la mort de la nostre. En aucune chose nous ne devons tant nous accommoder à nos humeurs, qu’en celle-là. La reputation ne touche pas une telle entreprise ; c’est folie d’en avoir respect. Le vivre, c’est servir, si la liberté de mourir en est à dire. Le commun train de la guerison se conduit aux despens de la vie : on nous incise, on nous cauterise, on nous detranche les membres, on nous soustrait l’aliment, et le sang : un pas plus outre, nous voyla gueris tout à faict. Pourquoy n’est la veine du gosier autant à nostre commandement que la mediane ? Aux plus fortes maladies les plus forts remedes. Servius le Grammairien ayant la goutte, n’y trouva meilleur conseil, que de s’appliquer du poison à tuer ses jambes : Qu’elles fussent podagres à leur poste, pourveu qu’elles fussent insensibles. Dieu nous donne assez de congé, quand il nous met en tel estat, que le vivre nous est pire que le mourir.

C’est foiblesse de ceder aux maux, mais c’est folie de les nourrir.

Les Stoiciens disent, que c’est vivre convenablement à nature, pour le sage, de se departir de la vie, encore qu’il soit en plein heur, s’il le faict opportunément : Et au fol de maintenir sa vie, encore qu’il soit miserable, pourveu qu’il soit en la plus grande part des choses, qu’ils disent estre selon nature.

Comme je n’offense les loix, qui sont faictes contre les larrons, quand j’emporte le mien, et que je coupe ma bourse : ny des boutefeuz, quand je brusle mon bois : Aussi ne suis-je tenu aux loix faictes contre les meurtriers, pour m’avoir osté ma vie.

Hegesias disoit, que comme la condition de la vie, aussi la condition de la mort devoit dependre de nostre eslection.

Et Diogenes rencontrant le Philosophe Speusippus affligé de longue hydropisie, se faisant porter en littiere : qui luy escria, Le bon salut, Diogenes : A toy, point de salut, respondit-il, qui souffres le vivre estant en tel estat.

De vray quelque temps apres Speusippus se fit mourir, ennuié d’une si penible condition de vie.

Mais cecy ne s’en va pas sans contraste : Car plusieurs tiennent, que nous ne pouvons abandonner cette garnison du monde, sans le commandement expres de celuy, qui nous y a mis ; et que c’est à Dieu, qui nous a icy envoyez, non pour nous seulement, ains pour sa gloire et service d’autruy, de nous donner congé, quand il luy plaira, non à nous de le prendre : Que nous ne sommes pas nays pour nous, ains aussi pour nostre païs : les loix nous redemandent compte de nous, pour leur interest, et ont action d’homicide contre nous. Autrement comme deserteurs de nostre charge, nous sommes punis en l’autre monde,

Proxima deinde tenent moesti loca, qui sibi lethum Insontes peperere manu, lucémque perosi Projecere animas.

Il y a bien plus de constance à user la chaine qui nous tient, qu’à la rompre : et plus d’espreuve de fermeté en Regulus qu’en Caton. C’est l’indiscretion et l’impatience, qui nous haste le pas. Nuls accidens ne font tourner le dos à la vive vertu : elle cherche les maux et la douleur, comme son aliment. Les menasses des tyrans, les gehennes, et les bourreaux, l’animent et la vivifient.

Duris ut ilex tonsa bipennibus
Nigræ feraci frondis in Algido
Per damna, per cædes, ab ipso
Ducit opes animúmque ferro.

Et comme dict l’autre :

Non est ut putas virtus, pater,
Timere vitam, sed malis ingentibus
Obstare, nec se vertere ac retro dare.
Rebus in adversis facile est contemnere mortem.
Fortius ille facit, qui miser esse potest.

C’est le rolle de la couardise, non de la vertu, de s’aller tapir dans un creux, souz une tombe massive, pour eviter les coups de la fortune. Elle ne rompt son chemin et son train, pour orage qu’il face :

Si fractus illabatur orbis,
Impavidam ferient ruinæ.

Le plus communement, la fuitte d’autres inconveniens, nous pousse à cettuy-cy : Voire quelquefois la fuitte de la mort, faict que nous y courons :

Hic, rogo, non furor est, ne moriare, mori ?

Comme ceux qui de peur du precipice s’y lancent eux mesmes.

multos in summa pericula misit
Venturi timor ipse mali : fortissimus ille est,
Qui promptus metuenda pati, si cominus instent,
Et differre potest.
usque adeo mortis formidine, vitæ
Percipit humanos odium, lucisque videndæ,
Ut sibi consciscant moerenti pectore lethum,
Obliti
Obliti fontem curarum hunc esse timorem.

Platon en ses Loix ordonne sepulture ignominieuse à celuy qui a privé son plus proche et plus amy, sçavoir est soy mesme, de la vie, et du cours des destinées, non contraint par jugement publique, ny par quelque triste et inevitable accident de la fortune, ny par une honte insupportable, mais par lascheté et foiblesse d’une ame craintive. Et l’opinion qui desdaigne nostre vie, elle est ridicule : Car en fin c’est nostre estre, c’est nostre tout. Les choses qui ont un estre plus noble et plus riche, peuvent accuser le nostre : mais c’est contre nature, que nous nous mesprisons et mettons nous mesmes à nonchaloir ; c’est une maladie particuliere, et qui ne se voit en aucune autre creature, de se hayr et desdaigner. C’est de pareille vanité, que nous desirons estre autre chose, que ce que nous sommes. Le fruict d’un tel desir ne nous touche pas, d’autant qu’il se contredit et s’empesche en soy : celuy qui desire d’estre faict d’un homme ange, il ne faict rien pour luy : Il n’en vaudroit de rien mieux, car n’estant plus, qui se resjouyra et ressentira de cet amendement pour luy ?

Debet enim misere cui forte ægréque futurum est,
Ipse quoque esse in eo tum tempore, cùm male possit
Accidere.

La securité ; l’indolence, l’impassibilité, la privation des maux de cette vie, que nous achetons au prix de la mort, ne nous apporte aucune commodité. Pour neant evite la guerre, celuy qui ne peut jouyr de la paix, et pour neant fuit la peine qui n’a dequoy savourer le repos.

Entre ceux du premier advis, il y a eu grand doubte sur ce, quelles occasions sont assez justes, pour faire entrer un homme en ce party de se tuer : ils appellent cela

εὔλογον εξαγωγήν

Car quoy qu’ils dient, qu’il faut souvent mourir pour causes legeres, puis que celles qui nous tiennent en vie, ne sont gueres fortes, si y faut-il quelque mesure. Il y a des humeurs fantastiques et sans discours, qui ont poussé, non des hommes particuliers seulement, mais des peuples à se deffaire. J’en ay allegué par cy devant des exemples : et nous lisons en outre, des vierges Milesienes, que par une conspiration furieuse, elles se pendoient les unes apres les autres, jusques à ce que le magistrat y pourveust, ordonnant que celles qui se trouveroyent ainsi penduës, fussent trainées du mesme licol toutes nuës par la ville. Quand Threicion presche Cleomenes de se tuer, pour le mauvais estat de ses affaires, et ayant fuy la mort plus honorable en la battaille qu’il venoit de perdre, d’accepter cette autre, qui luy est seconde en honneur, et ne donner point loisir au victorieux de luy faire souffrir ou une mort, ou une vie honteuse. Cleomenes d’un courage Lacedemonien et Stoique, refuse ce conseil comme lasche et effeminé : C’est une recepte, dit-il, qui ne me peut jamais manquer, et de laquelle il ne se faut servir tant qu’il y a un doigt d’esperance de reste : que le vivre est quelquefois constance et vaillance : qu’il veut que sa mort mesme serve à son païs, et en veut faire un acte d’honneur et de vertu. Threicion se creut dés lors, et se tua. Cleomenes en fit aussi autant depuis, mais ce fut apres avoir essaié le dernier point de la fortune. Tous les inconveniens ne valent pas qu’on vueille mourir pour les eviter.

Et puis y ayant tant de soudains changemens aux choses humaines, il est malaisé à juger, à quel poinct nous sommes justement au bout de nostre esperance :

Sperat et in sæva victus gladiator arena,
Sit licet infesto pollice turba minax.

Toutes choses, disoit un mot ancien, sont esperables à un homme pendant qu’il vit. Ouy mais, respond Seneca, pourquoy auray-je plustost en la teste cela, que la fortune peut toutes choses pour celuy qui est vivant ; que cecy, que fortune ne peut rien sur celuy qui sçait mourir ? On voit Josephe engagé en un si apparent danger et si prochain, tout un peuple s’estant eslevé contre luy, que par discours il n’y pouvoit avoir aucune resource : toutefois estant, comme il dit, conseillé sur ce point, par un de ses amis de se deffaire, bien luy servit de s’opiniastrer encore en l’esperance : car la fortune contourna outre toute raison humaine cet accident, si qu’il s’en veid delivré sans aucun inconvenient. Et Cassius et Brutus au contraire, acheverent de perdre les reliques de la Romaine liberté, de laquelle ils estoient protecteurs, par la precipitation et temerité, dequoy ils se tuerent avant le temps et l’occasion. A la journée de Serisolles Monsieur d’Anguien essaïa deux fois de se donner de l’espée dans la gorge, desesperé de la fortune du combat, qui se porta mal en l’endroit où il estoit : et cuida par precipitation se priver de la jouyssance d’une si belle victoire. J’ay veu cent lievres se sauver soubs les dents des levriers : Aliquis carnifici suo superstes fuit.

Multa dies variúsque labor mutabilis ævi
Rettulit in melius, multos alterna revisens
Lusit, et in solido rursus fortuna locavit.

Pline dit qu’il n’y a que trois sortes de maladie, pour lesquelles eviter on aye droit de se tuer : La plus aspre de toutes, c’est la pierre à la vessie, quand l’urine en est retenuë. Seneque, celles seulement, qui esbranlent pour long temps les offices de l’ame.

Pour eviter une pire mort, il y en a qui sont d’advis de la prendre à leur poste. Damocritus chef des Ætoliens mené prisonnier à Rome, trouva moyen de nuict d’eschapper. Mais suivy par ses gardes, avant que se laisser reprendre, il se donna de l’espée au travers le corps.

Antinoüs et Theodotus, leur ville d’Epire reduitte à l’extremité par les Romains, furent d’advis au peuple de se tuer tous. Mais le conseil de se rendre plustost, ayant gaigné, ils allerent chercher la mort, se ruants sur les ennemis, en intention de frapper, non de se couvrir. L’isle de Goze forcée par les Turcs, il y a quelques années, un Sicilien qui avoit deux belles filles prestes à marier, les tua de sa main, et leur mere apres, qui accourut à leur mort. Cela faict, sortant en ruë avec une arbaleste et une arquebouze, de deux coups il en tua les deux premiers Turcs, qui s’approcherent de sa porte : et puis mettant l’espée au poing, s’alla mesler furieusement, où il fut soudain envelopé et mis en pieces : se sauvant ainsi du servage, apres en avoir delivré les siens.

Les femmes Juifves apres avoir faict circoncire leurs enfans, s’alloient precipiter quant et eux, fuyant la cruauté d’Antiochus. On m’a compté qu’un prisonnier de qualité, estant en nos conciergeries, ses parens advertis qu’il seroit certainement condamné, pour eviter la honte de telle mort, aposterent un Prestre pour luy dire, que le souverain remede de sa delivrance, estoit qu’il se recommandast à tel sainct, avec tel et tel vœu, et qu’il fust huict jours sans prendre aucun aliment, quelque deffaillance et foiblesse qu’il sentist en soy. Il l’en creut, et par ce moyen se deffit sans y penser de sa vie et du danger. Scribonia conseillant Libo son nepveu de se tuer, plustost que d’attendre la main de la justice, luy disoit que c’estoit proprement faire l’affaire d’autruy que de conserver sa vie, pour la remettre entre les mains de ceux qui la viendroient chercher trois ou quatre jours apres ; et que c’estoit servir ses ennemis, de garder son sang pour leur en faire curée.

Il se lict dans la Bible, que Nicanor persecuteur de la Loy de Dieu, ayant envoyé ses satellites pour saisir le bon vieillard Rasias, surnommé pour l’honneur de sa vertu, le Pere aux Juifs, comme ce bon homme n’y veist plus d’ordre, sa porte bruslée, ses ennemis prests à le saisir, choisissant de mourir genereusement, plustost que de venir entre les mains des meschans, et de se laisser mastiner contre l’honneur de son rang, qu’il se frappa de son espée : mais le coup pour la haste, n’ayant pas esté bien assené, il courut se precipiter du haut d’un mur, au travers de la trouppe, laquelle s’escartant et luy faisant place, il cheut droictement sur la teste. Ce neantmoins se sentant encore quelque reste de vie, il r’alluma son courage, et s’eslevant en pieds, tout ensanglanté et chargé de coups, et fauçant la presse donna jusques à certain rocher couppé et precipiteux, où n’en pouvant plus, il print par l’une de ses playes à deux mains ses entrailles, les deschirant et froissant, et les jetta à travers les poursuivans, appellant sur eux et attestant la vengeance divine.

Des violences qui se font à la conscience, la plus à eviter à mon advis, c’est celle qui se faict à la chasteté des femmes ; d’autant qu’il y a quelque plaisir corporel, naturellement meslé parmy : et à cette cause, le dissentement n’y peut estre assez entier ; et semble que la force soit meslée à quelque volonté. L’histoire Ecclesiastique a en reverence plusieurs tels exemples de personnes devotes qui appellerent la mort à garant contre les outrages que les tyrans preparoient à leur religion et conscience. Pelagia et Sophronia, toutes deux canonisées, celle-là se precipita dans la riviere avec sa mere et ses soeurs, pour eviter la force de quelques soldats : et cette-cy se tua aussi pour eviter la force de Maxentius l’Empereur.

Il nous sera à l’adventure honnorable aux siecles advenir, qu’un sçavant autheur de ce temps, et notamment Parisien, se met en peine de persuader aux Dames de nostre siecle, de prendre plustost tout autre party, que d’entrer en l’horrible conseil d’un tel desespoir. Je suis marry qu’il n’a sceu, pour mesler à ses comptes, le bon mot que j’apprins à Toulouse d’une femme, passée par les mains de quelques soldats : Dieu soit loüé, disoit-elle, qu’au moins une fois en ma vie, je m’en suis soulée sans peché.

A la verité ces cruautez ne sont pas dignes de la douceur Françoise. Aussi Dieu mercy nostre air s’en voit infiniment purgé depuis ce bon advertissement. Suffit qu’elles dient Nenny, en le faisant, suyvant la regle du bon Marot.

L’Histoire est toute pleine de ceux qui en mille façons ont changé à la mort une vie peneuse.

Lucius Aruntius se tua, pour, disoit-il, fuir et l’advenir et le passé.

Granius Silvanus et Statius Proximus, apres estre pardonnez par Neron, se tuerent : ou pour ne vivre de la grace d’un si meschant homme, ou pour n’estre en peine une autre fois d’un second pardon : veu sa facilité aux soupçons et accusations, à l’encontre des gents de bien. Spargapizés fils de la Royne Tomyris, prisonnier de guerre de Cyrus, employa à se tuer la premiere faveur, que Cyrus luy fit de le faire destacher : n’ayant pretendu autre fruit de sa liberté, que de venger sur soy la honte de sa prinse.

Bogez gouverneur en Eione de la part du Roy Xerxes, assiegé par l’armée des Atheniens sous la conduitte de Cimon, refusa la composition de s’en retourner seurement en Asie à tout sa chevance, impatient de survivre à la perte de ce que son maistre luy avoit donné en garde : et apres avoir deffendu jusqu’à l’extremité sa ville, n’y restant plus que manger, jecta premierement en la riviere de Strymon tout l’or, et tout ce dequoy il luy sembla l’ennemy pouvoir faire plus de butin. Et puis ayant ordonné allumer un grand bucher, et d’esgosiller femmes, enfants, concubines et serviteurs, les meit dans le feu, et puis soy-mesme.

Ninachetuen seigneur Indois, ayant senty le premier vent de la deliberation du vice-Roy Portugais ; de le deposseder, sans aucune cause apparante, de la charge qu’il avoit en Malaca, pour la donner au Roy de Campar : print à part soy, cette resolution. Il fit dresser un eschaffault plus long que large, appuyé sur des colomnes, royallement tapissé, et orné de fleurs, et de parfuns en abondance. Et puis, s’estant vestu d’une robbe de drap d’or chargée de quantité de pierreries de hault prix, sortit en ruë : et par des degrez monta sur l’eschaffault, en un coing duquel il y avoit un bucher de bois aromatiques allumé. Le monde accourut voir, à quelle fin ces preparatifs inaccoustumés. Ninachetuen remontra d’un visage hardy et mal contant, l’obligation que la nation Portugaloise luy avoit : combien fidelement il avoit versé en sa charge : qu’ayant si souvent tesmoigné pour autruy, les armes à la main, que l’honneur luy estoit de beaucoup plus cher que la vie, il n’estoit pas pour en abandonner le soing pour soy mesme : que fortune luy refusant tout moyen de s’opposer à l’injure qu’on luy vouloit faire, son courage au moins luy ordonnoit de s’en oster le sentiment : et de ne servir de fable au peuple, et de triomphe, à des personnes qui valoient moins que luy. Ce disant il se jetta dans le feu.

Sextilia femme de Scaurus, et Paxea femme de Labeo, pour encourager leurs maris à eviter les dangers, qui les pressoient, ausquels elles n’avoyent part, que par l’interest de l’affection conjugale, engagerent volontairement la vie pour leur servir en cette extreme necessité, d’exemple et de compagnie. Ce qu’elles firent pour leurs maris, Cocceius Nerva le fit pour sa patrie, moins utilement, mais de pareil amour. Ce grand Jurisconsulte, fleurissant en santé, en richesses, en reputation, en credit, pres de l’Empereur, n’eut autre cause de se tuer, que la compassion du miserable estat de la chose publique Romaine. Il ne se peut rien adjouster à la delicatesse de la mort de la femme de Fulvius, familier d’Auguste. Auguste ayant descouvert, qu’il avoit esventé un secret important qu’il luy avoit fié : un matin qu’il le vint voir, luy en fit une maigre mine. Il s’en retourne au logis plain de desespoir, et dict tout piteusement à sa femme, qu’estant tombé en ce malheur, il estoit resolu de se tuer. Elle tout franchement, Tu ne feras que raison, veu qu’ayant assez souvent experimenté l’incontinance de ma langue, tu ne t en és point donné de garde. Mais laisse, que je me tue la premiere : et sans autrement marchander, se donna d’une espée dans le corps.

Vibius Virius desesperé du salut de sa ville assiegée par les Romains, et de leur misericorde, en la derniere deliberation de leur Senat, apres plusieurs remonstrances employées à cette fin, conclud que le plus beau estoit d’eschapper à la fortune par leurs propres mains. Les ennemis les en auroient en honneur, et Hannibal sentiroit de combien fideles amis il auroit abandonnés : Conviant ceux qui approuveroient son advis, d’aller prendre un bon souper, qu’on avoit dressé chez luy, où apres avoir fait bonne chere, ils boiroyent ensemble de ce qu’on luy presenteroit ; breuvage qui delivrera noz corps des tourments, noz ames des injures, noz yeux et noz oreilles du sentiment de tant de villains maux, que les vaincus ont à souffrir des vainqueurs tres cruels et offencez. J’ay, disoit-il, mis ordre qu’il y aura personnes propres à nous jetter dans un bucher au devant de mon huis, quand nous serons expirez. Assez approuverent cette haute resolution : peu l’imiterent. Vingt sept Senateurs le suivirent : et apres avoir essayé d’estouffer dans le vin cette fascheuse pensée, finirent leur repas par ce mortel mets : et s’entre-embrassans apres avoir en commun deploré le malheur de leur païs : les uns se retirerent en leurs maisons, les autres s’arresterent, pour estre enterrez dans le feu de Vibius avec luy : et eurent tous la mort si longue, la vapeur du vin ayant occupé les veines, et retardant l’effect du poison, qu’aucuns furent à une heure pres de veoir les ennemis dans Capouë, qui fut emportée le lendemain, et d’encourir les miseres qu’ils avoyent si cherement fuy. Taurea Jubellius, un autre citoyen de là, le Consul Fulvius retournant de cette honteuse boucherie qu’il avoit faicte de deux cents vingtcinq Senateurs, le rappella fierement par son nom, et l’ayant arresté : Commande, fit-il, qu’on me massacre aussi apres tant d’autres, afin que tu te puisses vanter d’avoir tué un beaucoup plus vaillant homme que toy. Fulvius le desdaignant, comme insensé : aussi que sur l’heure il venoit de recevoir lettres de Rome contraires à l’inhumanité de son execution, qui luy lioient les mains : Jubellius continua : Puis que mon païs prins, mes amis morts, et ayant occis de ma main ma femme et mes enfants, pour les soustraire à la desolation de cette ruine, il m’est interdict de mourir de la mort de mes concitoyens : empruntons de la vertu la vengeance de cette vie odieuse. Et tirant un glaive, qu’il avoit caché, s’en donna au travers la poictrine, tumbant renversé, mourant aux pieds du Consul.

Alexandre assiegeoit une ville aux Indes, ceux de dedans se trouvans pressez, se resolurent vigoureusement à le priver du plaisir de cette victoire, et s’embraiserent universellement tous, quand et leur ville, en despit de son humanité. Nouvelle guerre, les ennemis combattoient pour les sauver, eux pour se perdre, et faisoient pour garentir leur mort, toutes les choses qu’on fait pour garentir sa vie.

Astapa ville d’Espaigne se trouvant foible de murs et de deffenses, pour soustenir les Romains, les habitans firent amas de leurs richesses et meubles en la place, et ayants rengé au dessus de ce monceau les femmes et les enfants, et l’ayants entouré de bois et matiere propre à prendre feu soudainement, et laissé cinquante jeunes hommes d’entre eux pour l’execution de leur resolution, feirent une sortie, où suivant leur vœu, à faute de pouvoir vaincre, ils se feirent tous tuer. Les cinquante, apres avoir massacré toute ame vivante esparse par leur ville, et mis le feu en ce monceau, s’y lancerent aussi, finissants leur genereuse liberté en un estat insensible plus tost, que douloureux et honteux : et montrant aux ennemis, que si fortune l’eust voulu, ils eussent eu aussi bien le courage de leur oster la victoire, comme ils avoient eu de la leur rendre et frustratoire et hideuse, voire et mortelle à ceux, qui amorsez par la lueur de l’or coulant en cette flamme, s’en estants approchez en bon nombre, y furent suffoquez et bruslez : le reculer leur estant interdict par la foulle, qui les suivoit. Les Abydeens pressez par Philippus, se resolurent de mesmes : mais estans prins de trop court, le Roy qui eut horreur de voir la precipitation temeraire de cette execution (les thresors et les meubles, qu’ils avoyent diversement condamnez au feu et au naufrage, saisis) retirant ses soldats, leur conceda trois jours à se tuer, avec plus d’ordre et plus à l’aise : lesquels ils remplirent de sang et de meurtre au delà de toute hostile cruauté : et ne s’en sauva une seule personne, qui eust pouvoir sur soy. Il y a infinis exemples de pareilles conclusions populaires, qui semblent plus aspres, d’autant que l’effect en est plus universel. Elles le sont moins que separées. Ce que le discours ne feroit en chacun, il le fait en tous : l’ardeur de la societé ravissant les particuliers jugements.

Les condamnez qui attendoyent l’execution, du temps de Tibere, perdoyent leurs biens, et estoyent privez de sepulture : ceux qui l’anticipoyent en se tuants eux-mesmes, estoyent enterrez, et pouvoyent faire testament.

Mais on desire aussi quelquefois la mort pour l’esperance d’un plus grand bien. Je desire, dict Sainct Paul, estre dissoult, pour estre avec Jesus Christ : et, Qui me desprendra de ces liens ? Cleombrotus Ambraciota ayant leu le Phædon de Platon, entra en si grand appetit de la vie advenir, que sans autre occasion il s’alla precipiter en la mer. Par où il appert combien improprement nous appellons desespoir cette dissolution volontaire, à laquelle la chaleur de l’espoir nous porte souvent, et souvent une tranquille et rassise inclination de jugement. Jacques du Chastel Evesque de Soissons, au voyage d’outremer que fit Sainct Loys, voyant le Roy et toute l’armée en train de revenir en France, laissant les affaires de la religion imparfaictes, print resolution de s’en aller plus tost en Paradis ; et ayant dict à Dieu à ses amis, donna seul à la veuë d’un chacun, dans l’armée des ennemis, où il fut mis en pieces.

En certain Royaume de ces nouvelles terres, au jour d’une solemne procession, auquel l’idole qu’ils adorent, est promenée en publicq, sur un char de merveilleuse grandeur : outre ce qu’il se void plusieurs se detaillants les morceaux de leur chair vive, à luy offrir : il s’en void nombre d’autres, se prosternants emmy la place, qui se font mouldre et briser souz les rouës, pour en acquerir apres leur mort, veneration de saincteté, qui leur est rendue.

La mort de cet Evesque les armes au poing, a de la generosité plus, et moins de sentiment : l’ardeur du combat en amusant une partie.

Il y a des polices qui se sont meslées de regler la justice et opportunité des morts volontaires. En nostre Marseille il se gardoit au temps passé du venin preparé à tout de la cigue, aux despens publics, pour ceux qui voudroient haster leurs jours ; ayants premierement approuvé aux six cens, qui estoit leur Senat, les raisons de leur entreprise : et n’estoit loisible autrement que par congé du magistrat, et par occasions legitimes, de mettre la main sur soy.

Cette loy estoit encor’ailleurs. Sextus Pompeius allant en Asie, passa par l’Isle de Cea de Negrepont ; il advint de fortune pendant qu’il y estoit, comme nous l’apprend l’un de ceux de sa compagnie, qu’une femme de grande authorité, ayant rendu compte à ses citoyens, pourquoy elle estoit resolue de finir sa vie, pria Pompeius d’assister à sa mort, pour la rendre plus honorable : ce qu’il fit, et ayant long temps essayé pour neant, à force d’eloquence (qui luy estoit merveilleusement à main) et de persuasion, de la destourner de ce dessein, souffrit en fin qu’elle se contentast. Elle avoit passé quatre vingts dix ans, en tres-heureux estat d’esprit et de corps, mais lors couchée sur son lict, mieux paré que de coustume, et appuyée sur le coude : Les dieux, dit elle, ô Sextus Pompeiüs, et plustost ceux que je laisse, que ceux que je vay trouver, te sçachent gré dequoy tu n’as desdaigné d’estre et conseiller de ma vie, et tesmoing de ma mort. De ma part, ayant tousjours essayé le favorable visage de fortune, de peur que l’envie de trop vivre ne m’en face voir un contraire, je m’en vay d’une heureuse fin donner congé aux restes de mon ame, laissant de moy deux filles et une legion de nepveux : Cela faict, ayant presché et enhorté les siens à l’union et à la paix, leur ayant departy ses biens, et recommandé les dieux domestiques à sa fille aisnée, elle print d’une main asseurée la coupe, où estoit le venin, et ayant faict ses vœux à Mercure, et les prieres de la conduire en quelque heureux siege en l’autre monde, avala brusquement ce mortel breuvage. Or entretint elle la compagnie, du progrez de son operation : et comme les parties de son corps se sentoyent saisies de froid l’une apres l’autre : jusques à ce qu’ayant dict en fin qu’il arrivoit au cœur et aux entrailles, elle appella ses filles pour luy faire le dernier office, et luy clorre les yeux.

Pline recite de certaine nation Hyperborée, qu’en icelle, pour la douce temperature de l’air, les vies ne se finissent communément que par la propre volonté des habitans ; mais qu’estans las et saouls de vivre, ils ont en coustume au bout d’un long aage, apres avoir faict bonne chere, se precipiter en la mer, du hault d’un certain rocher, destiné à ce service.

La douleur, et une pire mort, me semblent les plus excusables incitations.


A demain les affaires
Chap. IIII


JE donne avec raison, ce me semble, la Palme à Jacques Amiot, sur tous noz escrivains François ; non seulement pour la naïfveté et pureté du langage, en quoy il surpasse tous autres, ny pour la constance d’un si long travail, ny pour la profondeur de son sçavoir, ayant peu developper si heureusement un autheur si espineux et ferré (car on m’en dira ce qu’on voudra, je n’entens rien au Grec, mais je voy un sens si bien joint et entretenu, par tout en sa traduction, que ou il a certainement entendu l’imagination vraye de l’autheur, ou ayant par longue conversation, planté vivement dans son ame, une generale Idée de celle de Plutarque, il ne luy a aumoins rien presté qui le desmente, ou qui le desdie) mais sur tout, je luy sçay bon gré, d’avoir sçeu trier et choisir un livre si digne et si à propos, pour en faire present à son païs. Nous autres ignorans estions perdus, si ce livre ne nous eust relevé du bourbier : sa mercy nous osons à cett’heure et parler et escrire : les dames en regentent les maistres d’escole : c’est nostre breviaire. Si ce bon homme vit, je luy resigne Xenophon pour en faire autant. C’est un’occupation plus aisée, et d’autant plus propre à sa vieillesse. Et puis, je ne sçay comment il me semble, quoy qu’il se desmesle bien brusquement et nettement d’un mauvais pas, que toutefois son stile est plus chez soy, quand il n’est pas pressé, et qu’il roulle à son aise.

J’estois à cett’heure sur ce passage, où Plutarque dit de soy-mesmes, que Rusticus assistant à une sienne declamation à Rome, y receut un pacquet de la part de l’Empereur, et temporisa de l’ouvrir, jusques à ce que tout fust faict : En quoy (dit-il) toute l’assistance loua singulierement la gravité de ce personnage. De vray, estant sur le propos de la curiosité, et de cette passion avide et gourmande de nouvelles, qui nous fait avec tant d’indiscretion et d’impatience abandonner toutes choses, pour entretenir un nouveau venu, et perdre tout respect et contenance, pour crocheter soudain, où que nous soyons, les lettres qu’on nous apporte : il a eu raison de louër la gravité de Rusticus : et pouvoit encor y joindre la louange de sa civilité et courtoisie, de n’avoir voulu interrompre le cours de sa declamation : Mais je fay doubte qu’on le peust louër de prudence : car recevant à l’improveu lettres, et notamment d’un Empereur, il pouvoit bien advenir que le differer à les lire, eust esté d’un grand prejudice.

Le vice contraire à la curiosité, c’est la nonchalance : vers laquelle je panche evidemment de ma complexion ; et en laquelle j’ay veu plusieurs hommes si extremes, que trois ou quatre jours apres ; on retrouvoit encores en leur pochette les lettres toutes closes, qu’on leur avoit envoyées. Je n’en ouvris jamais, non seulement de celles, qu’on m’eust commises : mais de celles mesmes que la fortune m’eust faict passer par les mains. Et fais conscience si mes yeux desrobent par mesgarde, quelque cognoissance des lettres d’importance qu’il lit, quand je suis à costé d’un grand. Jamais homme ne s’enquit moins, et ne fureta moins és affaires d’autruy.

Du temps de noz peres Monsieur de Boutieres cuida perdre Turin, pour, estant en bonne compagnie à soupper, avoir remis à lire un advertissement qu’on luy donnoit des trahisons qui se dressoient contre cette ville, où il commandoit. Et ce mesme Plutarque m’a appris que Julius Cæsar se fust sauvé, si allant au Senat, le jour qu’il y fut tué par les conjurez, il eust leu un memoire qu’on luy presenta. Et fait aussi le compte d’Archias Tyran de Thebes, que le soir avant l’execution de l’entreprise que Pelopidas avoit faicte de le tuer, pour remettre son païs en liberté, il luy fut escrit par un autre Archias Athenien de poinct en poinct, ce qu’on luy preparoit : et que ce pacquet luy ayant esté rendu pendant son soupper, il remit à l’ouvrir, disant ce mot, qui depuis passa en proverbe en Grece : A demain les affaires.

Un sage homme peut à mon opinion pour l’interest d’autruy, comme pour ne rompre indecemment compagnie ainsi que Rusticus, ou pour ne discontinuer un autre affaire d’importance, remettre à entendre ce qu’on luy apporte de nouveau : mais pour son interest ou plaisir particulier, mesmes s’il est homme ayant charge publique ; pour ne rompre son disner, voyre ny son sommeil, il est inexcusable de le faire. Et anciennement estoit à Rome la place Consulaire, qu’ils appelloyent, la plus honorable à table, pour estre plus à delivre, et plus accessible à ceux qui surviendroyent, pour entretenir celuy qui y seroit assis. Tesmoignage, que pour estre à table, ils ne se departoyent pas de l’entremise d’autres affaires et survenances.

Mais quand tout est dict, il est malaisé és actions humaines, de donner reigle si juste par discours de raison, que la fortune n’y maintienne son droict.


De la conscience
Chap. V


VOYAGEANT un jour, mon frere sieur de la Brousse et moy, durant noz guerres civiles, nous rencontrasmes un gentilhomme de bonne façon : il estoit du party contraire au nostre, mais je n’en sçavois rien, car il se contrefaisoit autre : Et le pis de ces guerres, c’est, que les chartes sont si meslées, vostre ennemy n’estant distingué d’avec vous d’aucune marque apparente, ny de langage, ny de port, nourry en mesmes loix, mœurs et mesme air, qu’il est mal-aisé d’y eviter confusion et desordre. Cela me faisoit craindre à moy-mesme de r’encontrer nos trouppes, en lieu où je ne fusse cogneu, pour n’estre en peine de dire mon nom, et de pis à l’advanture. Comme il m’estoit autrefois advenu : car en un tel mescompte, je perdis et hommes et chevaux, et m’y tua lon miserablement, entre autres, un page gentil-homme Italien, que je nourrissois soigneusement ; et fut estainte en luy une tresbelle enfance, et pleine de grande esperance. Mais cettuy-cy en avoit une frayeur si esperduë, et je le voyois si mort à chasque rencontre d’hommes à cheval, et passage de villes, qui tenoient pour le Roy, que je devinay en fin que c’estoient alarmes que sa conscience luy donnoit. Il sembloit à ce pauvre homme qu’au travers de son masque et des croix de sa cazaque on iroit lire jusques dans son cœur, ses secrettes intentions. Tant est merveilleux l’effort de la conscience : Elle nous fait trahir, accuser, et combattre nous mesmes, et à faute de tesmoing estranger, elle nous produit contre nous,

Occultum quatiens animo tortore flagellum.

Ce conte est en la bouche des enfans. Bessus Poeonien reproché d’avoir de gayeté de cœur abbatu un nid de moineaux, et les avoir tuez : disoit avoir eu raison, par ce que ces oysillons ne cessoient de l’accuser faucement du meurtre de son pere. Ce parricide jusques lors avoit esté occulte et inconnu : mais les furies vengeresses de la conscience, le firent mettre hors à celuy mesmes qui en devoit porter la penitence.

Hesiode corrige le dire de Platon, que la peine suit de bien pres le peché : car il dit qu’elle naist en l’instant et quant et quant le peché. Quiconque attent la peine, il la souffre, et quiconque l’a meritée, l’attend. La meschanceté fabrique des tourmens contre soy.

Malum consilium consultori pessimum.

Comme la mouche guespe picque et offence autruy, mais plus soy-mesme, car elle y perd son esguillon et sa force pour jamais ;

vitásque in vulnere ponunt.

Les Cantharides ont en elles quelque partie qui sert contre leur poison de contrepoison, par une contrarieté de nature. Aussi à mesme qu’on prend le plaisir au vice, il s’engendre un desplaisir contraire en la conscience, qui nous tourmente de plusieurs imaginations penibles, veillans et dormans,

Quippe ubi se multi per somnia sæpe loquentes
Aut morbo delirantes procraxe ferantur,
Et celata diu in medium peccata dedisse.

Apollodorus songeoit qu’il se voyoit escorcher par les Scythes, et puis bouillir dedans une marmitte, et que son cœur murmuroit en disant ; Je te suis cause de tous ces maux. Aucune cachette ne sert aux meschans, disoit Epicurus, par ce qu’ils ne se peuvent asseurer d’estre cachez, la conscience les descouvrant à eux mesmes,

prima est hæc ultio, quod se
Judice nemo nocens absoluitur.

Comme elle nous remplit de crainte, aussi fait elle d’asseurance et de confiance. Et je puis dire avoir marché en plusieurs hazards, d’un pas bien plus ferme, en consideration de la secrette science que j’avois de ma volonté, et innocence de mes desseins.

Conscia mens ut cuique sua est, ita concipit intra
Pectora pro facto, spemque metùmque suo.

Il y en a mille exemples : il suffira d’en alleguer trois de mesme personnage.

Scipion estant un jour accusé devant le peuple Romain d’une accusation importante, au lieu de s’excuser ou de flatter ses juges : Il vous siera bien, leur dit-il, de vouloir entreprendre de juger de la teste de celuy, par le moyen duquel vous avez l’authorité de juger de tout le monde. Et un’autrefois, pour toute responce aux imputations que luy mettoit sus un Tribun du peuple, au lieu de plaider sa cause : Allons, dit-il, mes citoyens, allons rendre graces aux Dieux de la victoire qu’ils me donnarent contre les Carthaginois en pareil jour que cettuy-cy ; et, se mettant à marcher devant vers le temple, voylà toute l’assemblé et son accusateur mesmes à sa suite. Et Petilius ayant esté suscité par Caton pour luy demander conte de l’argent manié en la province d’Antioche, Scipion, estant venu au Senat pour cet effect, produisit le livre des raisons qu’il avoit dessoubs sa robbe, et dit que ce livre en contenoit au vray la recepte et la mise ; mais, comme on le luy demanda pour le mettre au greffe, il le refusa, disant ne se vouloir pas faire cette honte à soy mesme ; et, de ses mains, en la presence du senat, le deschira et mit en pieces. Je ne croy pas qu’une ame cauterizée sçeut contrefaire une telle asseurance. Il avoit le cœur trop gros de nature et accoustumé à trop haute fortune, dict Tite Live, pour qu’il sceut estre criminel et se desmettre à la bassesse de deffendre son innocence. C’est une dangereuse invention que celle des gehenes, et semble que ce soit plustost un essay de patience que de vérité. Et celuy qui les peut souffrir, cache la verité, et celuy qui ne les peut souffrir. Car pourquoy la douleur me fera elle plustost confesser ce qui en est, qu’elle ne me forcera de dire ce qui n’est pas ? Et, au rebours, si celuy qui n’a pas fait ce dequoy on l’accuse, est assez patient pour supporter ces tourments, pourquoy ne le sera celuy qui l’a fait, un si beau guerdon que de la vie luy estant proposé ? Je pense que le fondement de cette invention est appuyé sur la consideration de l’effort de la conscience. Car, au coulpable, il semble qu’elle aide à la torture pour luy faire confesser sa faute, et qu’elle l’affoiblisse ; et, de l’autre part, qu’elle fortifie l’innocent contre la torture. Pour dire vray, c’est un moyen plein d’incertitude et de danger. Que ne diroit on, que ne feroit on pour fuyr à si griefves douleurs ?

Etiam innocentes cogit mentiri dolor.

D’où il advient que celuy que le juge a gehenné, pour ne le faire mourir innocent, il le face mourir et innocent et gehenné. Mille et mille en ont chargé leur teste de fauces confessions. Entre lesquels je loge Philotas, considerant les circonstances du procez qu’Alexandre luy fit et le progrez de sa geine. Mais tant y a que c’est, dict on, le moins mal que l’humaine foiblesse aye peu inventer. Bien inhumainement pourtant et bien inutilement, à mon advis’ Plusieurs nations, moins barbares en cela que la grecque et la romaine qui les en appellent, estiment horrible et cruel de tourmenter et desrompre un homme de la faute duquel vous estes encores en doubte. Que peut il mais de vostre ignorance ? Estes-vous pas injustes, qui, pour ne le tuer sans occasion, luy faites pis que le tuer ? Qu’il soit ainsi : voyez combien de fois il ayme mieux mourir sans raison que de passer par cete information plus penible que le supplice, et qui souvent, par son aspreté, devance le supplice, et l’execute. Je ne sçay d’où je tiens ce conte, mais il rapporte exactement la conscience de nostre justice. Une femme de village accusoit devant un general d’armée, grand justicier, un soldat pour avoir arraché à ses petits enfans ce peu de bouillie qui luy restoit à les substanter, cette armée ayant ravagé tous les villages à l’environ. De preuve, il n’y en avoit point. Le general, après avoir sommé la femme de regarder bien à ce qu’elle disoit, d’autant qu’elle seroit coupable de son accusation si elle mentoit, et elle persistant, il fit ouvrir le ventre au soldat pour s’esclaircir de la vérité du faict. Et la femme se trouva avoir raison. Condemnation instructive.


De l’exercitation
Chap. VI


Il est malaisé que le discours et l’instruction, encore que nostre creance s’y applique volontiers, soient assez puissantes pour nous acheminer jusques à l’action, si outre cela nous n’exerçons et formons nostre ame par experience au train auquel nous la voulons renger : autrement, quand elle sera au propre des effets, elle s’y trouvera sans doute empeschée. Voylà pourquoy, parmy les philosophes, ceux qui ont voulu atteindre à quelque plus grande excellence, ne se sont pas contentez d’attendre à couvert et en repos les rigueurs de la fortune, de peur qu’elle ne les surprint inexperimentez et nouveaux au combat ; ains ils luy sont allez au devant, et se sont jettez à escient à la preuve des difficultez. Les uns en ont abandonné les richesses pour s’exercer à une pauvreté volontaire ; les autres ont recherché le labeur et une austerité de vie penible pour se durcir au mal et au travail ; d’autres se sont privez des parties du corps les plus cheres, comme de la veue et des membres propres à la generation, de peur que leur service, trop plaisant et trop mol, ne relaschast et n’attendrist la fermeté de leur ame. Mais à mourir, qui est la plus grande besoigne que nous ayons à faire, l’exercitation ne nous y peut ayder. On se peut, par usage et par experience, fortifier contre les douleurs, la honte, l’indigence et tels autres accidents ; mais, quant à la mort, nous ne la pouvons essayer qu’une fois ; nous y sommes tous apprentifs quand nous y venons. Il s’est trouvé anciennement des hommes si excellens mesnagers du temps, qu’ils ont essayé en la mort mesme de la gouster et savourer, et ont bandé leur esprit pour voir que c’estoit de ce passage, mais ils ne sont pas revenus nous en dire les nouvelles :

nemo expergitus extat
Frigida quem semel est vitai pausa sequuta.

Canius Julius noble Romain, de vertu et fermeté singuliere, ayant esté condamné à la mort par ce marault de Caligula : outre plusieurs merveilleuses preuves qu’il donna de sa resolution, comme il estoit sur le poinct de souffrir la main du bourreau, un philosophe son amy luy demanda : Et bien Canius, en quelle démarche est à ceste heure vostre ame ? que fait elle ? en quels pensemens estes vous ? Je pensois, luy respondit-il, à me tenir prest et bandé de toute ma force, pour voir, si en cet instant de la mort, si court et si brief, je pourray appercevoir quelque deslogement de l’ame, et si elle aura quelque ressentiment de son yssuë, pour, si j’en aprens quelque chose, en revenir donner apres, si je puis, advertissement à mes amis. Cestuy-cy philosophe non seulement jusqu’à la mort, mais en la mort mesme. Quelle asseurance estoit-ce, et quelle fierté de courage, de vouloir que sa mort luy servist de leçon, et avoir loisir de penser ailleurs en un si grand affaire ?

Jus hoc animi morientis habebat.

Il me semble toutesfois qu’il y a quelque façon de nous apprivoiser à elle, et de l’essayer aucunement. Nous en pouvons avoir experience, sinon entiere et parfaicte : au moins telle qu’elle ne soit pas inutile, et qui nous rende plus fortifiez et asseurez. Si nous ne la pouvons joindre, nous la pouvons approcher, nous la pouvons reconnoistre : et si nous ne donnons jusques à son fort, au moins verrons nous et en pratiquerons les advenuës. Ce n’est pas sans raison qu’on nous fait regarder à nostre sommeil mesme, pour la ressemblance qu’il a de la mort.

Combien facilement nous passons du veiller au dormir, avec combien peu d’interest nous perdons la connoissance de la lumiere et de nous !

A l’adventure pourroit sembler inutile et contre nature la faculté du sommeil, qui nous prive de toute action et de tout sentiment, n’estoit que par iceluy nature nous instruict, qu’elle nous a pareillement faicts pour mourir, que pour vivre, et dés la vie nous presente l’eternel estat qu’elle nous garde apres icelle, pour nous y accoustumer et nous en oster la crainte.

Mais ceux qui sont tombez par quelque violent accident en defaillance de cœur, et qui y ont perdu tous sentimens, ceux là à mon advis ont esté bien pres de voir son vray et naturel visage : Car quant à l’instant et au poinct du passage, il n’est pas à craindre, qu’il porte avec soy aucun travail ou desplaisir : d’autant que nous ne pouvons avoir nul sentiment, sans loisir. Nos souffrances ont besoing de temps, qui est si court et si precipité en la mort, qu’il faut necessairement qu’elle soit insensible. Ce sont les approches que nous avons à craindre et celles-là peuvent tomber en experience.

Plusieurs choses nous semblent plus grandes par imagination, que par effect. J’ay passé une bonne partie de mon aage en une parfaite et entiere santé : je dy non seulement entiere, mais encore allegre et bouillante. Cet estat plein de verdeur et de feste, me faisoit trouver si horrible la consideration des maladies, que quand je suis venu à les experimenter, j’ay trouvé leurs pointures molles et lasches au prix de ma crainte.

Voicy que j’espreuve tous les jours : suis-je à couvert chaudement dans une bonne sale, pendant qu’il se passe une nuict orageuse et tempesteuse : je m’estonne et m’afflige pour ceux qui sont lors en la campaigne : y suis-je moy-mesme, je ne desire pas seulement d’estre ailleurs.

Cela seul, d’estre tousjours enfermé dans une chambre, me sembloit insupportable : je fus incontinent dressé à y estre une semaine, et un mois, plein d’émotion, d’alteration et de foiblesse : et ay trouvé que lors de ma santé, je plaignois les malades beaucoup plus, que je ne me trouve à plaindre moy-mesme, quand j’en suis ; et que la force de mon apprehension encherissoit pres de moitié l’essence et verité de la chose. J’espere qu’il m’en adviendra de mesme de la mort : et qu’elle ne vaut pas la peine que je prens à tant d’apprests que je dresse, et tant de secours que j’appelle et assemble pour en soustenir l’effort. Mais à toutes advantures nous ne pouvons nous donner trop d’avantage.

Pendant nos troisiesmes troubles, ou deuxiesmes (il ne me souvient pas bien de cela) m’estant allé un jour promener à une lieuë de chez moy, qui suis assis dans le moiau de tout le trouble des guerres civiles de France ; estimant estre en touté seureté, et si voisin de ma retraicte, que je n’avoy point besoin de meilleur equipage, j’avoy pris un cheval bien aisé, mais non guere ferme. A mon retour, une occasion soudaine s’estant presentée, de m’aider de ce cheval à un service, qui n’estoit pas bien de son usage, un de mes gens grand et fort, monté sur un puissant roussin, qui avoit une bouche desesperée, frais au demeurant et vigoureux, pour faire le hardy et devancer ses compaignons, vint à le pousser à toute bride droict dans ma route, et fondre comme un colosse sur le petit homme et petit cheval, et le foudroyer de sa roideur et de sa pesanteur, nous envoyant l’un et l’autre les pieds contre-mont : si que voila le cheval abbatu et couché tout estourdy, moy dix ou douze pas au delà, estendu à la renverse, le visage tout meurtry et tout escorché, mon espée que j’avoy à la main, à plus de dix pas au delà, ma ceinture en pieces, n’ayant ny mouvement, ny sentiment non plus qu’une souche. C’est le seul esvanouissement que j’aye senty, jusques à ceste heure. Ceux qui estoient avec moy, apres avoir essayé par tous les moyens qu’ils peurent, de me faire revenir, me tenans pour mort, me prindrent entre leurs bras, et m’emportoient avec beaucoup de difficulté en ma maison, qui estoit loing de là, environ une demy lieuë Françoise. Sur le chemin, et apres avoir esté plus de deux grosses heures tenu pour trespassé, je commençay à me mouvoir et respirer : car il estoit tombé si grande abondance de sang dans mon estomach, que pour l’en descharger, nature eut besoin de resusciter ses forces. On me dressa sur mes pieds, où je rendy un plein seau de bouillons de sang pur : et plusieurs fois par le chemin, il m’en falut faire de mesme. Par là je commençay à reprendre un peu de vie, mais ce fut par les menus, et par un si long traict de temps, que mes premiers sentimens estoient beaucoup plus approchans de la mort que de la vie.

Perche dubbiosa anchor del suo ritorno
Non s’assecura attonita la mente.

Ceste recordation que j’en ay fort empreinte en mon ame, me representant son visage et son idée si pres du naturel, me concilie aucunement à elle. Quand je commençay à y voir, ce fut d’une veuë si trouble, si foible, et si morte, que je ne discernois encores rien que la lumiere,

come quel ch’or apre, or chiude
Gli occhi, mezzo tra’l sonno è l’esser desto.

Quant aux functions de l’ame, elles naissoient avec mesme progrez, que celles du corps. Je me vy tout sanglant : car mon pourpoinct estoit taché par tout du sang que j’avoy rendu. La premiere pensée qui me vint, ce fut que j’avoy une harquebusade en la teste : de vray en mesme temps, il s’en tiroit plusieurs autour de nous. Il me sembloit que ma vie ne me tenoit plus qu’au bout des lévres : je fermois les yeux pour ayder (ce me sembloit) à la pousser hors, et prenois plaisir à m’alanguir et à me laisser aller. C’estoit une imagination qui ne faisoit que nager superficiellement en mon ame, aussi tendre et aussi foible que tout le reste : mais à la verité non seulement exempte de desplaisir, ains meslée à ceste douceur, que sentent ceux qui se laissent glisser au sommeil.

Je croy que c’est ce mesme estat, où se trouvent ceux qu’on void défaillans de foiblesse, en l’agonie de la mort : et tiens que nous les plaignons sans cause, estimans qu’ils soyent agitez de griéves douleurs, ou avoir l’ame pressée de cogitations penibles. C’a esté tousjours mon advis, contre l’opinion de plusieurs, et mesme d’Estienne de la Boëtie, que ceux que nous voyons ainsi renversez et assoupis aux approches de leur fin, ou accablez de la longueur du mal, ou par accident d’une apoplexie, ou mal caduc,

vi morbi sæpe coactus
Ante oculos aliquis nostros ut fulminis ictu
Concidit, Et spumas agit, ingemit, et fremit artus,
Desipit, extentat nervos, torquetur, anhelat,
Inconstanter et in jactando membra fatigat,

ou blessez en la teste, que nous oyons rommeller, et rendre par fois des souspirs trenchans, quoy que nous en tirons aucuns signes, par où il semble qu’il leur reste encore de la cognoissance, et quelques mouvemens que nous leur voyons faire du corps : j’ay tousjours pensé, dis-je, qu’ils avoient et l’ame et le corps enseveli, et endormy.

Vivit et est vitæ nescius ipse suæ.

Et ne pouvois croire qu’à un si grand estonnement de membres, et si grande défaillance des sens, l’ame peust maintenir aucune force au dedans pour se recognoistre : et que par ainsin ils n’avoient aucun discours qui les tourmentast, et qui leur peust faire juger et sentir la misere de leur condition, et que par consequent, ils n’estoient pas fort à plaindre.

Je n’imagine aucun estat pour moy si insupportable et horrible, que d’avoir l’ame vifve, et affligée, sans moyen de se declarer : Comme je dirois de ceux qu’on envoye au supplice, leur ayant couppé la langue : si ce n’estoit qu’en ceste sorte de mort, la plus muette me semble la mieux seante, si elle est accompaignée d’un ferme visage et grave : Et comme ces miserables prisonniers qui tombent és mains des vilains bourreaux soldats de ce temps, desquels ils sont tourmentez de toute espece de cruel traictement, pour les contraindre à quelque rançon excessive et impossible : tenus cependant en condition et en lieu, où ils n’ont moyen quelconque d’expression et signification de leurs pensées et de leur misere.

Les Poëtes ont feint quelques dieux favorables à la delivrance de ceux qui trainoient ainsin une mort languissante :

hunc ego Diti
Sacrum jussa fero, téque isto corpore solvo.

Et les voix et responses courtes et descousues, qu’on leur ar rache quelquefois à force de crier autour de leurs oreilles, et de les tempester, ou des mouvemens qui semblent avoir quelque consentement à ce qu’on leur demande, ce n’est pas tesmoignage qu’ils vivent pourtant, au moins une vie entiere. Il nous advient ainsi sur le beguayement du sommeil, avant qu’il nous ait du tout saisis, de sentir comme en songe, ce qui se faict autour de nous, et suyvre les voix, d’une ouye trouble et incertaine, qui semble ne donner qu’aux bords de l’ame : et faisons des responses à la suitte des dernieres paroles, qu’on nous a dites, qui ont plus de fortune que de sens.

Or à present que je l’ay essayé par effect, je ne fay nul doubte que je n’en aye bien jugé jusques à ceste heure. Car premierement estant tout esvanouy, je me travaillois d’entr’ouvrir mon pourpoinct à beaux ongles (car j’estoy desarmé) et si sçay que je ne sentois en l’imagination rien qui me blessast : Car il y a plusieurs mouvemens en nous, qui ne partent pas de nostre ordonnance.

Semianimesque micant digiti, ferrúmque retractant.

Ceux qui tombent, eslancent ainsi les bras au devant de leur cheute, par une naturelle impulsion, qui fait que nos membres se prestent des offices, et ont des agitations à part de nostre discours :

Falciferos memorant currus abscindere membra,
Ut tremere in terra videatur ab artubus, id quod
Decidit abscissum, cùm mens tamen atque hominis vis
Mobilitate mali non quit sentire dolorem.

J’avoy mon estomach pressé de ce sang caillé, mes mains y couroient d’elles mesmes, comme elles font souvent, où il nous demange, contre l’advis de nostre volonté. Il y a plusieurs animaux, et des hommes mesmes, apres qu’ils sont trespassez, ausquels on voit resserrer et remuer des muscles. Chacun sçait par experience, qu’il a des parties qui se branslent, dressent et couchent souvent sans son congé. Or ces passions qui ne nous touchent que par l’escorse, ne se peuvent dire nostres : Pour les faire nostres, il faut que l’homme y soit engagé tout entier : et les douleurs que le pied ou la main sentent pendant que nous dormons, ne sont pas à nous.

Comme j’approchay de chez moy, où l’alarme de ma cheute avoit desja couru, et que ceux de ma famille m’eurent rencontré, avec les cris accoustumez en telles choses : non seulement je respondois quelque mot à ce qu’on me demandoit, mais encore ils disent que je m’advisay de commander qu’on donnast un cheval à ma femme, que je voyoy s’empestrer et se tracasser dans le chemin, qui est montueux et mal-aisé. Il semble que ceste consideration deust partir d’une ame esveillée ; si est-ce que je n’y estois aucunement : c’estoyent des pensemens vains en nuë, qui estoyent esmeuz par les sens des yeux et des oreilles : ils ne venoyent pas de chez moy. Je ne sçavoy pourtant ny d’où je venoy, ny où j’aloy, ny ne pouvois poiser et considerer ce qu’on me demandoit : ce sont de legers effects, que les sens produysoyent d’eux mesmes, comme d’un usage : ce que l’ame y prestoit, c’estoit en songe, touchée bien legerement, et comme lechée seulement et arrosée par la molle impression des sens.

Cependant mon assiette estoit à la verité tres-douce et paisible : je n’avoy affliction ny pour autruy ny pour moy : c’estoit une langueur et une extreme foiblesse, sans aucune douleur. Je vy ma maison sans la recognoistre. Quand on m’eut couché, je senty une infinie douceur à ce repos : car j’avoy esté vilainement tirassé par ces pauvres gens, qui avoyent pris la peine de me porter sur leurs bras, par un long et tres-mauvais chemin, et s’y estoient lassez deux ou trois fois les uns apres les autres. On me presenta force remedes, dequoy je n’en receuz aucun, tenant pour certain, que j’estoy blessé à mort par la teste. C’eust esté sans mentir une mort bien heureuse : car la foiblesse de mon discours me gardoit d’en rien juger, et celle du corps d’en rien sentir. Je me laissoy cou ler si doucement, et d’une façon si molle et si aisée, que je ne sens guere autre action moins poisante que celle-la estoit. Quand je vins à revivre, et à reprendre mes forces,

Ut tandem sensus convaluere mei,

qui fut deux ou trois heures apres, je me senty tout d’un train rengager aux douleurs, ayant les membres tous moulus et froissez de ma cheute, et en fus si mal deux ou trois nuits apres, que j’en cuiday remourir encore un coup : mais d’une mort plus vifve, et me sens encore de la secousse de ceste froissure. Je ne veux pas oublier cecy, que la derniere chose en quoy je me peuz remettre, ce fut la souvenance de cet accident : et me fis redire plusieurs fois, où j’aloy, d’où je venoy, à quelle heure cela m’estoit advenu, avant que de le pouvoir concevoir. Quant à la façon de ma cheute, on me la cachoit, en faveur de celuy, qui en avoit esté cause, et m’en forgeoit on d’autres. Mais long temps apres, et le lendemain, quand ma memoire vint à s’entr’ouvrir, et me representer l’estat, où je m’estoy trouvé en l’instant que j’avoy aperçeu ce cheval fondant sur moy (car je l’avoy veu à mes talons, et me tins pour mort : mais ce pensement avoit esté si soudain, que la peur n’eut pas loisir de s’y engendrer) il me sembla que c’estoit un esclair qui me frapoit l’ame de secousse, et que je revenoy de l’autre monde.

Ce conte d’un evénement si leger, est assez vain, n’estoit l’instruction que j’en ay tirée pour moy : car à la verité pour s’aprivoiser à la mort, je trouve qu’il n’y a que de s’en avoisiner. Or, comme dit Pline, chacun est à soy-mesmes une tres bonne discipline, pourveu qu’il ait la suffisance de s’espier de pres. Ce n’est pas icy ma doctrine, c’est mon estude : et n’est pas la leçon d’autruy, c’est la mienne.

Et ne me doibt pourtant sçavoir mauvais gré, si je la communique. Ce qui me sert, peut aussi par accident servir à un autre. Au demeurant, je ne gaste rien, je n’use que du mien. Et si je fay le fol, c’est à mes despends, et sans l’interest de personne : Car c’est en follie, qui meurt en moy, qui n’a point de suitte. Nous n’avons nouvelles que de deux ou trois anciens, qui ayent battu ce chemin : Et si ne pouvons dire, si c’est du tout en pareille maniere à ceste-cy, n’en connoissant que les noms. Nul depuis ne s’est jetté sur leur trace : C’est une espineuse entreprinse, et plus qu’il ne semble, de suyvre une alleure si vagabonde, que celle de nostre esprit : de penetrer les profondeurs opaques de ses replis internes : de choisir et arrester tant de menus airs de ses agitations : Et est un amusement nouveau et extraordinaire, qui nous retire des occupations communes du monde : ouy, et des plus recommandées. Il y a plusieurs années que je n’ay que moy pour visée à mes pensées, que je ne contrerolle et n’estudie que moy. Et si j’estudie autre chose, c’est pour soudain le coucher sur moy, ou en moy, pour mieux dire. Et ne me semble point faillir, si, comme il se faict des autres sciences, sans comparaison moins utiles, je fay part de ce que j’ay apprins en ceste cy : quoy que je ne me contente guere du progrez que j’y ay faict. Il n’est description pareille en difficulté, à la description de soy-mesmes, ny certes en utilité. Encore se faut il testonner, encore se faut il ordonner et renger pour sortir en place. Or je me pare sans cesse : car je me descris sans cesse. La coustume a faict le parler de soy, vicieux : Et le prohibe obstinéement en hayne de la ventance, qui semble tousjours estre attachée aux propres tesmoignages.

Au lieu qu’on doit moucher l’enfant, cela s’appelle l’enaser,

In vitium ducit culpæ fuga.

Je trouve plus de mal que de bien à ce remede : Mais quand il seroit vray, que ce fust necessairement, presomption, d’entretenir le peuple de soy : je ne doy pas suyvant mon general dessein, refuser une action qui publie ceste maladive qualité, puis qu’elle est en moy : et ne doy cacher ceste faute, que j’ay non seulement en usage, mais en profession. Toutesfois à dire ce que j’en croy, cette coustume a tort de condamner le vin, par ce que plusieurs s’y enyvrent. On ne peut abuser que des choses qui sont bonnes. Et croy de ceste reigle, qu’elle ne regarde que la populaire defaillance : Ce sont brides à veaux, desquelles ny les saincts, que nous oyons si hautement parler d’eux, ny les Philosophes, ny les Theologiens ne se brident. Ne fay-je moy, quoy que je soye aussi peu l’un que l’autre. S’ils n’en escrivent à point nommé, aumoins, quand l’occasion les y porte, ne feignent ils pas de se jetter bien avant sur le trottoir. Dequoy traitte Socrates plus largement que de soy ? A quoy achemine il plus souvent les propos de ses disciples, qu’à parler d’eux, non pas de la leçon de leur livre, mais de l’estre et branle de leur ame ? Nous nous disons religieusement à Dieu, et à nostre confesseur, comme noz voisins à tout le peuple. Mais nous n’en disons, me respondra-on, que les accusations. Nous disons donc tout : car nostre vertu mesme est fautiere et repentable : Mon mestier et mon art, c’est vivre. Qui me defend d’en parler selon mon sens, experience et usage : qu’il ordonne à l’architecte de parler des bastimens non selon soy, mais selon son voisin, selon la science d’un autre, non selon la sienne. Si c’est gloire, de soy-mesme publier ses valeurs, que ne met Cicero en avant l’eloquence de Hortense ; Hortense celle de Cicero ? A l’adventure entendent ils que je tesmoigne de moy par ouvrage et effects, non nuement par des paroles. Je peins principalement mes cogitations, subject informe, qui ne peut tomber en production ouvragere. A toute peine le puis je coucher en ce corps aëré de la voix. Des plus sages hommes, et des plus devots, ont vescu fuyants tous apparents effects. Les effects diroyent plus de la fortune, que de moy. Ils tesmoignent leur roolle, non pas le mien, si ce n’est conjecturalement et incertainement : Eschantillons d’une montre particuliere. Je m’estalle entier : C’est un skeletos, où d’une veuë les veines, les muscles, les tendons paroissent, chasque piece en son siege. L’effect de la toux en produisoit une partie : l’effect de la palleur ou battement de cœur un’ autre, et doubteusement.

Ce ne sont mes gestes que j’escris ; c’est moy, c’est mon essence. Je tien qu’il faut estre prudent à estimer de soy, et pareillement conscientieux à en tesmoigner : soit bas, soit haut, indifferemment. Si je me sembloy bon et sage tout à fait, je l’entonneroy à pleine teste. De dire moins de soy, qu’il n’y en a, c’est sottise, non modestie : se payer de moins, qu’on ne vaut, c’est lascheté et pusillanimité selon Aristote. Nulle vertu ne s’ayde de la fausseté : et la verité n’est jamais matiere d’erreur. De dire de soy plus qu’il n’en y a, ce n’est pas tousjours presomption, c’est encore souvent sottise. Se complaire outre mesure de ce qu’on est, en tomber en amour de soy indiscrete, est à mon advis la substance de ce vice. Le supreme remede à le guarir, c’est faire tout le rebours de ce que ceux icy ordonnent, qui en defendant le parler de soy, defendent par consequent encore plus de penser à soy. L’orgueil gist en la pensée : la langue n’y peut avoir qu’une bien legere part. De s’amuser à soy, il leur semble que c’est se plaire en soy : de se hanter et prattiquer, que c’est se trop cherir. Mais cet excez naist seulement en ceux qui ne se tastent que superficiellement, qui se voyent apres leurs affaires, qui appellent resverie et oysiveté de s’entretenir de soy, et s’estoffer et bastir, faire des chasteaux en Espaigne : s’estimants chose tierce et estrangere à eux mesmes.

Si quelcun s’enyvre de sa science, regardant souz soy : qu’il tourne les yeux au dessus vers les siecles passez, il baissera les cornes, y trouvant tant de milliers d’esprits, qui le foulent aux pieds. S’il entre en quelque flateuse presomption de sa vaillance, qu’il se ramentoive les vies de Scipion, d’Epaminondas, de tant d’armées, de tant de peuples, qui le laissent si loing derriere eux. Nulle particuliere qualité n’enorgeuillira celuy, qui mettra quand et quand en compte, tant d’imparfaittes et foibles qualitez autres, qui sont en luy, et au bout, la nihilité de l’humaine condition.

Par ce que Socrates avoit seul mordu à certes au precepte de son Dieu, de se connoistre, et par cest estude estoit arrivé à se mespriser, il fut estimé seul digne du nom de Sage. Qui se connoistra ainsi, qu’il se donne hardiment à connoistre par sa bouche.


Des recompenses d’honneur.
Chap. VII


CEUX qui escrivent la vie d’Auguste Cæsar, remarquent cecy en sa discipline militaire, que des dons il estoit merveilleusement liberal envers ceux qui le meritoient : mais que des pures recompenses d’honneur il en estoit bien autant espargnant. Si est-ce qu’il avoit esté luy mesme gratifié par son oncle, de toutes les recompenses militaires, avant qu’il eust jamais esté à la guerre. C’a esté une belle invention, et receuë en la plus part des polices du monde, d’establir certaines merques vaines et sans prix, pour en honnorer et recompenser la vertu : comme sont les couronnes de laurier, de chesne, de meurte, la forme de certain vestement, le privilege d’aller en coche par ville, ou de nuit avecques flambeau, quelque assiete particuliere aux assemblées publiques, la prerogative d’aucuns surnoms et titres, certaines merques aux armoiries, et choses semblables, dequoy l’usage a esté diversement receu selon l’opinion des nations, et dure encores.

Nous avons pour nostre part, et plusieurs de nos voisins, les ordres de chevalerie, qui ne sont establis qu’à ceste fin. C’est à la verité une bien bonne et profitable coustume, de trouver moyen de recognoistre la valeur des hommes rares et excellens, et de les contenter et satis-faire par des payemens, qui ne chargent aucunement le publiq, et qui ne coustent rien au Prince. Et ce qui a esté tousjours conneu par experience ancienne, et que nous avons autrefois aussi peu voir entre nous, que les gens de qualité avoyent plus de jalousie de telles recompenses, que de celles où il y avoit du guain et du profit, cela n’est pas sans raison et grande apparence. Si au prix qui doit estre simplement d’honneur, on y mesle d’autres commoditez, et de la richesse : ce meslange au lieu d’augmenter l’estimation, il la ravale et en retranche. L’ordre Sainct Michel, qui a esté si long temps en credit parmy nous, n’avoit point de plus grande commodité que celle-la, de n’avoir communication d’aucune autre commodité. Cela faisoit, qu’autre-fois il n’y avoit ne charge ny estat, quel qu’il fust, auquel la noblesse pretendist avec tant de desir et d’affection, qu’elle faisoit à l’ordre, ny qualité qui apportast plus de respect et de grandeur : la vertu embrassant et aspirant plus volontiers à une recompense purement sienne, plustost glorieuse, qu’utile. Car à la verité les autres dons n’ont pas leur usage si digne, d’autant qu’on les employe à toute sorte d’occasions. Par des richesses on satiffaict le service d’un valet, la diligence d’un courrier ; le dancer, le voltiger, le parler, et les plus viles offices qu’on reçoive : voire et le vice s’en paye, la flaterie, le maquerelage, la trahison : ce n’est pas merveille si la vertu reçoit et desire moins volontiers ceste sorte de monnoye commune, que celle qui luy est propre et particuliere, toute noble et genereuse. Auguste avoit raison d’estre beaucoup plus mesnager et espargnant de ceste-cy, que de l’autre : d’autant que l’honneur, c’est un privilege qui tire sa principale essence de la rareté : et la vertu mesme.

Cui malus est nemo, quis bonus esse potest ?

On ne remerque pas pour la recommandation d’un homme, qu’il ait soin de la nourriture de ses enfans, d’autant que c’est une action commune, quelque juste qu’elle soit : non plus qu’un grand arbre, où la forest est toute de mesmes. Je ne pense pas qu’aucun citoyen de Sparte se glorifiast de sa vaillance : car c’estoit une vertu populaire en leur nation : et aussi peu de la fidelité et mespris des richesses. Il n’eschoit pas de recompense à une vertu, pour grande qu’elle soit, qui est passée en coustume : et ne sçay avec, si nous l’appellerions jamais grande, estant commune.

Puis donc que ces loyers d’honneur, n’ont autre prix et estimation que ceste là, que peu de gens en jouyssent, il n’est, pour les aneantir, que d’en faire largesse. Quand il se trouveroit plus d’hommes qu’au temps passé, qui meritassent nostre ordre, il n’en faloit pas pourtant corrompre l’estimation. Et peut aysément advenir que plus le meritent : car il n’est aucune des vertuz qui s’espande si aysement que la vaillance militaire. Il y en a une autre vraye, perfaicte et philosophique, dequoy je ne parle point (et me sers de ce mot, selon nostre usage) bien plus grande que ceste cy, et plus pleine : qui est une force et asseurance de l’ame, mesprisant également toute sorte de contraires accidens ; equable, uniforme et constante, de laquelle la nostre n’est qu’un bien petit rayon. L’usage, l’institution, l’exemple et la coustume, peuvent tout ce qu’elles veulent en l’establissement de celle, dequoy je parle, et la rendent aysement vulgaire, comme il est tresaysé à voir par l’experience que nous en donnent nos guerres civiles. Et qui nous pourroit joindre à ceste heure, et acharner à une entreprise commune tout nostre peuple, nous ferions refleurir nostre ancien nom militaire. Il est bien certain, que la recompense de l’ordre ne touchoit pas au temps passé seulement la vaillance, elle regardoit plus loing. Ce n’a jamais esté le payement d’un valeureux soldat, mais d’un Capitaine fameux. La science d’obeïr ne meritoit pas un loyer si honorable : on y requeroit anciennement une expertise bellique plus universelle, et qui embrassast la plus part et plus grandes parties d’un homme militaire, neque enim eædem militares et imperatoriæ artes sunt, qui fust encore, outre cela de condition accommodable à une telle dignité. Mais je dy, quand plus de gens en seroyent dignes qu’il ne s’en trouvoit autresfois, qu’il ne falloit pas pourtant s’en rendre plus liberal : et eust mieux vallu faillir à n’en estrener pas tous ceux, à qui il estoit deu, que de perdre pour jamais, comme nous venons de faire, l’usage d’une invention si utile. Aucun homme de cœur ne daigne s’avantager de ce qu’il a de commun avec plusieurs : Et ceux d’aujourd’huy qui ont moins merité ceste recompense, font plus de contenance de la desdaigner, pour se loger par là, au reng de ceux à qui on fait tort d’espandre indignement et avilir ceste marque qui leur estoit particulierement deuë.

Or de s’attendre en effaçant et abolissant ceste-cy, de pouvoir soudain remettre en credit, et renouveller une semblable coustume, ce n’est pas entreprinse propre à une saison si licentieuse et malade, qu’est celle, où nous nous trouvons à present : et en adviendra que la derniere encourra dés sa naissance, les incommoditez qui viennent de ruiner l’autre. Les regles de la dispensation de ce nouvel ordre, auroyent besoing d’estre extremement tendues et contraintes, pour luy donner authorité : et ceste saison tumultuaire n’est pas capable d’une bride courte et reglée. Outre ce qu’avant qu’on luy puisse donner credit, il est besoing qu’on ayt perdu la memoire du premier, et du mespris auquel il est cheut.

Ce lieu pourroit recevoir quelque discours sur la consideration de la vaillance, et difference de ceste vertu aux autres : mais Plutarque estant souvent retombé sur ce propos, je me meslerois pour neant de rapporter icy ce qu’il en dit. Cecy est digne d’estre consideré, que nostre nation donne à la vaillance le premier degré des vertus, comme son nom montre, qui vient de valeur : et qu’à nostre usage, quand nous disons un homme qui vaut beaucoup, ou un homme de bien, au stile de nostre cour, et de nostre noblesse, ce n’est à dire autre chose qu’un vaillant homme : d’une façon pareille à la Romaine. Car la generale appellation de vertu prend chez eux etymologie de la force. La forme propre, et seule, et essencielle, de noblesse en France, c’est la vacation militaire. Il est vray-semblable que la premiere vertu qui se soit faict paroistre entre les hommes, et qui a donné advantage aux uns sur les autres, ç’a esté ceste-cy : par laquelle les plus forts et courageux se sont rendus maistres des plus foibles, et ont acquis reng et reputation particuliere : d’où luy est demeuré cet honneur et dignité de langage : ou bien que ces nations estans tres-belliqueuses, ont donné le prix à celle des vertus, qui leur estoit plus familiere, et le plus digne tiltre. Tout ainsi que nostre passion, et ceste fievreuse solicitude que nous avons de la chasteté des femmes, fait aussi qu’une bonne femme, une femme de bien, et femme d’honneur et de vertu, ce ne soit en effect à dire autre chose pour nous, qu’une femme chaste : comme si pour les obliger à ce devoir, nous mettions à nonchaloir tous les autres, et leur laschions la bride à toute autre faute, pour entrer en composition de leur faire quitter ceste-cy.


DE L’AFFECTION DES PERES AUX ENFANS
Chap. VIII


A Madame d’Estissac.

MADAME, si l’estrangeté ne me sauve, et la nouvelleté, qui ont accoustumé de donner prix aux choses, je ne sors jamais à mon honneur de ceste sotte entreprinse : mais elle est si fantastique, et a un visage si esloigné de l’usage commun, que cela luy pourra donner passage. C’est une humeur melancolique, et une humeur par consequent tres ennemie de ma complexion naturelle, produite par le chagrin de la solitude, en laquelle il y a quelques années que je m’estoy jetté, qui m’a mis premierement en teste ceste resverie de me mesler d’escrire. Et puis me trouvant entierement despourveu et vuide de toute autre matiere, je me suis presenté moy-mesmes à moy pour argument et pour subject. C’est le seul livre au monde de son espece, et d’un dessein farousche et extravaguant. Il n’y a rien aussi en ceste besoigne digne d’estre remerqué que ceste bizarrerie : car à un subject si vain et si vil, le meilleur ouvrier du monde n’eust sçeu donner façon qui merite qu’on en face conte. Or Madame, ayant à m’y pourtraire au vif, j’en eusse oublié un traict d’importance, si je n’y eusse representé l’honneur, que j’ay tousjours rendu à vos merites. Et l’ay voulu dire signamment à la teste de ce chapitre, d’autant que parmy vos autres bonnes qualitez, celle de l’amitié que vous avez montrée à vos enfans, tient l’un des premiers rengs. Qui sçaura l’aage auquel Monsieur d’Estissac vostre mari vous laissa veufve, les grands et honorables partis, qui vous ont esté offerts, autant qu’à Dame de France de vostre condition, la constance et fermeté dequoy vous avez soustenu tant d’années et au travers de tant d’espineuses difficultez, la charge et conduite de leurs affaires, qui vous ont agitée par tous les coins de France, et vous tiennent encores assiegée, l’heureux acheminement que vous y avez donné, par vostre seule prudence ou bonne fortune : il dira aisément avec moy, que nous n’avons point d’exemple d’affection maternelle en nostre temps plus exprez que le vostre.

Je louë Dieu, Madame, qu’elle aye esté si bien employée : car les bonnes esperances que donne de soy Monsieur d’Estissac vostre fils, asseurent assez que quand il sera en aage, vous en tirerez l’obeïssance et reconnoissance d’un tres-bon enfant. Mais d’autant qu’à cause de sa puerilité, il n’a peu remerquer les extremes offices qu’il a receu de vous en si grand nombre, je veux, si ces escrits viennent un jour à luy tomber en main, lors que je n’auray plus ny bouche ny parole qui le puisse dire, qu’il reçoive de moy ce tesmoignage en toute verité : qui luy sera encore plus vifvement tesmoigné par les bons effects, dequoy si Dieu plaist il se ressentira, qu’il n’est gentil-homme en France, qui doive plus à sa mere qu’il fait, et qu’il ne peut donner à l’advenir plus certaine preuve de sa bonté, et de sa vertu, qu’en vous reconnoissant pour telle.

S’il y a quelque loy vrayement naturelle, c’est à dire quelque instinct, qui se voye universellement et perpetuellement empreinct aux bestes et en nous (ce qui n’est pas sans controverse) je puis dire à mon advis, qu’apres le soin que chasque animal a de sa conservation, et de fuir ce qui nuit, l’affection que l’engendrant porte à son engeance, tient le second lieu en ce rang. Et parce que nature semble nous l’avoir recommandée, regardant à estendre et faire aller avant, les pieces successives de ceste sienne machine : ce n’est pas merveille, si à reculons des enfans aux peres, elle n’est pas si grande.

Joint ceste autre consideration Aristotelique : que celuy qui bien faict à quelcun, l’aime mieux, qu’il n’en est aimé : Et celuy à qui il est deu, aime mieux, que celuy qui doibt : et tout ouvrier aime mieux son ouvrage, qu’il n’en seroit aimé, si l’ouvrage avoit du sentiment : d’autant que nous avons cher, estre, et estre consiste en mouvement et action. Parquoy chascun est aucunement en son ouvrage. Qui bien fait, exerce une action belle et honneste : qui reçoit, l’exerce utile seulement. Or l’utile est de beaucoup moins aimable que l’honneste. L’honneste est stable et permanent, fournissant à celuy qui l’a faict, une gratification constante. L’utile se perd et eschappe facilement, et n’en est la memoire ny si fresche ny si douce. Les choses nous sont plus cheres, qui nous ont plus cousté. Et donner, est de plus de coust que le prendre.

Puis qu’il a pleu à Dieu nous doüer de quelque capacité de discours, affin que comme les bestes nous ne fussions pas servilement assubjectis aux lois communes, ains que nous nous y appliquassions par jugement et liberté volontaire : nous devons bien prester un peu à la simple authorité de nature : mais non pas nous laisser tyranniquement emporter à elle : la seule raison doit avoir la conduite de nos inclinations. J’ay de ma part le goust estrangement mousse à ces propensions, qui sont produites en nous sans l’ordonnance et entremise de nostre jugement. Comme sur ce subject, duquel je parle, je ne puis recevoir cette passion, dequoy on embrasse les enfans à peine encore naiz, n’ayants ny mouvement en l’ame, ny forme recognoissable au corps, par où ils se puissent rendre aimables : et ne les ay pas souffert volontiers nourrir pres de moy. Une vraye affection et bien reglée, devroit naistre, et s’augmenter avec la cognoissance qu’ils nous donnent d’eux ; et lors, s’ils le valent, la propension naturelle marchant quant et quant la raison, les cherir d’une amitié vrayement paternelle ; et en juger de mesme s’ils sont autres, nous rendans tousjours à la raison, nonobstant la force naturelle. Il en va fort souvent au rebours, et le plus communement nous nous sentons plus esmeuz des trepignemens, jeux et niaiseries pueriles de noz enfans, que nous ne faisons apres, de leurs actions toutes formées : comme si nous les avions aymez pour nostre passe-temps, comme des guenons, non comme des hommes. Et tel fournit bien liberalement de jouëts à leur enfance, qui se trouve resserré à la moindre despence qu’il leur faut estans en aage. Voire il semble que la jalousie que nous avons de les voir paroistre et jouyr du monde, quand nous sommes à mesme de le quitter, nous rende plus espargnans et restrains envers eux : Il nous fasche qu’ils nous marchent sur les talons, comme pour nous solliciter de sortir : Et si nous avions à craindre cela, puis que l’ordre des choses porte qu’ils ne peuvent, à dire verité, estre, ny vivre, qu’aux despens de nostre estre et de nostre vie, nous ne devions pas nous mesler d’estre peres.

Quant à moy, je treuve que c’est cruauté et injustice de ne les recevoir au partage et societé de noz biens, et compagnons en l’intelligence de noz affaires domestiques, quand ils en sont capables, et de ne retrancher et resserrer noz commoditez pour prouvoir aux leurs, puis que nous les avons engendrez à cet effect.

C’est injustice de voir qu’un pere vieil, cassé, et demy-mort, jouysse seul à un coing du foyer, des biens qui suffiroient à l’avancement et entretien de plusieurs enfans, et qu’il les laisse cependant par faute de moyen, perdre leurs meilleures années, sans se pousser au service public, et cognoissance des hommes. On les jecte au desespoir de chercher par quelque voye, pour injuste qu’elle soit, à prouvoir à leur besoing. Comme j’ay veu de mon temps, plusieurs jeunes hommes de bonne maison, si addonnez au larcin, que nulle correction les en pouvoit destourner. J’en cognois un bien apparenté, à qui par la priere d’un sien frere, tres-honneste et brave gentil-homme, je parlay une fois pour cet effect. Il me respondit et confessa tout rondement, qu’il avoit esté acheminé à cett’ ordure, par la rigueur et avarice de son pere ; mais qu’à present il y estoit si accoustumé, qu’il ne s’en pouvoit garder. Et lors il venoit d’estre surpris en larrecin des bagues d’une dame, au lever de laquelle il s’estoit trouvé avec beaucoup d’autres.

Il me fit souvenir du compte que j’avois ouy faire d’un autre gentil-homme, si faict et façonné à ce beau mestier, du temps de sa jeunesse, que venant apres à estre maistre de ses biens, deliberé d’abandonner cette trafique, il ne se pouvoit garder pourtant s’il passoit pres d’une boutique, où il y eust chose, dequoy il eust besoin, de la desrobber, en peine de l’envoyer payer apres. Et en ay veu plusieurs si dressez et duitz à cela, que parmy leurs compagnons mesmes, ils desrobboient ordinairement des choses qu’ils vouloient rendre. Je suis Gascon, et si n’est vice auquel je m’entende moins. Je le hay un peu plus par complexion, que je ne l’accuse par discours : Seulement par desir, je ne soustrais rien à personne. Ce quartier en est à la verité un peu plus descrié que les autres de la Françoise nation. Si est-ce que nous avons veu de nostre temps à diverses fois, entre les mains de la justice, des hommes de maison, d’autres contrées, convaincus de plusieurs horribles voleries. Je crains que de cette desbauche il s’en faille aucunement prendre à ce vice des peres.

Et si on me respond ce que fit un jour un Seigneur de bon entendement, qu’il faisoit espargne des richesses, non pour en tirer autre fruict et usage, que pour se faire honorer et rechercher aux siens ; et que l’aage luy ayant osté toutes autres forces, c’estoit le seul remede qui luy restoit pour se maintenir en authorité en sa famille, et pour eviter qu’il ne vinst à mespris et desdain à tout le monde (De vray non la vieillesse seulement, mais toute imbecillité, selon Aristote, est promotrice d’avarice) Cela est quelque chose : mais c’est la medecine à un mal, duquel on devoit eviter la naissance. Un pere est bien miserable, qui ne tient l’affection de ses enfans, que par le besoin qu’ils ont de son secours, si cela se doit nommer affection : il faut se rendre respectable par sa vertu, et par sa suffisance, et aymable par sa bonté et douceur de ses mœurs. Les cendres mesmes d’une riche matiere, elles ont leur prix : et les os et reliques des personnes d’honneur, nous avons accoustumé de les tenir en respect et reverence. Nulle vieillesse peut estre si caducque et si rance, à un personnage qui a passé en honneur son aage, qu’elle ne soit venerable ; et notamment à ses enfans, desquels il faut avoir reglé l’ame à leur devoir par raison, non par necessité et par le besoin, ny par rudesse et par force.

et errat longe, mea quidem sententia,
Qui imperium credat esse gravius aut stabilius
Vi quod fit, quam illud quod amicitia adjungitur.

J’accuse toute violence en l’education d’une ame tendre, qu’on dresse pour l’honneur, et la liberté. Il y a je ne sçay quoy de servile en la rigueur, et en la contraincte : et tiens que ce qui ne se peut faire par la raison, et par prudence, et addresse, ne se fait jamais par la force. On m’a ainsin eslevé : ils disent qu’en tout mon premier aage, je n’ay tasté des verges qu’à deux coups, et bien mollement. J’ay deu la pareille aux enfans que j’ay eu : Ils me meurent tous en nourrisse : mais Leonor, une seule fille qui est eschappée à cette infortune, a attaint six ans et plus, sans qu’on ayt employé à sa conduicte, et pour le chastiement de ses fautes pueriles (l’indulgence de sa mere s’y appliquant aysément) autre chose que parolles, et bien douces : Et quand mon desir y seroit frustré, il est assez d’autres causes ausquelles nous prendre, sans entrer en reproche avec ma discipline, que je sçay estre juste et naturelle. J’eusse esté beaucoup plus religieux encores en cela vers des masles, moins nais à servir, et de condition plus libre : j’eusse aymé à leur grossir le cœur d’ingenuité et de franchise. Je n’ay veu autre effect aux verges, sinon de rendre les ames plus lasches, ou plus malitieusement opiniastres.

Voulons nous estre aymez de noz enfans ? leur voulons nous oster l’occasion de souhaiter nostre mort ? (combien que nulle occasion d’un si horrible souhait, ne peut estre ny juste ny excusable ; nullum scelus rationem habet) accommodons leur vie raisonnablement, de ce qui est en nostre puissance. Pour cela, il ne nous faudroit pas marier si jeunes que nostre aage vienne quasi à se confondre avec le leur : Car cet inconvenient nous jette à plusieurs grandes difficultez. Je dy specialement à la noblesse, qui est d’une condition oysifve, et qui ne vit, comme on dit, que de ses rentes : car ailleurs, où la vie est questuaire, la pluralité et compagnie des enfans, c’est un agencement de mesnage, ce sont autant de nouveaux utils et instrumens à s’enrichir.

Je me mariay à trente trois ans, et louë l’opinion de trente cinq, qu’on dit estre d’Aristote. Platon ne veut pas qu’on se marie avant les trente : mais il a raison de se mocquer de ceux qui font les œuvres de mariage apres cinquante cinq : et condamne leur engeance indigne d’aliment et de vie.

Thales y donna les plus vrayes bornes : qui jeune, respondit à sa mere le pressant de se marier, qu’il n’estoit pas temps : et, devenu sur l’aage, qu’il n’estoit plus temps. Il faut refuser l’opportunité à toute action importune.

Les anciens Gaulois estimoient à extreme reproche d’avoir eu accointance de femme, avant l’aage de vingt ans : et recommandoient singulierement aux hommes, qui se vouloient dresser pour la guerre, de conserver bien avant en l’aage leur pucellage ; d’autant que les courages s’amollissent et divertissent par l’accouplage des femmes.

Ma hor congiunto à giovinetta sposa,
Lieto homai de’ figli era invilito
Ne gli affetti di padre et di marito.

Muleasses Roy de Thunes, celuy que l’Empereur Charles cinquiesme remit en ses estats, reprochoit la memoire de Mahomet son pere, de sa hantise avec les femmes, l’appellant brode, effeminé, engendreur d’enfants.

L’histoire Grecque remarque de Jecus Tarentin, de Chryso, d’Astylus, de Diopopus, et d’autres, que pour maintenir leurs corps fermes au service de la course des jeux Olympiques, de la Palæstrine, et tels exercices, ils se priverent autant que leur dura ce soing, de toute sorte d’acte Venerien.

En certaine contrée des Indes Espagnolles, on ne permettoit aux hommes de se marier, qu’apres quarante ans, et si le permettoit-on aux filles à dix ans.

Un gentil-homme qui a trente cinq ans, il n’est pas temps qu’il face place à son fils qui en a vingt : il est luy-mesme au train de paroistre et aux voyages des guerres, et en la cour de son Prince : il a besoin de ses pieces ; et en doit certainement faire part, mais telle part, qu’il ne s’oublie pas pour autruy. Et à celuy-là peut servir justement cette responce que les peres ont ordinairement en la bouche : Je ne me veux pas despouiller devant que de m’aller coucher.

Mais un pere atterré d’années et de maux, privé par sa foiblesse et faute de santé, de la commune societé des hommes, il se faict tort, et aux siens, de couver inutilement un grand tas de richesses. Il est assez en estat, s’il est sage, pour avoir desir de se despouiller pour se coucher, non pas jusques à la chemise, mais jusques à une robbe de nuict bien chaude : le reste des pompes, dequoy il n’a plus que faire, il doit en estrener volontiers ceux, à qui par ordonnance naturelle cela doit appartenir. C’est raison qu’il leur en laisse l’usage, puis que nature l’en prive : autrement sans doute il y a de la malice et de l’envie. La plus belle des actions de l’Empereur Charles cinquiesme fut celle-là, à l’imitation d’aucuns anciens de son qualibre, d’avoir sçeu recognoistre que la raison nous commande assez de nous despouiller, quand noz robbes nous chargent et empeschent, et de nous coucher quand les jambes nous faillent. Il resigna ses moyens, grandeur et puissance à son fils, lors qu’il sentit defaillir en soy la fermeté et la force pour conduire les affaires, avec la gloire qu’il y avoit acquise.

Solve senescentem mature sanus equum, ne
Peccet ad extremum ridendus, et ilia ducat.

Cette faute, de ne se sçavoir recognoistre de bonne heure, et ne sentir l’impuissance et extreme alteration que l’aage apporte naturellement et au corps et à l’ame, qui à mon opinion est esgale, si l’ame n’en a plus de la moitié, a perdu la reputation de la plus part des grands hommes du monde. J’ay veu de mon temps et cognu familierement, des personnages de grande authorité, qu’il estoit bien aisé à voir, estre merveilleusement descheuz de cette ancienne suffisance, que je cognoissois par la reputation qu’ils en avoient acquise en leurs meilleurs ans. Je les eusse pour leur honneur volontiers souhaitez retirez en leur maison à leur aise, et deschargez des occupations publiques et guerrieres, qui n’estoient plus pour leurs espaules. J’ay autrefois esté privé en la maison d’un gentilhomme veuf et fort vieil, d’une vieillesse toutefois assez verte. Cettuy-cy avoit plusieurs filles à marier, et un fils desja en aage de paroistre ; cela chargeoit sa maison de plusieurs despences et visites estrangeres, à quoy il prenoit peu de plaisir, non seulement pour le soin de l’espargne, mais encore plus, pour avoir, à cause de l’aage, pris une forme de vie fort esloignée de la nostre. Je luy dy un jour un peu hardiment, comme j’ay accoustumé, qu’il luy sieroit mieux de nous faire place, et de laisser à son fils sa maison principale, (car il n’avoit que celle-là de bien logée et accommodée) et se retirer en une sienne terre voisine, où personne n’apporteroit incommodité à son repos, puis qu’il ne pouvoit autrement eviter nostre importunité, veu la condition de ses enfans. Il m’en creut depuis, et s’en trouva bien.

Ce n’est pas à dire qu’on leur donne, par telle voye d’obligation, de laquelle on ne se puisse plus desdire : je leur lairrois, moy qui suis à mesme de jouer ce rolle, la jouyssance de ma maison et de mes biens, mais avec liberté de m’en repentir, s’ils m’en donnoyent occasion : je leur en lairrois l’usage, par ce qu’il ne me seroit plus commode : Et de l’authorité des affaires en gros, je m’en reserverois autant qu’il me plairoit. Ayant tousjours jugé que ce doit estre un grand contentement à un pere vieil, de mettre luy-mesme ses enfans en train du gouvernement de ses affaires, et de pouvoir pendant sa vie contreroller leurs deportemens : leur fournissant d’instruction et d’advis suyvant l’experience qu’il en a, et d’acheminer luy mesme l’ancien honneur et ordre de sa maison en la main de ses successeurs, et se respondre par là, des esperances qu’il peut prendre de leur conduicte à venir. Et pour cet effect, je ne voudrois pas fuir leur compagnie, je voudrois les esclairer de pres, et jouyr selon la condition de mon aage, de leur allegresse, et de leurs festes. Si je ne vivoy parmy eux (comme je ne pourroy sans offencer leur assemblée par le chagrin de mon aage, et l’obligation de mes maladies, et sans contraindre aussi et forcer les regles et façons de vivre que j’auroy lors) je voudroy au moins vivre pres d’eux en un quartier de ma maison, non pas le plus en parade, mais le plus en commodité. Non comme je vy il y a quelques années, un Doyen de S. Hilaire de Poictiers, rendu à telle solitude par l’incommodité de sa melancholie, que lors que j’entray en sa chambre, il y avoit vingt deux ans, qu’il n’en estoit sorty un seul pas ; et si avoit toutes ses actions libres et aysées, sauf un reume qui luy tomboit sur l’estomac. A peine une fois la sepmaine, vouloit-il permettre qu’aucun entrast pour le voir : Il se tenoit tousjours enfermé par le dedans de sa chambre seul, sauf qu’un valet luy portoit une fois le jour à manger, qui ne faisoit qu’entrer et sortir. Son occupation estoit se promener, et lire quelque livre (car il cognoissoit aucunement les lettres) obstiné au demeurant de mourir en cette desmarche, comme il fit bien tost apres.

J’essayeroy par une douce conversation, de nourrir en mes enfans une vive amitié et bien-vueillance non feinte en mon endroict. Ce qu’on gaigne aisément envers des natures bien nées : car si ce sont bestes furieuses, comme nostre siecle en produit à miliers, il les faut hayr et fuyr pour telles. Je veux mal à cette coustume, d’interdire aux enfants l’appellation paternelle, et leur en enjoindre un’ estrangere, comme plus reverentiale : nature n’aiant volontiers pas suffisamment pourveu à nostre authorité. Nous appellons Dieu tout-puissant, pere, et desdaignons que noz enfants nous en appellent. J’ay reformé cett’ erreur en ma famille. C’est aussi folie et injustice de priver les enfans qui sont en aage, de la familiarité des peres, et vouloir maintenir en leur endroit une morgue austere et desdaigneuse, esperant par là, les tenir en crainte et obeissance. Car c’est une farce tres-inutile, qui rend les peres ennuieux aux enfans, et qui pis est, ridicules. Ils ont la jeunesse et les forces en la main, et par consequent le vent et la faveur du monde ; et reçoivent avecques mocquerie, ces mines fieres et tyranniques, d’un homme qui n’a plus de sang, ny au cœur, ny aux veines : vrais espouvantails de cheneviere. Quand je pourroy me faire craindre, j’aimeroy encore mieux me faire aymer.

Il y a tant de sortes de deffauts en la vieillesse, tant d’impuissance, elle est si propre au mespris, que le meilleur acquest qu’elle puisse faire, c’est l’affection et amour des siens : le commandement et la crainte, ce ne sont plus ses armes. J’en ay veu quelqu’un, duquel la jeunesse avoit esté tres-imperieuse, quand c’est venu sur l’aage, quoy qu’il le passe sainement ce qu’il se peut, il frappe, il mord, il jure, le plus tempestatif maistre de France, il se ronge de soing et de vigilance, tout cela n’est qu’un bastelage, auquel la famille mesme complotte : du grenier, du celier, voire et de sa bource, d’autres ont la meilleure part de l’usage, cependant qu’il en a les clefs en sa gibbessiere, plus cherement que ses yeux. Cependant qu’il se contente de l’espargne et chicheté de sa table, tout est en desbauche en divers reduits de sa maison, en jeu, et en despence, et en l’entretien des comptes de sa vaine cholere et prouvoyance. Chacun est en sentinelle contre luy. Si par fortune quelque chetif serviteur s’y addonne, soudain il luy est mis en soupçon : qualité à laquelle la vieillesse mord si volontiers de soy-mesme. Quantes fois s’est-il vanté à moy, de la bride qu’il donnoit aux siens, et exacte obeïssance et reverence qu’il en recevoit ; combien il voyoit clair en ses affaires !

Ille solus nescit omnia.

Je ne sçache homme qui peust apporter plus de parties et naturelles et acquises, propres à conserver la maistrise, qu’il faict, et si en est descheu comme un enfant. Partant l’ay-je choisi parmy plusieurs telles conditions que je cognois, comme plus exemplaire.

Ce seroit matiere à une question scholastique, s’il est ainsi mieux, ou autrement. En presence, toutes choses luy cedent. Et laisse-on ce vain cours à son authorité, qu’on ne luy resiste jamais : On le croit, on le craint, on le respecte tout son saoul. Donne-il congé à un valet ? il plie son pacquet, le voila party : mais hors de devant luy seulement : Les pas de la vieillesse sont si lents, les sens si troubles, qu’il vivra et fera son office en mesme maison, un an, sans estre apperceu. Et quand la saison en est, on faict venir des lettres lointaines, piteuses, suppliantes, pleines de promesse de mieux faire, par où on le remet en grace. Monsieur fait-il quelque marché ou quelque depesche, qui desplaise ? on la supprime : forgeant tantost apres, assez de causes, pour excuser la faute d’execution ou de responce. Nulles lettres estrangeres ne luy estants premierement apportées, il ne void que celles qui semblent commodes à sa science. Si par cas d’advanture il les saisit, ayant en coustume de se reposer sur certaine personne, de les luy lire, on y trouve sur le champ ce qu’on veut : et faict-on à tous coups que tel luy demande pardon, qui l’injurie par sa lettre. Il ne void en fin affaires, que par une image disposée et desseignée et satisfactoire le plus qu’on peut, pour n’esveiller son chagrin et son courroux. J’ay veu souz des figures differentes, assez d’oeconomies longues, constantes, de tout pareil effect.

Il est tousjours proclive aux femmes de disconvenir à leurs maris. Elles saisissent à deux mains toutes couvertures de leur contraster : la premiere excuse leur sert de pleniere justification. J’en ay veu, qui desrobboit gros à son mary, pour, disoit-elle à son confesseur, faire ses aulmosnes plus grasses. Fiez vous à cette religieuse dispensation. Nul maniement leur semble avoir assez de dignité, s’il vient de la concession du mary. Il faut qu’elles l’usurpent ou finement, ou fierement, et tousjours injurieusement, pour luy donner de la grace et de l’authorité. Comme en mon propos, quand c’est contre un pauvre vieillard, et pour des enfants, lors empoignent elles ce tiltre, et en servent leur passion, avec gloire : et comme en un commun servage, monopolent facilement contre sa domination et gouvernement. Si ce sont masles, grands et fleurissans, ils subornent aussi incontinent ou par force, ou par faveur, et maistre d’Hostel et receveur, et tout le reste. Ceux qui n’ont ny femme ny fils, tombent en ce malheur plus difficilement, mais plus cruellement aussi et indignement. Le vieil Caton disoit en son temps, qu’autant de valets, autant d’ennemis. Voyez si selon la distance de la pureté de son siecle au nostre, il ne nous a pas voulu advertir, que femme, fils, et valet, autant d’ennemis à nous. Bien sert à la decrepitude de nous fournir le doux benefice d’inappercevance et d’ignorance, et facilité à nous laisser tromper. Si nous y mordions, que seroit-ce de nous ; mesme en ce temps, où les Juges qui ont à decider noz controverses, sont communément partisans de l’enfance et interessez ?

Au cas que cette pipperie m’eschappe à voir, aumoins ne m’eschappe-il pas, à voir que je suis tres-pippable. Et aura-on jamais assez dit, de quel prix est un amy, à comparaison de ces liaisons civiles ? L’image mesme, que j’en voy aux bestes, si pure, avec quelle religion je la respecte !

Si les autres me pippent, aumoins ne me pippe-je pas moy-mesme à m’estimer capable de m’en garder : ny à me ronger la cervelle pour me rendre. Je me sauve de telles trahisons en mon propre giron, non par une inquiete et tumultuaire curiosité, mais par diversion plustost, et resolution. Quand j’oy reciter l’estat de quelqu’un, je ne m’amuse pas à luy : je tourne incontinent les yeux à moy, voir comment j’en suis. Tout ce qui le touche me regarde. Son accident m’advertit et m’esveille de ce costé-là. Tous les jours et à toutes heures, nous disons d’un autre ce que nous dirions plus proprement de nous, si nous sçavions replier aussi bien qu’estendre nostre consideration.

Et plusieurs autheurs blessent en cette maniere la protection de leur cause, courant en avant temerairement à l’encontre de celle qu’ils attaquent, et lanceant à leurs ennemis des traits, propres à leur estre relancez plus avantageusement.

Feu M. le Mareschal de Monluc, ayant perdu son filz, qui mourut en l’Isle de Maderes, brave gentil-homme à la verité et de grande esperance, me faisoit fort valoir entre ses autres regrets, le desplaisir et creve-cœur qu’il sentoit de ne s’estre jamais communiqué à luy : et sur cette humeur d’une gravité et grimace paternelle, avoir perdu la commodité de gouster et bien cognoistre son filz ; et aussi de luy declarer l’extreme amitié qu’il luy portoit, et le digne jugement qu’il faisoit de sa vertu. Et ce pauvre garçon, disoit-il, n’a rien veu de moy qu’une contenance refroignée et pleine de mespris, et a emporté cette creance, que je n’ay sçeu ny l’aimer ny l’estimer selon son merite. A qui gardoy-je à descouvrir cette singuliere affection que je luy portoy dans mon ame ? estoit-ce pas luy qui en devoit avoir tout le plaisir et toute l’obligation ? Je me suis contraint et gehenné pour maintenir ce vain masque : et y ay perdu le plaisir de sa conversation, et sa volonté quant et quant, qu’il ne me peut avoir portée autre que bien froide, n’ayant jamais receu de moy que rudesse, ny senti qu’une façon tyrannique. Je trouve que cette plainte estoit bien prise et raisonnable : Car comme je sçay par une trop certaine experience, il n’est aucune si douce consolation en la perte de noz amis, que celle que nous apporte la science de n’avoir rien oublié à leur dire, et d’avoir eu avec eux une parfaite et entiere communication d’un amy. En vaux-je mieux d’en avoir le goust, ou si j’en vaux moins ? j’en vaux certes bien mieux. Son regret me console et m’honnore. Est-ce pas un pieux et plaisant office de ma vie, d’en faire à tout jamais les obseques ? Est-il jouyssance qui vaille cette privation ?

Je m’ouvre aux miens tant que je puis, et leur signifie tres-volontiers l’estat de ma volonté, et de mon jugement envers eux, comme envers un chacun : je me haste de me produire, et de me presenter : car je ne veux pas qu’on s’y mesconte, à quelque part que ce soit.

Entre autres coustumes particulieres qu’avoient noz anciens Gaulois, à ce que dit Cæsar, cette-cy en estoit l’une, que les enfans ne se presentoyent aux peres, ny fosoyent trouver en public en leur compagnie, que lors qu’ils commençoyent à porter les armes ; comme s’ils vouloyent dire que lors il estoit aussi saison, que les peres les receussent en leur familiarité et accointance.

J’ay veu encore une autre sorte d’indiscretion en aucuns peres de mon temps, qui ne se contentent pas d’avoir privé pendant leur longue vie, leurs enfans de la part qu’ils devoient avoir naturellement en leurs fortunes, mais laissent encore apres eux, à leurs femmes cette mesme authorité sur tous leurs biens, et loy d’en disposer à leur fantasie. Et ay cognu tel Seigneur des premiers officiers de nostre Couronne, ayant par esperance de droit à venir, plus de cinquante mille escus de rente, qui est mort necessiteux et accablé de debtes, aagé de plus de cinquante ans, sa mere en son extreme decrepitude, jouyssant encore de tous ses biens par l’ordonnance du pere, qui avoit de sa part vescu pres de quatre vingts ans. Cela ne me semble aucunement raisonnable.

Pourtant trouve-je peu d’advancement à un homme de qui les affaires se portent bien, d’aller chercher une femme qui le charge d’un grand dot ; il n’est point de debte estrangere qui apporte plus de ruyne aux maisons : mes predecesseurs ont communement suyvi ce conseil bien à propos, et moy aussi. Mais ceux qui nous desconseillent les femmes riches, de peur qu’elles soyent moins traictables et recognoissantes, se trompent, de faire perdre quelque reelle commodité, pour une si frivole conjecture. A une femme desraisonnable, il ne couste non plus de passer par dessus une raison, que par dessus une autre. Elles s’ayment le mieux où elles ont plus de tort. L’injustice les alleche : comme les bonnes, l’honneur de leurs actions vertueuses : Et en sont debonnaires d’autant plus, qu’elles sont plus riches : comme plus volontiers et glorieusement chastes, de ce qu’elles sont belles.

C’est raison de laisser l’administration des affaires aux meres pendant que les enfans ne sont pas en l’aage selon les loix pour en manier la charge : mais le pere les a bien mal nourris, s’il ne peut esperer qu’en leur maturité, ils auront plus de sagesse et de suffisance que sa femme, veu l’ordinaire foiblesse du sexe. Bien seroit-il toutesfois à la verité plus contre nature, de faire despendre les meres de la discretion de leurs enfans. On leur doit donner largement, dequoy maintenir leur estat selon la condition de leur maison et de leur aage, d’autant que la necessité et l’indigence est beaucoup plus mal seante et mal-aisée à supporter à elles qu’aux masles : il faut plustost en charger les enfans que la mere.

En general, la plus saine distribution de noz biens en mourant, me semble estre, les laisser distribuer à l’usage du païs. Les loix y ont mieux pensé que nous : et vaut mieux les laisser faillir en leur eslection, que de nous hazarder de faillir temerairement en la nostre. Ils ne sont pas proprement nostres, puis que d’une prescription civile et sans nous, ils sont destinez à certains successeurs. Et encore que nous ayons quelque liberté audelà, je tien qu’il faut une grande cause et bien apparente pour nous faire oster à un, ce que sa fortune luy avoit acquis, et à quoy la justice commune l’appelloit : et que c’est abuser contre raison de cette liberté, d’en servir noz fantasies frivoles et privées. Mon sort m’a faict grace, de ne m’avoir presenté des occasions qui me peussent tenter, et divertir mon affection de la commune et legitime ordonnance. J’en voy, envers qui c’est temps perdu d’employer un long soin de bons offices. Un mot receu de mauvais biais efface le merite de dix ans. Heureux, qui se trouve à point, pour leur oindre la volonté sur ce dernier passage. La voisine action l’emporte, non pas les meilleurs et plus frequents offices, mais les plus recents et presents font l’operation. Ce sont gents qui se jouent de leurs testaments, comme de pommes ou de verges, à gratifier ou chastier chaque action de ceux qui y pretendent interest. C’est chose de trop longue suitte, et de trop de poids, pour estre ainsi promenée à chasque instant : et en laquelle les sages se plantent une fois pour toutes, regardans sur tout à la raison et observance publique.

Nous prenons un peu trop à cœur ces substitutions masculines : et proposons une eternité ridicule à noz noms. Nous poisons aussi trop les vaines conjectures de l’advenir, que nous donnent les esprits puerils. A l’adventure eust on faict injustice, de me deplacer de mon rang, pour avoir esté le plus lourd et plombé, le plus long et desgousté en ma leçon, non seulement que tous mes freres, mais que tous les enfans de ma province : soit leçon d’exercice d’esprit, soit leçon d’exercice de corps. C’est follie de faire des triages extraordinaires, sur la foy de ces divinations, ausquelles nous sommes si souvent trompez. Si on peut blesser cette regle, et corriger les destinées aux chois qu’elles ont faict de noz heritiers, on le peut avec plus d’apparence, en consideration de quelque remarquable et enorme difformité corporelle : vice constant inamandable : et selon nous, grands estimateurs de la beauté, d’important prejudice.

Le plaisant dialogue du legislateur de Platon, avec ses citoyens, fera honneur à ce passage. Comment donc, disent ils sentans leur fin prochaine, ne pourrons nous point disposer de ce qui est à nous, à qui il nous plaira ? O Dieux, quelle cruauté ! Qu’il ne nous soit loisible, selon que les nostres nous auront servy en noz maladies, en nostre vieillesse, en noz affaires, de leur donner plus et moins selon noz fantasies ! A quoy le legislateur respond en cette maniere : Mes amis, qui avez sans doubte bien tost à mourir, il est mal-aisé, et que vous vous cognoissiez, et que vous cognoissiez ce qui est à vous, suivant l’inscription Delphique. Moy, qui fay les loix, tien, que ny vous n’estes à vous, ny n’est à vous ce que vous jouyssez. Et voz biens et vous, estes à vostre famille tant passée que future : mais encore plus sont au public, et vostre famille et voz biens. Parquoy de peur que quelque flatteur en vostre vieillesse ou en vostre maladie, ou quelque passion vous sollicite mal à propos, de faire testament injuste, je vous engarderay. Mais ayant respect et à l’interest universel de la cité, et à celuy de vostre maison, j’establiray des loix, et feray sentir, comme de raison, que la commodité particuliere doit ceder à la commune. Allez vous en joyeusement où la necessité humaine vous appelle. C’est à moy, qui ne regarde pas l’une chose plus que l’autre, qui autant que je puis, me soingne du general, d’avoir soucy de ce que vous laissez.

Revenant à mon propos, il me semble en toutes façons, qu’il naist rarement des femmes à qui la maistrise soit deuë sur des hommes, sauf la maternelle et naturelle : si ce n’est pour le chastiment de ceux, qui par quelque humeur fiebvreuse, se sont volontairement soubsmis à elles : mais cela ne touche aucunement les vieilles, dequoy nous parlons icy. C’est l’apparence de cette consideration, qui nous a faict forger et donner pied si volontiers, à cette loy, que nul ne veit onques, qui prive les femmes de la succession de cette couronne : et n’est guere Seigneurie au monde, où elle ne s’allegue, comme icy, par une vray-semblance de raison qui l’authorise : mais la fortune luy a donné plus de credit en certains lieux qu’aux autres. Il est dangereux de laisser à leur jugement la dispensation de nostre succession, selon le choix qu’elles feront des enfans, qui est à tous les coups inique et fantastique. Car cet appetit desreglé et goust malade, qu’elles ont au temps de leurs groisses, elles l’ont en l’ame, en tout temps. Communement on les void s’addonner aux plus foibles et malotrus, ou à ceux, si elles en ont, qui leur pendent encores au col. Car n’ayans point assez de force de discours, pour choisir et embrasser ce qui le vault, elles se laissent plus volontiers aller, où les impressions de nature sont plus seules : comme les animaux qui n’ont cognoissance de leurs petits, que pendant qu’ils tiennent à leurs mammelles.

Au demeurant il est aisé à voir par experience, que cette affection naturelle, à qui nous donnons tant d’authorité, a les racines bien foibles. Pour un fort leger profit, nous arrachons tous les jours leurs propres enfans d’entre les bras des meres, et leur faisons prendre les nostres en charge : nous leur faisons abandonner les leurs à quelque chetive nourrisse, à qui nous ne voulons pas commettre les nostres, nostres, ou à quelque chevre : leur defandant, non seulement de les alaiter, quelque dangier qu’ils en puissent encourir, mais encore d’en avoir aucun soin, pour s’employer du tout au service des nostres. Et voit on, en la plus part d’entre elles, s’engendrer bien tost par accoustumance un’affection bastarde, plus vehemente que la naturelle, et plus grande sollicitude de la conservation des enfans empruntez que des leurs propres. Et ce que j’ay parlé des chevres, c’est d’autant qu’il est ordinaire autour de chez moy de voir les femmes de vilage, lors qu’elles ne peuvent nourrir les enfans de leurs mamelles, appeller des chevres à leurs secours ; et j’ay à cette heure deux laquays qui ne tetterent jamais que huict jours laict de femme. Ces chevres sont incontinant duites à venir alaitter ces petits enfans, reconoissent leur voix quand ils crient, et y accourent : si on leur en presente un autre que leur nourrisson, elles le refusent ; et l’enfant en faict de mesmes d’une autre chevre. J’en vis un, l’autre jour, à qui on osta la sienne, parce que son pere ne l’avoit qu’empruntée d’un sien voisin : il ne peut jamais s’adonner à l’autre qu’on luy presenta, et mourut sans doute de faim. Les bestes alterent et abastardissent aussi aiséement que nous l’affection naturelle. Je croy qu’en ce que recite Herodote de certain destroit de la Lybie, qu’on s’y mesle aux femmes indifferemment, mais que l’enfant, ayant force de marcher, trouve son pere celuy vers lequel, en la presse, la naturelle inclination porte ses premiers pas, il y a souvent du mesconte. Or, à considerer cette simple occasion d’aymer nos enfans pour les avoir engendrez, pour laquelle nous les appellons autres nous mesmes, il semble qu’il y ait bien une autre production venant de nous, qui ne soit pas de moindre recommandation : car ce que nous engendrons par l’ame, les enfantemens de nostre esprit, de nostre courage et suffisance, sont produicts par une plus noble partie que la corporelle, et sont plus nostres ; nous sommes pere et mere ensemble en cette generation ; ceux cy nous coustent bien plus cher, et nous apportent plus d’honeur, s’ils ont quelque chose de bon. Car la valeur de nos autres enfans est beaucoup plus leur que nostre ; la part que nous y avons est bien legere : mais de ceux-cy, toute la beauté, toute la grace et prix est nostre. Par ainsin ils nous representent et nous rapportent bien plus vivement que les autres.

Platon adjouste, que ce sont icy des enfants immortels, qui immortalisent leurs peres, voire et les deïfient, comme Lycurgus, Solon, Minos.

Or les Histoires estants pleines d’exemples de cette amitié commune des peres envers les enfans, il ne m’a pas semblé hors de propos d’en trier aussi quelqu’un de cette-cy.

Heliodorus ce bon Evesque de Tricea, ayma mieux perdre la dignité, le profit, la devotion d’une prelature si venerable, que de perdre sa fille : fille qui dure encore bien gentille : mais à l’adventure pourtant un peu trop curieusement et mollement goderonnée pour fille Ecclesiastique et Sacerdotale, et de trop amoureuse façon.

Il y eut un Labienus à Rome, personnage de grande valeur et authorité, et entre autres qualitez, excellent en toute sorte de literature, qui estoit, ce croy-je, fils de ce grand Labienus, le premier des capitaines qui furent soubs Cæsar en la guerre des Gaules, et qui depuis s’estant jetté au party du grand Pompeius, s’y maintint si valeureusement jusques à ce que Cæsar le deffit en Espagne. Ce Labienus dequoy je parle, eut plusieurs envieux de sa vertu, et comme il est vray-semblable, les courtisans et favoris des Empereurs de son temps, pour ennemis de sa franchise, et des humeurs paternelles, qu’il retenoit encore contre la tyrannie, desquelles il est croiable qu’il avoit teint ses escrits et ses livres. Ses adversaires poursuivirent devant le magistrat à Rome, et obtindrent de faire condamner plusieurs siens ouvrages qu’il avoit mis en lumiere, à estre bruslés. Ce fut par luy que commença ce nouvel exemple de peine, qui depuis fut continué à Rome à plusieurs autres, de punir de mort les escrits mesmes, et les estudes. Il n’y avoit point assez de moyen et matiere de cruauté, si nous n’y meslions des choses que nature a exemptées de tout sentiment et de toute souffrance, comme la reputation et les inventions de nostre esprit : et si nous n’allions communiquer les maux corporels aux disciplines et monumens des Muses. Or Labienus ne peut souffrir cette perte, ny de survivre à cette sienne si chere geniture ; il se fit porter et enfermer tout vif dans le monument de ses ancestres, là où il pourveut tout d’un train à se tuer et à s’enterrer ensemble. Il est malaisé de montrer aucune autre plus vehemente affection paternelle que celle-là. Cassius Severus, homme très éloquent et son familier, voyant brûler ses livres, criait que par même sentence on le devait quant et quant condamner à être brûlé tout vif, car il portait et conservait en sa mémoire ce qu’ils contenaient.

Pareil accident advint à Greuntius Cordus accusé d’avoir en ses livres loué Brutus et Cassius. Ce Sénat vilain, servile, et corrompu, et digne d’un pire maître que Tibère, condamna ses écrits au feu. Il fut content de faire compagnie à leur mort, et se tua par abstinence de manger.

Le bon Lucain étant jugé par ce coquin Néron ; sur les derniers traits de sa vie, comme la plupart du sang fut déjà écoulé par les veines des bras, qu’il s’était faites tailler à son médecin pour mourir, et que la froideur eut saisi les extrémités de ses membres, et commença à s’approcher des parties vitales ; la dernière chose qu’il eut en sa mémoire, ce furent quelques-uns des vers de son livre de la guerre de Pharsale, qu’il récitait, et mourut ayant cette dernière voix en la bouche. Cela qu’était-ce, qu’un tendre et paternel congé qu’il prenait de ses enfants ; représentant les adieux et les étroits embrassements que nous donnons aux nôtres en mourant ; et un effet de cette naturelle inclination, qui rappelle en notre souvenance en cette extrémité, les choses, que nous avons eu les plus chères pendant notre vie ?

Pensons nous qu’Épicure qui en mourant tourmenté, comme il dit, des extrêmes douleurs de la colique, avait toute sa consolation en sa beauté de la doctrine qu’il laissait au monde, eut reçu autant de contentement d’un nombre d’enfants bien nés et bien élevés, s’il en eût eu, comme il faisait de la production de ses riches écrits ? et que s’il eût été au choix de laisser après lui un enfant contrefait et mal né, ou un livre sot et inepte, il ne choisit plutôt, et non lui seulement, mais tout homme de pareille suffisance, d’encourir le premier malheur que l’autre ? Ce serait à l’aventure impiété en Saint Augustin (pour exemple) si d’un costé on luy proposoit d’enterrer ses escrits, dequoy nostre religion reçoit un si grand fruict, ou d’enterrer ses enfans au cas qu’il en eust, s’il n’aymoit mieux enterrer ses enfans.

Et je ne sçay si je n’aymerois pas mieux beaucoup en avoir produict un parfaictement bien formé, de l’accointance des Muses, que de l’accointance de ma femme.

A cettuy-cy tel qu’il est, ce que je donne, je le donne purement et irrevocablement, comme on donne aux enfans corporels. Ce peu de bien, que je luy ay faict, il n’est plus en ma disposition. Il peut sçavoir assez de choses que je ne sçay plus, et tenir de moy ce que je n’ay point retenu : et qu’il faudroit que tout ainsi qu’un estranger, j’empruntasse de luy, si besoin m’en venoit. Si je suis plus sage que luy, il est plus riche que moy.

Il est peu d’hommes addonnez à la poësie, qui ne se gratifiassent plus d’estre peres de l’Eneide que du plus beau garçon de Rome : et qui ne souffrissent plus aisément l’une perte que l’autre. Car selon Aristote, de tous ouvriers le poëte est nommément le plus amoureux de son ouvrage. Il est malaisé à croire, qu’Epaminondas qui se vantoit de laisser pour toute posterité des filles qui feroyent un jour honneur à leur pere (c’estoyent les deux nobles victoires qu’il avoit gaigné sur les Lacedemoniens) eust volontiers consenty d’eschanger celle-là, aux plus gorgiases de toute la Grece : ou qu’Alexandre et Cæsar ayent jamais souhaité d’estre privez de la grandeur de leurs glorieux faicts de guerre, pour la commodité d’avoir des enfans et heritiers, quelques parfaicts et accompliz qu’ils peussent estre. Voire je fay grand doubte que Phidias ou autre excellent statuaire, aymast autant la conservation et la durée de ses enfans naturels, comme il feroit d’une image excellente, qu’avec long travail et estude il auroit parfaite selon l’art. Et quant à ces passions vitieuses et furieuses, qui ont eschauffé quelque fois les peres à l’amour de leurs filles, ou les meres envers leurs fils, encore s’en trouve-il de pareilles en cette autre sorte de parenté : Tesmoing ce que lon recite de Pygmalion, qu’ayant basty une statue de femme de beauté singuliere, il devint si esperduement espris de l’amour forcené de ce sien ouvrage, qu’il falut, qu’en faveur de sa rage les dieux la luy vivifiassent :

Tentatum mollescit ebur, positóque rigore
Subsidit digitis.


Des armes des Parthes
Chap. IX


C’EST une façon vitieuse de la noblesse de nostre temps, et pleine de mollesse, de ne prendre les armes que sur le point d’une extreme necessité : et s’en descharger aussi tost qu’il y a tant soit peu d’apparence, que le danger soit esloigné : D’où il survient plusieurs desordres : car chacun criant et courant à ses armes, sur le point de la charge, les uns sont à lacer encore leur cuirasse, que leurs compaignons sont desja rompus. Nos peres donnoient leur salade, leur lance, et leurs gantelets à porter, et n’abandonnoient le reste de leur equippage, tant que la courvée duroit. Nos trouppes sont ceste heure toutes troublées et difformes, par la confusion du bagage et des valets qui ne peuvent esloigner leurs maistres, à cause de leurs armes.

Tite Live parlant des nostres, Intolerantissima laboris corpora vix arma humeris gerebant.

Plusieurs nations vont encore et alloient anciennement à la guerre sans se couvrir : ou se couvroient d’inutiles defences.

Tegmina queis capitum raptus de subere cortex.

Alexandre le plus hazardeux Capitaine qui fut jamais, s’armoit fort rarement : Et ceux d’entre nous qui les mesprisent n’empirent pour cela de guere leur marché. S’il se voit quelqu’un tué par le defaut d’un harnois, il n’en est guere moindre nombre, que l’empeschement des armes a faict perdre, engagés sous leur pesanteur, ou froissez et rompus, ou par un contre-coup, ou autrement. Car il semble, à la verité, à voir le poix des nostres et leur espesseur, que nous ne cherchons qu’à nous deffendre, et en sommes plus chargez que couvers. Nous avons assez à faire à en soustenir le faix, entravez et contraints, comme si nous n’avions à combattre que du choq de nos armes : Et comme si nous n’avions pareille obligation à les deffendre, qu’elles ont à nous.

Tacitus peint plaisamment des gens de guerre de nos anciens Gaulois, ainsin armez pour se maintenir seulement, n’ayans moyen ny d’offencer ny d’estre offencez, ny de se relever abbatus. Lucullus voyant certains hommes d’armes Medois, qui faisoient front en l’armée de Tigranes, poisamment et malaisément armez, comme dans une prison de fer, print de là opinion de les deffaire aisément, et par eux commença sa charge et sa victoire.

Et à present que nos mousquetaires sont en credit, je croy qu’on trouvera quelque invention de nous emmurer pour nous en garentir, et nous faire trainer à la guerre enfermez dans des bastions, comme ceux que les anciens faisoyent porter à leurs elephans.

Ceste humeur est bien esloignée de celle du jeune Scipion, lequel accusa aigrement ses soldats, de ce qu’ils avoyent semé des chausse-trapes soubs l’eau à l’endroit du fossé, par où ceux d’une ville qu’il assiegeoit, pouvoient faire des sorties sur luy : disant que ceux qui assailloient, devoient penser à entreprendre, non pas à craindre : Et craignoit avec raison que ceste provision endormist leur vigilance à se garder.

Il dict aussi à un jeune homme, qui luy faisoit monstre de son beau bouclier : Il est vrayement beau, mon fils, mais un soldat Romain doit avoir plus de fiance en sa main dextre, qu’en la gauche.

Or il n’est que la coustume, qui nous rende insupportable la charge de nos armes.

L’husbergo in dosso haveano, et l’elmo in testa,
Due di quelli guerrier d’i quali io canto.
Ne notte o di doppo ch’entraro in questa
Stanza, gl’haveanó mai mesi da canto,
Che facile a portar comme la vesta
Era lor, perche in uso l’avean tanto.

L’Empereur Caracalla alloit par païs à pied armé de toutes pieces, conduisant son armée.

Les pietons Romains portoient non seulement le morion, l’espée, et l’escu : car quant aux armes, dit Cicero, ils estoient si accoustumez à les avoir sur le dos, qu’elles ne les empeschoient non plus que leurs membres : arma enim, membra militis esse dicunt. Mais quant et quant encore, ce qu’il leur falloit de vivres, pour quinze jours, et certaine quantité de paux pour faire leurs rempars, jusques à soixante livres de poix. Et les soldats de Marius ainsi chargez, marchant en bataille, estoient duits à faire cinq lieuës en cinq heures, et six s’il y avoit haste. Leur discipline militaire estoit beaucoup plus rude que la nostre : aussi produisoit elle de bien autres effects. Le jeune Scipion reformant son armée en Espaigne, ordonna à ses soldats de ne manger que debout, et rien de cuit. Ce traict est merveilleux à ce propos, qu’il fut reproché à un soldat Lacedemonien, qu’estant à l’expedition d’une guerre, on l’avoit veu soubs le couvert d’une maison : ils estoient si durcis à la peine, que c’estoit honte d’estre veu soubs un autre toict que celuy du ciel, quelque temps qu’il fist. Nous ne menerions guere loing nos gens à ce prix là.

Au demeurant Marcellinus, homme nourry aux guerres Romaines, remerque curieusement la façon que les Parthes avoyent de s’armer, et la remerque d’autant qu’elle estoit esloignée de la Romaine. Ils avoyent, dit-il, des armes tissuës en maniere de petites plumes, qui n’empeschoient pas le mouvement de leur corps : et si estoient si fortes que nos dards rejallissoient venans à les hurter (ce sont les escailles, dequoy nos ancestres avoient fort accoustumé de se servir) Et en un autre lieu : Ils avoient, dit-il, leurs chevaux fors et roides, couverts de gros cuir, et eux estoient armez de cap à pied, de grosses lames de fer, rengées de tel artifice, qu’à l’endroit des jointures des membres elles prestoient au mouvement. On eust dict que c’estoient des hommes de fer : car ils avoient des accoustremens de teste si proprement assis, et representans au naturel la forme et parties du visage, qu’il n’y avoit moyen de les assener que par des petits trous ronds, qui respondoient à leurs yeux, leur donnant un peu de lumiere, et par des fentes, qui estoient à l’endroict des naseaux, par où ils prenoyent assez malaisément haleine,

Flexilis inductis animatur lamina membris,
Horribilis visu, credas simulacra moveri
Ferrea, cognatóque viros spirare metallo.
Par vestitus equis, ferrata fronte minantur,
Ferratosque movent securi vulneris armos.

Voila une description, qui retire bien fort à l’equippage d’un homme d’armes François, à tout ses bardes.

Plutarque dit que Demetrius fit faire pour luy, et pour Alcinus, le premier homme de guerre qui fut aupres de luy, à chacun un harnois complet du poids de six vingts livres, là où les communs harnois n’en pesoient que soixante.


Des livres
Chap. X


JE ne fay point de doute, qu’il ne m’advienne souvent de parler de choses, qui sont mieux traictées chez les maistres du mestier, et plus veritablement. C’est icy purement l’essay de mes facultez naturelles, et nullement des acquises : Et qui me surprendra d’ignorance, il ne fera rien contre moy : car à peine respondroy-je à autruy de mes discours, qui ne m’en responds point à moy, ny n’en suis satisfaict. Qui sera en cherche de science, si la pesche où elle se loge : il n’est rien dequoy je face moins de profession. Ce sont icy mes fantasies, par lesquelles je ne tasche point à donner à connoistre les choses, mais moy : elles me seront à l’adventure connues un jour, ou l’ont autresfois esté, selon que la fortune m’a peu porter sur les lieux, où elles estoient esclaircies. Mais il ne m’en souvient plus.

Et si je suis homme de quelque leçon, je suis homme de nulle retention.

Ainsi je ne pleuvy aucune certitude, si ce n’est de faire connoistre jusques à quel poinct monte pour ceste heure, la connoissance que j’en ay. Qu’on ne s’attende pas aux matieres, mais à la façon que j’y donne.

Qu’on voye en ce que j’emprunte, si j’ay sçeu choisir dequoy rehausser ou secourir proprement l’invention, qui vient tousjours de moy. Car je fay dire aux autres, non à ma teste, mais à ma suite, ce que je ne puis si bien dire, par foiblesse de mon langage, ou par foiblesse de mon sens. Je ne compte pas mes emprunts, je les poise. Et si je les eusse voulu faire valoir par nombre, je m’en fusse chargé deux fois autant. Ils sont touts, ou fort peu s’en faut, de noms si fameux et anciens, qu’ils me semblent se nommer assez sans moy. Ez raisons, comparaisons, argumens, si j’en transplante quelcun en mon solage, et confons aux miens, à escient j’en cache l’autheur, pour tenir en bride la temerité de ces sentences hastives, qui se jettent sur toute sorte d’escrits : notamment jeunes escrits, d’hommes encore vivants : et en vulgaire, qui reçoit tout le monde à en parler, et qui semble convaincre la conception et le dessein vulgaire de mesmes. Je veux qu’ils donnent une nazarde à Plutarque sur mon nez, et qu’ils s’eschaudent à injurier Seneque en moy. Il faut musser ma foiblesse souz ces grands credits.

J’aimeray quelqu’un qui me sçache deplumer : je dy par clairté de jugement, et par la seule distinction de la force et beauté des propos. Car moy, qui, à faute de memoire, demeure court tous les coups, à les trier, par recognoissance de nation, sçay tresbien connoistre, à mesurer ma portée, que mon terroir n’est aucunement capable d’aucunes fleurs trop riches, que j’y trouve semées, et que tous les fruicts de mon creu ne les sçauroient payer.

De cecy suis-je tenu de respondre, si je m’empesche moy-mesme, s’il y a de la vanité et vice en mes discours, que je ne sente point, ou que je ne soye capable de sentir en me le representant. Car il eschappe souvent des fautes à nos yeux : mais la maladie du jugement consiste à ne les pouvoir appercevoir, lors qu’un autre nous les descouvre. La science et la verité peuvent loger chez nous sans jugement, et le jugement y peut aussi estre sans elles : voire la reconnoissance de l’ignorance est l’un des plus beaux et plus seurs tesmoignages de jugement que je trouve. Je n’ay point d’autre sergent de bande, à renger mes pieces, que la fortune. A mesme que mes resveries se presentent, je les entasse : tantost elles se pressent en foule, tantost elles se trainent à la file. Je veux qu’on voye mon pas naturel et ordinaire ainsi detraqué qu’il est. Je me laisse aller comme je me trouve. Aussi ne sont ce point icy matieres, qu’il ne soit pas permis d’ignorer, et d’en parler casuellement et temerairement.

Je souhaiterois avoir plus parfaicte intelligence des choses, mais je ne la veux pas achepter si cher qu’elle couste. Mon dessein est de passer doucement, et non laborieusement ce qui me reste de vie. Il n’est rien pourquoy je me vueille rompre la teste : non pas pour la science, de quelque grand prix qu’elle soit. Je ne cherche aux livres qu’à my donner du plaisir par un honneste amusement : ou si j’estudie, je n’y cherche que la science, qui traicte de la connoissance de moy-mesmes, et qui m’instruise à bien mourir et à bien vivre.

Has meus ad metas sudet oportet equus.

Les difficultez, si j’en rencontre en lisant, je n’en ronge pas mes ongles : je les laisse là, apres leur avoir faict une charge ou deux.

Si je m’y plantois, je m’y perdrois, et le temps : car j’ay un esprit primsautier : Ce que je ne voy de la premiere charge, je le voy moins en m’y obstinant. Je ne fay rien sans gayeté : et la continuation et contention trop ferme esblouït mon jugement, l’attriste, et le lasse. Ma veuë s’y confond, et s’y dissipe. Il faut que je la retire, et que je l’y remette à secousses : Tout ainsi que pour juger du lustre de l’escarlatte, on nous ordonne de passer les yeux pardessus, en la parcourant à diverses veuës, soudaines reprinses et reiterées.

Si ce livre me fasche, j’en prens un autre, et ne m’y addonne qu’aux heures, où l’ennuy de rien faire commence à me saisir. Je ne me prens gueres aux nouveaux, pour ce que les anciens me semblent plus pleins et plus roides : ny aux Grecs, par ce que mon jugement ne sçait pas faire ses besoignes d’une puerile et apprantisse intelligence.

Entre les livres simplement plaisans, je trouve des modernes, le Decameron de Boccace, Rabelays, et les Baisers de Jean second (s’il les faut loger sous ce tiltre) dignes qu’on s’y amuse. Quant aux Amadis, et telles sortes d’escrits, ils n’ont pas eu le credit d’arrester seulement mon enfance. Je diray encore cecy, ou hardiment, ou temerairement, que ceste vieille ame poisante, ne se laisse plus chatouiller, non seulement à l’Arioste, mais encores au bon Ovide : sa facilité, et ses inventions, qui m’ont ravy autresfois, à peine m’entretiennent elles à ceste heure.

Je dy librement mon advis de toutes choses, voire et de celles qui surpassent à l’adventure ma suffisance, et que je ne tiens aucunement estre de ma jurisdiction. Ce que j’en opine, c’est aussi pour declarer la mesure de ma veuë, non la mesure des choses. Quand je me trouve dégousté de l’Axioche de Platon, comme d’un ouvrage sans force, eu esgard à un tel autheur, mon jugement ne s’en croit pas : Il n’est pas si outrecuidé de s’opposer à l’authorité de tant d’autres fameux jugemens anciens : qu’il tient ses regens et ses maistres : et avecq lesquels il est plustost content de faillir : Il s’en prend à soy, et se condamne, ou de s’arrester à l’escorce, ne pouvant penetrer jusques au fonds : ou de regarder la chose par quelque faux lustre : Il se contente de se garentir seulement du trouble et du desreiglement : quant à sa foiblesse, il la reconnoist, et advoüe volontiers. Il pense donner juste interpretation aux apparences, que sa conception luy presente : mais elles sont imbecilles et imparfaictes. La plus part des fables d’Esope ont plusieurs sens et intelligences : ceux qui les mythologisent, en choisissent quelque visage, qui quadre bien à la fable : mais pour la pluspart, ce n’est que le premier visage et superficiel : il y en a d’autres plus vifs, plus essentiels et internes, ausquels ils n’ont sçeu penetrer : voyla comme j’en fay.

Mais pour suyvre ma route : il m’a tousjours semblé, qu’en la poësie, Virgile, Lucrece, Catulle, et Horace, tiennent de bien loing le premier rang : et signamment Virgile en ses Georgiques, que j’estime le plus accomply ouvrage de la Poësie : à comparaison duquel on peut reconnoistre aysément qu’il y a des endroicts de l’Æneide, ausquels l’autheur eust donné encore quelque tour de pigne s’il en eust eu loisir : Et le cinquiesme livre en l’Æneide me semble le plus parfaict. J’ayme aussi Lucain, et le practique volontiers, non tant pour son stile, que pour sa valeur propre, et verité de ses opinions et jugemens. Quant au bon Terence, la mignardise, et les graces du langage Latin, je le trouve admirable à representer au vif les mouvemens de l’ame, et la condition de nos mœurs : à toute heure nos actions me rejettent à luy : Je ne le puis lire si souvent que je n’y trouve quelque beauté et grace nouvelle. Ceux des temps voisins à Virgile se plaignoient, dequoy aucuns luy comparoient Lucrece. Je suis d’opinion, que c’est à la verité une comparaison inegale : mais j’ay bien à faire à me r’asseurer en ceste creance, quand je me treuve attaché à quelque beau lieu de ceux de Lucrece. S’ils se piquoient de ceste comparaison, que diroient ils de la bestise et stupidité barbaresque, de ceux qui luy comparent à ceste heure Arioste : et qu’en diroit Arioste luy-mesme ?

O seclum insipiens et infacetum.

J’estime que les anciens avoient encore plus à se plaindre de ceux qui apparioient Plaute à Terence (cestuy-cy sent bien mieux son Gentil-homme) que Lucrece à Virgile. Pour l’estimation et preference de Terence, fait beaucoup, que le pere de l’eloquence Romaine la si souvent en la bouche, seul de son reng : et la sentence, que le premier juge des poëtes Romains donne de son compagnon. Il m’est souvent tombé en fantasie, comme en nostre temps, ceux qui se meslent de faire des comedies (ainsi que les Italiens, qui y sont assez heureux) employent trois ou quatre argumens de celles de Terence, ou de Plaute, pour en faire une des leurs. Ils entassent en une seule Comedie, cinq ou six contes de Boccace. Ce qui les fait ainsi se charger de matiere, c’est la deffiance qu’ils ont de se pouvoir soustenir de leurs propres graces. Il faut qu’ils trouvoit un corps où s’appuyer : et n’ayans pas du leur assez dequoy nous arrester, ils veulent que le conte nous amuse. en va de mon autheur tout au contraire : les perfections et beautez de sa façon de dire, nous font perdre l’appetit de son subject. Sa gentillesse et sa mignardise nous retiennent par tout. Il est par tout si plaisant,

Liquidus puróque simillimus amni,

et nous remplit tant l’ame de ses graces, que nous en oublions celles de sa fable.

Ceste mesme consideration me tire plus avant. Je voy que les bons et anciens Poëtes ont evité l’affectation et la recherche, non seulement des fantastiques elevations Espagnoles et Petrarchistes, mais des pointes mesmes plus douces et plus retenues, qui sont l’ornement de tous les ouvrages Poëtiques des siecles suyvans. Si n’y a il bon juge qui les trouve à dire en ces anciens, et qui n’admire plus sans comparaison, l’egale polissure et cette perpetuelle douceur et beauté fleurissante des Epigrammes de Catulle, que tous les esguillons, dequoy Martial esguise la queuë des siens. C’est cette mesme raison que je disoy tantost, comme Martial de soy, minus illi ingenio laborandum fuit, in cujus locum materia successerat. Ces premiers là, sans s’esmouvoir et sans se picquer se font assez sentir : ils ont dequoy rire par tout, il ne faut pas qu’ils se chatouillent : ceux-cy ont besoing de secours estranger : à mesure qu’ils ont moins d’esprit, il leur faut plus de corps : ils montent à cheval par ce qu’ils ne sont assez forts sur leurs jambes. Tout ainsi qu’en nos bals, ces hommes de vile condition, qui en tiennent escole, pour ne pouvoir representer le port et la decence de nostre noblesse, cherchent à se recommander par des sauts perilleux, et autres mouvemens estranges et basteleresques. Et les Dames ont meilleur marché de leur contenance, aux danses où il y a diverses descoupeures et agitation de corps, qu’en certaines autres danses de parade, où elles n’ont simplement qu’à marcher un pas naturel, et representer un port naïf et leur grace ordinaire. Et comme j’ay veu aussi les badins excellens, vestus en leur à tous les jours, et en une contenance commune, nous donner tout le plaisir qui se peut tirer de leur art : les apprentifs, qui ne sont de si haute leçon, avoir besoin de s’enfariner le visage, se travestir, se contrefaire en mouvemens de grimaces sauvages, pour nous apprester à rire. Ceste mienne conception se reconnoist mieux qu’en tout autre lieu, en la comparaison de l’Æneide et du Furieux. Celuy-là on le voit aller à tire d’aisle, d’un vol haut et ferme, suyvant tousjours sa poincte : cestuy-cy voleter et sauteler de conte en conte, comme de branche en brancde, ne se fiant à ses aisles, que pour une bien courte traverse : et prendre pied à chasque bout de champ, de peur que l’haleine et la force luy faille,

Excursúsque breves tentat.

Voyla donc quant à ceste sorte de subjects, les autheurs qui me plaisent le plus.

Quant à mon autre leçon, qui mesle un peu plus de fruit au plaisir, par où j’apprens à renger mes opinions et conditions, les livres qui m’y servent, c’est Plutarque, dépuis qu’il est François, et Seneque. Ils ont tous deux ceste notable commodité pour mon humeur, que la science que j’y cherche, y est traictée à pieces décousues, qui ne demandent pas l’obligation d’un long travail, dequoy je suis incapable. Ainsi sont les Opuscules de Plutarque et les Epistres de Seneque, qui sont la plus belle partie de leurs escrits, et la plus profitable. Il ne faut pas grande entreprinse pour m’y mettre, et les quitte où il me plaist. Car elles n’ont point de suite et dependance des unes aux autres. Ces autheurs se rencontrent en la plus part des opinions utiles et vrayes : comme aussi leur fortune les fit naistre environ mesme siecle : tous deux precepteurs de deux Empereurs Romains : tous deux venus de pays estranger : tous deux riches et puissans. Leur instruction est de la cresme de la philosophie, et presentée d’une simple façon et pertinente. Plutarque est plus uniforme et constant : Seneque plus ondoyant et divers. Cettuy-cy se peine, se roidit et se tend pour armer la vertu contre la foiblesse, la crainte, et les vitieux appetis : l’autre semble n’estimer pas tant leur effort, et desdaigner d’en haster son pas et se mettre sur sa garde. Plutarque a les opinions Platoniques, douces et accommodables à la societé civile : l’autre les a Stoïques et Epicurienes, plus esloignées de l’usage commun, mais selon moy plus commodes en particulier, et plus fermes. Il paroist en Seneque qu’il preste un peu à la tyrannie des Empereurs de son temps : car je tiens pour certain, que c’est d’un jugement forcé, qu’il condamne la cause de ces genereux meurtriers de Cæsar : Plutarque est libre par tout. Seneque est plein de pointes et saillies, Plutarque de choses. Celuy là vous eschauffe plus, et vous esmeut, cestuy-cy vous contente d’avantage, et vous paye mieux : il nous guide, l’autre nous pousse.

Quant à Cicero, les ouvrages, qui me peuvent servir chez luy à mon desseing, ce sont ceux qui traittent de la philosophie, specialement morale. Mais à confesser hardiment la verité (car puis qu’on a franchi les barrieres de l’impudence, il n’y a plus de bride) sa façon d’escrire me semble ennuyeuse : et toute autre pareille façon. Car ses prefaces, definitions, partitions, etymologies, consument la plus part de son ouvrage. Ce qu’il y a de vif et de moüelle, est estouffé par ces longueries d’apprets. Si j’ay employé une heure à le lire, qui est beaucoup pour moy, et que je r’amentoive ce que j’en ay tiré de suc et de substance, la plus part du temps je n’y treuve que du vent : car il n’est pas encor venu aux argumens, qui servent à son propos, et aux raisons qui touchent proprement le neud que je cherche. Pour moy, qui ne demande qu’à devenir plus sage, non plus sçavant ou eloquent, ces ordonnances logiciennes et Aristoteliques ne sont pas à propos. Je veux qu’on commence par le dernier poinct : j’entens assez que c’est que mort, et volupté, qu’on ne s’amuse pas à les anatomizer. Je cherche des raisons bonnes et fermes, d’arrivée, qui m’instruisent à en soustenir l’effort. Ny les subtilitez grammairiennes, ny l’ingenieuse contexture de parolles et d’argumentations, n’y servent : Je veux des discours qui donnent la premiere charge dans le plus fort du doubte : les siens languissent autour du pot. Ils sont bons pour l’escole, pour le barreau, et pour le sermon, où nous avons loisir de sommeiller : et sommes encores un quart d’heure apres, assez à temps, pour en retrouver le fil. Il est besoin de parler ainsin aux juges, qu’on veut gaigner à tort ou à droit, aux enfans, et au vulgaire, à qui il faut tout dire, et voir ce qui portera. Je ne veux pas qu’on s’employe à me rendre attentif, et qu’on me crie cinquante fois, Or oyez, à la mode de nos Heraux. Les Romains disoyent en leur religion, Hoc age : que nous disons en la nostre, Sursum corda, ce sont autant de parolles perdues pour moy. J’y viens tout preparé du logis : il ne me faut point d’alechement, ny de saulse : je mange bien la viande toute crue : et au lieu de m’esguiser l’appetit par ces preparatoires et avant-jeux, on me le lasse et affadit.

La licence du temps m’excusera elle de ceste sacrilege audace, d’estimer aussi trainans les dialogismes de Platon mesme, estouffans par trop sa matiere ? Et de pleindre le temps que met à ces longues interlocutions vaines et preparatoires, un homme, qui avoit tant de meilleures choses à dire ? Mon ignorance m’excusera mieux, sur ce que je ne voy rien en la beauté de son langage.

Je demande en general les livres qui usent des sciences, non ceux qui les dressent.

Les deux premiers, et Pline, et leurs semblables, ils n’ont point de Hoc age, ils veulent avoir à faire à gens qui s’en soyent advertis eux mesmes : ou s’ils en ont, c’est un, Hoc age, substantiel et qui a son corps à part.

Je voy aussi volontiers les Epistres ad Atticum, non seulement par ce qu’elles contiennent une tresample instruction de l’Histoire et affaires de son temps : mais beaucoup plus pour y descouvrir ses humeurs privées. Car j’ay une singuliere curiosité, comme j’ay dict ailleurs, de connoistre l’ame et les naïfs jugemens de mes autheurs. Il faut bien juger leur suffisance, mais non pas leurs mœurs, ny eux par ceste monstre de leurs escris, qu’ils étalent au theatre du monde. J’ay mille fois regretté, que nous ayons perdu le livre que Brutus avoit escrit de la vertu : car il fait bel apprendre la theorique de ceux qui sçavent bien la practique. Mais d’autant que c’est autre chose le presche, que le prescheur : j’ayme bien autant voir Brutus chez Plutarque, que chez luy-mesme. Je choisiroy plustost de sçavoir au vray les devis qu’il tenoit en sa tente, à quelqu’un de ses privez amis, la veille d’une bataille, que les propos qu’il tint le lendemain à son armée : et ce qu’il faisoit en son cabinet et en sa chambre, que ce qu’il faisoit emmy la place et au Senat.

Quant à Cicero, je suis du jugement commun, que hors la science, il n’y avoit pas beaucoup d’excellence en son ame : il estoit bon citoyen, d’une nature debonnaire, comme sont volontiers les hommes gras, et gosseurs, tel qu’il estoit, mais de mollesse et de vanité ambitieuse, il en avoit sans mentir beaucoup. Et si ne sçay comment l’excuser d’avoir estimé sa poësie digne d’estre mise en lumiere : Ce n’est pas grande imperfection, que de mal faire des vers, mais c’est imperfection de n’avoir pas senty combien ils estoyent indignes de la gloire de son nom. Quant à son eloquence, elle est du tout hors de comparaison, je croy que jamais homme ne l’egalera. Le jeune Cicero, qui n’a ressemblé son pere que de nom, commandant en Asie, il se trouva un jour en sa table plusieurs estrangers, et entre autres Cæstius assis au bas bout, comme on se fourre souvent aux tables ouvertes des grands : Cicero s’informa qui il estoit à l’un de ses gents, qui luy dit son nom : mais comme celuy qui songeoit ailleurs, et qui oublioit ce qu’on luy respondoit, il le luy redemanda encore dépuis deux ou trois fois : le serviteur pour n’estre plus en peine de luy redire si souvent mesme chose, et pour le luy faire cognoistre par quelque circonstance, C’est, dit-il, ce Cæstius de qui on vous a dict, qu’il ne fait pas grand estat de l’eloquence de vostre pere au prix de la sienne : Cicero s’estant soudain picqué de cela, commanda qu’on empoignast ce pauvre Cæstius, et le fit tres-bien foëter en sa presence : voyla un mal courtois hoste. Entre ceux mesmes, qui ont estimé toutes choses contées ceste sienne eloquence incomparable, il y en a eu, qui n’ont pas laissé d’y remerquer des fautes : Comme ce grand Brutus son amy, disoit que c’estoit une eloquence cassée et esrenée, fractam et elumbem. Les orateurs voisins de son siecle, reprenoyent aussi en luy, ce curieux soing de certaine longue cadance, au bout de ses clauses, et notoient ces mots, esse videatur, qu’il y employe si souvent. Pour moy, j’ayme mieux une cadance qui tombe plus court, coupée en yambes. Si mesle il par fois bien rudement ses nombres, mais rarement. J’en ay remerqué ce lieu à mes aureilles. Ego vero me minus diu senem esse mallem, quam esse senem, antequam essem.

Les historiens sont ma droitte bale : car ils sont plaisans et aysez : et quant et quant l’homme en general, de qui je cherche la cognoissance, y paroist plus vif et plus entier qu’en nul autre lieu : la varieté et verité de ses conditions internes, en gros et en detail, la diversité des moyens de son assemblage, et des accidents qui le menacent. Or ceux qui escrivent les vies, d’autant qu’ils s’amusent plus aux conseils qu’aux evenemens : plus à ce qui part du dedans, qu’à ce qui arrive au dehors : ceux là me sont plus propres. Voyla pourquoy en toutes sortes, c’est mon homme que Plutarque. Je suis bien marry que nous n’ayons une douzaine de Laërtius, ou qu’il ne soit plus estendu, ou plus entendu : Car je suis pareillement curieux de cognoistre les fortunes et la vie de ces grands precepteurs du monde, comme de cognoistre la diversité de leurs dogmes et fantasies. En ce genre d’estude des Histoires, il faut feuilleter sans distinction toutes sortes d’autheurs et vieils et nouveaux, et barragouins et François, pour y apprendre les choses, dequoy diversement ils traictent. Mais Cæsar singulierement me semble meriter qu’on l’estudie, non pour la science de l’Histoire seulement, mais pour luy mesme : tant il a de perfection et d’excellence par dessus tous les autres : quoy que Salluste soit du nombre. Certes je lis cet autheur avec un peu plus de reverence et de respect, qu’on ne lit les humains ouvrages : tantost le considerant luy-mesme par ses actions ; et le miracle de sa grandeur : tantost la pureté et inimitable polissure de son langage, qui a surpassé non seulement tous les Historiens, comme dit Cicero, mais à l’adventure Cicero mesme : Avec tant de syncerité en ses jugemens, parlant de ses ennemis, que sauf les fausses couleurs, dequoy il veut couvrir sa mauvaise cause, et l’ordure de sa pestilente ambition, je pense qu’en cela seul on y puisse trouver à redire, qu’il a esté trop espargnant à parler de soy : car tant de grandes choses ne peuvent avoir esté executées par luy, qu’il n’y soit allé beaucoup plus du sien, qu’il n’y en met.

J’ayme les Historiens, ou fort simples, ou excellens : Les simples, qui n’ont point dequoy y mesler quelque chose du leur, et qui n’y apportent que le soin, et la diligence de r’amasser tout ce qui vient à leur notice, et d’enregistrer à la bonne foy toutes choses, sans chois et sans triage, nous laissent le jugement entier, pour la cognoissance de la verité. Tel est entre autres pour exemple, le bon Froissard, qui a marché en son entreprise d’une si franché naïfveté, qu’ayant faict une faute, il ne craint aucunement de la recognoistre et corriger, en l’endroit, où il en a esté adverty : et qui nous represente la diversité mesme des bruits qui couroyent, et les differens rapports qu’on luy faisoit. C’est la matiere de l’Histoire nuë et informe : chacun en peut faire son profit autant qu’il à d’entendement. Les bien excellens ont la suffisance de choisir ce qui est digne d’estre sçeu, peuvent trier de deux rapports celuy qui est plus vray-semblable : de la condition des Princes et de leurs humeurs, ils en concluent les conseils, et leur attribuent les paroles convenables : ils ont raison de prendre l’authorité de regler nostre creance à la leur : mais certes cela n’appartient à gueres de gens. Ceux d’entre-deux (qui est la plus commune façon) ceux là nous gastent tout : ils veulent nous mascher les morceaux ; ils se donnent loy de juger et par consequent d’incliner l’Histoire à leur fantasie : car depuis que le jugement pend d’un costé, on ne se peut garder de contourner et tordre la narration à ce biais. Ils entreprenent de choisir les choses dignes d’estre sçeuës, et nous cachent souvent telle parole, telle action privée, qui nous instruiroit mieux : obmettent pour choses incroyables celles qu’ils n’entendent pas : et peut estre encore telle chose pour ne la sçavoir dire en bon Latin ou François. Qu’ils estalent hardiment leur eloquence et leur discours : qu’ils jugent à leur poste, mais qu’ils nous laissent aussi dequoy juger apres eux : et qu’ils n’alterent ny dispensent par leurs racourcimens et par leur choix, rien sur le corps de la matiere : ains qu’ils nous la r’envoyent pure et entiere en toutes ses dimensions.

Le plus souvent on trie pour ceste charge, et notamment en ces siecles icy, des personnes d’entre le vulgaire, pour ceste seule consideration de sçavoir bien parler : comme si nous cherchions d’y apprendre la grammaire : et eux ont raison n’ayans esté gagez que pour cela, et n’ayans mis en vente que le babil, de ne se soucier aussi principalement que de ceste partie. Ainsin à force beaux mots ils nous vont patissant une belle contexture des bruits, qu’ils ramassent és carrefours des villes. Les seules bonnes histoires sont celles, qui ont esté escrites par ceux mesmes qui commandoient aux affaires, ou qui estoient participans à les conduire, ou au moins qui ont eu la fortune d’en conduire d’autres de mesme sorte. Telles sont quasi toutes les Grecques et Romaines. Car plusieurs tesmoings oculaires ayans escrit de mesme subject (comme il advenoit en ce temps là, que la grandeur et le sçavoir se rencontroient communement) s’il y a de la faute, elle doit estre merveilleusement legere, et sur un accident fort doubteux. Que peut on esperer d’un medecin traictant de la guerre, ou d’un escholier traictant les desseins des Princes ? Si nous voulons remerquer la religion, que les Romains avoient en cela, il n’en faut que cet exemple : Asinius Pollio trouvoit és histoires mesme de Cæsar quelque mesconte, en quoy il estoit tombé, pour n’avoir peu jetter les yeux en tous les endroits de son armée, et en avoir creu les particuliers, qui luy rapportoient souvent des choses non assez verifiées, ou bien pour n’avoir esté assez curieusement adverty par ses Lieutenans des choses, qu’ils avoient conduites en son absence. On peut voir par là, si ceste recherche de la verité est delicate, qu’on ne se puisse pas fier d’un combat à la science de celuy, qui y a commandé ; ny aux soldats, de ce qui s’est passé pres d’eux, si à la mode d’une information judiciaire, on ne confronte les tesmoins, et reçoit les objects sur la preuve des ponctilles, de chaque accident. Vrayement la connoissance que nous avons de nos affaires est bien plus lasche. Mais cecy a esté suffisamment traicté par Bodin, et selon ma conception.

Pour subvenir un peu à la trahison de ma memoire, et à son defaut, si extreme, qu’il m’est advenu plus d’une fois, de reprendre en main des livres, comme recents, et à moy inconnus, que j’avoy leu soigneusement quelques années au paravant, et barbouillé de mes notes : j’ay pris en coustume dépuis quelque temps, d’adjouster au bout de chasque livre (je dis de ceux desquels je ne me veux servir qu’une fois) le temps auquel j’ay achevé de le lire, et le jugement que j’en ay retiré en gros : à fin que cela me represente au moins l’air et idée generale que j’avois conceu de l’autheur en le lisant. Je veux icy transcrire aucunes de ces annotations.

Voicy ce que je mis il y a environ dix ans en mon Guicciardin (car quelque langue que parlent mes livres, je leur parle en la mienne.) Il est historiographe diligent, et duquel à mon advis, autant exactement que de nul autre, on peut apprendre la verité des affaires de son temps : aussi en la pluspart en a-il esté acteur luy mesme, et en rang honnorable. Il n’y a aucune apparence que par haine, faveur, ou vanité il ayt déguisé les choses : dequoy font foy les libres jugemens qu’il donne des grands : et notamment de ceux, par lesquels il avoit este avancé, et employé aux charges, comme du Pape Clement septiesme. Quant à la partie dequoy il semble se vouloir prevaloir le plus, qui sont ses digressions et discours, il y en a de bons et enrichis de beaux traits, mais il s’y est trop pleu : Car pour ne vouloir rien laisser à dire, ayant un suject si plain et ample, et à peu pres infiny, il en devient lasche, et sentant un peu le caquet scholastique. J’ay aussi remerqué cecy, que de tant d’ames et effects qu’il juge, de tant de mouvemens et conseils, il n’en rapporte jamais un seul à la vertu, religion, et conscience : comme si ces parties là estoyent du tout esteintes au monde : et de toutes les actions, pour belles par apparence qu’elles soient d’elles mesmes, il en rejecte la cause à quelque occasion vitieuse, ou à quelque proufit. Il est impossible d’imaginer, que parmy cet infiny nombre d’actions, dequoy il juge, il n’y en ait eu quelqu’une produite par la voye de la raison. Nulle corruption peut avoir saisi les hommes si universellement, que quelqu’un n’eschappe de la contagion : Cela me fait craindre qu’il y aye un peu du vice de son goust, et peut estre advenu, qu’il ait estimé d’autruy selon soy.

En mon Philippe de Comines, il y a cecy : Vous y trouverez le langage doux et aggreable, d’une naïfve simplicité, la narration pure, et en laquelle la bonne foy de l’autheur reluit evidemment, exempte de vanité parlant de soy, et d’affection et d’envie parlant d’autruy : ses discours et enhortemens, accompaignez, plus de bon zele et de verité, que d’aucune exquise suffisance, et tout par tout de l’authorité et gravité, representant son homme de bon lieu, et élevé aux grans affaires.

Sur les Mémoires de monsieur du Bellay : C’est tousjours plaisir de voir les choses escrites par ceux, qui ont essayé comme il les faut conduire : mais il ne se peut nier qu’il ne se découvre evidemment en ces deux seigneurs icy un grand dechet de la franchise et liberté d’escrire, qui reluit és anciens de leur sorte : comme au Sire de Jouinville domestique de S. Loys, Eginard Chancelier de Charlemaigne, et de plus fresche memoire en Philippe de Comines. C’est icy plustost un plaidoyer pour le Roy François, contre l’Empereur Charles cinquiesme, qu’une histoire. Je ne veux pas croire, qu’ils ayent rien changé, quant au gros du faict, mais de contourner le jugement des evenemens souvent contre raison, à nostre avantage, et d’obmettre tout ce qu’il y a de chatouilleux en la vie de leur maistre, ils en font mestier : tesmoing les reculemens de messieurs de Montmorency et de Brion, qui y sont oubliez, voire le seul nom de Madame d’Estampes, ne s’y trouve point. On peut couvrir les actions secrettes, mais de taire ce que tout le monde monde sçait, et les choses qui ont tiré des effects publiques, et de telle consequence, c’est un defaut inexcusable. Somme pour avoir l’entiere connoissance du Roy François, et des choses advenuës de son temps, qu’on s’addresse ailleurs, si on m’en croit : Ce qu’on peut faire icy de profit, c’est par la deduction particuliere des batailles et exploits de guerre, où ces gentils-hommes se sont trouvez : quelques paroles et actions privées d’aucuns Princes de leur temps, et les pratiques et negociations conduites par le Seigneur de Langeay, où il y a tout plein de choses dignes d’estre sceues, et des discours non vulgaires.


De la cruauté
Chap. XI


IL me semble que la vertu est chose autre, et plus noble, que les inclinations à la bonté, qui naissent en nous. Les ames reglées d’elles mesmes et bien nées, elles suyvent mesme train, et representent en leurs actions, mesme visage que les vertueuses. Mais la vertu sonne je ne sçay quoy de plus grand et de plus actif, que de se laisser par une heureuse complexion, doucement et paisiblement conduire à la suite de la raison. Celuy qui d’une douceur et facilité naturelle, mespriseroit les offences receuës, feroit chose tresbelle et digne de loüange : mais celuy qui picqué et outré jusques au vif d’une offence, s’armeroit des armes de la raison contre ce furieux appetit de vengeance, et apres un grand conflict, s’en rendroit en fin maistre, feroit sans doubte beaucoup plus. Celuy-là feroit bien, et cestuy-cy vertueusement : l’une action se pourroit dire bonté, l’autre vertu. Car il semble que le nom de la vertu presuppose de la difficulté et du contraste, et qu’elle ne peut s’exercer sans partie. C’est à l’aventure pourquoy nous nommons Dieu bon, fort, et liberal, et juste, mais nous ne le nommons pas vertueux. Ses operations sont toutes naïfves et sans effort.

Des Philosophes non seulement Stoiciens, mais encore Epicuriens (et ceste enchere je l’emprunte de l’opinion commune, qui est fauce, quoy que die ce subtil rencontre d’Arcesilaüs, à celuy qui luy reprochoit, que beaucoup de gents passoient de son eschole en l’Epicurienne, et jamais au rebours : Je croy bien. Des coqs il se fait des chappons assez, mais des chappons il ne s’en fait jamais des coqs. Car à la verité en fermeté et rigueur d’opinions et de preceptes, la secte Epicurienne ne cede aucunement à la Stoique. Et un Stoicien reconnoissant meilleure foy, que ces disputateurs, qui pour combattre Epicurus, et se donner beau jeu, luy font dire ce à quoy il ne pensa jamais, contournans ses paroles à gauche, argumentans par la loy grammairienne, autre sens de sa façon de parler, et autre creance, que celle qu’ils sçavent qu’il avoit en l’ame, et en ses mœurs, dit qu’il a laissé d’estre Epicurien, pour cette consideration entre autres, qu’il trouve leur route trop hautaine et inaccessible : et ii qui φιλήδονοι vocantur, sunt φιλόχαλοι et φιλοδίκαιοι, omnesque virtutes et colunt et retinent.) des philosophes Stoiciens et Epicuriens, dis-je, il y en a plusieurs qui ont jugé, que ce n’estoit pas assez d’avoir l’ame en bonne assiette, bien reglée et bien disposée à la vertu : ce n’estoit pas assez d’avoir nos resolutions et nos discours, au dessus de tous les efforts de fortune : mais qu’il falloit encore rechercher les occasions d’en venir à la preuve : ils veulent quester de la douleur, de la necessité, et du mespris, pour les combattre, et pour tenir leur ame en haleine : multum sibi adjicit virtus lacessita. C’est l’une des raisons, pourquoy Epaminondas, qui estoit encore d’une tierce secte, refuse des richesses que la fortune luy met en main, par une voye tres-legitime : pour avoir, dit-il, à s’escrimer contre la pauvreté, en laquelle extreme il se maintint tousjours. Socrates s’essayoit, ce me semble, encor plus rudement, conservant pour son exercice, la malignité de sa femme, qui est un essay à fer esmoulu. Metellus ayant seul de tous les Senateurs Romains entrepris par l’effort de sa vertu, de soustenir la violence de Saturninus Tribun du peuple à Rome, qui vouloit à toute force faire passer une loy injuste, en faveur de la commune : et ayant encouru par là, les peines capitales que Saturninus avoit establies contre les refusans, entretenoit ceux, qui en cette extremité, le conduisoient en la place de tels propos : Que c’estoit chose trop facile et trop lasche que de mal faire ; et que de faire bien, où il n’y eust point de danger, c’estoit chose vulgaire : mais de faire bien, où il y eust danger, c’estoit le propre office d’un homme de vertu. Ces paroles de Metellus nous representent bien clairement ce que je vouloy verifier, que la vertu refuse la facilité pour compagne, et que cette aisée, douce, et panchante voie, par où se conduisent les pas reglez d’une bonne inclination de nature, n’est pas celle de la vraye vertu. Elle demande un chemin aspre et espineux, elle veut avoir ou des difficultez estrangeres à luicter (comme celle de Metellus) par le moyen desquelles fortune se plaist à luy rompre la roideur de sa course : ou des difficultez internes, que luy apportent les appetits desordonnez et imperfections de nostre condition.

Je suis venu jusques icy bien à mon aise : Mais au bout de ce discours, il me tombe en fantasie que l’ame de Socrates, qui est la plus parfaicte qui soit venuë à ma cognoissance, seroit à mon compte une ame de peu de recommendation : Car je ne puis concevoir en ce personnage aucun effort de vitieuse concupiscence. Au train de sa vertu, je n’y puis imaginer aucune difficulté ny aucune contrainte : je cognoy sa raison si puissante et si maistresse chez luy, qu’elle n’eust jamais donné moyen à un appetit vitieux, seulement de naistre. A une vertu si eslevée que la sienne, je ne puis rien mettre en teste : Il me semble la voir marcher d’un victorieux pas et triomphant, en pompe et à son aise, sans empeschement, ne destourbier. Si la vertu ne peut luire que par le combat des appetits contraires, dirons nous donq qu’elle ne se puisse passer de l’assistance du vice, et qu’elle luy doive cela, d’en estre mise en credit et en honneur ? Que deviendroit aussi cette brave et genereuse volupté Epicurienne, qui fait estat de nourrir mollement en son giron, et y faire follatrer la vertu ; luy donnant pour ses jouets, la honte, les fievres, la pauvreté, la mort, et les gehennes ? Si je presuppose que la vertu parfaite se cognoist à combattre et porter patiemment la douleur, à soustenir les efforts de la goutte, sans s’esbranler de son assiette : si je luy donne pour son object necessaire l’aspreté et la difficulté, que deviendra la vertu qui sera montée à tel poinct, que de non seulement mespriser la douleur, mais de s’en esjouyr ; et de se faire chatouiller aux pointes d’une forte colique, comme est celle que les Epicuriens ont establie, et de laquelle plusieurs d’entre eux nous ont laissé par leurs actions, des preuves tres-certaines ? Comme ont bien d’autres, que je trouve avoir surpassé par effect les regles mesmes de leur discipline : Tesmoing le jeune Caton : Quand je le voy mourir et se deschirer les entrailles, je ne me puis contenter, de croire simplement, qu’il eust lors son ame exempte totalement de trouble et d’effroy : je ne puis croire, qu’il se maintint seulement en cette desmarche, que les regles de la secte Stoique luy ordonnoient, rassise, sans esmotion et impassible : il y avoit, ce me semble, en la vertu de cet homme, trop de gaillardise et de verdeur, pour s’en arrester là. Je croy sans doubte qu’il sentit du plaisir et de la volupté, en une si noble action, et qu’il s’y aggrea plus qu’en autre de celles de sa vie. Sic abiit è vita, ut causam moriendi nactum se esse gauderet. Je le croy si avant, que j’entre en doubte s’il eust voulu que l’occasion d’un si bel exploict luy fust ostée. Et si la bonté qui luy faisoit embrasser les commoditez publiques plus que les siennes, ne me tenoit en bride, je tomberois aisément en cette opinion, qu’il sçavoit bon gré à la fortune d’avoir mis sa vertu à une si belle espreuve, et d’avoir favorisé ce brigand à fouler aux pieds l’ancienne liberté de sa patrie. Il me semble lire en cette action, je ne sçay quelle esjouyssance de son ame, et une esmotion de plaisir extraordinaire, et d’une volupté virile, lors qu’elle consideroit la noblesse et haulteur de son entreprise :

Deliberata morte ferocior.

Non pas aiguisée par quelque esperance de gloire, comme les jugemens populaires et effeminez d’aucuns hommes ont jugé : car cette consideration est trop basse, pour toucher un cœur si genereux, si haultain et si roide, mais pour la beauté de la chose mesme en soy : laquelle il voyoit bien plus clair, et en sa perfection, luy qui en manioyt les ressorts, que nous ne pouvons faire.

La Philosophie m’a faict plaisir de juger, qu’une si belle action eust esté indecemment logée en toute autre vie qu’en celle de Caton : et qu’à la sienne seule il appartenoit de finir ainsi. Pourtant ordonna-il selon raison et à son fils et aux Senateurs qui l’accompagnoyent, de prouvoir autrement à leur faict. Catoni, cum incredibilem natura tribuisset gravitatem, eamque ipse perpetua constantia roboravisset, semperque in proposito consilio permansisset : moriendum potius quam tyranni vultus aspiciendus erat.

Toute mort doit estre de mesmes sa vie. Nous ne devenons pas autres pour mourir. J’interprete tousjours la mort par la vie. Et si on m’en recite quelqu’une forte par apparence, attachée à une vie foible : je tiens qu’ell’ est produitte de cause foible et sortable à sa vie.

L’aisance donc de cette mort, et cette facilité qu’il avoit acquise par la force de son ame, dirons nous qu’elle doive rabattre quelque chose du lustre de sa vertu ? Et qui de ceux qui ont la cervelle tant soit peu teinte de la vraye philosophie, peut se contenter d’imaginer Socrates, seulement franc de crainte et de passion, en l’accident de sa prison, de ses fers, et de sa condemnation ? Et qui ne recognoist en luy, non seulement de la fermeté et de la constance (c’estoit son assiette ordinaire que celle-là) mais encore je ne sçay quel contentement nouveau, et une allegresse enjoüée en ses propos et façons dernieres ? A ce tressaillir, du plaisir qu’il sent à gratter sa jambe, apres que les fers en furent hors : accuse-il pas une pareille douceur et joye en son ame, pour estre desenforgée des incommodités passées, et à mesme d’entrer en cognoissance des choses advenir ? Caton me pardonnera, s’il luy plaist ; sa mort est plus tragique, et plus tendue, mais cette-cy est encore, je ne sçay comment, plus belle.

Aristippus à ceux qui la plaignoyent, Les Dieux m’en envoyent une telle, fit-il.

On voit aux ames de ces deux personnages, et de leurs imitateurs (car de semblables, je fay grand doubte qu’il y en ait eu) une si parfaicte habitude à la vertu, qu’elle leur est passée en complexion. Ce n’est plus vertu penible, ny des ordonnances de la raison, pour lesquelles maintenir il faille que leur ame se roidisse : c’est l’essence mesme de leur ame, c’est son train naturel et ordinaire. Ils l’ont renduë telle, par un long exercice des preceptes de la philosophie, ayans rencontré une belle et riche nature. Les passions vitieuses, qui naissent en nous, ne trouvent plus par où faire entrée en eux. La force et roideur de leur ame, estouffe et esteint les concupiscences, aussi tost qu’elles commencent à s’esbranler.

Or qu’il ne soit plus beau, par une haulte et divine resolution, d’empescher la naissance des tentations ; et de s’estre formé à la vertu, de maniere que les semences mesmes des vices en soyent desracinées : que d’empescher à vive force leur progrez ; et s’estant laissé surprendre aux esmotions premieres des passions, s’armer et se bander pour arrester leur course, et les vaincre : et que ce second effect ne soit encore plus beau, que d’estre simplement garny d’une nature facile et debonnaire, et desgoustée par soy mesme de la desbauche et du vice, je ne pense point qu’il y ait doubte. Car cette tierce et derniere façon, il semble bien qu’elle rende un homme innocent, mais non pas vertueux : exempt de mal faire, mais non assez apte à bien faire. Joint que cette condition est si voisine à l’imperfection et à la foiblesse, que je ne sçay pas bien comment en demesler les confins et les distinguer. Les noms mesmes de bonté et d’innocence, sont à cette cause aucunement noms de mespris. Je voy que plusieurs vertus, comme la chasteté, sobrieté, et temperance, peuvent arriver à nous, par deffaillance corporelle. La fermeté aux dangers (si fermeté il la faut appeller) le mespris de la mort, la patience aux infortunes, peut venir et se treuve souvent aux hommes, par faute de bien juger de tels accidens, et ne les concevoir tels qu’ils sont. La faute d’apprehension et la bestise, contrefont ainsi par fois les effects vertueux. Comme j’ay veu souvent advenir, qu’on a loué des hommes, de ce, dequoy ils meritoyent du blasme.

Un Seigneur Italien tenoit une fois ce propos en ma presence, au des-avantage de sa nation : Que la subtilité des Italiens et la vivacité de leurs conceptions estoit si grande, qu’ils prevoyoient les dangers et accidens qui leur pouvoyent advenir, de si loing, qu’il ne falloit pas trouver estrange, si on les voyoit souvent à la guerre prouvoir à leur seurté, voire avant que d’avoir recognu le peril : Que nous et les Espagnols, qui n’estions pas si fins, allions plus outre ; et qu’il nous falloit faire voir à l’œil et toucher à la main, le danger avant que de nous en effrayer ; et que lors aussi nous n’avions plus de tenue : Mais que les Allemans et les Souysses, plus grossiers et plus lourds, n’avoyent le sens de se raviser, à peine lors mesmes qu’ils estoyent accablez soubs les coups. Ce n’estoit à l’adventure que pour rire : Si est-il bien vray qu’au mestier de la guerre, les apprentis se jettent bien souvent aux hazards, d’autre inconsideration qu’ils ne font apres y avoir esté eschauldez.

haud ignarus, quantum nova gloria in armis
Et prædulce decus primo certamine possit.

Voyla pourquoy quand on juge d’une action particuliere, il faut considerer plusieurs circonstances, et l’homme tout entier qui l’a produicte, avant la baptizer.

Pour dire un mot de moy-mesme : J’ay veu quelque fois mes amis appeller prudence en moy, ce qui estoit fortune ; et estimer advantage de courage et de patience, ce qui estoit advantage de jugement et opinion ; et m’attribuer un tiltre pour autre ; tantost à mon gain, tantost à ma perte. Au demeurant, il s’en faut tant que je sois arrivé à ce premier et plus parfaict degré d’excellence, où de la vertu il se faict une habitude ; que du second mesme, je n’en ay faict guere de preuve. Je ne me suis mis en grand effort, pour brider les desirs dequoy je me suis trouvé pressé. Ma vertu, c’est une vertu, ou innocence, pour mieux dire, accidentale et fortuite. Si je fusse nay d’une complexion plus desreglée, je crains qu’il fust allé piteusement de mon faict : car je n’ay essayé guere de fermeté en mon ame, pour soustenir des passions, si elles eussent esté tant soit peu vehementes. Je ne sçay point nourrir des querelles, et du debat chez moy. Ainsi, je ne me puis dire nul grand-mercy, dequoy je me trouve exempt de plusieurs vices :

si vitiis mediocribus, et mea paucis
Mendosa est natura, alioqui recta, velut si
Egregio inspersos reprehendas corpore nævos. Je le doy plus à ma fortune qu’à ma raison : Elle m’a faict naistre d’une race fameuse en preud’hommie, et d’un tres-bon pere : je ne sçay s’il a escoulé en moy partie de ses humeurs, ou bien si les exemples domestiques, et la bonne institution de mon enfance, y ont insensiblement aydé ; ou si je suis autrement ainsi nay ;
Seu libra, seu me scorpius aspicit
Formidolosus, pars violentior
Natalis horæ, seu tyrannus
Hesperiæ Capricornus undæ.

Mais tant y a que la pluspart des vices je les ay de moy mesmes en horreur. La responce d’Antisthenes à celuy, qui luy demandoit le meilleur apprentissage : Desapprendre le mal : semble s’arrester à cette image. Je les ay dis-je, en horreur, d’une opinion si naturelle et si mienne, que ce mesme instinct et impression, que j’en ay apporté de la nourrice, je l’ay conservé, sans qu’aucunes occasions me l’ayent sçeu faire alterer. Voire non pas mes discours propres, qui pour s’estre desbandez en aucunes choses de la route commune, me licentieroyent aisément à des actions, que cette naturelle inclination me fait haïr.

Je diray un monstre : mais je le diray pourtant. Je trouve par là en plusieurs choses plus d’arrest et de regle en mes mœurs qu’en mon opinion : et ma concupiscence moins desbauchée que ma raison.

Aristippus establit des opinions si hardies en faveur de la volupté et des richesses, qu’il mit en rumeur toute la philosophie à l’encontre de luy. Mais quant à ses mœurs, Dionysius le tyran luy ayant presenté trois belles garses, afin qu’il en fist le chois : il respondit, qu’il les choisissoit toutes trois, et qu’il avoit mal prins à Paris d’en preferer une à ses compagnes. Mais les ayant conduittes à son logis, il les renvoya, sans en taster. Son vallet se trouvant surchargé en chemin de l’argent qu’il portoit apres luy : il luy ordonna qu’il en versast et jettast là, ce qui luy faschoit.

Et Epicurus, duquel les dogmes sont irreligieux et delicats, se porta en sa vie tres-devotieusement et laborieusement. Il escrit à un sien amy, qu’il ne vit que de pain bis et d’eaue ; le prie de luy envoyer un peu de formage, pour quand il voudra faire quelque somptueux repas. Seroit-il vray, que pour estre bon tout à faict, il nous le faille estre par occulte, naturelle et universelle proprieté, sans loy, sans raison, sans exemple ?

Les desbordemens ausquels je me suis trouvé engagé, ne sont pas Dieu mercy des pires. Je les ay bien condamnez chez moy, selon qu’ils le valent : car mon jugement ne s’est pas trouvé infecté par eux. Au rebours, je les accuse plus rigoureusement en moy, qu’en un autre. Mais c’est tout : car au demeurant j’y apporte trop peu de resistance, et me laisse trop aisément pancher à l’autre part de la balance, sauf pour les regler, et empescher du meslange d’autres vices, lesquels s’entretiennent et s’entre-enchainent pour la plus part les uns aux autres, qui ne s’en prend garde. Les miens, je les ay retranchez et contrains les plus seuls, et les plus simples que j’ay peu :

nec ultra
Errorem foveo.

Car quant à l’opinion des Stoiciens, qui disent, le sage oeuvrer quand il œuvre par toutes les vertus ensemble, quoy qu’il y en ait une plus apparente selon la nature de l’action : (et à cela leur pourroit servir aucunement la similitude du corps humain ; car l’action de la colere ne se peut exercer, que toutes les humeurs ne nous y aydent, quoy que la colere predomine) si de là ils veulent tirer pareille consequence ; que quand le fautier faut, il faut par tous les vices ensemble, je ne les en croy pas ainsi simplement ; ou je ne les entend pas : car je sens par effect le contraire. Ce sont subtilitez aiguës, insubstantielles, ausquelles la philosophie s’arreste par fois.

Je suy quelques vices : mais j’en fuy d’autres, autant que sçauroit faire un sainct.

Aussi desadvoüent les Peripateticiens, cette connexité et cousture indissoluble : et tient Aristote, qu’un homme prudent et juste, peut estre et intemperant et incontinant.

Socrates advoüoit à ceux qui recognoissoient en sa physionomie quelque inclination au vice, que c’estoit à la verité sa propension naturelle, mais qu’il l’avoit corrigée par discipline.

Et les familiers du philosophe Stilpo disoient, qu’estant nay subject au vin et aux femmes, il s’estoit rendu par estude tres-abstinent de l’un et de l’autre.

Ce que j’ay de bien, je l’ay au rebours, par le sort de ma naissance : je ne le tiens ny de loy ny de precepte ou autre apprentissage. L’innocence qui est en moy, est une innocence niaise ; peu de vigueur, et point d’art. Je hay entre autres vices, cruellement la cruauté, et par nature et par jugement, comme l’extreme de tous les vices. Mais c’est jusques à telle mollesse, que je ne voy pas esgorger un poulet sans desplaisir, et ois impatiemment gemir un lievre sous les dents de mes chiens : quoy que ce soit un plaisir violent que la chasse.

Ceux qui ont à combatre la volupté, usent volontiers de cet argument, pour montrer qu’elle est toute vitieuse et des-raisonnable, que lors qu’elle est en son plus grand effort, elle nous maistrise de façon, que la raison n’y peut avoir accez : et alleguent l’experience que nous en sentons en l’accointance des femmes,

cùm jam præsagit gaudia corpus,
Atque in eo est Venus, ut muliebria conserat arva.

où il leur semble que le plaisir nous transporte si fort hors de nous, que nostre discours ne sçauroit lors faire son office tout perclus et ravi en la volupté. Je sçay qu’il en peut aller autrement ; et qu’on arrivera par fois, si on veut, à rejetter l’ame sur ce mesme instant, à autres pensemens : Mais il la faut tendre et roidir d’aguet. Je sçay qu’on peut gourmander l’effort de ce plaisir, et m’y cognoy bien, et n’ay point trouvé Venus si imperieuse Deesse, que plusieurs et plus reformez que moy, la tesmoignent. Je ne prens pour miracle, comme faict la Royne de Navarre, en l’un des comptes de son Heptameron (qui est un gentil livre pour son estoffe) ny pour chose d’extreme difficulté, de passer des nuicts entieres, en toute commodité et liberté, avec une maistresse de long temps desirée, maintenant la foy qu’on luy aura engagée de se contenter des baisers et simples attouchemens. Je croy que l’exemple du plaisir de la chasse y seroit plus propre : comme il y a moins de plaisir, il y a plus de ravissement, et de surprinse, par où nostre raison estonnée perd ce loisir de se preparer à l’encontre : lors qu’apres une longue queste, la beste vient en sursaut à se presenter, en lieu où à l’adventure, nous l’esperions le moins. Cette secousse, et l’ardeur de ces huées, nous frappe, si qu’il seroit malaisé à ceux qui ayment cette sorte de petite chasse, de retirer sur ce point la pensée ailleurs. Et les poëtes font Diane victorieuse du brandon et des flesches de Cupidon.

Quis non malarum quas amor curas habet
Hæc inter obliviscitur ?

Pour revenir à mon propos, je me compassionne fort tendrement des afflictions d’autruy, et pleurerois aisément par compagnie, si pour occasion que ce soit, je sçavois pleurer. Il n’est rien qui tente mes larmes que les larmes : non vrayes seulement, mais comment que ce soit, ou feintes, ou peintes. Les morts je ne les plains guere, et les envierois plustost ; mais je plains bien fort les mourans. Les Sauvages ne m’offensent pas tant, de rostir et manger les corps des trespassez, que ceux qui les tourmentent et persecutent vivans. Les executions mesme de la justice, pour raisonnables qu’elles soient, je ne les puis voir d’une veuë ferme. Quelqu’un ayant à tesmoigner la clemence de Julius Cæsar : Il estoit, dit-il, doux en ses vengeances : ayant forcé les Pyrates de se rendre à luy, qui l’avoient auparavant pris prisonnier et mis à rançon ; d’autant qu’il les avoit menassez de les faire mettre en croix, il les y condamna ; mais ce fut apres les avoir faict estrangler. Philomon son secretaire, qui l’avoit voulu empoisonner, il ne le punit pas plus aigrement que d’une mort simple. Sans dire qui est cet autheur Latin, qui ose alleguer pour tesmoignage de clemence, de seulement tuer ceux, desquels on a esté offencé, il est aisé à deviner qu’il est frappé des vilains et horribles exemples de cruauté, que les tyrans Romains mirent en usage.

Quant à moy, en la justice mesme, tout ce qui est au delà de la mort simple, me semble pure cruauté : Et notamment à nous, qui devrions avoir respect d’en envoyer les ames en bon estat ; ce qui ne se peut, les ayant agitées et desesperées par tourmens insupportables.

Ces jours passés, un soldat prisonnier, ayant apperceu d’une tour où il estoit, que le peuple s’assembloit en la place, et que des charpantiers y dressoyent leurs ouvrages, creut que c’estoit pour luy : et entré en la resolution de se tuer, ne trouva qui l’y peust secourir, qu’un vieux clou de charrette, rouillé, que la fortune luy offrit. Dequoy il se donna premierement deux grands coups autour de la gorge : mais voyant que ce avoit esté sans effect : bien tost apres, il s’en donna un tiers, dans le ventre, où il laissa le clou fiché. Le premier de ses gardes, qui entra où il estoit, le trouva en cet estat, vivant encores : mais couché et tout affoibly de ses coups. Pour emploier le temps avant qu’il deffaillist, on se hasta de luy prononcer sa sentence. Laquelle ouïe, et qu’il n’estoit condamné qu’à avoir la teste tranchée, il sembla reprendre un nouveau courage : accepta du vin, qu’il avoit refusé : remercia ses juges de la douceur inesperée de leur condemnation. Qu’il avoit prins party, d’appeller la mort, pour la crainte d’une mort plus aspre et insupportable : ayant conceu opinion par les apprests qu’il avoit veu faire en la place, qu’on le vousist tourmenter de quelque horrible supplice : et sembla estre delivré de la mort, pour l’avoir changée.

Je conseillerois que ces exemples de rigueur, par le moyen desquels on veut tenir le peuple en office, s’exerçassent contre les corps des criminels. Car de les voir priver de sepulture, de les voir bouillir, et mettre à quartiers, cela toucheroit quasi autant le vulgaire, que les peines, qu’on fait souffrir aux vivans ; quoy que par effect, ce soit peu ou rien, comme Dieu dit, Qui corpus occidunt, et postea non habent quod faciant. Et les poëtes font singulierement valoir l’horreur de cette peinture, et au dessus de la mort,

Heu reliquias semiassi regis, denudatis ossibus,
Per terram sanie delibutas foedè divexarier.

Je me rencontray un jour à Rome, sur le point qu’on deffaisoit Catena, un voleur insigne : on l’estrangla sans aucune emotion de l’assistance, mais quand on vint à le mettre à quartiers, le bourreau ne donnoit coup, que le peuple ne suivist d’une voix pleintive, et d’une exclamation, comme si chacun eust presté son sentiment à cette charongne.

Il faut exercer ces inhumains excez contre l’escorce, non contre le vif. Ainsin amollit, en cas aucunement pareil, Artaxerxes, l’aspreté des loix anciennes de Perse ; ordonnant que les Seigneurs qui avoyent failly en leur estat, au lieu qu’on les souloit foüetter, fussent despouillés, et leurs vestemens foüettez pour eux ; et au lieu qu’on leur souloit arracher les cheveux, qu’on leur ostast leur hault chappeau seulement.

Les Ægyptiens si devotieux, estimoyent bien satisfaire à la justice divine, luy sacrifians des pourceaux en figure, et representez : Invention hardie, de vouloir payer en peinture et en ombrage Dieu, substance si essentielle.

Je vy en une saison en laquelle nous abondons en exemples incroyables de ce vice, par la licence de noz guerres civiles : et ne voit on rien aux histoires anciennes, de plus extreme, que ce que nous en essayons tous les jours. Mais cela ne m’y a nullement apprivoisé. A peine me pouvoy-je persuader, avant que je l’eusse veu, qu’il se fust trouvé des ames si farouches, qui pour le seul plaisir du meurtre, le voulussent commettre ; hacher et destrancher les membres d’autruy ; aiguiser leur esprit à inventer des tourmens inusitez, et des morts nouvelles, sans inimitié, sans proufit, et pour cette seule fin, de jouïr du plaisant spectacle, des gestes, et mouvemens pitoyables, des gemissemens, et voix lamentables, d’un homme mourant en angoisse. Car voyla l’extreme poinct, où la cruauté puisse atteindre. Ut homo hominem, non iratus, non timens, tantùm spectaturus occidat.

De moy, je n’ay pas sçeu voir seulement sans desplaisir, poursuivre et tuer une beste innocente, qui est sans deffence, et de qui nous ne recevons aucune offence. Et comme il advient communement que le cerf se sentant hors d’haleine et de force, n’ayant plus autre remede, se rejette et rend à nous mesmes qui le poursuivons, nous demandant mercy par ses larmes,

quæstuque cruentus
Atque imploranti similis, ce m’a tousjours semblé un spectacle tres-deplaisant.

Je ne prens guere beste en vie, à qui je ne redonne les champs. Pythagoras les achetoit des pescheurs et des oyseleurs, pour en faire autant.

primóque à cæde ferarum
Incaluisse puto maculatum sanguine ferrum.

Les naturels sanguinaires à l’endroit des bestes, tesmoignent une propension naturelle à la cruauté.

Apres qu’on se fut apprivoisé à Rome aux spectacles des meurtres des animaux, on vint aux hommes et aux gladiateurs. Nature a, (ce crains-je) elle mesme attaché à l’homme quelque instinct à l’inhumanité. Nul ne prent son esbat à voir des bestes s’entrejouer et caresser ; et nul ne faut de le prendre à les voir s’entredeschirer et desmembrer.

Et afin qu’on ne se moque de cette sympathie que j’ay avec elles, la Theologie mesme nous ordonne quelque faveur en leur endroit. Et considerant, qu’un mesme maistre nous a logez en ce palais pour son service, et qu’elles sont, comme nous, de sa famille ; elle a raison de nous enjoindre quelque respect et affection envers elles. Pythagoras emprunta la Metempsychose, des Ægyptiens, mais depuis elle a esté receuë par plusieurs nations, et notamment par nos Druides :

Morte carent animæ, sempérque priore relicta
Sede, novis domibus vivunt, habitántque receptæ.

La Religion de noz anciens Gaulois, portoit que les ames estans eternelles, ne cessoyent de se remuer et changer de place d’un corps à un autre : meslant en outre à cette fantasie, quelque consideration de la justice divine. Car selon les desportemens de l’ame, pendant qu’elle avoit esté chez Alexandre, ils disoient que Dieu luy ordonnoit un autre corps à habiter, plus ou moins penible, et rapportant à sa condition :

muta ferarum
Cogit vincla pati, truculentos ingerit ursis,
Prædonésque lupis, fallaces vulpibus addit,
Atque ubi per varios annos per mille figuras
Egit, lethæo purgatos flumine tandem
Rursus ad humanæ revocat primordia formæ.

Si elle avoit esté vaillante, la logeoient au corps d’un Lyon ; si voluptueuse, en celuy d’un pourceau ; si lasche, en celuy d’un cerf ou d’un lievre ; si malitieuse, en celuy d’un renard ; ainsi du reste ; jusques à ce que purifiée par ce chastiement, elle reprenoit le corps de quelque autre homme ;

Ipse ego, nam memini, Trojani tempore belli
Panthoides Euphorbus eram.

Quant à ce cousinage là d’entre nous et les bestes, je n’en fay pas grande recepte : ny de ce aussi que plusieurs nations, et notamment des plus anciennes et plus nobles, ont non seulement receu des bestes à leur societé et compagnie, mais leur ont donné un rang bien loing au dessus d’eux ; les estimans tantost familieres, et favories de leurs dieux, et les ayans en respect et reverence plus qu’humaine ; et d’autres ne recognoissans autre Dieu, ny autre divinité qu’elles : belluæ a barbaris propter beneficium consecratæ.

crocodilon adorat
Pars hæc, illa pavet saturam serpentibus Ibin,
Effigies sacri hic nitet aurea Cercopitheci
hic piscem fluminis, illic
Oppida tota canem venerantur.

Et l’interpretation mesme que Plutarque donne à cet erreur, qui est tresbien prise, leur est encores honorable. Car il dit, que ce n’estoit le chat, ou le bœuf (pour exemple) que les Ægyptiens adoroyent ; mais qu’ils adoroyent en ces bestes là, quelque image des facultez divines : En cette-cy la patience et l’utilité : en cette-la, la vivacité, ou comme noz voisins les Bourguignons avec toute l’Allemaigne, l’impatience de se voir enfermez : par où ils representoyent la liberté, qu’ils aymoient et adoroient au delà de toute autre faculté divine, et ainsi des autres. Mais quand je rencontre parmy les opinions plus moderées, les discours qui essayent à montrer la prochaine ressemblance de nous aux animaux : et combien ils ont de part à nos plus grands privileges ; et avec combien de vray-semblance on nous les apparie ; certes j’en rabats beaucoup de nostre presomption, et me demets volontiers de cette royauté imaginaire, qu’on nous donne sur les autres creatures.

Quand tout cela en seroit à dire, si y a-il un certain respect, qui nous attache, et un general devoir d’humanité, non aux bestes seulement, qui ont vie et sentiment, mais aux arbres mesmes et aux plantes. Nous devons la justice aux hommes, et la grace et la benignité aux autres creatures, qui en peuvent estre capables. Il y a quelque commerce entre elles et nous, et quelque obligation mutuelle. Je ne crain point à dire la tendresse de ma nature si puerile, que je ne puis pas bien refuser à mon chien la feste, qu’il m’offre hors de saison, ou qu’il me demande. Les Turcs ont des aumosnes et des hospitaux pour les bestes : les Romains avoient un soing public de la nourriture des oyes, par la vigilance desquelles leur Capitole avoit esté sauvé : les Atheniens ordonnerent que les mules et mulets, qui avoyent servy au bastiment du temple appellé Hecatompedon, fussent libres, et qu’on les laissast paistre par tout sans empeschement.

Les Agrigentins avoyent en usage commun, d’enterrer serieusement les bestes, qu’ils avoient eu cheres : comme les chevaux de quelque rare merite, les chiens et les oyseaux utiles : ou mesme qui avoyent servy de passe-temps à leurs enfans. Et la magnificence, qui leur estoit ordinaire en toutes autres choses, paroissoit aussi singulierement, à la sumptuosité et nombre des monuments eslevez à cette fin : qui ont duré en parade, plusieurs siecles depuis.

Les Ægyptiens enterroyent les loups, les ours, les crocodiles, les chiens, et les chats, en lieux sacrés : embausmoyent leurs corps, et portoyent le deuil à leurs trespas.

Cimon fit une sepulture honorable aux juments, avec lesquelles il avoit gaigné par trois fois le prix de la course aux jeux Olympiques. L’ancien Xanthippus fit enterrer son chien sur un chef, en la coste de la mer, qui en a depuis retenu le nom. Et Plutarque faisoit, dit-il, conscience, de vendre et envoyer à la boucherie, pour un leger profit, un bœuf qui l’avoit long temps servy.


Apologie de Raimond Sebond
Chap. XII


C’EST à la verité une tres-utile et grande partie que la science : ceux qui la mesprisent tesmoignent assez leur bestise : mais je n’estime pas pourtant sa valeur jusques à cette mesure extreme qu’aucuns luy attribuent : Comme Herillus le philosophe, qui logeoit en elle le souverain bien, et tenoit qu’il fust en elle de nous rendre sages et contens : ce que je ne croy pas : ny ce que d’autres ont dict, que la science est mere de toute vertu, et que tout vice est produit par l’ignorance. Si cela est vray, il est subject à une longue interpretation.

Ma maison a esté de long temps ouverte aux gens de sçavoir, et en est fort cogneuë ; car mon pere qui l’a commandée cinquante ans & plus, eschauffé de cette ardeur nouvelle, dequoy le Roy François premier embrassa les lettres et les mit en credit, rechercha avec grand soin & despence l’accointance des hommes doctes, les recevant chez luy, comme personnes sainctes, et ayans quelque particuliere inspiration de sagesse divine, recueillant leurs sentences, et leurs discours comme des oracles, et avec d’autant plus de reverence, et de religion, qu’il avoit moins de loy d’en juger, car il n’avoit aucune cognoissance des lettres, non plus que ses predecesseurs. Moy je les ayme bien, mais je ne les adore pas.

Entre autres, Pierre Bunel, homme de grande reputation de sçavoir en son temps, ayant arresté quelques jours à Montaigne en la compagnie de mon pere, avec d’autres hommes de sa sorte, luy fit present au desloger d’un livre qui s’intitule Theologia naturalis ; sive, Liber creaturarum magistri Raimondi de Sebonde. Et par ce que la langue Italienne et Espagnolle estoient familieres à mon pere, et que ce livre est basty d’un Espagnol barragouiné en terminaisons Latines, il esperoit qu’avec bien peu d’ayde, il en pourroit faire son profit, et le luy recommanda, comme livre tres-utile et propre à la saison, en laquelle il le luy donna : ce fut lors que les nouvelletez de Luther commençoient d’entrer en credit, et esbranler en beaucoup de lieux nostre ancienne creance. En quoy il avoit un tresbon advis ; prevoyant bien par discours de raison, que ce commencement de maladie declineroit aisément en un execrable atheisme : Car le vulgaire n’ayant pas la faculté de juger des choses par elles mesmes, se laissant emporter à la fortune et aux apparences, apres qu’on luy a mis en main la hardiesse de mespriser et contreroller les opinions qu’il avoit euës en extreme reverence, comme sont celles où il va de son salut, et qu’on a mis aucuns articles de sa religion en doubte et à la balance, il jette tantost apres aisément en pareille incertitude toutes les autres pieces de sa creance, qui n’avoient pas chez luy plus d’authorité ny de fondement, que celles qu’on luy a esbranlées : et secoue comme un joug tyrannique toutes les impressions, qu’il avoit receues par l’authorité des loix, ou reverence de l’ancien usage,

Nam cupide conculcatur nimis ante metutum.

entreprenant deslors en avant, de ne recevoir rien, à quoy il n’ait interposé son decret, et presté particulier consentement.

Or quelques jours avant sa mort, mon pere ayant de fortune rencontré ce livre soubs un tas d’autres papiers abandonnez, me commanda de le luy mettre en François. Il faict bon traduire les autheurs, comme celuy-là, où il n’y a guere que la matiere à representer : mais ceux qui ont donné beaucoup à la grace, et à l’elegance du langage, ils sont dangereux à entreprendre, nommément pour les rapporter à un idiome plus foible. C’estoit une occupation bien estrange et nouvelle pour moy : mais estant de fortune pour lors de loisir, et ne pouvant rien refuser au commandement du meilleur pere qui fut onques, j’en vins à bout, comme je peuz : à quoy il print un singulier plaisir, et donna charge qu’on le fist imprimer : ce qui fut executé apres sa mort.

Je trouvay belles les imaginations de cet autheur, la contexture de son ouvrage bien suyvie ; et son dessein plein de pieté. Par ce que beaucoup de gens s’amusent à le lire, et notamment les dames, à qui nous devons plus de service, je me suis trouvé souvent à mesme de les secourir, pour descharger leur livre de deux principales objections qu’on luy faict. Sa fin est hardie et courageuse, car il entreprend par raisons humaines et naturelles, establir et verifier contre les atheistes tous les articles de la religion Chrestienne. En quoy, à dire la verité, je le trouve si ferme et si heureux, que je ne pense point qu’il soit possible de mieux faire en cet argument là ; et croy que nul ne l’a esgalé : Cet ouvrage me semblant trop riche et trop beau, pour un autheur, duquel le nom soit si peu cogneu, et duquel tout ce que nous sçavons, c’est qu’il estoit Espagnol, faisant profession de Medecine à Thoulouse, il y a environ deux cens ans ; je m’enquis autrefois à Adrianus Turnebus, qui sçavoit toutes choses, que ce pouvoit estre de ce livre : il me respondit, qu’il pensoit que ce fust quelque quinte essence tirée de S. Thomas d’Aquin : car de vray cet esprit là, plein d’une erudition infinie et d’une subtilité admirable, estoit seul capable de telles imaginations. Tant y a que quiconque en soit l’autheur et inventeur (et ce n’est pas raison d’oster sans plus grande occasion à Sebonde ce tiltre) c’estoit un tres-suffisant homme, et ayant plusieurs belles parties.

La premiere reprehension qu’on fait de son ouvrage ; c’est que les Chrestiens se font tort de vouloir appuyer leur creance, par des raisons humaines, qui ne se conçoit que par foy, et par une inspiration particuliere de la grace divine. En cette objection, il semble qu’il y ait quelque zele de pieté : et à cette cause nous faut-il avec autant plus de douceur et de respect essayer de satisfaire à ceux qui la mettent en avant. Ce seroit mieux la charge d’un homme versé en la Theologie, que de moy, qui n’y sçay rien.

Toutefois je juge ainsi, qu’à une chose si divine et si haultaine, et surpassant de si loing l’humaine intelligence, comme est cette verité, de laquelle il a pleu à la bonté de Dieu nous esclairer, il est bien besoin qu’il nous preste encore son secours, d’une faveur extraordinaire et privilegiée, pour la pouvoir concevoir et loger en nous : et ne croy pas que les moyens purement humains en soyent aucunement capables. Et s’ils l’estoient, tant d’ames rares et excellentes, et si abondamment garnies de forces naturelles és siecles anciens, n’eussent pas failly par leur discours, d’arriver à cette cognoissance. C’est la foy seule qui embrasse vivement et certainement les hauts mysteres de nostre Religion. Mais ce n’est pas à dire, que ce ne soit une tresbelle et treslouable entreprinse, d’accommoder encore au service de nostre foy, les utils naturels et humains, que Dieu nous a donnez. Il ne fault pas doubter que ce ne soit l’usage le plus honorable, que nous leur sçaurions donner : et qu’il n’est occupation ny dessein plus digne d’un homme Chrestien, que de viser par tous ses estudes et pensemens à embellir, estendre et amplifier la verité de sa creance. Nous ne nous contentons point de servir Dieu d’esprit et d’ame : nous luy devons encore, et rendons une reverence corporelle : nous appliquons noz membres mesmes, et noz mouvements et les choses externes à l’honorer. Il en faut faire de mesme, et accompaigner nostre foy de toute la raison qui est en nous : mais tousjours avec cette reservation, de n’estimer pas que ce soit de nous qu’elle despende, ny que nos efforts et arguments puissent atteindre à une si supernaturelle et divine science.

Si elle n’entre chez nous par une infusion extraordinaire : si elle y entre non seulement par discours, mais encore par moyens humains, elle n’y est pas en sa dignité ny en sa splendeur. Et certes je crain pourtant que nous ne la jouyssions que par cette voye. Si nous tenions à Dieu par l’entremise d’une foy vive : si nous tenions à Dieu par luy, non par nous : si nous avions un pied et un fondement divin, les occasions humaines n’auroient pas le pouvoir de nous esbranler, comme elles ont : nostre fort ne seroit pas pour se rendre à une si foible batterie : l’amour de la nouvelleté, la contraincte des Princes, la bonne fortune d’un party, le changement temeraire et fortuite de nos opinions, n’auroient pas la force de secouër et alterer nostre croyance : nous ne la lairrions pas troubler à la mercy d’un nouvel argument, et à la persuasion, non pas de toute la Rhetorique qui fut onques : nous soustiendrions ces flots d’une fermeté inflexible et immobile :

Illisos fluctus rupes ut vasta refundit,
Et varias circum latrantes dissipat undas
Mole sua.

Si ce rayon de la divinité nous touchoit aucunement, il y paroistroit par tout : non seulement nos parolles, mais encore nos operations en porteroient la lueur et le lustre. Tout ce qui partiroit de nous, on le verroit illuminé de ceste noble clarté : Nous devrions avoir honte, qu’és sectes humaines il ne fut jamais partisan, quelque difficulté et estrangeté que maintinst sa doctrine, qui n’y conformast aucunement ses deportemens et sa vie : et une si divine et celeste institution ne marque les Chrestiens que par la langue.

Voulez vous voir cela ? comparez nos mœurs à un Mahometan, à un Payen, vous demeurez tousjours au dessoubs : Là où au regard de l’avantage de nostre religion, nous devrions luire en excellence, d’une extreme et incomparable distance : et devroit on dire, sont ils si justes, si charitables, si bons ? ils sont donq Chrestiens. Toutes autres apparences sont communes à toutes religions : esperance, confiance, evenemens, ceremonies, penitence, martyres. La merque peculiere de nostre verité devroit estre nostre vertu, comme elle est aussi la plus celeste merque, et la plus difficile : et que c’est la plus digne production de la verité. Pourtant eut raison nostre bon S. Loys, quand ce Roy Tartare, qui s’estoit faict Chrestien, desseignoit de venir à Lyon, baiser les pieds au Pape, et y recognoistre la sanctimonie qu’il esperoit trouver en nos mœurs, de l’en destourner instamment, de peur qu’au contraire, nostre desbordée façon de vivre ne le dégoutast d’une si saincte creance. Combien que depuis il advint tout diversement, à cet autre, lequel estant allé à Rome pour mesme effect, y voyant la dissolution des prelats, et peuple de ce temps là, s’establit d’autant plus fort en nostre religion, considerant combien elle devoit avoir de force et de divinité, à maintenir sa dignité et sa splendeur, parmy tant de corruption, et en mains si vicieuses.

Si nous avions une seule goutte de foy, nous remuerions les montaignes de leur place, dict la saincte parole : nos actions qui seroient guidées et accompaignées de la divinité, ne seroient pas simplement humaines, elles auroient quelque chose de miraculeux, comme nostre croyance. Brevis est institutio vitæ honestæ beatæque, si credas.

Les uns font accroire au monde, qu’ils croyent ce qu’ils ne croyent pas. Les autres en plus grand nombre, se le font accroire à eux mesmes, ne sçachants pas penetrer que c’est que croire.

Nous trouvons estrange si aux guerres, qui pressent à ceste heure nostre estat, nous voyons flotter les evenements et diversifier d’une maniere commune et ordinaire : c’est que nous n’y apportons rien que le nostre. La justice, qui est en l’un des partis, elle n’y est que pour ornement et couverture : elle y est bien alleguée, mais elle n’y est ny receuë, ny logée, ny espousée : elle y est comme en la bouche de l’advocat, non comme dans le cœur et affection de la partie. Dieu doit son secours extraordinaire à la foy et à la religion, non pas à nos passions. Les hommes y sont conducteurs, et s’y servent de la religion : ce devroit estre tout le contraire.

Sentez, si ce n’est par noz mains que nous la menons : à tirer comme de cire tant de figures contraires, d’une reigle si droitte et si ferme. Quand s’est il veu mieux qu’en France en noz jours ? Ceux qui l’ont prinse à gauche, ceux qui l’ont prinse à droitte, ceux qui en disent le noir, ceux qui en disent le blanc, l’employent si pareillement à leurs violentes et ambitieuses entreprinses, s’y conduisent d’un progrez si conforme en desbordement et injustice, qu’ils rendent doubteuse et malaisée à croire la diversité qu’ils pretendent de leurs opinions en chose de laquelle depend la conduitte et loy de nostre vie. Peut on veoir partir de mesme eschole et discipline des mœurs plus unies, plus unes ?

Voyez l’horrible impudence dequoy nous pelotons les raisons divines : et combien irreligieusement nous les avons et rejettées et reprinses selon que la fortune nous a changé de place en ces orages publiques. Ceste proposition si solenne : S’il est permis au subject de se rebeller et armer contre son Prince pour la defense de la religion : souvienne vous en quelles bouches ceste année passée l’affirmative d’icelle estoit l’arc-boutant d’un parti : la negative, de quel autre parti c’estoit l’arc-boutant : Et oyez à present de quel quartier vient la voix et instruction de l’une et de l’autre : et si les armes bruyent moins pour ceste cause que pour celle la. Et nous bruslons les gents, qui disent, qu’il faut faire souffrir à la verité le joug de nostre besoing : et de combien faict la France pis que de le dire ?

Confessons la verité, qui trieroit de l’armée mesme legitime, ceux qui y marchent par le seul zele d’une affection religieuse, et encore ceux qui regardent seulement la protection des loix de leur pays, ou service du Prince, il n’en sçauroit bastir une compagnie de gens-darmes complete. D’où vient cela, qu’il s’en trouve si peu, qui ayent maintenu mesme volonté et mesme progrez en nos mouvemens publiques, et que nous les voyons tantost n’aller que le pas, tantost y courir à bride avalée ? et mesmes hommes, tantost gaster nos affaires par leur violence et aspreté, tantost par leur froideur, mollesse et pesanteur ; si ce n’est qu’ils y sont poussez par des considerations particulieres et casuelles, selon la diversité desquelles ils se remuent ?

Je voy cela evidemment, que nous ne prestons volontiers à la devotion que les offices, qui flattent noz passions. Il n’est point d’hostilité excellente comme la Chrestienne. Nostre zele fait merveilles, quand il va secondant nostre pente vers la haine, la cruauté, l’ambition, l’avarice, la detraction, la rebellion. A contrepoil, vers la bonté, la benignité, la temperance, si, comme par miracle, quelque rare complexion ne l’y porte, il ne va ny de pied, ny d’aile.

Nostre religion est faicte pour extirper les vices : elle les couvre, les nourrit, les incite.

Il ne faut point faire barbe de foarre à Dieu (comme on dict) Si nous le croyions, je ne dy pas par foy, mais d’une simple croyance : voire (et je le dis à nostre grande confusion) si nous le croyions et cognoissions comme une autre histoire, comme l’un de nos compaignons, nous l’aimerions au dessus de toutes autres choses, pour l’infinie bonté et beauté qui reluit en luy : au moins marcheroit il en mesme reng de nostre affection, que les richesses, les plaisirs, la gloire et nos amis.

Le meilleur de nous ne craind point de l’outrager, comme il craind d’outrager son voisin, son parent, son maistre. Est-il si simple entendement, lequel ayant d’un costé l’object d’un de nos vicieux plaisirs, et de l’autre en pareille cognoissance et persuasion, l’estat d’une gloire immortelle, entrast en bigue de l’un pour l’autre ? Et si nous y renonçons souvent de pur mespris : car quelle envie nous attire au blasphemer, sinon à l’adventure l’envie mesme de l’offense ?

Le philosophe Antisthenes, comme on l’initioit aux mysteres d’Orpheus, le prestre luy disant, que ceux qui se voüoyent à ceste religion, avoyent à recevoir apres leur mort des biens eternels et parfaicts : Pourquoy si tu le crois ne meurs tu donc toy mesmes ? luy fit-il.

Diogenes plus brusquement selon sa mode, et plus loing de nostre propos, au prestre qui le preschoit de mesme, de se faire de son ordre, pour parvenir aux biens de l’autre monde : Veux tu pas que je croye qu’Agesilaüs et Epaminondas, si grands hommes, seront miserables, et que toy qui n’es qu’un veau, et qui ne fais rien qui vaille, seras bien heureux, par ce que tu és prestre ?

Ces grandes promesses de la beatitude eternelle si nous les recevions de pareille authorité qu’un discours philosophique, nous n’aurions pas la mort en telle horreur que nous avons :

Non jam se moriens dissolvi conquereretur,
Sed magis ire foras, vestémque relinquere ut anguis
Gauderet, prælonga senex aut cornua cervus.

Je veux estre dissoult, dirions nous, et estre aveques Jesus-Christ. La force du discours de Platon de l’immortalité de l’ame, poussa bien aucuns de ses disciples à la mort, pour jouïr plus promptement des esperances qu’il leur donnoit.

Tout cela c’est un signe tres-evident que nous ne recevons nostre religion qu’à nostre façon et par nos mains, et non autrement que comme les autres religions se reçoivent. Nous nous sommes rencontrez au pays, ou elle estoit en usage, où nous regardons son ancienneté, ou l’authorité des hommes qui l’ont maintenuë, où craignons les menaces qu’elle attache aux mescreans, où suyvons ses promesses. Ces considerations là doivent estre employées à nostre creance, mais comme subsidiaires : ce sont liaisons humaines. Une autre region, d’autres tesmoings, pareilles promesses et menasses, nous pourroyent imprimer par mesme voye une creance contraire.

Nous sommes Chrestiens à mesme tiltre que nous sommes ou Perigordins ou Alemans.

Et ce que dit Plato, qu’il est peu d’hommes si fermes en l’atheïsme, qu’un danger pressant ne ramene à la recognoissance de la divine puissance : Ce rolle ne touche point un vray Chrestien : C’est à faire aux religions mortelles et humaines, d’estre receuës par une humaine conduite. Quelle foy doit ce estre, que la lascheté et la foiblesse de cœur plantent en nous et establissent ? Plaisante foy, qui ne croid ce qu’elle croid, que pour n’avoir le courage de le descroire. Une vitieuse passion, comme celle de l’inconstance et de l’estonnement, peut elle faire en nostre ame aucune production reglée ?

Ils establissent, dit-il, par la raison de leur jugement, que ce qui se recite des enfers, et des peines futures est feint, mais l’occasion de l’experimenter s’offrant lors que la vieillesse ou les maladies les approchent de leur mort : la terreur d’icelle les remplit d’une nouvelle creance, par l’horreur de leur condition à venir. Et par ce que telles impressions rendent les courages craintifs, il defend en ses loix toute instruction de telles menaces, et la persuasion que des Dieux il puisse venir à l’homme aucun mal, sinon pour son plus grand bien quand il y eschoit, et pour un medecinal effect. Ils recitent de Bion, qu’infect des atheïsmes de Theodorus, il avoit esté long temps se moquant des hommes religieux : mais la mort le surprenant, qu’il se rendit aux plus extremes superstitions : comme si les Dieux s’ostoyent et se remettoyent selon l’affaire de Bion.

Platon, et ces exemples, veulent conclurre, que nous sommes ramenez à la creance de Dieu, ou par raison, ou par force. L’Atheïsme estant une proposition, comme desnaturée et monstrueuse, difficile aussi, et malaisée d’establir en l’esprit humain, pour insolent et desreglé qu’il puisse estre : il s’en est veu assez, par vanité et par fierté de concevoir des opinions non vulgaires, et reformatrices du monde, en affecter la profession par contenance : qui, s’ils sont assez fols, ne sont pas assez forts, pour l’avoir plantée en leur conscience. Pourtant ils ne lairront de joindre leurs mains vers le ciel, si vous leur attachez un bon coup d’espée en la poitrine : et quand la crainte ou la maladie aura abatu et appesanti ceste licentieuse ferveur d’humeur volage, ils ne lairront pas de se revenir, et se laisser tout discretement manier aux creances et exemples publiques. Autre chose est, un dogme serieusement digeré, autre chose ces impressions superficielles : lesquelles nées de la desbauche d’un esprit desmanché, vont nageant temerairement et incertainement en la fantasie. Hommes bien miserables et escervellez, qui taschent d’estre pires qu’ils ne peuvent !

L’erreur du paganisme, et l’ignorance de nostre saincte verité, laissa tomber ceste grande ame : mais grande d’humaine grandeur seulement, encores en cet autre voisin abus, que les enfans et les vieillars se trouvent plus susceptibles de religion, comme si elle naissoit et tiroit son credit de nostre imbecillité.

Le neud qui devroit attacher nostre jugement et nostre volonté, qui devroit estreindre nostre ame et joindre à nostre Createur, ce devroit estre un neud prenant ses repliz et ses forces, non pas de noz considerations, de noz raisons et passions, mais d’une estreinte divine et supernaturelle, n’ayant qu’une forme, un visage, et un lustre, qui est l’authorité de Dieu et sa grace. Or nostre cœur et nostre ame estant regie et commandée par la foy, c’est raison qu’elle tire au service de son dessein toutes nos autres pieces selon leur portée. Aussi n’est-il pas croyable, que toute ceste machine n’ait quelques merques empreintes de la main de ce grand architecte, et qu’il n’y ait quelque image és choses du monde raportant aucunement à l’ouvrier, qui les a basties et formées. Il a laissé en ces hauts ouvrages le charactere de sa divinité, et ne tient qu’à nostre imbecillité, que nous ne le puissions descouvrir. C’est ce qu’il nous dit luy-mesme, que ses operations invisibles, il nous les manifeste par les visibles. Sebonde s’est travaillé à ce digne estude, et nous montre comment il n’est piece du monde, qui desmente son facteur. Ce seroit faire tort à la bonté divine, si l’univers ne consentoit à nostre creance. Le ciel, la terre, les elemens, nostre corps et nostre ame, toutes choses y conspirent : il n’est que de trouver le moyen de s’en servir : elles nous instruisent, si nous sommes capables d’entendre. Car ce monde est un temple tressainct, dedans lequel l’homme est introduict, pour y contempler des statues, non ouvrées de mortelle main, mais celles que la divine pensée a faict sensibles, le Soleil, les estoilles, les eaux et la terre, pour nous representer les intelligibles. Les choses invisibles de Dieu, dit Sainct Paul, apparoissent par la creation du monde, considerant sa sapience eternelle, et sa divinité par ses œuvres.

Atque adeo faciem coeli non invidet orbi
Ipse Deus, vultúsque suos corpúsque recludit
Semper volvendo : séque ipsum inculcat Et offert,
Ut bene cognosci possit, doceátque videndo
Qualis eat, doceátque suas attendere leges.

Or nos raisons et nos discours humains c’est comme la matiere lourde et sterile : la grace de Dieu en est la forme : c’est elle qui y donne la façon et le prix. Tout ainsi que les actions vertueuses de Socrates et de Caton demeurent vaines et inutiles pour n’avoir eu leur fin, et n’avoir regardé l’amour et obeyssance du vray createur de toutes choses, et pour avoir ignoré Dieu : Ainsin est-il de nos imaginations et discours : ils ont quelque corps, mais une masse informe, sans façon et sans jour, si la foy et grace de Dieu n’y sont joinctes. La foy venant à teindre et illustrer les argumens de Sebonde, elle les rend fermes et solides : ils sont capables de servir d’acheminement, et de premiere guyde à un apprentif, pour le mettre à la voye de ceste cognoissance : ils le façonnent aucunement et rendent capable de la grace de Dieu, par le moyen de laquelle se parfournit et se parfaict apres nostre creance. Je sçay un homme d’authorité nourry aux lettres, qui m’a confessé avoir esté ramené des erreurs de la mescreance par l’entremise des argumens de Sebonde. Et quand on les despouïllera de cet ornement, et du secours et approbation de la foy, et qu’on les prendra pour fantasies pures humaines, pour en combatre ceux qui sont precipitez aux espouvantables et horribles tenebres de l’irreligion, ils se trouveront encores lors, aussi solides et autant fermes, que nuls autres de mesme condition qu’on leur puisse opposer. De façon que nous serons sur les termes de dire à nos parties,

Si melius quid habes, accerse, vel imperium fer.

Qu’ils souffrent la force de nos preuves, ou qu’ils nous en facent voir ailleurs, et sur quelque autre subject, de mieux tissuës, et mieux estoffées.

Je me suis sans y penser à demy desja engagé dans la seconde objection, à laquelle j’avois proposé de respondre pour Sebonde.

Aucuns disent que ses argumens sont foibles et ineptes à verifier ce qu’il veut, et entreprennent de les choquer aysément. Il faut secouër ceux cy un peu plus rudement : car ils sont plus dangereux et plus malitieux que les premiers. On couche volontiers les dicts d’autruy à la faveur des opinions qu’on a prejugées en soy : A un atheïste tous escrits tirent à l’theïsme. Il infecte de son propre venin la matiere innocente. Ceux cy ont quelque preoccupation de jugement qui leur rend le goust fade aux raisons de Sebonde. Au demeurant il leur semble qu’on leur donne beau jeu, de les mettre en liberté de combattre nostre religion par les armes pures humaines, laquelle ils n’oseroyent attaquer en sa majesté pleine d’authorité et de commandement. Le moyen que je prens pour rabatre ceste frenesie, et qui me semble le plus propre, c’est de froisser et fouler aux pieds l’orgueil, et l’humaine fierté : leur faire sentir l’inanité, la vanité, et deneantise de l’homme : leur arracher des points, les chetives armes de leur raison : leur faire baisser la teste et mordre la terre, soubs l’authorité et reverence de la majesté divine. C’est à elle seule qu’appartient la science et la sapience : elle seule qui peut estimer de soy quelque chose, et à qui nous desrobons ce que nous nous contons, et ce que nous nous prisons.

Οὐ γὰρ ἐᾶ φρονέιν ὁ θεὸς μέγα ἄλλον ἤ ἔαυτον.

Abbattons ce cuider, premier fondement de la tyrannie du maling esprit. Deus superbis resistit : humilibus autem dat gratiam. L’intelligence est en touts les Dieux, dit Platon, et point ou peu aux hommes.

Or c’est cependant beaucoup de consolation à l’homme Chrestien, de voir nos utils mortels et caduques, si proprement assortis à nostre foy saincte et divine : que lors qu’on les employe aux sujects de leur nature mortels et caduques, ils n’y soyent pas appropriez plus uniement, ny avec plus de force. Voyons donq si l’homme a en sa puissance d’autres raisons plus fortes que celles de Sebonde : voire s’il est en luy d’arriver à aucune certitude par argument et par discours.

Car sainct Augustin plaidant contre ces gents icy, a occasion de reprocher leur injustice, en ce qu’ils tiennent les parties de nostre creance fauces, que nostre raison faut à establir. Et pour monstrer qu’assez de choses peuvent estre et avoir esté, desquelles nostre discours ne sçauroit fonder la nature et les causes : il leur met en avant certaines experiences cognuës et indubitables, ausquelles l’homme confesse rien ne veoir. Et cela faict il, comme toutes autres choses, d’une curieuse et ingenieuse recherche. Il faut plus faire, et leur apprendre, que pour convaincre la foiblesse de leur raison, il n’est besoing d’aller triant des rares exemples : et qu’elle est si manque et si aveugle, qu’il n’y a nulle si claire facilité, qui luy soit assez claire : que l’aizé et le malaisé luy sont un : que tous subjects egalement, et la nature en general desadvouë sa jurisdiction et entremise.

Que nous presche la verité, quand elle nous presche de fuir la mondaine philosophie : quand elle nous inculque si souvent, que nostre sagesse n’est que folie devant Dieu : que de toutes les vanitez la plus vaine c’est l’homme : que l’homme qui presume de son sçavoir, ne sçait pas encore que c’est que sçavoir : et que l’homme, qui n’est rien, s’il pense estre quelque chose, se seduit soy-mesmes, et se trompe ? Ces sentences du sainct Esprit expriment si clairement et si vivement ce que je veux maintenir, qu’il ne me faudroit aucune autre preuve contre des gens qui se rendroient avec toute submission et obeyssance à son authorité. Mais ceux cy veulent estre fouëtez à leurs propres despens, et ne veulent souffrir qu’on combatte leur raison que par elle mesme.

Considerons donq pour ceste heure, l’homme seul, sans secours estranger, armé seulement de ses armes, et despourveu de la grace et cognoissance divine, qui est tout son honneur, sa force, et le fondement de son estre. Voyons combien il a de tenuë en ce bel equipage. Qu’il me face entendre par l’effort de son discours, sur quels fondemens il a basty ces grands avantages, qu’il pense avoir sur les autres creatures. Qui luy a persuadé que ce branle admirable de la voute celeste, la lumiere eternelle de ces flambeaux roulans si fierement sur sa teste, les mouvemens espouventables de ceste mer infinie, soyent establis et se continuent tant de siecles, pour sa commodité et pour son service ? Est-il possible de rien imaginer si ridicule, que ceste miserable et chetive creature, qui n’est pas seulement maistresse de soy, exposée aux offences de toutes choses, se die maistresse et emperiere de l’univers ? duquel il n’est pas en sa puissance de cognoistre la moindre partie, tant s’en faut de la commander. Et ce privilege qu’il s’attribuë d’estre seul en ce grand bastiment, qui ayt la suffisance d’en recognoistre la beauté et les pieces, seul qui en puisse rendre graces à l’architecte, et tenir conte de la recepte et mises du monde : qui luy a seelé ce privilege ? qu’il nous montre lettres de ceste belle et grande charge.

Ont elles esté ottroyées en faveur des sages seulement ? Elles ne touchent guere de gents. Les fols et les meschants sont-ils dignes de faveur si extraordinaire ? et estants la pire piece du monde, d’estre preferez à tout le reste ?

En croirons nous cestuy-la ; Quorum igitur causa quis dixerit effectum esse mundum ? Eorum scilicet animantium, quæ ratione utuntur. Hi sunt dii et homines, quibus profectó nihil est melius. Nous n’aurons jamais assez bafoüé l’impudence de cet accouplage.

Mais pauvret qu’a il en soy digne d’un tel avantage ? A considerer ceste vie incorruptible des corps celestes, leur beauté, leur grandeur, leur agitation continuée d’une si juste regle :

Cum suspicimus magni coelestia mundi
Templa super, stellisque micantibus Æthera fixum,
Et venit in mentem Lunæ Solisque viarum :

A considerer la domination et puissance que ces corps là ont, non seulement sur nos vies et conditions de nostre fortune,

Facta etenim et vitas hominum suspendit ab astris :

mais sur nos inclinations mesmes, nos discours, nos volontez : qu’ils regissent, poussent et agitent à la mercy de leurs influances, selon que nostre raison nous l’apprend et le trouve :

speculatáque longè
Deprendit tacitis dominantia legibus astra,
Et totum alterna mundum ratione moveri,
Fatorúmque vices certis discernere signis.

A voir que non un homme seul, non un Roy, mais les monarchies, les empires, et tout ce bas monde se meut au branle des moindres mouvemens celestes :

Quantáque quàm parvi faciant discrimina motus :
Tantum est hoc regnum quod regibus imperat ipsis :

si nostre vertu, nos vices, nostre suffisance et science, et ce mesme discours que nous faisons de la force des astres, et ceste comparaison d’eux à nous, elle vient, comme juge nostre raison, par leur moyen et de leur faveur :

furit alter amore,
Et pontum tranare potest et vertere Trojam,
Alterius sors est scribendis legibus apta,
Ecce patrem nati perimunt, natosque parentes,
Mutuáque armati cœunt in vulnera fratres,
Non nostrum hoc bellum est, coguntur tanta movere,
Inque suas ferri poenas, lacerandáque membra,
Hoc quoque fatale est sic ipsum expendere fatum.

si nous tenons de la distribution du ciel ceste part de raison que nous avons, comment nous pourra elle esgaler à luy ? comment soubs-mettre à nostre science son essence et ses conditions ? Tout ce que nous voyons en ces corps là, nous estonne ; quæ molitio, quæ ferramenta, qui vectes, quæ machinæ, qui ministri tanti operis fuerunt ? pourquoy les privons nous et d’ame, et de vie, et de discours ? y avons nous recognu quelque stupidité immobile et insensible, nous qui n’avons aucun commerce avec eux que d’obeïssance ? Dirons nous, que nous n’avons veu en nulle autre creature, qu’en l’homme, l’usage d’une ame raisonnable ? Et quoy ? Avons nousveu quelque chose semblable au soleil ? Laisse-il d’estre, par ce que nous n’avons rien veu de semblable ? et ses mouvements d’estre, par ce qu’il n’en est point de pareils ? Si ce que nous n’avons pas veu, n’est pas, nostre science est merveilleusement raccourcie. Quæ sunt tantæ animi angustiæ ? Sont ce pas des songes de l’humaine vanité, de faire de la Lune une terre celeste ? y deviner des montaignes, des vallées, comme Anaxagoras ? y planter des habitations et demeures humaines, et y dresser des colonies pour nostre commodité, comme faict Platon et Plutarque ? et de nostre terre en faire un astre esclairant et lumineux ? Inter cætera mortalitatis incommoda, et hoc est, caligo mentium : nec tantum necessitas errandi, sed errorum amor. Corruptibile corpus aggravat animam, et deprimit terrena inhabitatio sensum multa cogitantem.

La presomption est nostre maladie naturelle et originelle. La plus calamiteuse et fragile de toutes les creatures c’est l’homme, et quant et quant, la plus orgueilleuse. Elle se sent et se void logée icy parmy la bourbe et le fient du monde, attachée et cloüée à la pire, plus morte et croupie partie de l’univers, au dernier estage du logis, et le plus esloigné de la voute celeste, avec les animaux de la pire condition des trois : et se va plantant par imagination au dessus du cercle de la Lune, et ramenant le ciel soubs ses pieds. C’est par la vanité de ceste mesme imagination qu’il s’egale à Dieu, qu’il s’attribue les conditions divines, qu’il se trie soy-mesme et separe de la presse des autres creatures, taille les parts aux animaux ses confreres et compagnons, et leur distribue telle portion de facultez et de forces, que bon luy semble. Comment cognoist il par l’effort de son intelligence, les branles internes et secrets des animaux ? par quelle comparaison d’eux à nous conclud il la bestise qu’il leur attribue ?

Quand je me jouë à ma chatte, qui sçait, si elle passe son temps de moy plus que je ne fay d’elle ? Nous nous entretenons de singeries reciproques. Si j’ay mon heure de commencer ou de refuser, aussi à elle la sienne. Platon en sa peinture de l’aage doré sous Saturne, compte entre les principaux advantages de l’homme de lors, la communication qu’il avoit avec les bestes, desquelles s’enquerant et s’instruisant, il sçavoit les vrayes qualitez, et differences de chacune d’icelles : par où il acqueroit une tres parfaicte intelligence et prudence ; et en conduisoit de bien loing plus heureusement sa vie, que nous ne sçaurions faire. Nous faut il meilleure preuve à juger l’impudence humaine sur le faict des bestes ? Ce grand autheur a opiné qu’en la plus part de la forme corporelle, que nature leur a donné, elle a regardé seulement l’usage des prognostications, qu’on en tiroit en son temps.

Ce defaut qui empesche la communication d’entre elles et nous, pourquoy n’est il aussi bien à nous qu’à elles ? C’est à deviner à qui est la faute de ne nous entendre point : car nous ne les entendons non plus qu’elles nous. Par ceste mesme raison elles nous peuvent estimer bestes, comme nous les estimons. Ce n’est pas grand merveille, si nous ne les entendons pas, aussi ne faisons nous les Basques et les Troglodytes. Toutesfois aucuns se sont vantez de les entendre, comme Apollonius Thyaneus, Melampus, Tiresias, Thales et autres. Et puis qu’il est ainsi, comme disent les Cosmographes, qu’il y a des nations qui reçoyvent un chien pour leur Roy, il faut bien qu’ils donnent certaine interpretation à sa voix et mouvements. Il nous faut remerquer la parité qui est entre nous : Nous avons quelque moyenne intelligence de leurs sens, aussi ont les bestes des nostres, environ à mesme mesure. Elles nous flattent, nous menassent, et nous requierent : et nous elles.

Au demeurant nous decouvrons bien evidemment, qu’entre elles il y a une pleine et entiere communication, et qu’elles s’entr’entendent, non seulement celles de mesme espece, mais aussi d’especes diverses :

Et mutæ pecudes, Et denique secla ferarum
Dissimiles suerunt voces variásque cluere
Cum metus aut dolor est, aut cum jam gaudia gliscunt.

En certain abboyer du chien le cheval cognoist qu’il y a de la colere : de certaine autre sienne voix, il ne s’effraye point. Aux bestes mesmes qui n’ont pas de voix, par la societé d’offices, que nous voyons entre elles, nous argumentons aisément quelque autre moyen de communication : leurs mouvemens discourent et traictent.

Non alia longè ratione atque ipsa videtur
Protrahere ad gestum pueros infantia linguæ.

Pourquoy non, tout aussi bien que nos muets disputent, argumentent, et content des histoires par signes ? J’en ay veu de si souples et formez à cela, qu’à la verité, il ne leur manquoit rien à la perfection de se sçavoir faire entendre. Les amoureux se courroussent, se reconcilient, se prient, se remercient, s’assignent, et disent en fin toutes choses des yeux.

E’l silentio ancor suole
Haver prieghi e parole.

Quoy des mains ? nous requerons, nous promettons, appellons, congedions, menaçons, prions, supplions, nions, refusons, interrogeons, admirons, nombrons, confessons, repentons, craignons, vergoignons, doubtons, instruisons, commandons, incitons, encourageons, jurons, tesmoignons, accusons, condamnons, absolvons, injurions, mesprisons, deffions, despittons, flattons, applaudissons, benissons, humilions, moquons, reconcilions, recommandons, exaltons, festoyons, resjouïssons, complaignons, attristons, desconfortons, desesperons, estonnons, escrions, taisons : et quoy non ? d’une variation et multiplication à l’envy de la langue. De la teste nous convions, renvoyons, advoüons, desadvoüons, desmentons, bienveignons, honorons, venerons, dedaignons, demandons, esconduisons, egayons, lamentons, caressons, tansons, soubsmettons, bravons, enhortons, menaçons, asseurons, enquerons. Quoy des sourcils ? Quoy des espaules ? Il n’est mouvement, qui ne parle, et un langage intelligible sans discipline, et un langage publique : Qui fait, voyant la varieté et usage distingué des autres, que cestuy-cy doibt plustost estre jugé le propre de l’humaine nature. Je laisse à part ce que particulierement la necessité en apprend soudain à ceux qui en ont besoing : et les alphabets des doigts, et grammaires en gestes : et les sciences qui ne s’exercent et ne s’expriment que par iceux : Et les nations que Pline dit n’avoir point d’autre langue.

Un Ambassadeur de la ville d’Abdere, apres avoir longuement parlé au Roy Agis de Sparte, luy demanda : Et bien, Sire, quelle responce veux-tu que je rapporte à nos citoyens ? que je t’ay laissé dire tout ce que tu as voulu, et tant que tu as voulu, sans jamais dire mot : voila pas un taire parlier et bien intelligible ?

Au reste, qu’elle sorte de nostre suffisance ne recognoissons nous aux operations des animaux ? est-il police reglée avec plus d’ordre, diversifiée à plus de charges et d’offices, et plus constamment entretenuë, que celle des mouches à miel ? Ceste disposition d’actions et de vacations si ordonnée, la pouvons nous imaginer se conduire sans discours et sans prudence ?

His quidam signis atque hæc exempla sequuti,
Esse apibus partem divinæ mentis, et haustus
Æthereos dixere.

Les arondelles que nous voyons au retour du printemps fureter tous les coins de nos maisons, cherchent elles sans jugement, et choisissent elles sans discretion de mille places, celle qui leur est la plus commode à se loger ? Et en ceste belle et admirable contexture de leurs bastimens, les oiseaux peuvent ils se servir plustost d’une figure quarrée, que de la ronde, d’un angle obtus, que d’un angle droit, sans en sçavoir les conditions et les effects ? Prennent-ils tantost de l’eau, tantost de l’argile, sans juger que la dureté s’amollit en l’humectant ? Planchent-ils de mousse leur palais, ou de duvet, sans prevoir que les membres tendres de leurs petits y seront plus mollement et plus à l’aise ? Se couvrent-ils du vent pluvieux, et plantent leur loge à l’Orient, sans cognoistre les conditions differentes de ces vents, et considerer que l’un leur est plus salutaire que l’autre ? Pourquoy espessit l’araignée sa toile en un endroit, et relasche en un autre ? se sert à ceste heure de ceste sorte de neud, tantost de celle-là, si elle n’a et deliberation, et pensement, et conclusion ? Nous recognoissons assez en la pluspart de leurs ouvrages, combien les animaux ont d’excellence au dessus de nous, et combien nostre art est foible à les imiter. Nous voyons toutesfois aux nostres plus grossiers, les facultez que nous y employons, et que nostre ame s’y sert de toutes ses forces : pourquoy n’en estimons nous autant d’eux ? Pourquoy attribuons nous à je ne sçay quelle inclination naturelle et servile, les ouvrages qui surpassent tout ce que nous pouvons par nature et par art ? En quoy sans y penser nous leur donnons un tres-grand avantage sur nous, de faire que nature par une douceur maternelle les accompaigne et guide, comme par la main à toutes les actions et commoditez de leur vie, et qu’à nous elle nous abandonne au hazard et à la fortune, et à quester par art, les choses necessaires à nostre conservation ; et nous refuse quant et quant les moyens de pouvoir arriver par aucune institution et contention d’esprit, à la suffisance naturelle des bestes : de maniere que leur stupidité brutale surpasse en toutes commoditez, tout ce que peult nostre divine intelligence.

Vrayement à ce compte nous aurions bien raison de l’appeller une tres-injuste marastre : Mais il n’en est rien, nostre police n’est pas si difforme et desreglée. Nature a embrassé universellement toutes ses creatures : et n’en est aucune, qu’elle n’ait bien plainement fourny de tous moyens necessaires à la conservation de son estre : Car ces plaintes vulgaires que j’oy faire aux hommes (comme la licence de leurs opinions les esleve tantost au dessus des nuës, et puis les ravale aux Antipodes) que nous sommes le seul animal abandonné, nud sur la terre nuë, lié, garrotté, n’ayant dequoy s’armer et couvrir que de la despouïlle d’autruy : là où toutes les autres creatures, nature les a revestuës de coquilles, de gousses, d’escorse, de poil, de laine, de pointes, de cuir, de bourre, de plume, d’escaille, de toison, et de soye selon le besoin de leur estre : les a armées de griffes, de dents, de cornes, pour assaillir et pour defendre, et les a elles mesmes instruites à ce qui leur est propre, à nager, à courir, à voler, à chanter : là où l’homme ne sçait ny cheminer, ny parler, ny manger, ny rien que pleurer sans apprentissage.

Tum porro, puer ut sævis projectus ab undis
Navita, nudus humi jacet infans, indigus omni
Vitali auxilio, cum primum in luminis oras
Nexibus ex alvo matris natura profudit,
Vagitúque locum lugubri complet, ut æquum est
Cui tantum in vita restet transire malorum :
At variæ crescunt pecudes, armenta, feræque,
Nec crepitacula eis opus est, nec cuiquam adhibenda est
Almæ nutricis blanda atque infracta loquela :
Nec varias quærunt vestes pro tempore cæli :
Denique non armis opus est, non moenibus altis
Queis sua tutentur, quando omnibus omnia largè
Tellus ipsa parit, naturáque dædala rerum.

Ces plaintes là sont fauces : il y a en la police du monde, une egalité plus grande, et une relation plus uniforme.

Nostre peau est pourveue aussi suffisamment que la leur, de fermeté contre les injures du temps, tesmoing plusieurs nations, qui n’ont encores essayé nul usage de vestemens. Noz anciens Gaulois n’estoient gueres vestus, ne sont pas les Irlandois noz voisins, soubs un ciel si froid : Mais nous le jugeons mieux par nous mesmes : car tous les endroits de la personne, qu’il nous plaist descouvrir au vent et à l’air, se trouvent propres à le souffrir : S’il y a partie en nous foible, et qui semble devoir craindre la froidure, ce devroit estre l’estomach, où se fait la digestion : noz peres le portoyent descouvert, et noz Dames, ainsi molles et delicates qu’elles sont, elles s’en vont tantost entr’ouvertes jusques au nombril. Les liaisons et emmaillottems des enfans ne sont non plus necessaires : et les meres Lacedemoniennes eslevoient les leurs en toute liberté de mouvements de membres, sans les attacher ne plier. Nostre pleurer est commun à la plus part des autres animaux, et n’en est guere qu’on ne voye se plaindre et gemir long temps apres leur naissance : d’autant que c’est une contenance bien sortable à la foiblesse, en quoy ils se sentent. Quant à l’usage du manger, il est en nous, comme en eux, naturel et sans instruction.

Sentit enim vim quisque suam quam possit abuti.

Qui fait doute qu’un enfant arrivé à la force de se nourrir, ne sçeut quester sa nourriture ? et la terre en produit, et luy en offre assez pour sa necessité, sans autre culture et artifice : Et sinon en tout temps, aussi ne fait elle pas aux bestes, tesmoing les provisions, que nous voyons faire aux fourmis et autres, pour les saisons steriles de l’année. Ces nations, que nous venons de descouvrir, si abondamment fournies de viande et de breuvage naturel, sans soing et sans façon, nous viennent d’apprendre que le pain n’est pas nostre seule nourriture : et que sans labourage, nostre mere nature nous avoit munis à planté de tout ce qu’il nous falloit : voire, comme il est vray-semblable, plus plainement et plus richement qu’elle ne fait à present, que nous y avons meslé nostre artifice :

Et tellus nitidas fruges vinetáque læta
Sponte sua primum mortalibus ipsa creavit,
Ipsa dedit dulces foetus, et pabula læta,
Quæ nunc vix nostro grandescunt aucta labore,
Conterimúsque boves et vires agricolarum.

le débordement et desreglement de nostre appetit devançant toutes les inventions, que nous cherchons de l’assouvir.

Quant aux armes, nous en avons plus de naturelles que la plus part des autres animaux, plus de divers mouvemens de membres, et en tirons plus de service naturellement et sans leçon : ceux qui sont duicts à combatre nuds, on les void se jetter aux hazards pareils aux nostres. Si quelques bestes nous surpassent en cet avantage, nous en surpassons plusieurs autres : Et l’industrie de fortifier le corps et le couvrir par moyens acquis, nous l’avons par un instinct et precepte naturel. Qu’il soit ainsi, l’elephant aiguise et esmoult ses dents, desquelles il se sert à la guerre (car il en a de particulieres pour cet usage, lesquelles il espargne, et ne les employe aucunement à ses autres services) Quand les taureaux vont au combat, ils respandent et jettent la poussiere à l’entour d’eux : les sangliers affinent leurs deffences : et l’ichneumon, quand il doit venir aux prises avec le crocodile, munit son corps, l’enduit et le crouste tout à l’entour, de limon bien serré et bien paistry, comme d’une cuirasse. Pourquoy ne dirons nous qu’il est aussi naturel de nous armer de bois et de fer ?

Quant au parler, il est certain, que s’il n’est pas naturel, il n’est pas necessaire. Toutesfois je croy qu’un enfant, qu’on auroit nourry eu pleine solitude, esloigné de tout commerce (qui seroit un essay malaisé à faire) auroit quelque espece de parolle pour exprimer ses conceptions : et n’est pas croyable, que nature nous ait refusé ce moyen qu’elle a donné à plusieurs autres animaux : Car qu’est-ce autre chose que parler, ceste faculté, que nous leur voyons de se plaindre, de se resjouyr, de s’entr’appeller au secours, se convier à l’amour, comme ils font par l’usage de leur voix ? Comment ne parleroient elles entr’elles ? elles parlent bien à nous, et nous à elles. En combien de sortes parlons nous à nos chiens, et ils nous respondent ? D’autre langage, d’autres appellations, devisons nous avec eux, qu’avec les oyseaux, avec les pourceaux, les beufs, les chevaux : et changeons d’idiome selon l’espece.

Cosi per entro loro schiera bruna
S’ammusa l’una con l’altra formica,
Forse à spiar lor via, et lor fortuna.

Il me semble que Lactance attribuë aux bestes, non le parler seulement, mais le rire encore. Et la difference de langage, qui se voit entre nous, selon la difference des contrées, elle se treuve aussi aux animaux de mesme espece. Aristote allegue à ce propos le chant divers des perdrix, selon la situation des lieux :

variæque volucres
Longè alias alio jaciunt in tempore voces,
Et partim mutant cum tempestatibus unà
Raucisonos cantus.

Mais cela est à sçavoir, quel langage parleroit cet enfant : et ce qui s’en dit par divination, n’a pas beaucoup d’apparence. Si on m’allegue contre ceste opinion, que les sourds naturels ne parlent point : Je respons que ce n’est pas seulement pour n’avoir peu recevoir l’instruction de la parolle par les oreilles, mais plustost pource que le sens de l’ouye, duquel ils sont privez, se rapporte à celuy du parler, et se tiennent ensemble d’une cousture naturelle : En façon, que ce que nous parlons, il faut que nous le parlions premierement à nous, et que nous le facions sonner au dedans à nos oreilles, avant que de l’envoyer aux estrangeres. J’ay dict tout cecy, pour maintenir ceste ressemblance, qu’il y a aux choses humaines : et pour nous ramener et joindre à la presse. Nous ne sommes ny au dessus, ny au dessous du reste : tout ce qui est sous le Ciel, dit le sage, court une loy et fortune pareille.

Indupedita suis fatalibus omnia vinclis.

Il y a quelque difference, il y a des ordres et des degrez : mais c’est soubs le visage d’une mesme nature :

res quæque suo ritu procedit, et omnes
Foedere naturæ certo discrimina servant.

Il faut contraindre l’homme, et le renger dans les barrieres de ceste police. Le miserable n’a garde d’enjamber par effect au delà : il est entravé et engagé, il est assubjecty de pareille obligation que les autres creatures de son ordre, et d’une condition fort moyenne, sans aucune prerogative, præexcellence vraye et essentielle. Celle qu’il se donne par opinion, et par fantasie, n’a ny corps ny goust : Et s’il est ainsi, que luy seul de tous les animaux, ayt cette liberté de l’imagination, et ce desreglement de pensées, luy representant ce qui est, ce qui n’est pas ; et ce qu’il veut ; le faulx et le veritable ; c’est un advantage qui luy est bien cher vendu, et duquel il a bien peu à se glorifier : Car de là naist la source principale des maux qui le pressent, peché, maladie, irresolution, trouble, desespoir.

Je dy donc, pour revenir à mon propos, qu’il n’y a point d’apparence d’estimer, que les bestes facent par inclination naturelle et forcée, les mesmes choses que nous faisons par nostre choix et industrie. Nous devons conclurre de pareils effects, pareilles facultez, et de plus riches effects des facultez plus riches : et confesser par consequent, que ce mesme discours, cette mesme voye, que nous tenons à œuvrer, aussi la tiennent les animaux, ou quelque autre meilleure. Pourquoy imaginons nous en eux cette contrainte naturelle, nous qui n’en esprouvons aucun pareil effect ? Joint qu’il est plus honorable d’estre acheminé et obligé à reglément agir par naturelle et inevitable condition, et plus approchant de la divinité, que d’agir reglément par liberté temeraire et fortuite ; et plus seur de laisser à nature, qu’à nous les resnes de nostre conduitte. La vanité de nostre presomption faict, que nous aymons mieux devoir à noz forces, qu’à sa liberalité, nostre suffisance : et enrichissons les autres animaux des biens naturels, et les leur renonçons, pour nous honorer et annoblir des biens acquis : par une humeur bien simple, ce me semble : car je priseroy bien autant des graces toutes miennes et naïfves, que celles que j’aurois esté mendier et quester de l’apprentissage. Il n’est pas en nostre puissance d’acquerir une plus belle recommendation que d’estre favorisé de Dieu et de nature.

Par ainsi le renard, dequoy se servent les habitans de la Thrace, quand ils veulent entreprendre de passer par dessus la glace de quelque riviere gelée, et le laschent devant eux pour cet effect, quand nous le verrions au bord de l’eau approcher son oreille bien pres de la glace, pour sentir s’il orra d’une longue ou d’une voisine distance, bruire l’eau courant au dessoubs, et selon qu’il trouve par là, qu’il y a plus ou moins d’espesseur en la glace, se reculer, ou s’avancer, n’aurions nous pas raison de juger qu’il luy passe par la teste ce mesme discours, qu’il feroit en la nostre : et que c’est une ratiocination et consequence tirée du sens naturel : Ce qui fait bruit, se remue ; ce qui se remue, n’est pas gelé ; ce qui n’est pas gelé est liquide, et ce qui est liquide plie soubs le faix. Car d’attribuer cela seulement à une vivacité du sens de l’ouye, sans discours et sans consequence, c’est une chimere, et ne peut entrer en nostre imagination. De mesme faut-il estimer de tant de sortes de ruses et d’inventions, de quoy les bestes se couvrent des entreprises que nous faisons sur elles.

Et si nous voulons prendre quelque advantage de cela mesme, qu’il est en nous de les saisir, de nous en servir, et d’en user à nostre volonté, ce n’est que ce mesme advantage, que nous avons les uns sur les autres. Nous avons à cette condition noz esclaves, et les Climacides estoient ce pas des femmes en Syrie qui servoyent couchées à quatre pattes, de marchepied et d’eschelle aux dames à monter en coche ? Et la plus part des personnes libres, abandonnent pour bien legeres commoditez, leur vie, et leur estre à la puissance d’autruy. Les femmes et concubines des Thraces plaident à qui sera choisie pour estre tuée au tumbeau de son mary. Les tyrans ont-ils jamais failly de trouver assez d’hommes vouez à leur devotion : aucuns d’eux adjoustans d’avantage cette necessité de les accompagner à la mort, comme en la vie ?

Des armées entieres se sont ainsin obligées à leurs Capitaines. Le formule du serment en cette rude escole des escrimeurs à outrance, portoit ces promesses : Nous jurons de nous laisser enchainer, brusler, battre, et tuer de glaive, et souffrir tout ce que les gladiateurs legitimes souffrent de leur maistre ; engageant tresreligieusement et le corps et l’ame à son service :

Ure meum si vis flamma caput, et pete ferro
Corpus, et intorto verbere terga seca.

C’estoit une obligation veritable, et si il s’en trouvoit dix mille telle année, qui y entroyent et s’y perdoyent.

Quand les Scythes enterroyent leur Roy, ils estrangloyent sur son corps, la plus favorie de ses concubines, son eschanson, escuyer d’escuirie, chambellan, huissier de chambre et cuisinier. Et en son anniversaire ils tuoyent cinquante chevaux montez de cinquante pages, qu’ils avoyent empalé par l’espine du dos jusques au gozier, et les laissoyent ainsi plantez en parade autour de la tombe.

Les hommes qui nous servent, le font à meilleur marché, et pour un traictement moins curieux et moins favorable, que celuy que nous faisons aux oyseaux, aux chevaux, et aux chiens.

A quel soucy ne nous demettons nous pour leur commodité ? Il ne me semble point, que les plus abjects serviteurs façent volontiers pour leurs maistres, ce que les Princes s’honorent de faire pour ces bestes.

Diogenes voyant ses parents en peine de le rachetter de servitude : Ils sont fols, disoit-il, c’est celuy qui me traitte et nourrit, qui me sert ; et ceux qui entretiennent les bestes, se doivent dire plustost les servir, qu’en estre servis.

Et si elles ont cela de plus genereux, que jamais Lyon ne s’asservit à un autre Lyon, ny un cheval à un autre cheval par faute de cœur. Comme nous allons à la chasse des bestes, ainsi vont les Tigres et les Lyons à la chasse des hommes : et ont un pareil exercice les unes sur les autres : les chiens sur les lievres, les brochets sur les tanches, les arondeles sur les cigales, les esperviers sur les merles et sur les allouettes :

serpente ciconia pullos
Nutrit, et inventa per devia rura lacerta,
Et leporem aut capream famulæ Jovis, et generosæ
In saltu venantur aves.

Nous partons le fruict de nostre chasse avec noz chiens et oyseaux, comme la peine et l’industrie. Et au dessus d’Amphipolis en Thrace, les chasseurs et les faucons sauvages, partent justement le butin par moitié : comme le long des palus Mæotides, si le pescheur ne laisse aux loups de bonne foy, une part esgale de sa prise, ils vont incontinent deschirer ses rets.

Et comme nous avons une chasse, qui se conduit plus par subtilité, que par force, comme celle des colliers de noz lignes et de l’hameçon, il s’en void aussi de pareilles entre les bestes. Aristote dit, que la Seche jette de son col un boyau long comme une ligne, qu’elle estand au loing en le laschant, et le retire à soy quand elle veut : à mesure qu’elle apperçoit quelque petit poisson s’approcher, elle luy laisse mordre le bout de ce boyau, estant cachée dans le sable, ou dans la vase, et petit à petit le retire jusques à ce que ce petit poisson soit si prés d’elle, que d’un sault elle puisse l’attraper.

Quant à la force, il n’est animal au monde en butte de tant d’offences, que l’homme : il ne nous faut point une balaine, un elephant, et un crocodile, ny tels autres animaux, desquels un seul est capable de deffaire un grand nombre d’hommes : les pous sont suffisans pour faire vacquer la dictature de Sylla : c’est le desjeuner d’un petit ver, que le cœur et la vie d’un grand et triumphant Empereur.

Pourquoi disons nous, que c’est à l’homme science et cognoissance, bastie par art et par discours, de discerner les choses utiles à son vivre, et au secours de ses maladies, de celles qui ne le sont pas, de connaistre la force de la rubarbe et du polipode ; et quand nous voyons les chevres de Candie, si elles ont receu un coup de traict, aller entre un million d’herbes choisir le dictame pour leur guerison, et la tortue quand elle a mangé de la vipere, chercher incontinent de l’origanum pour se purger, le dragon fourbir et esclairer ses yeux avecques du fenoil, les cigognes se donner elles mesmes des clysteres à tout de l’eau de marine, les elephans arracher non seulement de leur corps et de leurs compagnons, mais des corps aussi de leurs maistres, tesmoing celuy du roi Porus qu’Alexandre deffit, les javelots et les dardz qu’on leur a ettez au combat, et les arracher si dextrement, que nous ne le saurions faire iavec si peu de douleur : pourquoi ne disons nous de mémes, que c’est science et prudence ? Car d’alleguer, pour les deprimer, que c’est par la seule instruction et maistrise de nature, qu’elles le savent, ce n’est pas leur oster le tiltre de science et de prudence : c’est la leur attribuer à plus forte raison qu’à nous, pour l’honneur d’une si certaine maistresse d’escole.

Chrysippus, bien qu’en toutes autres choses autant desdaigneux juge de la condition des animaux, que nul autre philosophe, considerant les mouvements du chien, qui se rencontrant en un carrefour à trois chemins, ou à la queste de son maistre qu’il a esgaré, ou à la poursuitte de quelque proye qui fuit devant luy, va essayant un chemin après l’autre, et après s’estre assuré des deux, et n’y avoir trouvé la trace de ce qu’il cherche, s’eslance dans le troisiéme sans marchander : il est contraint de confesser, qu’en ce chien là, un tel discours se passe : J’ay suivy jusques à ce carre-four mon maître à la trace, il faut necessairement qu’il passe par l’un de ces trois chemins : ce n’est ni par cettuy-cy, ni par celuy-là, il faut donc infailliblement qu’il passe par cet autre : Et que s’asseurant par cette conclusion et discours, il ne se sert plus de son sentiment au troisiéme chemin, ni ne le sonde plus, ains s’y laisse emporter par la force de la raison. Ce traict purement dialecticien, et cet usage de propositions divisées et conjoinctes, et de la suffisante enumeration des parties, vaut-il pas autant que le chien le sache de soy que de Trapezonce ?

Si ne sont pas les bêtes incapables d’être encore instruites à nostre mode. Les merles, les corbeaux, les pies, les perroquets, nous leur apprenons à parler : et cette facilité, que nous reconnaîssons à nous fournir leur voix et haleine si souple et si maniable, pour la former et l’astreindre à certain nombre de lettres et de syllabes, témoigne qu’ils ont un discours au dedans, qui les rend ainsi disciplinables et volontaires à apprendre. Chacun est saoul, ce croy-je, de voir tant de sortes de cingeries que les batteleurs apprennent à leurs chiens : les dances, où ils ne faillent une seule cadence du son qu’ils oyent ; plusieurs divers mouvemens et saults qu’ils leur font faire par le commandement de leur parolle : mais je remarque avec plus d’admiration cet effect, qui est toutes-fois assez vulgaire, des chiens dequoi se servent les aveugles, et aux champs et aux villes : je me suis pris garde comme ils s’arrestent à certaines portes, d’où ils ont accoustumé de tirer l’aumosne, comme ils evitent le choc des coches et des charrettes, lors méme que pour leur regard, ils ont assez de place pour leur passage : j’en ay veu le long d’un fossé de ville, laisser un sentier plain et uni, et en prendre un pire, pour esloigner son maître du fossé. Comment pouvoit-on avoir faict concevoir à ce chien, que c’estoit sa charge de regarder seulement à la seureté de son maître, et mespriser ses propres commoditez pour le servir ? et comment avoit-il la connaissance que tel chemin luy estoit bien assez large, qui ne le seroit pas pour un aveugle ? Tout cela se peut-il comprendre sans ratiocination ?

Il ne faut pas oublier ce que Plutarque dit avoir veu à Rome d’un chien, avec l’Empereur Vespasian le pere au Theatre de Marcellus. Ce chien servoit à un batteleur qui joüoit une fiction à plusieurs mines et à plusieurs personnages, et y avoit son rolle. Il falloit entre autres choses qu’il contrefist pour un temps le mort, pour avoir mangé de certaine drogue : après avoir avallé le pain qu’on feignoit être cette drogue, il commença tantost à trembler et branler, comme s’il eust esté estourdy : finalement s’estendant et se roidissant, comme mort, il se laissa tirer et trainer d’un lieu à autre, ainsi que portoit le subject du jeu, et puis quand il cogneut qu’il estoit temps, il commença premierement à se remuer tout bellement, ainsi que s’il se fust revenu d’un profond sommeil, et levant la teste regarda çà et là d’une façon qui estonnoit tous les assistans.

Les bœufs qui servoyent aux jardins Royaux de Suse, pour les arrouser et tourner certaines grandes rouës à puiser de l’eau, ausquelles il y a des baquets attachez (comme il s’en voit plusieurs en Languedoc) on leur avoit ordonné d’en tirer par jour jusques à cent tours chacun, ils estoient si accoustumez à ce nombre, qu’il estoit impossible par aucune force de leur en faire tirer un tour davantage, et ayans faict leur tâche ils s’arrestoient tout court. Nous sommes en l’adolescence avant que nous sachions compter jusques à cent, et venons de descouvrir des nations qui n’ont aucune connaissance des nombres.

Il y a encore plus de discours à instruire autruy qu’à être instruit. Or laissant à part ce que Democritus jugeoit et prouvoit, que la plus part des arts, les bêtes nous les ont apprises : Comme l’araignée à tistre et à coudre, l’arondelle à bastir, le cigne et le rossignol la musique, et plusieurs animaux par leur imitation à faire la medecine : Aristote tient que les rossignols instruisent leurs petits à chanter, et y employent du temps et du soing : d’où il advient que ceux que nous nourrissons en cage, qui n’ont point eu loisir d’aller à l’escole soubs leurs parens, perdent beaucoup de la grace de leur chant. Nous pouvons juger par là, qu’il reçoit de l’amendement par discipline et par estude : Et entre les libres méme, il n’est pas ung et pareil ; chacun en a pris selon sa capacité. Et sur la jalousie de leur apprentissage, ils se debattent à l’envy, d’une contention si courageuse, que par fois le vaincu y demeure mort, l’aleine luy faillant plustost que la voix. Les plus jeunes ruminent pensifs, et prennent à imiter certains couplets de chanson : le disciple escoute la leçon de son precepteur, et en rend compte avec grand soing : ils se taisent l’un tantost, tantost l’autre : on oyt corriger les fautes, et sent-on aucunes reprehensions du precepteur. J’ay veu (dit Arrius) autresfois un elephant ayant à chacune cuisse un cymbale pendu, et un autre attaché à sa trompe, au son desquels tous les autres dançoyent en rond, s’eslevans et s’inclinans à certaines cadences, selon que l’instrument les guidoit, et y avoit plaisir à ouyr cette harmonie. Aux spectacles de Rome, il se voyoit ordinairement des Elephans dressez à se mouvoir et dancer au son de la voix, des dances à plusieurs entrelasseures, coupeures et diverses cadances tres-difficiles à apprendre. Il s’en est veu, qui en leur privé rememoroient leur leçon, et s’exerçoyent par soing et par estude pour n’être tancez et battuz de leurs maîtres.

Mais cette autre histoire de la pie, de laquelle nous avons Plutarque méme pour respondant, est étrange : Elle estoit en la boutique d’un barbier à Rome, et faisoit merveilles de contrefaire avec la voix tout ce qu’elle oyoit ; Un jour il advint que certaines trompettes s’arresterent à sonner long temps devant cette boutique : depuis cela et tout le lendemain, voyla ceste pie pensive, muette et melancholique ; dequoi tout le monde estoit émerveillé, et pensoit-on que le son des trompettes l’eust ainsin estourdie et estonnée ; et qu’avec l’ouye, la voix se fust quant et quant esteinte : Mais on trouva en fin, que c’estoit une estude profonde, et une retraicte en soy-mémes, son esprit s’exercitant et preparant sa voix, à representer le son de ces trompettes : de maniere que sa premiere voix ce fut celle là, d’exprimer parfaictement leurs reprises, leurs poses, et leurs muances ; ayant quicté par ce nouvel apprentissage, et pris à desdain tout ce qu’elle savoit dire auparavant.

Je ne veux pas obmettre d’alleguer aussi cet autre exemple d’un chien, que ce méme Plutarque dit avoir veu (car quant à l’ordre, je sens bien que je le trouble, mais je n’en observe non plus à renger ces exemples, qu’au reste de toute ma besongne) luy estant dans un navire, ce chien estant en peine d’avoir l’huyle qui estoit dans le fond d’une cruche, où il ne pouvoit arriver de la langue, pour l’estroite emboucheure du vaisseau, alla querir des cailloux, et en mit dans cette cruche jusques à ce qu’il eust faict hausser l’huyle plus pres du bord, où il la peust atteindre. Cela qu’est-ce, si ce n’est l’effect d’un esprit bien subtil ? On dit que les corbeaux de Barbarie en font de méme, quand l’eau qu’ils veulent boire est trop basse.

Cette action est aucunement voisine de ce que recitoit des Elephans, un roi de leur nation, Juba ; que quand par la finesse de ceux qui les chassent, l’un d’entre eux se trouve pris dans certaines fosses profondes qu’on leur prepare, et les recouvre lon de menues brossailles pour les tromper, ses compagnons y apportent en diligence force pierres, et pieces de bois, afin que cela l’ayde à s’en mettre hors. Mais cet animal rapporte en tant d’autres effects à l’humaine suffisance, que si je vouloy suivre par le menu ce que l’experience en a appris, je gaignerois aisément ce que je maintiens ordinairement, qu’il se trouve plus de difference de tel homme à tel homme, que de tel animal à tel homme. Le gouverneur d’un elephant en une maison privée de Syrie, desroboit à tous les repas, la moitié de la pension qu’on luy avoit ordonnée : un jour le maître voulut luy-méme le penser, versa dans sa mangeoire la juste mesure d’orge, qu’il luy avoit prescrite, pour sa nourriture : l’elephant regardant de mauvais œil ce gouverneur, separa avec la trompe, et en mit à part la moitié, declarant par là le tort qu’on luy faisoit. Et un autre, ayant un gouverneur qui mesloit dans sa mangeaille des pierres pour en croistre la mesure, s’approcha du pot où il faisoit cuyre sa chair pour son disner, et le luy remplit de cendre. Cela ce sont des effects particuliers : mais ce que tout le monde a veu, et que tout le monde sait, qu’en toutes les armées qui se conduisoyent du pays de Levant, l’une des plus grandes forces consistoit aux elephans, desquels on tiroit des effects sans comparaison plus grands que nous ne faisons à present de nostre artillerie, qui tient à peu pres leur place en une battaille ordonnée (cela est aisé à juger à ceux qui connaissent les histoires anciennes)

siquidem Tyrio servire solebant
Annibali, et nostris ducibus, regique Molosso
Horum majores, Et dorso ferre cohortes,
Partem aliquam belli, et euntem in prælia turmam.

Il falloit bien qu’on se respondist à bon escient de la creance de ces bêtes et de leur discours, leur abandonnant la teste d’une battaille ; là où le moindre arrest qu’elles eussent sçeu faire, pour la grandeur et pesanteur de leur corps, le moiudre effroy qui leur eust faict tourner la teste sur leurs gens, estoit suffisant pour tout perdre. Et s’est veu peu d’exemples, où cela soit advenu, qu’ils se rejectassent sur leurs trouppes, au lieu que nous mémes nous rejectons les uns sur les autres, et nous rompons. On leur donnoit charge non d’un mouvement simple, mais de plusieurs diverses parties au combat : comme faisoient aux chiens les Espagnols à la nouvelle conqueste des Indes ; ausquels ils payoient solde, et faisoient partage au butin. Et montroient ces animaux, autant d’addresse et de jugement à poursuivre et arrester leur victoire, à charger ou à reculer, selon les occasions, à distinguer les amis des ennemis, comme ils faisoient d’ardeur et d’aspreté.

Nous admirons et poisons mieux les choses étrangeres que les ordinaires : et sans cela je ne me fusse pas amusé à ce long registre : Car selon mon opinion, qui contrerollera de pres ce que nous voyons ordinairement es animaux, qui vivent parmy nous, il y a dequoi y trouver des effects autant admirables, que ceux qu’on va recueillant és pays et siecles étrangers. C’est une méme nature qui roule son cours. Qui en auroit suffisamment jugé le present estat, en pourroit seurement conclurre et tout l’advenir et tout le passé. J’ay veu autresfois parmy nous, des hommes amenez par mer de loingtain pays, desquels par ce que nous n’entendions aucunement le langage, et que leur façon au demeurant et leur contenance, et leurs vestemens, estoient du tout esloignez des nostres, qui de nous ne les estimoit et sauvages et brutes ? qui n’attribuoit à stupidité et à bestise, de les voir muets, ignorans la langue Françoise, ignorans nos baise-mains, et nos inclinations serpentées ; nostre port et nostre maintien, sur lequel sans faillir, doit prendre son patron la nature humaine ?

Tout ce qui nous semble étrange, nous le condamnons, et ce que nous n’entendons pas. Il nous advient ainsin au jugement que nous faisons des bêtes : Elles ont plusieurs conditions, qui se rapportent aux nostres : de celles-là par comparaison nous pouvons tirer quelque conjecture : mais de ce qu’elles ont particulier, que savons nous que c’est ? Les chevaux, les chiens, les bœufs, les brebis, les oyseaux, et la pluspart des animaux, qui vivent avec nous, reconnaîssent nostre voix, et se laissent conduire par elle : si faisoit bien encore la murene de Crassus, et venoit à luy quand il l’appelloit : et le font aussi les anguilles, qui se trouvent en la fontaine d’Arethuse : et j’ay veu des gardoirs assez, où les poissons accourent, pour manger, à certain cry de ceux qui les traictent ;

nomen habent, Et ad magistri
Vocem quisque sui venit citatus.

Nous pouvons juger de cela : Nous pouvons aussi dire, que les elephans ont quelque participation de religion, d’autant qu’après plusieurs ablutions et purifications, on les voit haussans leur trompe, comme des bras ; et tenans les yeux fichez vers le Soleil levant, se planter long temps en meditation et contemplation, à certaines heures du jour ; de leur propre inclination, sans instruction et sans precepte. Mais pour ne voir aucune telle apparence és autres animaux, nous ne pouvons pourtant establir qu’ils soient sans religion, et ne pouvons prendre en aucune part ce qui nous est caché. Comme nous voyons quelque chose en cette action que le philosophe Cleanthes remerqua, par ce qu’elle retire aux nostres : Il vid, dit-il, des fourmis partir de leur fourmiliere, portans le corps d’un fourmis mort, vers une autre fourmiliere, de laquelle plusieurs autres fourmis leur vindrent au devant, comme pour parler à eux, et après avoir esté ensemble quelque piece, ceux-cy s’en retournerent, pour consulter, pensez, avec leurs concitoyens, et firent ainsi deux ou trois voyages pour la difficulté de la capitulation : En fin ces derniers venus, apporterent aux premiers un ver de leur taniere, comme pour la rançon du mort, lequel ver les premiers chargerent sur leur dos, et emporterent chez eux, laissans aux autres le corps du trespassé. Voila l’interpretation que Cleanthes y donna : témoignant par là que celles qui n’ont point de voix, ne laissent pas d’avoir pratique et communication mutuelle ; de laquelle c’est nostre deffaut que nous ne soyons participans ; et nous meslons à cette cause sottement d’en opiner.

Or elles produisent encores d’autres effects, qui surpassent de bien loing nostre capacité, ausquels il s’en faut tant que nous puissions arriver par imitation, que par imagination méme nous ne les pouvons concevoir. Plusieurs tiennent qu’en cette grande et derniere battaille navale qu’Antonius perdit contre Auguste, sa galere capitainesse fut arrestée au milieu de sa course, par ce petit poisson, que les Latins nomment remora, à cause de cette sienne proprieté d’arrester toute sorte de vaisseaux, ausquels il s’attache. Et l’Empereur Caligula vogant avec une grande flotte en la coste de la Romanie, sa seule galere fut arrestée tout court, par ce méme poisson ; lequel il fit prendre attaché comme il estoit au bas de son vaisseau, tout despit dequoi un si petit animal pouvoit forcer et la mer et les vents, et la violence de tous ses avirons, pour être seulement attaché par le bec à sa galere (car c’est un poisson à coquille) et s’estonna encore non sans grande raison, de ce que luy estant apporté dans le batteau, il n’avoit plus cette force, qu’il avoit au dehors.

Un citoyen de Cyzique acquit jadis reputation de bon Mathematicien, pour avoir appris la condition de l’herisson. Il a sa taniere ouverte à divers endroits et à divers vents ; et prevoyant le vent advenir, il va boucher le trou du costé de ce vent-là ; ce que remerquant ce citoyen, apportoit en sa ville certaines predictions du vent, qui avoit à tirer. Le cameleon prend la couleur du lieu, où il est assis : mais le poulpe se donne luy-méme la couleur qu’il luy plaist, selon les occasions, pour se cacher de ce qu’il craint, et attrapper ce qu’il cherche : Au cameleon c’est changement de passion, mais au poulpe c’est changement d’action. Nous avons quelques mutations de couleur, à la frayeur, la cholere, la honte, et autres passions, qui alterent le teint de nostre visage : mais c’est par l’effect de la souffrance, comme au cameleon. Il est bien en la jaunisse de nous faire jaunir, mais il n’est pas en la disposition de nostre volonté. Or ces effects que nous reconnaîssons aux autres animaux, plus grands que les nostres, témoignent en eux quelque faculté plus excellente, qui nous est occulte ; comme il est vray-semblable que sont plusieurs autres de leurs conditions et puissances, desquelles nulles apparances ne viennent jusques à nous.

De toutes les predictions du temps passé, les plus anciennes et plus certaines estoyent celles qui se tiroient du vol des oyseaux. Nous n’avons rien de pareil ni de si admirable. Cette regle, cet ordre du bransler de leur aisle, par lequel on tire des consequences des choses à venir, il faut bien qu’il soit conduit par quelque excellent moyen à une si noble operation ; car c’est prester à la lettre, d’aller attribuant ce grand effect, à quelque ordonnance naturelle, sans l’intelligence, consentement, et discours, de qui le produit : et est une opinion evidemment faulse. Qu’il soit ainsi : La torpille a cette condition, non seulement d’endormir les membres qui la touchent, mais au travers des filets, et de la sceme, elle transmet une pesanteur endormie aux mains de ceux qui la remuent et manient : voire dit-on d’avantage, que si on verse de l’eau dessus, on sent cette passion qui gaigne contremont jusques à la main, et endort l’attouchement au travers de l’eau. Cette force est merveilleuse : mais elle n’est pas inutile à la torpille : elle la sent et s’en sert ; de maniere que pour attraper la proye qu’elle queste, on la void se tapir soubs le limon, afin que les autres poissons se coulans par dessus, frappez et endormis de cette sienne froideur, tombent en sa puissance. Les gruës, les arondeles, et autres oyseaux passagers, changeans de demeure selon les saisons de l’an, montrent assez la connaissance qu’elles ont de leur faculté divinatrice, et la mettent en usage. Les chasseurs nous asseurent, que pour choisir d’un nombre de petits chiens, celuy qu’on doit conserver pour le meilleur, il ne faut que mettre la mere au propre de le choisir elle méme ; comme si on les emporte hors de leur giste, le premier qu’elle y rapportera, sera tousjours le meilleur : ou bien si on fait semblant d’entourner de feu le giste, de toutes parts, celuy des petits, au secours duquel elle courra premierement. Par où il appert qu’elles ont un usage de prognostique que nous n’avons pas : ou qu’elles ont quelque vertu à juger de leurs petits, autre et plus vive que la nostre.

La maniere de naistre, d’engendrer, nourrir, agir, mouvoir, vivre et mourir des bêtes, estant si voisine de la nostre, tout ce que nous retranchons de leurs causes motrices, et que nous adjoustons à nostre condition au dessus de la leur, cela ne peut aucunement partir du discours de nostre raison. Pour reglement de nostre santé, les medecins nous proposent l’exemple du vivre des bêtes, et leur façon : car ce mot est de tout temps en la bouche du peuple :

Tenez chaults les pieds et la teste,
Au demeurant vivez en bête.

La generation est la principale des actions naturelles : nous avons quelque disposition de membres, qui nous est plus propre à cela : toutesfois ils nous ordonnent de nous ranger à l’assiette et disposition brutale, comme plus effectuelle :

more ferarum,
Quadrupedúmque magis ritu, plerumque putantur
Concipere uxores : quia sic loca sumere possunt,
Pectoribus positis, sublatis semina lumbis. Et rejettent comme nuisibles ces mouvements indiscrets, et insolents, que les femmes y ont meslé de leur creu ; les ramenant à l’exemple et usage des bêtes de leur sexe, plus modeste et rassis.
Nam mulier prohibet se concipere atque repugnat,
Clunibus ipsa viri venerem si læta retractet,
Atque exossato ciet omni pectore fluctus.
Ejicit enim sulci recta regione viaque
Vomerem, atque locis avertit seminis ictum.

Si c’est justice de rendre à chacun ce qui luy est deu, les bêtes qui servent, ayment et deffendent leurs bien-faicteurs, et qui poursuyvent et outragent les étrangers et ceux qui les offencent, elles representent en cela quelque air de nostre justice : comme aussi en conservant une equalité tres-equitable en la dispensation de leurs biens à leurs petits. Quant à l’amitié, elles l’ont sans comparaison plus vive et plus constante, que n’ont pas les hommes. Hyrcanus le chien du roi Lysimachus, son maître mort, demeura obstiné sus son lict, sans vouloir boire ne manger : et le jour qu’on en brusla le corps, il print sa course, et se jetta dans le feu, où il fut bruslé. Comme fit aussi le chien d’un nommé Pyrrhus ; car il ne bougea de dessus le lict de son maître, depuis qu’il fut mort : et quand on l’emporta, il se laissa enlever quant et luy, et finalement se lança dans le buscher où on brusloit le corps de son maître. Il y a certaines inclinations d’affection, qui naissent quelquefois en nous, sans le conseil de la raison, qui viennent d’une temerité fortuite, que d’autres nomment sympathie : les bêtes en sont capables comme nous. Nous voyons les chevaux prendre certaine accointance des uns aux autres, jusques à nous mettre en peine pour les faire vivre ou voyager separément : On les void appliquer leur affection à certain poil de leurs compagnons, comme à certain visage : et où ils le rencontrent, s’y joindre incontinent avec feste et demonstration de bien-vueillance ; et prendre quelque autre forme à contre-cœur et en haine. Les animaux ont choix comme nous, en leurs amours, et font quelque triage de leurs femelles. Ils ne sont pas exempts de nos jalousies et d’envies extremes et irreconciliables.

Les cupiditez sont ou naturelles et necessaires, comme le boire et le manger ; ou naturelles et non necessaires, comme l’accointance des femelles ; ou elles ne sont ni naturelles ni necessaires : de cette derniere sorte sont quasi toutes celles des hommes : elles sont toutes superfluës et artificielles : Car c’est merveille combien peu il faut à nature pour se contenter, combien peu elle nous a laissé à desirer : Les apprests à nos cuisines ne touchent pas son ordonnance. Les Stoiciens disent qu’un homme auroit dequoi se substanter d’une olive par jour. La delicatesse de nos vins, n’est pas de sa leçon, ni la recharge que nous adjoustons aux appetits amoureux :

neque illa
Magno prognatum deposcit consule cunnum.

Ces cupiditez étrangeres, que l’ignorance du bien, et une fauce opinion ont coulées en nous, sont en si grand nombre, qu’elles chassent presque toutes les naturelles : Ny plus ni moins que si en une cité, il y avoit si grand nombre d’étrangers, qu’ils en missent hors les naturels habitans, ou esteignissent leur authorité et puissance ancienne, l’usurpant entierement, et s’en saisissant. Les animaux sont beaucoup plus reglez que nous ne sommes, et se contiennent avec plus de moderation soubs les limites que nature nous a prescripts : Mais non pas si exactement, qu’ils n’ayent encore quelque convenance à nostre desbauche. Et tout ainsi comme il s’est trouvé des desirs furieux, qui ont poussé les hommes à l’amour des bêtes, elles se trouvent aussi par fois esprises de nostre amour, et reçoivent des affections monstrueuses d’une espece à autre : Témoin l’elephant corrival d’Aristophanes le grammairien, en l’amour d’une jeune bouquetiere en la ville d’Alexandrie, qui ne luy cedoit en rien aux offices d’un poursuyvant bien passionné : car se promenant par le marché, où lon vendoit des fruicts, il en prenoit avec sa trompe, et les luy portoit : il ne la perdoit de veuë, que le moins qu’il luy estoit possible ; et luy mettoit quelquefois la trompe dans le sein par dessoubs son collet, et luy tastoit les tettins. Ils recitent aussi d’un dragon amoureux d’une fille ; et d’une oye esprise de l’amour d’un enfant, en la ville d’Asope ; et d’un belier serviteur de la menestriere Glaucia : et il se void tous les jours des magots furieusement espris de l’amour des femmes. On void aussi certains animaux s’addonner à l’amour des masles de leur sexe. Oppianus et autres recitent quelques exemples, pour montrer la reverence que les bêtes en leurs mariages portent à la parenté ; mais l’experience nous fait bien souvent voir le contraire ;

nec habetur turpe juvencæ
Ferre patrem tergo : fit equo sua filia conjux :
Quasque creavit, init pecudes caper : ipsáque cujus
Semine concepta est, ex illo concipit ales.

De subtilité malitieuse, en est-il une plus expresse que celle du mulet du philosophe Thales ? lequel passant au travers d’une riviere chargé de sel, et de fortune y estant bronché, si que les sacs qu’il portoit en furent tous mouillez, s’estant apperçeu que le sel fondu par ce moyen, luy avoit rendu sa charge plus legere, ne failloit jamais aussi tost qu’il rencontroit quelque ruisseau, de se plonger dedans avec sa charge, jusques à ce que son maître descouvrant sa malice, ordonna qu’on le chargeast de laine, à quoi se trouvant mesconté, il cessa de plus user de cette finesse. Il y en a plusieurs qui representent naïfvement le visage de nostre avarice ; car on leur void un soin extreme de surprendre tout ce qu’elles peuvent, et de le curieusement cacher, quoi qu’elles n’en tirent point usage.

Quant à la mesnagerie, elles nous surpassent non seulement en cette prevoyance d’amasser et espargner pour le temps à venir, mais elles ont encore beaucoup de parties de la science, qui y est necessaire. Les fourmis estandent au dehors de l’aire leurs grains et semences pour les esventer, refreschir et secher, quand ils voyent qu’ils commencent à se moisir et à se sentir le rance, de peur qu’ils ne se corrompent et pourrissent. Mais la caution et prevention dont ils usent à ronger le grain de froment, surpasse toute imagination de prudence humaine : Par ce que le froment ne demeure pas tousjours sec ni sain, ains s’amolit, se resoult et destrempe comme en laict, s’acheminant à germer et produire : de peur qu’il ne devienne semence, et perde sa nature et proprieté de magasin pour leur nourriture, ils rongent le bout, par où le germe a coustume de sortir.

Quant à la guerre, qui est la plus grande et pompeuse des actions humaines, je saurois volontiers, si nous nous en voulons servir pour argument de quelque prerogative, ou au rebours pour témoignage de nostre imbecillité et imperfection : comme de vray, la science de nous entre-deffaire et entretuer, de ruiner et perdre nostre propre espece, il semble qu’elle n’a pas beaucoup dequoi se faire desirer aux bêtes qui ne l’ont pas.

quando leoni
Fortior eripuit vitam Leo, quo nemore unquam
Expiravit aper majoris dentibus apri.

Mais elles n’en sont pas universellement exemptes pourtant : témoin les furieuses rencontres des mouches à miel, et les entreprinses des Princes des deux armées contraires :

sæpe duobus
Regibus incessit magno discordia motu,
Continuoque animos vulgi Et trepidantia bello
Corda licet longè præsciscere.

Je ne voy jamais cette divine description, qu’il ne m’y semble peinte l’ineptie et vanité humaine. Car ces mouvemens guerriers, qui nous ravissent de leur horreur et espouvantement, cette tempeste de sons et de cris :

Fulgur ubi ad cælum se tollit, totáque circum
Ære renidescit tellus, subtérque virum vi
Excitur pedibus sonitus, clamoréque montes
Icti rejectant voces ad sidera mundi.

cette effroyable ordonnance de tant de milliers d’hommes armez, tant de fureur, d’ardeur, et de courage, il est plaisant à considerer par combien vaines occasions elle est agitée, et par combien legeres occasions esteinte.

Paridis propter narratur amorem
Græcia Barbariæ diro collisa duello.

Toute l’Asie se perdit et se consomma en guerres pour le macquerellage de Paris. L’envie d’un seul homme, un despit, un plaisir, une jalousie domestique, causes qui ne devroient pas émouvoir deux harangeres à s’esgratigner, c’est l’ame et le mouvement de tout ce grand trouble. Voulons nous en croire ceux mémes qui en sont les principaux autheurs et motifs ? Oyons le plus grand, le plus victorieux Empereur, et le plus puissant qui fust onques, se jouant et mettant en risée tres-plaisamment et tres-ingenieusement, plusieurs batailles hazardées et par mer et par terre, le sang et la vie de cinq cens mille hommes qui suivirent sa fortune, et les forces et richesses des deux parties du monde espuisées pour le service de ses entreprinses :

Quod futuit Glaphyran Antonius, hanc mihi poenam
Fulvia constituit, se quoque uti futuam.
Fulviam ego ut futuam ? quid si me Manius oret
Pædicem, faciam ? non puto, si sapiam.
Aut futue, aut pugnemus, ait : quid si mihi vita
Charior est ipsa mentula ? signa canant. (J’use en liberté de conscience de mon Latin, avecq le congé, que vous m’en avez donné.) Or ce grand corps a tant de visages et de mouvemens, qui semblent menasser le ciel et la terre :
Quam multi Lybico volvuntur marmore fluctus,
Sævus ubi Orion hybernis conditur undis,
Vel cum sole novo densæ torrentur aristæ,
Aut Hermi campo, aut Liciæ flaventibus arvis,
Scuta sonant, pulsuque pedum tremit excita tellus.

ce furieux monstre, à tant de bras et à tant de testes, c’est tousjours l’homme foyble, calamiteux, et miserable. Ce n’est qu’une sormilliere émeuë et eschaufée,

It nigrum campis agmen :

un souffle de vent contraire, le croassement d’un vol de corbeaux, le faux pas d’un cheval, le passage fortuite d’un aigle ; un songe, une voix, un signe, une brouée matiniere, suffisent à le renverser et porter par terre. Donnez luy seulement d’un rayon de Soleil par le visage, le voyla fondu et esvanouy : qu’on luy esvente seulement un peu de poussiere aux yeux, comme aux mouches à miel de nostre Poëte, voyla toutes nos enseignes, nos legions, et le grand Pompeius mémes à leur teste, rompu et fracassé : car ce fut luy, ce me semble, que Sertorius battit en Espagne à tout ces belles armes, qui ont aussi servy à Eumenes contre Antigonus, à Surena contre Crassus :

Hi motus animorum, atque hæc certamina tanta
Pulveris exigui jactu compressa quiescent.

Qu’on descouple mémes de noz mouches apres, elles auront et la force et le courage de le dissiper. De fresche memoire, les Portugais assiegeans la ville de Tamly, au territoire de Xiatine, les habitans d’icelle porterent sur la muraille quantité de ruches, dequoi ils sont riches. Et avec du feu chasserent les abeilles si vivement sur leurs ennemis, qu’ils abandonnerent leur entreprinse, ne pouvans soustenir leurs assauts et piqueures. Ainsi demeura la victoire et liberté de leur ville, à ce nouveau secours : avec telle fortune, qu’au retour du combat, il ne s’en trouva une seule à dire.

Les ames des Empereurs et des savatiers sont jettees à méme moule. Considerant l’importance des actions des Princes et leur poix, nous nous persuadons qu’elles soyent produictes par quelques causes aussi poisantes et importantes. Nous nous trompons : ils sont menez et ramenez en leurs mouvemens, par les mémes ressors, que nous sommes aux nostres. La méme raison qui nous fait tanser avec un voisin, dresse entre les Princes une guerre : la méme raison qui nous fait fouëtter un laquais, tombant en un Roy, luy fait ruiner une Province. Ils veulent aussi legerement que nous, mais ils peuvent plus. Pareils appetits agitent un ciron et un elephant.

Quant à la fidelité, il n’est animal au monde traistre au prix de l’homme. Nos histoires racontent la vifve poursuitte que certains chiens ont faict de la mort de leurs maîtres. Le roi Pyrrhus ayant rencontré un chien qui gardoit un homme mort, et ayant entendu qu’il y avoit trois jours qu’il faisoit cet office, commanda qu’on enterrast ce corps, et mena ce chien quant et luy. Un jour qu’il assistoit aux montres generales de son armee, ce chien appercevant les meurtriers de son maître, leur courut sus, avec grans aboys et aspreté de courroux, et par ce premier indice achemina la vengeance de ce meurtre, qui en fut faicte bien tost après par la voye de la justice. Autant en fit le chien du sage Hesiode, ayant convaincu les enfans de Ganistor Naupactien, du meurtre commis en la personne de son maître. Un autre chien estant à la garde d’un temple à Athenes, ayant aperçeu un larron sacrilege qui emportoit les plus beaux joyaux, se mit à abbayer contre luy tant qu’il peut : mais les marguilliers ne s’estans point esveillez pour cela, il se meit à le suyvre, et le jour estant venu, se tint un peu plus esloigné de luy, sans le perdre jamais de veuë : s’il luy offroit à manger, il n’en vouloit pas, et aux autres passans qu’il rencontroit en son chemin, il leur faisoit feste de la queuë, et prenoit de leurs mains ce qu’ils luy donnoient à manger : si son larron s’arrestoit pour dormir, il s’arrestoit quant et quant au lieu mémes. La nouvelle de ce chien estant venuë aux marguilliers de ceste Église, ils se mirent à le suivre à la trace, s’enquerans des nouvelles du poil de ce chien, et en fin le rencontrerent en la ville de Cromyon, et le larron aussi, qu’ils ramenerent en la ville d’Athenes, où il fut puny. Et les juges en reconnaîssance de ce bon office, ordonnerent du public certaine mesure de bled pour nourrir le chien, et aux prestres d’en avoir soin. Plutarque témoigne ceste histoire, comme chose tres-averee et advenue en son siecle.

Quant à la gratitude (car il me semble que nous avons besoin de mettre ce mot en credit) ce seul exemple y suffira, qu’Appion recite comme en ayant esté luy méme spectateur. Un jour, dit-il, qu’on donnoit à Rome au peuple le plaisir du combat de plusieurs bêtes étranges, et principalement de Lyons de grandeur inusitee, il y en avoit un entre autres, qui par son port furieux, par la force et grosseur de ses membres, et un rugissement hautain et espouvantable, attiroit à soy la veuë de toute l’assistance. Entre les autres esclaves, qui furent presentez au peuple en ce combat des bêtes, fut un Androdus de Dace, qui estoit à un Seigneur Romain, de qualité consulaire. Ce Lyon l’ayant apperceu de loing, s’arresta premierement tout court, comme estant entré en admiration, et puis s’approcha tout doucement d’une façon molle et paisible, comme pour entrer en reconnaîssance avec luy. Cela faict, et s’estant assuré de ce qu’il cherchoit, il commença à battre de la queuë à la mode des chiens qui flattent leur maître, et à baiser, et lescher les mains et les cuisses de ce pauvre miserable, tout transi d’effroy et hors de soy. Androdus ayant repris ses esprits par la benignité de ce lyon, et r’assuré sa veuë pour le considerer et reconnaître : c’estoit un singulier plaisir de voir les caresses, et les festes qu’ils s’entrefaisoient l’un à l’autre. Dequoi le peuple ayant eslevé des cris de joye, l’Empereur fit appeller cest esclave, pour entendre de luy le moyen d’un si étrange evenement. Il luy recita une histoire nouvelle et admirable :

Mon maître, dict-il, estant proconsul en Aphrique, je fus contrainct par la cruauté et rigueur qu’il me tenoit, me faisant journellement battre, me desrober de luy, et m’en fuir. Et pour me cacher seurement d’un personnage ayant si grande authorité en la province, je trouvay mon plus court, de gaigner les solitudes et les contrees sablonneuses et inhabitables de ce pays là, resolu, si le moyen de me nourrir venoit à me faillir, de trouver quelque façon de me tuer moy-méme. Le Soleil estant extremement aspre sur le midy, et les chaleurs insupportables, je m’embatis sur une caverne cachee et inaccessible, et me jettay dedans. Bien tost après y survint ce lyon, ayant une patte sanglante et blessee, tout plaintif et gemissant des douleurs qu’il y souffroit : à son arrivee j’eu beaucoup de frayeur, mais luy me voyant mussé dans un coing de sa loge, s’approcha tout doucement de moy, me presentant sa patte offencee, et me la montrant comme pour demander secours : je luy ostay lors un grand escot qu’il y avoit, et m’estant un peu apprivoisé à luy, pressant sa playe en fis sortir l’ordure qui s’y amassoit, l’essuyay, et nettoyay le plus proprement que je peux : Luy se sentant allegé de son mal, et soulagé de ceste douleur, se prit à reposer, et à dormir, ayant tousjours sa patte entre mes mains. De là en hors luy et moy vesquismes ensemble en ceste caverne trois ans entiers de mémes viandes : car des bêtes qu’il tuoit à sa chasse, il m’en apportoit les meilleurs endroits, que je faisois cuire au Soleil à faute de feu, et m’en nourrissois. A la longue, m’estant ennuyé de ceste vie brutale et sauvage, comme ce Lyon estoit allé un jour à sa queste accoustumee, je partis de là, et à ma troisiéme journee fus surpris par les soldats, qui me menerent d’Affrique en ceste ville à mon maître, lequel soudain me condamna à mort, et à être abandonné aux bêtes. Or à ce que je voy ce Lyon fut aussi pris bien tost apres, qui m’a à ceste heure voulu recompenser du bienfait et guerison qu’il avoit reçeu de moy.

Voyla l’histoire qu’Androdus recita à l’Empereur, laquelle il fit aussi entendre de main à main au peuple. Parquoi à la requeste de tous il fut mis en liberté, et absous de ceste condamnation, et par ordonnance du peuple luy fut faict present de ce Lyon. Nous voyions depuis, dit Appion, Androdus conduisant ce Lyon à tout une petite laisse, se promenant par les tavernes à Rome, recevoir l’argent qu’on luy donnoit : le Lyon se laisser couvrir des fleurs qu’on luy jettoit, et chacun dire en les rencontrant : Voyla le Lyon hoste de l’homme, voyla l’homme medecin du Lyon.

Nous pleurons souvent la perte des bêtes que nous aymons, aussi font elles la nostre.

Post bellator equus positis insignibus Æthon
It lacrymans, guttisque humectat grandibus ora.

Comme aucunes de nos nations ont les femmes en commun, aucunes à chacun la sienne : cela ne se voit-il pas aussi entre les bêtes, et des mariages mieux gardez que les nostres ? Quant à la societé et confederation qu’elles dressent entre elles pour se liguer ensemble, et s’entresecourir, il se voit des bœufs, des porceaux, et autres animaux, qu’au cry de celui que vous offensez, toute la troupe accourt à son aide, et se ralie pour sa défense. L’escare, quand il a avalé l’ameçon du pescheur, ses compagnons s’assemblent en foule autour de luy, et rongent la ligne : et si d’aventure il y en a un, qui ait donné dedans la nasse, les autres luy baillent la queuë par dehors, et luy la serre tant qu’il peut à belles dents : ils le tirent ainsi au dehors et l’entrainent : Les barbiers, quand l’un de leurs compagnons est engagé, mettent la ligne contre leur dos, dressans une épine qu’ils ont dentelee comme une scie, à tout laquelle ils la scient et coupent.

Quant aux particuliers offices, que nous tirons l’un de l’autre, pour le service de la vie, il s’en void plusieurs pareils exemples parmi elles. Ils tiennent que la baleine ne marche jamais qu’elle n’ait au devant d’elle un petit poisson semblable au goujon de mer, qui s’appelle pour cela la guide : la baleine le suit, se laissant mener et tourner aussi facilement, que le timon fait retourner la navire : et en recompense aussi, au lieu que toute autre chose, soit beste ou vaisseau, qui entre dans l’horrible chaos de la bouche de ce monstre, est incontinent perdu et englouty, ce petit poisson s’y retire en toute seureté, et y dort, et pendant son sommeil la baleine ne bouge : mais aussi tost qu’il sort, elle se met à le suyvre sans cesse : et si de fortune elle l’escarte, elle va errant çà et là, et souvent se froissant contre les rochers, comme un vaisseau qui n’a point de gouvernail : Ce que Plutarque tesmoigne avoir veu en l’Isle d’Anticyre.

Il y a une pareille societé entre le petit oyseau qu’on nomme le roytelet, et le crocodile : le roytelet sert de sentinelle à ce grand animal : et si l’Ichneumon son ennemy s’approche pour le combattre, ce petit oyseau, de peur qu’il ne le surprenne endormy, va de son chant et à coup de bec l’esveillant, et l’advertissant de son danger. Il vit des demeurans de ce monstre, qui le reçoit familierement en sa bouche, et luy permet de becqueter dans ses machoueres, et entre ses dents, et y recueillir les morceaux de chair qui y sont demeurez : et s’il veut fermer la bouche, il l’advertit premierement d’en sortir en la serrant peu à peu sans l’estreindre et l’offenser.

Ceste coquille qu’on nomme la Nacre, vit aussi ainsin avec le Pinnothere, qui est un petit animal de la sorte d’un cancre, luy servant d’huissier et de portier assis à l’ouverture de cette coquille, qu’il tient continuellement entrebaaillee et ouverte, jusques à ce qu’il y voye entrer quelque petit poisson propre à leur prise : car lors il entre dans la nacre, et luy va pinsant la chair vive, et la contraint de fermer sa coquille : lors eux deux ensemble mangent la proye enfermee dans leur fort.

En la maniere de vivre des tuns, on y remarque une singuliere science de trois parties de la Mathematique. Quant à l’Astrologie, ils l’enseignent à l’homme : car ils s’arrestent au lieu où le solstice d’hyver les surprend, et n’en bougent jusques à l’equinoxe ensuyvant : voyla pourquoy Aristote mesme leur concede volontiers cette science. Quant à la Geometrie et Arithmetique, ils font tousjours leur bande de figure cubique, carree en tout sens, et en dressent un corps de bataillon, solide, clos, et environné tout à l’entour, à six faces toutes esgalles : puis nagent en cette ordonnance carree, autant large derriere que devant, de façon que qui en void et compte un rang, il peut aisément nombrer toute la troupe, d’autant que le nombre de la profondeur est esgal à la largeur, et la largeur, à la longueur.

Quant à la magnanimité, il est malaisé de luy donner un visage plus apparent, qu’en ce faict du grand chien, qui fut envoyé des Indes au Roy Alexandre : on luy presenta premierement un cerf pour le combattre, et puis un sanglier, et puis un ours, il n’en fit compte, et ne daigna se remuer de sa place : mais quand il veid un Lyon, il se dressa incontinent sur ses pieds, monstrant manifestement qu’il declaroit celui-là seul digne d’entrer en combat avecques luy.

Touchant la repentance et recognoissance des fautes, on recite d’un Elephant, lequel ayant tué son gouverneur par impetuosité de cholere, en print un dueil si extreme, qu’il ne voulut onques puis manger, et se laissa mourir.

Quant à la clemence, on recite d’un tygre, la plus inhumaine beste de toutes, que luy ayant esté baillé un chevreau, il souffrit deux jours la faim avant que de le vouloir offenser, et le troisiesme il brisa la cage où il estoit enfermé, pour aller chercher autre pasture, ne se voulant prendre au chevreau, son familier et son hoste.

Et quant aux droicts de la familiarité et convenance, qui se dresse par la conversation, il nous advient ordinairement d’apprivoiser des chats, des chiens, et des lievres ensemble ; Mais ce que l’experience apprend à ceux qui voyagent par mer, et notamment en la mer de Sicile, de la condition des halcyons, surpasse toute humaine cogitation. De quelle espece d’animaux a jamais nature tant honoré les couches, la naissance, et l’enfantement ? car les Poëtes disent bien qu’une seule isle de Delos, estant au paravant vagante, fut affermie pour le service de l’enfantement de Latone : mais Dieu a voulu que toute la mer fust arrestée, affermie et applanie, sans vagues, sans vents et sans pluye, cependant que l’halcyon fait ses petits, qui est justement environ le Solstice, le plus court jour de l’an : et par son privilege nous avons sept jours et sept nuicts, au fin cœur de l’hyver, que nous pouvons naviguer sans danger. Leurs femelles ne recognoissent autre masle que le leur propre : l’assistent toute leur vie sans jamais l’abandonner : s’il vient à estre debile et cassé, elles le chargent sur leurs espaules, le portent par tout, et le servent jusques à la mort. Mais aucune suffisance n’a encores peu atteindre à la cognoissance de cette merveilleuse fabrique, dequoy l’halcyon compose le nid pour ses petits, ny en deviner la matiere. Plutarque, qui en a veu et manié plusieurs, pense que ce soit des arestes de quelque poisson qu’elle conjoinct et lie ensemble, les entrelassant les unes de long, les autres de travers, et adjoustant des courbes et des arrondissemens, tellement qu’en fin elle en forme un vaisseau rond prest à voguer : puis quand elle a parachevé de le construire, elle le porte au batement du flot marin, là où la mer le battant tout doucement, luy enseigne à radouber ce qui n’est pas bien lié, et à mieux fortifier aux endroits où elle void que sa structure se desmeut, et se lasche pour les coups de mer : et au contraire ce qui est bien joinct, le batement de la mer le vous estreinct, et vous le serre de sorte, qu’il ne se peut ny rompre ny dissoudre, ou endommager à coups de pierre, ny de fer, si ce n’est à toute peine. Et ce qui plus est à admirer, c’est la proportion et figure de la concavité du dedans : car elle est composée et proportionnée de maniere qu’elle ne peut recevoir ny admettre autre chose, que l’oiseau qui l’a bastie : car à toute autre chose, elle est impenetrable, close, et fermée, tellement qu’il n’y peut rien entrer, non pas l’eau de la mer seulement. Voyla une description bien claire de ce bastiment et empruntée de bon lieu : toutesfois il me semble qu’elle ne nous esclaircit pas encor suffisamment la difficulté de cette architecture. Or de quelle vanité nous peut-il partir, de loger au dessoubs de nous, et d’interpreter desdaigneusement les effects que nous ne pouvons imiter ny comprendre ?

Pour suyvre encore un peu plus loing cette equalité et correspondance de nous aux bestes, le privilege dequoy nostre ame se glorifie, de ramener à sa condition, tout ce qu’elle conçoit, de despouiller de qualitez mortelles et corporelles, tout ce qui vient à elle, de renger les choses qu’elle estime dignes de son accointance, à desvestir et despouiller leurs conditions corruptibles, et leur faire laisser à part, comme vestemens superflus et viles, l’espesseur, la longueur, la profondeur, le poids, la couleur, l’odeur, l’aspreté, la polisseure, la dureté, la mollesse, et tous accidents sensibles, pour les accommoder à sa condition immortelle et spirituelle : de maniere que Rome et Paris, que j’ay en l’ame, Paris que j’imagine, je l’imagine et le comprens, sans grandeur et sans lieu, sans pierre, sans plastre, et sans bois : ce mesme privilege, dis-je, semble estre bien evidemment aux bestes : Car un cheval accoustumé aux trompettes, aux harquebusades, et aux combats, que nous voyons tremousser et fremir en dormant, estendu sur sa litiere, comme s’il estoit en la meslée, il est certain qu’il conçoit en son ame un son de tabourin sans bruict, une armée sans armes et sans corps.

Quippe videbis equos fortes, cum membra jacebunt
In somnis, sudare tamen, spiraréque sæpe,
Et quasi de palma summas contendere vires. Ce lievre qu’un levrier imagine en songe, apres lequel nous le voyons haleter en dormant, alonger la queuë, secoüer les jarrets, et representer parfaictement les mouvemens de sa course : c’est un lievre sans poil et sans os.
Venantúmque canes in molli sæpe quiete,
Jactant crura tamen subito, vocesque repente
Mittunt, et crebas reducunt naribus auras,
Ut vestigia si teneant inventa ferarum :
Experge factique, sequuntur inania sæpe
Cervorum simulacra, fugæ quasi dedita cernant :
Donec discussis redeant erroribus ad se.

Les chiens de garde, que nous voyons souvent gronder en songeant, et puis japper tout à faict, et s’esveiller en sursaut, comme s’ils appercevoient quelque estranger arriver ; cet estranger que leur ame void, c’est un homme spirituel, et imperceptible, sans dimension, sans couleur, et sans estre :

Consueta domi catulorum blanda propago
Degere, sæpe levem ex oculis volucrémque soporem
Discutere, et corpus de terra corripere instant,
Proinde quasi ignotas facies atque ora tueantur.

Quant à la beauté du corps, avant passer outre, il me faudroit sçavoir si nous sommes d’accord de sa description : Il est vray-semblable que nous ne sçavons guere, que c’est que beauté en nature et en general, puisque à l’humaine et nostre beauté nous donnons tant de formes diverses, de laquelle, s’il y avoit quelque prescription naturelle, nous la recognoistrions en commun, comme la chaleur du feu. Nous en fantasions les formes à nostre appetit.

Turpis Romano Belgicus ore color.

Les Indes la peignent noire et basannée, aux levres grosses et enflées, au nez plat et large : et chargent de gros anneaux d’or le cartilage d’entre les nazeaux, pour le faire pendre jusques à la bouche, comme aussi la balievre, de gros cercles enrichis de pierreries, si qu’elle leur tombe sur le menton, et est leur grace de montrer leurs dents jusques au dessous des racines. Au Peru les plus grandes oreilles sont les plus belles, et les estendent autant qu’ils peuvent par artifice. Et un homme d’aujourdhuy, dit avoir veu en une nation Orientale, ce soing de les agrandir, en tel credit, et de les charger de poisants joyaux, qu’à touts coups il passoit son bras vestu au travers d’un trou d’oreille. Il est ailleurs des nations, qui noircissent les dents avec grand soing, et ont à mespris de les voir blanches : ailleurs ils les teignent de couleur rouge. Non seulement en Basque les femmes se trouvent plus belles la teste rase : mais assez ailleurs : et qui plus est, en certaines contrées glaciales, comme dit Pline. Les Mexicanes content entre les beautez, la petitesse du front, et où elles se font le poil par tout le reste du corps, elles le nourrissent au front, et peuplent par art : et ont en si grande recommandation la grandeur des tetins, qu’elles affectent de pouvoir donner la mammelle à leurs enfans par dessus l’espaule. Nous formerions ainsi la laideur. Les Italiens la façonnent grosse et massive : les Espagnols vuidée et estrillée : et entre nous, l’un la fait blanche, l’autre brune : l’un molle et delicate, l’autre forte et vigoureuse : qui y demande de la mignardise, et de la douceur, qui de la fierté et majesté. Tout ainsi que la preferance en beauté, que Platon attribue à la figure spherique, les Epicuriens la donnent à la pyramidale plustost, ou carrée : et ne peuvent avaller un Dieu en forme de boule.

Mais quoy qu’il en soit, nature ne nous a non plus privilegiez en cela qu’au demeurant, sur ses loix communes. Et si nous nous jugeons bien, nous trouverons que s’il est quelques animaux moins favorisez en cela que nous, il y en a d’autres, et en grand nombre, qui le sont plus. A multis animalibus decore vincimur : voyre des terrestres nos compatriotes. Car quant aux marins, laissant la figure, qui ne peut tomber en proportion, tant elle est autre : en couleur, netteté, polissure, disposition, nous leur cedons assez : et non moins, en toutes qualitez, aux aërées. Et cette prerogative que les Poëtes font valoir de nostre stature droicte, regardant vers le ciel son origine,

Pronáque cum spectent animalia cætera terram,
Os homini sublime dedit, coelúmque videre
Jussit, et erectos ad sydera tollere vultus.

elle est vrayement poëtique : car il y a plusieurs bestioles, qui ont la veuë renversée tout à faict vers le ciel : et l’encoleure des chameaux, et des austruches, je la trouve encore plus relevée et droite que la nostre.

Quels animaux n’ont la face au haut, et ne l’ont devant, et ne regardent vis à vis, comme nous : et ne descouvrent en leur juste posture autant du ciel et de la terre que l’homme ?

Et quelles qualitez de nostre corporelle constitution en Platon et en Cicero ne peuvent servir à mille sortes de bestes ?

Celles qui nous retirent le plus, ce sont les plus laides, et les plus abjectes de toute la bande : car pour l’apparence exterieure et forme du visage, ce sont les magots :

Simia quam similis, turpissima bestia, nobis !

pour le dedans et parties vitales, c’est le pourceau. Certes quand j’imagine l’homme tout nud (ouy en ce sexe qui semble avoir plus de part à la beauté) ses tares, sa subjection naturelle, et ses imperfections, je trouve que nous avons eu plus de raison que nul autre animal, de nous couvrir. Nous avons esté excusables d’emprunter ceux que nature avoit favorisé en cela plus que nous, pour nous parer de leur beauté, et nous cacher soubs leur despouille, de laine, plume, poil, soye.

Remerquons au demeurant, que nous sommes le seul animal, duquel le defaut offense nos propres compagnons, et seuls qui avons à nous desrober en nos actions naturelles, de nostre espece. Vrayement c’est aussi un effect digne de consideration, que les maistres du mestier ordonnent pour remede aux passions amoureuses, l’entiere veuë et libre du corps qu’on recherche : que pour refroidir l’amitié, il ne faille que voir librement ce qu’on ayme.

Ille quod obscoenas in aperto corpore partes
Viderat, in cursu qui fuit, hæsit amor.

Et encore que cette recepte puisse à l’aventure partir d’une humeur un peu delicate et refroidie : si est-ce un merveilleux signe de nostre defaillance, que l’usage et la cognoissance nous dégoute les uns des autres. Ce n’est pas tant pudeur, qu’art et prudence, qui rend nos dames si circonspectes, à nous refuser l’entrée de leurs cabinets, avant qu’elles soyent peintes et parées pour la montre publique.

Nec veneres nostras hoc fallit, quo magis ipsæ
Omnia summopere hos vitæ post scenia celant,
Quos retinere volunt adstrictóque esse in amore.

La où en plusieurs animaux, il n’est rien d’eux que nous n’aimions, et qui ne plaise à nos sens : de façon que de leurs excremens mesmes et de leur descharge, nous tirons non seulement de la friandise au manger, mais nos plus riches ornemens et parfums.

Ce discours ne touche que nostre commun ordre, et n’est pas si sacrilege d’y vouloir comprendre ces divines, supernaturelles et extraordinaires beautez, qu’on voit par fois reluire entre nous, comme des astres soubs un voile corporel et terrestre.

Au demeurant la part mesme que nous faisons aux animaux, des faveurs de nature, par nostre confession, elle leur est bien avantageuse. Nous nous attribuons des biens imaginaires et fantastiques, des biens futurs et absens, desquels l’humaine capacité ne se peut d’elle mesme respondre : ou des biens que nous nous attribuons faucement, par la licence de nostre opinion, comme la raison, la science et l’honneur : et à eux, nous laissons en partage des biens essentiels, maniables et palpables, la paix, le repos, la securité, l’innocence et la santé : la santé, dis-je, le plus beau et le plus riche present, que nature nous sçache faire. De façon que la Philosophie, voire la Stoïque, ose bien dire qu’Heraclitus et Pherecydes, s’ils eussent peu eschanger leur sagesse avecques la santé, et se delivrer par ce marché, l’un de l’hydropisie, l’autre de la maladie pediculaire qui le pressoit, ils eussent bien faict. Par où ils donnent encore plus grand prix à la sagesse, la comparant et contrepoisant à la santé, qu’ils ne font en cette autre proposition, qui est aussi des leurs. Ils disent que si Circé eust presenté à Ulysses deux breuvages, l’un pour faire devenir un homme de fol sage, l’autre de sage fol, qu’Ulysses eust deu plustost accepter celui de la folie, que de consentir que Circé eust changé sa figure humaine en celle d’une beste : Et disent que la sagesse mesme eust parlé à luy en cette maniere : Quitte moy, laisse moy là, plustost que de me loger sous la figure et corps d’un asne. Comment ? cette grande et divine sapience, les Philosophes la quittent donc, pour ce ce voile corporel et terrestre ? Ce n’est donc plus par la raison, par le discours, et par l’ame, que nous excellons sur les bestes : c’est par nostre beauté, nostre beau teint, et nostre belle disposition de membres, pour laquelle il nous faut mettre nostre intelligence, nostre prudence, et tout le reste à l’abandon.

Or j’accepte cette naïfve et franche confession : Certes ils ont cogneu que ces parties là, dequoy nous faisons tant de feste, ce n’est que vaine fantasie. Quand les bestes auroient donc toute la vertu, la science, la sagesse et suffisance Stoique, ce seroyent tousjours des bestes : ny ne seroyent comparables à un homme miserable, meschant et insensé. Car en fin tout ce qui n’est comme nous sommes, n’est rien qui vaille : Et Dieu pour se faire valoir, il faut qu’il y retire, comme nous dirons tantost. Par où il appert que ce n’est par vray discours, mais par une fierté folle et opiniastreté, que nous nous preferons aux autres animaux, et nous sequestrons de leur condition et societé.

Mais pour revenir à mon propos, nous avons pour nostre part, l’inconstance, l’irresolution, l’incertitude, le deuil, la superstition, la solicitude des choses à venir, voire apres nostre vie, l’ambition, l’avarice, la jalousie, l’envie, les appetits desreglez, forcenez et indomptables, la guerre, la mensonge, la desloyauté, la detraction, et la curiosité. Certes nous avons estrangement surpayé ce beau discours, dequoy nous nous glorifions, et cette capacité de juger et cognoistre, si nous l’avons achetée au prix de ce nombre infiny des passions, ausquelles nous sommes incessamment en prinse. S’il ne nous plaist de faire encore valoir, comme fait bien Socrates, cette notable prerogative sur les bestes, que où nature leur a prescript certaines saisons et limites à la volupté Venerienne, elle nous en a lasché la bride à toutes heures et occasions. Ut vinum ægrotis, quia prodest raro, nocet sæpissime, melius est non adhibere omnino, quam, spe dubiæ salutis, in apertam perniciem incurrere : Sic, haud scio, an melius fuerit humano generi motum istum celerem, cogitationis acumen, solertiam, quam rationem vocamus, quoniam pestifera sint multis, admodum paucis salutaria, non dari omnino, quam tam munifice et tam large dari.

De quel fruit pouvons nous estimer avoir esté à Varro et Aristote, cette intelligence de tant de choses ? Les a elle exemptez des incommoditez humaines ? ont-ils esté deschargez des accidents qui pressent un crocheteur ? ont ils tiré de la Logique quelque consolation à la goute ? pour avoir sçeu comme cette humeur se loge aux jointures, l’en ont ils moins sentie ? sont ils entrez en composition de la mort, pour sçavoir qu’aucunes nations s’en resjouissent : et du cocuage, pour sçavoir les femmes estre communes en quelque region ? Au rebours, ayans tenu le premier rang en sçavoir, l’un entre les Romains, l’autre, entre les Grecs, et en la saison où la science fleurissoit le plus, nous n’avons pas pourtant appris qu’ils ayent eu aucune particuliere excellence en leur vie : voire le Grec a assez affaire à se descharger d’aucunes tasches notables en la sienne.

A on trouvé que la volupté et la santé soyent plus savoureuses à celui qui sçait l’Astrologie, et la Grammaire :

Illiterati num minus nervi rigent ?

et la honte et pauvreté moins importunes ?

Scilicet et morbis Et debilitate carebis,
Et luctum et curam effugies, et tempora vitæ
Longa tibi post hæc fato meliore dabuntur.

J’ay veu en mon temps, cent artisans, cent laboureurs, plus sages et plus heureux que des recteurs de l’université : et lesquels j’aimerois mieux ressembler. La doctrine, ce m’est advis, tient rang entre les choses necessaires à la vie, comme la gloire, la noblesse, la dignité, ou pour le plus comme la richesse, et telles autres qualitez qui y servent voyrement, mais de loing, et plus par fantasie que par nature.

Il ne nous faut guere non plus d’offices, de reigles, et de loix de vivre, en nostre communauté, qu’il en faut aux grues et formis en la leur. Et neantmoins nous voyons qu’elles s’y conduisent tres ordonnément, sans erudition. Si l’homme estoit sage, il prendroit le vray prix de chasque chose, selon qu’elle seroit la plus utile et propre à sa vie.

Qui nous contera par nos actions et deportemens, il s’en trouvera plus grand nombre d’excellens entre les ignorans, qu’entre les sçavans : je dy en toute sorte de vertu. La vieille Rome me semble en avoir bien porté de plus grande valeur, et pour la paix, et pour la guerre, que cette Rome sçavante, qui se ruyna soy-mesme. Quand le demeurant seroit tout pareil, aumoins la preud’hommie et l’innocence demeureroient du costé de l’ancienne : car elle loge singulierement bien avec la simplicité.

Mais je laisse ce discours, qui me tireroit plus loing, que je ne voudrois suyvre. J’en diray seulement encore cela, que c’est la seule humilité et submission, qui peut effectuer un homme de bien. Il ne faut pas laisser au jugement de chacun la cognoissance de son devoir : il le luy faut prescrire, non pas le laisser choisir à son discours : autrement selon l’imbecillité et varieté infinie de nos raisons et opinions, nous nous forgerions en fin des devoirs, qui nous mettroient à nous manger les uns les autres, comme dit Epicurus. La premiere loy, que Dieu donna jamais à l’homme, ce fut une loy de pure obeyssance : ce fut un commandement, nud et simple où l’homme n’eust rien à cognoistre et à causer, d’autant que l’obeyr est le propre office d’une ame raisonnable, recognoissant un celeste, superieur et bien-facteur. De l’obeyr et ceder naist toute autre vertu, comme du cuider, tout peché. Et au rebours : la premiere tentation qui vint à l’humaine nature de la part du diable, sa premiere poison, s’insinua en nous, par les promesses qu’il nous fit de science et de cognoissance, Eritis sicut dii scientes bonum Et malum. Et les Sereines, pour piper Ulysse en Homere, et l’attirer en leurs dangereux et ruineux laqs, luy offrent en don la science. La peste de l’homme c’est l’opinion de sçavoir. Voyla pourquoy l’ignorance nous est tant recommandée par nostre religion, comme piece propre à la creance et à l’obeyssance. Cavete, nequis vos decipiat per philosophiam Et inanes seductiones, secundum elementa mundi.

En cecy y a il une generalle convenance entre tous les philosophes de toutes sectes, que le souverain bien consiste en la tranquillité de l’ame et du corps : Mais où la trouvons nous ?

Ad summum sapiens uno minor est Jove, dives,
Liber, honoratus, pulcher, rex denique regum :
Præcipue sanus, nisi cùm pituita molesta est.

Il semble à la verité, que nature, pour la consolation de nostre estat miserable et chetif, ne nous ait donné en partage que la presumption. C’est ce que dit Epictete, que l’homme n’a rien proprement sien, que l’usage de ses opinions : Nous n’avons que du vent et de la fumée en partage. Les dieux ont la santé en essence, dit la philosophie, et la maladie en intelligence : l’homme au rebours, possede ses biens par fantasie, les maux en essence. Nous avons eu raison de faire valoir les forces de nostre imagination : car tous nos biens ne sont qu’en songe. Oyez braver ce pauvre et calamiteux animal. Il n’est rien, dit Cicero, si doux que l’occupation des lettres : de ces lettres, dis-je, par le moyen desquelles l’infinité des choses, l’immense grandeur de nature, les cieux en ce monde mesme, et les terres, et les mers nous sont descouvertes : ce sont elles qui nous ont appris la religion, la moderation, la grandeur de courage : et qui ont arraché nostre ame des tenebres, pour luy faire voir toutes choses hautes, basses, premieres, dernieres, et moyennes : ce sont elles qui nous fournissent dequoy bien et heureusement vivre, et nous guident à passer nostre aage sans desplaisir et sans offense. Cestuy-cy ne semble il pas parler de la condition de Dieu tout-vivant et tout-puissant ?

Et quant à l’effect, mille femmelettes ont vescu au village une vie plus equable, plus douce, et plus constante, que ne fut la sienne.

Deus ille fuit Deus, inclute Memmi,
Qui princeps vitæ rationem invenit eam, quæ
Nunc appellatur sapientia, quique per artem
Fluctibus è tantis vitam tantisque tenebris,
In tam tranquillo et tam clara luce locavit.

Voyla des paroles tresmagnifiques et belles : mais un bien leger accident, mit l’entendement de cestuy-cy en pire estat, que celui du moindre berger : nonobstant ce Dieu precepteur et cette divine sapience. De mesme impudence est cette promesse du livre de Democritus : Je m’en vay parler de toutes choses. Et ce sot tiltre qu’Aristote nous preste, de Dieux mortels : et ce jugement de Chrysippus, que Dion estoit aussi vertueux que Dieu. Et mon Seneca recognoist, dit-il, que Dieu luy a donné le vivre : mais qu’il a de soy le bien vivre. Conformément à cet autre, In virtute vere gloriamur : quod non contingeret, si id donum a Deo non a nobis haberemus. Cecy est aussi de Seneca : Que le sage a la fortitude pareille à Dieu : mais en l’humaine foiblesse, par où il le surmonte. Il n’est rien si ordinaire que de rencontrer des traicts de pareille temerité : Il n’y a aucun de nous qui s’offense tant de se voir apparier à Dieu, comme il fait de se voir deprimer au rang des autres animaux : tant nous sommes plus jaloux de nostre interest, que de celui de nostre createur.

Mais il faut mettre aux pieds cette sotte vanité, et secouër vivement et hardiment les fondemens ridicules, sur quoy ces fausses opinions se bastissent. Tant qu’il pensera avoir quelque moyen et quelque force de soy, jamais l’homme ne recognoistra ce qu’il doit à son maistre : il fera tousjours de ses œufs poulles, comme on dit : il le faut mettre en chemise.

Voyons quelque notable exemple de l’effect de sa philosophie.

Possidonius estant pressé d’une si douloureuse maladie, qu’elle luy faisoit tordre les bras, et grincer les dents, pensoit bien faire la figue à la douleur pour s’escrier contre elle : Tu as beau faire, si ne diray-je pas que tu sois mal. Il sent mesmes passions que mon laquays, mais il se brave sur ce qu’il contient aumoins sa langue sous les loix de sa secte.

Re succumbere non oportebat verbis gloriantem.

Archesilas estant malade de la goutte, Carneades qui le vint visiter, s’en retournoit tout fasché : il le rappella, et luy montrant ses pieds et sa poittrine : Il n’est rien venu de là icy, luy dit-il. Cestuy cy a un peu meilleure grace : car il sent avoir du mal, et en voudroit estre depestré. Mais de ce mal pourtant son cœur n’en est pas abbatu et affoibly. L’autre se tient en sa roideur, plus, ce crains-je, verbale qu’essentielle. Et Dionysius Heracleotes affligé d’une cuison vehemente des yeux, fut rangé à quitter ces resolutions Stoïques.

Mais quand la science feroit par effect ce qu’ils disent, démousser et rabatre l’aigreur des infortunes qui nous suyvent, que fait elle, que ce que fait beaucoup plus purement l’ignorance et plus evidemment ? Le philosophe Pyrrho courant en mer le hazard d’une grande tourmente, ne presentoit à ceux qui estoyent avec luy à imiter que la securité d’un porceau, qui voyageoit avecques eux, regardant cette tempeste sans effroy. La philosophie au bout de ses precéptes nous renvoye aux exemples d’un athlete et d’un muletier : ausquels on void ordinairement beaucoup moins de ressentiment de mort, de douleurs, et d’autres inconveniens, et plus de fermeté, que la science n’en fournit onques à aucun, qui n’y fust nay et preparé de soy-mesmes par habitude naturelle. Qui fait qu’on incise et taille les tendres membres d’un enfant et ceux d’un cheval plus aisément que les nostres, si ce n’est l’ignorance. Combien en a rendu de malades la seule force de l’imagination ? Nous en voyons ordinairement se faire saigner, purger, et medeciner pour guerir des maux qu’ils ne sentent qu’en leur discours. Lors que les vrais maux nous faillent, la science nous preste les siens : cette couleur et ce teint, vous presagent quelque defluxion caterreuse : cette saison chaude vous menasse d’une émotion fievreuse : cette coupeure de la ligne vitale de vostre main gauche, vous advertit de quelque notable et voisine indisposition : Et en fin elle s’en addresse tout detroussément à la santé mesme : Ceste allegresse et vigueur de jeunesse, ne peut arrester en une assiete, il luy faut desrober du sang et de la force, de peur qu’elle ne se tourne contre vous mesmes. Comparés la vie d’un homme asservy à telles imaginations, à celle d’un laboureur, se laissant aller apres son appetit naturel, mesurant les choses au seul sentiment present, sans science et sans prognostique, qui n’a du mal que lors qu’il l’a : où l’autre a souvent la pierre en l’ame avant qu’il l’ait aux reins : comme s’il n’estoit point assez à temps pour souffrir le mal lors qu’il y sera, il l’anticipe par fantasie, et luy court au devant.

Ce que je dy de la medecine, se peut tirer par exemple generalement à toute science : De là est venuë cette ancienne opinion des philosophes, qui logeoient le souverain bien à la recognoissance de la foiblesse de nostre jugement. Mon ignorance me preste autant d’occasion d’esperance que de crainte : et n’ayant autre regle de ma santé, que celle des exemples d’autruy, et des evenemens que je vois ailleurs en pareille occasion, j’en trouve de toutes sortes : et m’arreste aux comparaisons, qui me sont plus favorables. Je reçois la santé les bras ouverts, libre, plaine, et entiere : et aiguise mon appetit à la jouïr, d’autant plus qu’elle m’est à present moins ordinaire et plus rare : tant s’en faut que je trouble son repos et sa douceur, par l’amertume d’une nouvelle et contrainte forme de vivre. Les bestes nous montrent assez combien l’agitation de nostre esprit nous apporte de maladies.

Ce qu’on nous dit de ceux du Bresil, qu’ils ne mouroyent que de vieillesse, on l’attribue à la serenité et tranquillité de leur air, je l’attribue plustost à la tranquillité et serenité de leur ame, deschargée de toute passion, pensée et occupation tendue ou desplaisante : comme gents qui passoyent leur vie en une admirable simplicité et ignorance, sans lettres, sans loy, sans Roy, sans relligion quelconque.

Et d’où vient ce qu’on trouve par experience, que les plus grossiers et plus lourds sont plus fermes et plus desirables aux executions amoureuses ? et que l’amour d’un muletier se rend souvent plus acceptable, que celle d’un gallant homme ? sinon qu’en cettuy-cy l’agitation de l’ame trouble sa force corporelle, la rompt, et lasse : comme elle lasse aussi et trouble ordinairement soy-mesmes. Qui la desment, qui la jette plus coustumierement à la manie, que sa promptitude, sa pointe, son agilité, et en fin sa force propre ? Dequoy se fait la plus subtile folie que de la plus subtile sagesse ? Comme des grandes amitiez naissent des grandes inimitiez, des santez vigoreuses les mortelles maladies : ainsi des rares et vifves agitations de noz ames, les plus excellentes manies, et plus detraquées : il n’y a qu’un demy tour de cheville à passer de l’un à l’autre. Aux actions des hommes insensez, nous voyons combien proprement s’advient la folie, avec les plus vigoureuses operations de nostre ame. Qui ne sçait combien est imperceptible le voisinage d’entre la folie avec les gaillardes elevations d’une esprit libre ; et les effects d’une vertu supreme et extraordinaire ? Platon dit les melancholiques plus disciplinables et excellent : aussi n’en est-il point qui ayent tant de propension à la folie. Infinis esprits se treuvent ruinez par leur propre force et soupplesse. Quel sault vient de prendre de sa propre agitation et allegresse, l’un des plus judicieux, ingenieux et plus formés à l’air de cet antique et pure poësie, qu’autre poëte Italien n’aye de long temps esté ? N’a-il pas dequoy sçavoir gré à cette sienne vivacité meurtriere ? à cette clarté qui l’a aveuglé ? à cette exacte, et tendue apprehension de la raison, qui l’a mis sans raison ? à la curieuse et laborieuse queste des sciences, qui l’a conduit à la bestise ? à cette rare aptitude aux exercices de l’ame, qui l’a rendu sans exercice et sans ame ? J’eus plus de despit encore que de compassion, de le voir à Ferrare en si piteux estat survivant à soy-mesmes, mescognoissant et soy et ses ouvrages ; lesquels sans son sçeu, et toutesfois à sa veuë, on a mis en lumiere incorrigez et informes.

Voulez vous un homme sain, le voulez vous reglé, et en ferme et seure posture ? affublez le de tenebres d’oisiveté et de pesanteur. Il nous faut abestir pour nous assagir : et nous esblouir, pour nous guider. Et si on me dit que la commodité d’avoir l’appetit froid et mousse aux douleurs et aux maux, tire apres soy cette incommodité, de nous rendre aussi par consequent moins aiguz et frians, à la jouyssance des biens et des plaisirs : Cela est vray : mais la misere de nostre condition porte, que nous n’avons tant à jouyr qu’à fuir, et que l’extreme volupté ne nous touche pas comme une legere douleur : Segnius homines bona quàm mala sentiunt : nous ne sentons point l’entiere santé, comme la moindre des maladies :

pungit
In cute vix summa violatum plagula corpus,
Quando valere nihil quemquam movet. Hoc juvat unum,
Quód me non torquet latus aut pes : cætera quisquam
Vix queat aut sanum sese, aut sentire valentem.

Nostre bien estre, ce n’est que la privation d’estre mal. Voyla pourquoy la secte de philosophie, qui a le plus faict valoir la volupté, encore l’a elle rengée à la seule indolence. Le n’avoir point de mal, c’est le plus avoir de bien, que l’homme puisse esperer : comme disoit Ennius.

Nimium boni est, cui nihil est mali.

Car ce mesme chatouillement et aiguisement, qui se rencontre en certains plaisirs, et semble nous enlever au dessus de la santé simple, et de l’indolence ; cette volupté active, mouvante, et je ne sçay comment cuisante et mordante, celle là mesme, ne vise qu’à l’indolence, comme à son but. L’appetit qui nous ravit à l’accointance des femmes, il ne cherche qu’à chasser la peine que nous apporte le desir ardent et furieux, et ne demande qu’à l’assouvir, et se loger en repos, et en l’exemption de cette fievre. Ainsi des autres.

Je dy donc, que si la simplesse nous achemine à point n’avoir de mal, elle nous achemine à un tres-heureux estat selon nostre condition.

Si ne la faut-il point imaginer si plombée, qu’elle soit du tout sans sentiment. Car Crantor avoit bien raison de combattre l’indolence d’Epicurus, si on la bastissoit si profonde que l’abort mesme et la naissance des maux en fust à dire. Je ne louë point cette indolence qui n’est ny possible ny desirable. Je suis content de n’estre pas malade : mais si je le suis, je veux sçavoir que je le suis, et si on me cauterise ou incise, je le veux sentir. De vray, qui desracineroit la cognoissance du mal, il extirperoit quand et quand la cognoissance de la volupté, et en fin aneantiroit l’homme. Istud nihil dolere, non sine magna mercede contingit immanitatis in animo, stuporis in corpore.

Le mal, est à l’homme bien à son tour. Ny la douleur ne luy est tousjours à fuïr, ny la volupté tousjours à suivre.

C’est un tres-grand avantage pour l’honneur de l’ignorance, que la science mesme nous rejecte entre ses bras, quand elle se trouve empeschée à nous roidir contre la pesanteur des maux : elle est contrainte de venir à cette composition, de nous lascher la bride, et donner congé de nous sauver en son giron, et nous mettre soubs sa faveur à l’abri des coups et injures de la fortune. Car que veut elle dire autre chose, quand elle nous presche de retirer nostre pensée des maux qui nous tiennent, et l’entretenir des voluptez perdues ; et de nous servir pour consolation des maux presens, de la souvenance des biens passez, et d’appeller à nostre secours un contentement esvanouy, pour l’opposer à ce qui nous presse ? Levationes ægritudinum in avocatione a cogitanda molestia, et revocatione ad contemplandas voluptates ponit, si ce n’est qu’où la force luy manque, elle veut user de ruse, et donner un tour de soupplesse et de jambe, où la vigueur du corps et des bras vient à luy faillir. Car non seulement à un philosophe, mais simplement à un homme rassis, quand il sent par effect l’alteration cuisante d’une fievre chaude, quelle monnoye est-ce, de le payer de la souvenance de la douceur du vin Grec ? Ce seroit plustost luy empirer son marché,

Che ricordar si il ben doppia la noia.

De mesme condition est cet autre conseil, que la philosophie donne ; de maintenir en la memoire seulement le bon-heur passé, et d’en effacer les desplaisirs que nous avons soufferts ; comme si nous avions en nostre pouvoir la science de l’oubly : et conseil duquel nous valons moins encore un coup.

Suavis est laborum præteritorum memoria.

Comment ? la philosophie qui me doit mettre les armes à la main, pour combattre la fortune ; qui me doit roidir le courage pour fouller aux pieds toutes les adversitez humaines, vient elle à cette mollesse, de me faire conniller par ces destours coüards et ridicules ? Car la memoire nous represente, non pas ce que nous choisissons, mais ce qui luy plaist. Voire il n’est rien qui imprime si vivement quelque chose en nostre souvenance, que le desir de l’oublier : C’est une bonne maniere de donner en garde, et d’empreindre en nostre ame quelque chose, que de la solliciter de la perdre. Et cela est faulx, Est situm in nobis, ut et adversa quasi perpetua oblivione obruamus, et secunda jucunde et suaviter meminerimus. Et cecy est vray, Memini etiam quæ nolo : oblivisci non possum quæ volo. Et de qui est ce conseil ? de celui, qui se unus sapientem profiteri sit ausus.

Qui genus humanum ingenio superavit, et omnes
Præstrinxit stellas, exortus uti ætherius sol.

De vuider et desmunir la memoire, est-ce pas le vray et propre chemin à l’ignorance ?

Iners malorum remedium ignorantia est.

Nous voyons plusieurs pareils preceptes, par lesquels on nous permet d’emprunter du vulgaire des apparences frivoles, où la raison vive et forte ne peut assez : pourveu qu’elles nous servent de contentement et de consolation. Où ils ne peuvent guerir la playe, ils sont contents de l’endormir et pallier. Je croy qu’ils ne me nieront pas cecy, que s’ils pouvoyent adjouster de l’ordre, et de la constance, en un estat de vie, qui se maintinst en plaisir et en tranquillité par quelque foiblesse et maladie de jugement, qu’ils ne l’acceptassent :

potare, Et spargere flores
Incipiam, patiárque vel inconsultus haberi.

Il se trouveroit plusieurs philosophes de l’advis de Lycas : Cettuy-cy ayant au demeurant ses mœurs bien reglées, vivant doucement et paisiblement en sa famille, ne manquant à nul office de son devoir envers les siens et estrangers, se conservant tresbien des choses nuisibles, s’estoit par quelque alteration de sens imprimé en la cervelle une resverie : C’est qu’il pensoit estre perpetuellement aux theatres à y voir des passetemps, des spectacles, et des plus belles comedies du monde. Guery qu’il fut par les medecins, de cette humeur peccante, à peine qu’il ne les mist en procés pour le restablir en la douceur de ces imaginations.

pol me occidistis amici,
Non servastis, ait, cui sic extorta voluptas,
Et demptus per vim mentis gratissimus error.

D’une pareille resverie à celle de Thrasylaus, fils de Pythodorus, qui se faisoit à croire que tous les navires qui relaschoient du port de Pyrée, et y abordoient, ne travailloyent que pour son service : se resjouyssant de la bonne fortune de leur navigation, les recueillant avec joye. Son frere Crito, l’ayant faict remettre en son meilleur sens, il regrettoit cette sorte de condition, en laquelle il avoit vescu en liesse, et deschargé de tout desplaisir. C’est ce que dit ce vers ancien Grec, qu’il y a beaucoup de commodité à n’estre pas si advisé :

'Εν τῶ φρονεῖν γὰρ μηδεν ἥδιοτος βίος,

Et l’Ecclesiaste ; en beaucoup de sagesse, beaucoup de desplaisir : et, qui acquiert science, s’acquiert du travail et tourment.

Cela mesme, à quoy la philosophie consent en general, cette derniere recepte qu’elle ordonne à toute sorte de necessitez, qui est de mettre fin à la vie, que nous ne pouvons supporter. Placet ? pare : Non placet ? quacumque vis exi. Pungit dolor ? vel fodiat sane : si nudus es, da jugulum : sin tectus armis Vulcaniis, id est fortitudine, resiste. Et ce mot des Grecs convives qu’ils y appliquent, Aut bibat, aut abeat : Qui sonne plus sortablement en la langue d’un Gascon, qu’en celle de Ciceron, qui change volontiers en V. le B.

Vivere si rectè nescis, decede peritis.
Lusisti satis, edisti satis, atque bibisti :
Tempus abire tibi est, ne potum largius æquo
Rideat, Et pulset lasciva decentius ætas.

qu’est-ce autre chose qu’une confession de son impuissance ; et un renvoy, non seulement à l’ignorance, pour y estre à couvert, mais à la stupidité mesme, au non sentir, et au non estre ?

Democritum postquam matura vetustas
Admonuit memorem, motus languescere mentis :
Sponte sua letho caput obvius obtulit ipse.

C’est ce que disoit Antisthenes, qu’il falloit faire provision ou de sens pour entendre, ou de licol pour se pendre : Et ce que Chrysippus alleguoit sur ce propos du poëte Tyrtæus,

De la vertu, ou de mort approcher.

Et Crates disoit, que l’amour se guerissoit par la faim, sinon par le temps : et à qui ces deux moyens ne plairoyent, par la hart.

Celuy Sextius, duquel Seneque et Plutarque parlent avec si grande recommandation, s’estant jetté, toutes choses laissées, à l’estude de la philosophie, delibera de se precipiter en la mer, voyant le progrez de ses estudes trop tardif et trop long. Il couroit à la mort, au deffault de la science. Voicy les mots de la loy, sur ce subject : Si d’aventure il survient quelque grand inconvenient qui ne se puisse remedier, le port est prochain : et se peut-on sauver à nage, hors du corps, comme hors d’un esquif qui faict eau : car c’est la crainte de mourir, non pas le desir de vivre, qui tient le fol attaché au corps.

Comme la vie se rend par la simplicité plus plaisante, elle s’en rend aussi plus innocente et meilleure, comme je commençois tantost à dire. Les simples, dit S. Paul, et les ignorans, s’eslevent et se saisissent du ciel ; et nous, à tout nostre sçavoir, nous plongeons aux abismes infernaux. Je ne m’arreste ny à Valentian, ennemy declaré de la science et des lettres, ny à Licinius, tous deux Empereurs Romains, qui les nommoient le venin et la peste de tout estat politique : ny à Mahumet, qui (comme j’ay entendu) interdict la science à ses hommes : mais l’exemple de ce grand Lycurgus et son authorité doit certes avoir grand poix, et la reverence de cette divine police Lacedemonienne, si grande, si admirable, et si long temps fleurissante en vertu et en bon heur, sans aucune institution ny exercice de lettres. Ceux qui reviennent de ce monde nouveau qui a esté descouvert du temps de nos peres, par les Espagnols, nous peuvent tesmoigner combien ces nations, sans magistrat, et sans loy, vivent plus legitimement et plus reglément que les nostres, où il y a plus d’officiers et de loix, qu’il n’y a d’autres hommes, et qu’il n’y a d’actions.

Di cittatorie piene et di libelli,
D’esamine et di carte, di procure
Hanno le mani et il seno, et gran fastelli
Di chiose, di consigli et di letture,
Per cui le faculta de poverelli
Non sono mai ne le citta sicure,
Hanno dietro et dinanzi et d’ambi i lati,
Nota i procuratori et advocati.

C’estoit ce que disoit un Senateur Romain des derniers siecles, que leurs predecesseurs avoyent l’aleine puante à l’ail, et l’estomach musqué de bonne conscience : et qu’au rebours, ceux de son temps ne sentoient au dehors que le parfum, puans au dedans à toute sorte de vices : c’est à dire, comme je pense, qu’ils avoyent beaucoup de sçavoir et de suffisance, et grand faute de preud’hommie. L’incivilité, l’ignorance, la simplesse, la rudesse s’accompagnent volontiers de l’innocence : la curiosité, la subtilité, le sçavoir, trainent la malice à leur suite : l’humilité, la crainte, l’obeissance, la debonnaireté (qui sont les pieces principales pour la conservation de la societé humaine) demandent une ame vuide, docile et presumant peu de soy.

Les Chrestiens ont une particuliere cognoissance, combien la curiosité est un mal naturel et originel en l’homme. Le soing de s’augmenter en sagesse et en science, ce fut la premiere ruine du genre humain ; c’est la voye, par où il s’est precipité à la damnation eternelle. L’orgueil est sa perte et sa corruption : c’est l’orgueil qui jette l’homme à quartier des voyes communes, qui luy fait embrasser les nouvelletez, et aymer mieux estre chef d’une troupe errante, et desvoyée, au sentier de perdition, aymer mieux estre regent et precepteur d’erreur et de mensonge, que d’estre disciple en l’eschole de verité, se laissant mener et conduire par la main d’autruy, à la voye battuë et droicturiere. C’est à l’advanture ce que dit ce mot Grec ancien, que la superstition suit l’orgueil, et luy obeit comme à son pere : grec.

O cuider, combien tu nous empesches ! Apres que Socrates fut adverty, que le Dieu de sagesse luy avoit attribué le nom de Sage, il en fut estonné : et se recherchant et secouant par tout, n’y trouvoit aucun fondement à cette divine sentence. Il en sçavoit de justes, temperants, vaillants, sçavants comme luy : et plus eloquents, et plus beaux, et plus utiles au païs. En fin il se resolut, qu’il n’estoit distingué des autres, et n’estoit sage que par ce qu’il ne se tenoit pas tel : et que son Dieu estimoit bestise singuliere à l’homme, l’opinion de science et de sagesse : et que sa meilleure doctrine estoit la doctrine de l’ignorance, et la simplicité sa meilleure sagesse.

La saincte Parole declare miserables ceux d’entre nous, qui s’estiment : Bourbe et cendre, leur dit-elle, qu’as-tu à te glorifier ? et ailleurs, Dieu a faict l’homme semblable à l’ombre, de laquelle qui jugera, quand par l’esloignement de la lumiere elle sera esvanouye ? Ce n’est rien que de nous : Il s’en faut tant que nos forces conçoivent la haulteur divine, que des ouvrages de nostre createur, ceux-là portent mieux sa marque, et sont mieux siens, que nous entendons le moins. C’est aux Chrestiens une occasion de croire, que de rencontrer une chose incroyable : Elle est d’autant plus selon raison, qu’elle est contre l’humaine raison. Si elle estoit selon raison, ce ne seroit plus miracle ; et si elle estoit selon quelque exemple, ce ne seroit plus chose singuliere. Melius scitur Deus nesciendo, dit S. Augustin. Et Tacitus, Sanctius est ac reverentius de actis Deorum credere quam scire.

Et Platon estime qu’il y ayt quelque vice d’impieté à trop curieusement s’enquerir et de Dieu, et du monde, et des causes premieres des choses.

Atque illum quidem parentem hujus universitatis invenire difficile : et, quum jam inveneris, indicare in vulgus, nefas, dit Ciceron.

Nous disons bien puissance, verité, justice : ce sont parolles qui signifient quelque chose de grand : mais cette chose là, nous ne la voyons aucunement, ny ne la concevons. Nous disons que Dieu craint, que Dieu se courrouce, que Dieu ayme.

Immortalia mortali sermone notantes.

Ce sont toutes agitations et esmotions, qui ne peuvent loger en Dieu selon nostre forme, ny nous l’imaginer selon la sienne : c’est à Dieu seul de se cognoistre et interpreter ses ouvrages : et le fait en nostre langue, improprement, pour s’avaller et descendre à nous, qui sommes à terre couchez. La prudence comment luy peut elle convenir, qui est l’eslite entre le bien et le mal : veu que nul mal ne le touche ? Quoy la raison et l’intelligence, desquelles nous nous servons pour par les choses obscures arriver aux apparentes : veu qu’il n’y a rien d’obscur à Dieu ? la justice, qui distribue à chacun ce qui luy appartient, engendrée pour la societé et communauté des hommes, comment est-elle en Dieu ? La temperance, comment ? qui est la moderation des voluptez corporelles, qui n’ont nulle place en la divinité ? La fortitude à porter la douleur, le labeur, les dangers, luy appartiennent aussi peu : ces trois choses n’ayans nul accés pres de luy. Parquoy Aristote le tient egallement exempt de vertu et de vice.

Neque gratia neque ira teneri potest, quód quæ talia essent, imbecilla essent omnia.

La participation que nous avons à la cognoissance de la verité, quelle qu’elle soit, ce n’est point par nos propres forces que nous l’avons acquise. Dieu nous a assez appris cela par les tesmoings, qu’il a choisi du vulgaire, simples et ignorans, pour nous instruire de ses admirables secrets : Nostre foy ce n’est pas nostre acquest, c’est un pur present de la liberalité d’autruy. Ce n’est pas par discours ou par nostre entendement que nous avons receu nostre religion, c’est par authorité et par commandement estranger. La foiblesse de nostre jugement nous y ayde plus que la force, et nostre aveuglement plus que nostre clair-voyance. C’est par l’entremise de nostre ignorance, plus que de nostre science, que nous sommes sçavans de divin sçavoir. Ce n’est pas merveille, si nos moyens naturels et terrestres ne peuvent concevoir cette cognoissance supernaturelle et celeste : apportons y seulement du nostre, l’obeissance et la subjection : car comme il est escrit ; Je destruiray la sapience des sages, et abbattray la prudence des prudens. Où est le sage ? où est l’escrivain ? où est le disputateur de ce siecle ? Dieu n’a-il pas abesty la sapience de ce monde ? Car puis que le monde n’a point cogneu Dieu par sapience, il luy a pleu par la vanité de la predication, sauver les croyans. Si me faut-il voir en fin, s’il est en la puissance de l’homme de trouver ce qu’il cherche : et si cette queste, qu’il y a employé depuis tant de siecles, l’a enrichy de quelque nouvelle force, et de quelque verité solide.

Je croy qu’il me confessera, s’il parle en conscience, que tout l’acquest qu’il a retiré d’une si longue poursuite, c’est d’avoir appris à recognoistre sa foiblesse. L’ignorance qui estoit naturellement en nous, nous l’avons par longue estude confirmée et averée. Il est advenu aux gens veritablement sçavans, ce qui advient aux espics de bled : ils vont s’eslevant et se haussant la teste droite et fiere, tant qu’ils sont vuides ; mais quand ils sont pleins et grossis de grain en leur maturité, ils commencent à s’humilier et baisser les cornes. Pareillement les hommes, ayans tout essayé, tout sondé, et n’ayans trouvé en cet amas de science et provision de tant de choses diverses, rien de massif et de ferme, et rien que vanité, ils ont renoncé à leur presumption, et recogneu leur condition naturelle.

C’est ce que Velleius reproche à Cotta, et à Cicero, qu’ils ont appris de Philo, n’avoir rien appris : Pherecydes, l’un des sept sages, escrivant à Thales, comme il expiroit, J’ay, dit-il, ordonné aux miens, apres qu’ils m’auront enterré, de te porter mes escrits. S’ils contentent et toy et les autres Sages, publie les : sinon, supprime les. Ils ne contiennent nulle certitude qui me satisface à moy-mesme. Aussi ne fay-je pas profession de sçavoir la verité, ny d’y atteindre. J’ouvre les choses plus que je ne les descouvre. Le plus sage homme qui fut onques, quand on luy demanda ce qu’il sçavoit, respondit, qu’il sçavoit cela, qu’il ne sçavoit rien. Il verifioit ce qu’on dit, que la plus grand part de ce que nous sçavons, est la moindre de celles que nous ignorons : c’est à dire, que ce mesme que nous pensons sçavoir, c’est une piece, et bien petite, de nostre ignorance.

Nous sçavons les choses en songe, dit Platon, et les ignorons en verité.

Omnes pene veteres nihil cognosci, nihil percipi, nihil sciri posse dixerunt : angustos sensus, imbecilles animos, brevia curricula vitæ.

Cicero mesme, qui devoit au sçavoir tout son vaillant, Valerius dit, que sur sa vieillesse il commença à desestimer les lettres. Et pendant qu’il les traictoit, c’estoit sans obligation d’aucun party : suivant ce qui luy sembloit probable, tantost en l’une secte, tantost en l’autre : se tenant tousjours soubs la dubitation de l’Academie.

Dicendum est, sed ita ut nihil affirmem, quæram omnia, dubitans plerumque Et mihi diffidens.

J’auroy trop beau jeu, si je vouloy considerer l’homme en sa commune façon et en gros : et le pourroy faire pourtant par sa regle propre ; qui juge la verité non par le poids des voix, mais par le nombre. Laissons là le peuple,

Qui vigilans stertit,

Mortua cui vita est, prope jam vivo atque videnti,

qui ne se sent point, qui ne se juge point, qui laisse la plus part de ses facultez naturelles oisives. Je veux prendre l’homme en sa plus haulte assiette. Considerons-le en ce petit nombre d’hommes excellens et triez, qui ayants esté douez d’une belle et particuliere force naturelle, l’ont encore roidie et aiguisée par soin, par estude et par art, et l’ont montée au plus hault poinct de sagesse, où elle puisse atteindre. Ils ont manié leur ame à tout sens, et à tout biais, l’ont appuyée et estançonnée de tout le secours estranger, qui luy a esté propre, et enrichie et ornée de tout ce qu’ils ont peu emprunter pour sa commodité, du dedans et dehors du monde : c’est en eux que loge la haulteur extreme de l’humaine nature. Ils ont reglé le monde de polices et de loix. Ils l’ont instruit par arts et sciences, et instruit encore par l’exemple de leurs mœurs admirables. Je ne mettray en compte, que ces gens-là, leur tesmoignage, et leur experience. Voyons jusques où ils sont allez, et à quoy ils se sont tenus. Les maladies et les deffauts que nous trouverons en ce college-là, le monde les pourra hardiment bien advouër pour siens.

Quiconque cherche quelque chose, il en vient à ce poinct, ou qu’il dit, qu’il la trouvée ; ou qu’elle ne se peut trouver ; ou qu’il en est encore en queste. Toute la philosophie est despartie en ces trois genres. Son dessein est de chercher la verité, la science, et la certitude. Les Peripateticiens, Epicuriens, Stoiciens, et autres, ont pensé l’avoir trouvée. Ceux-cy ont estably les sciences, que nous avons, et les ont traictées, comme notices certaines. Clitomachus, Carneades, -et les Academiciens, ont desesperé de leur queste ; et jugé que la verité ne se pouvoit concevoir par nos moyens. La fin de ceux-cy, c’est la foiblesse et humaine ignorance. Ce party a eu la plus grande suitte, et les sectateurs les plus nobles.

Pyrrho et autres Sceptiques ou Epechistes, de qui les dogmes, plusieurs anciens ont tenu, tirez d’Homere, des sept sages, et d’Archilochus, et d’Eurypides, et y attachent Zeno, Democritus, Xenophanes, disent, qu’ils sont encore en cherche de la verité : Ceux-cy jugent, que ceux-là qui pensent l’avoir trouvée, se trompent infiniement ; et qu’il y a encore de la vanité trop hardie, en ce second degré, qui asseure que les forces humaines ne sont pas capables d’y atteindre. Car cela, d’establir la mesure de nostre puissance, de cognoistre et juger la difficulté des choses, c’est une grande et extreme science, de laquelle ils doubtent que l’homme soit capable.

Nil sciri quisquis putat, id quoque nescit,
An sciri possit, quo se nil scire fatetur.

L’ignorance qui se sçait, qui se juge, et qui se condamne, ce n’est pas une entiere ignorance : Pour l’estre, il faut qu’elle s’ignore soy-mesme. De façon que la profession des Pyrrhoniens est, de bransler, doubter, et enquerir, ne s’asseurer de rien, de rien ne se respondre. Des trois actions de l’ame, l’imaginative, l’appetitive, et la consentante, ils en reçoivent les deux premieres : la derniere, ils la soustiennent, et la maintiennent ambigue, sans inclination, ny approbation d’une part ou d’autre, tant soit-elle legere.

Zenon peignoit de geste son imagination sur cette partition des facultez de l’ame : La main espanduë et ouverte, c’estoit apparence : la main à demy serrée, et les doigts un peu croches, consentement : le poing fermé, comprehension : quand de la main gauche il venoit encore à clorre ce poing plus estroit, science.

Or cette assiette de leur jugement droicte, et inflexible, recevant tous objects sans application et consentement, les achemine à leur Ataraxie ; qui est une condition de vie paisible, rassise, exempte des agitations que nous recevons par l’impression de l’opinion et science, que nous pensons avoir des choses. D’où naissent la crainte, l’avarice, l’envie, les desirs immoderez, l’ambition, l’orgueil, la superstition, l’amour de nouvelleté, la rebellion, la desobeyssance, l’opiniastreté, et la pluspart des maux corporels : Voire ils s’exemptent par là, de la jalousie de leur discipline. Car ils debattent d’une bien molle façon. Ils ne craignent point la revenche à leur dispute. Quand ils disent que le poisant va contre-bas, ils seroient bien marris qu’on les en creust ; et cherchent qu’on les contredie, pour engendrer la dubitation et surseance de jugement, qui est leur fin. Ils ne mettent en avant leurs propositions, que pour combattre celles qu’ils pensent, que nous ayons en nostre creance. Si vous prenez la leur, il prendront aussi volontiers la contraire à soustenir : tout leur est un : ils n’y ont aucun choix. Si vous establissez que la neige soit noire, ils argumentent au rebours, qu’elle est blanche. Si vous dites qu’elle n’est ny l’un, ny l’autre, c’est à eux à maintenir qu’elle est tous les deux. Si par certain jugement vous tenez, que vous n’en sçavez rien, ils vous maintiendront que vous le sçavez. Ouï, et si par un axiome affirmatif vous asleurez que vous en doutez, ils vous iront debattant que vous n’en doutez pas ; ou que vous ne pouvez juger et establir que vous en doutez. Et par cette extremité de doubte, qui se secoue soy-mesme, ils se separent et se divisent de plusieurs opinions, de celles mesmes, qui ont maintenu en plusieurs façons, le doubte et l’ignorance.

Pourquoy ne leur sera-il permis, disent-ils, comme il est entre les dogmatistes, à l’un dire vert, à l’autre jaulne, à eux aussi de doubter ? Est-il chose qu’on vous puisse proposer pour l’advouer ou refuser, laquelle il ne soit pas loisible de considerer comme ambigue ? Et où les autres sont portez, ou par la coustume de leurs païs, ou par l’institution des parens, ou par rencontre, comme par une tempeste, sans jugement et sans choix, voire le plus souvent avant l’aage de discretion, à telle ou telle opinion, à la secte ou Stoïque ou Epicurienne, à laquelle ils se treuvent hypothequez, asserviz et collez, comme à une prise qu’ils ne peuvent desmordre : ad quamcumque disciplinam, velut tempestate, delati, ad eam, tanquam ad saxum, adhærescunt. Pourquoy à ceux-cy, ne sera-il pareillement concedé, de maintenir leur liberté, et considerer les choses sans obligation et servitude ? Hoc liberiores Et solutiores, quod integra illis est judicandi potestas. N’est-ce pas quelque advantage, de se trouver desengagé de la necessité, qui bride les autres ? Vaut-il pas mieux demeurer en suspens que de s’infrasquer en tant d’erreurs que l’humaine fantasie a produictes ? Vaut-il pas mieux suspendre sa persuasion, que de se mesler à ces divisions seditieuses et querelleuses ? Qu’iray-je choisir ? Ce qu’il vous plaira, pourveu que vous choisissiez. Voila une sotte responce : à laquelle il semble pourtant que tout le dogmatisme arrive : par qui il ne vous est pas permis d’ignorer ce que nous ignorons. Prenez le plus fameux party, jamais il ne sera si seur, qu’il ne vous faille pour le deffendre, attaquer et combattre cent et cent contraires partis. Vaut-il pas mieux se tenir hors de cette meslée ? Il vous est permis d’espouser comme vostre honneur et vostre vie, la creance d’Aristote sur l’eternité de l’ame, et desdire et desmentir Platon là dessus, et à eux il sera interdit d’en doubter ? S’il est loisible à Panætius de soustenir son jugement autour des aruspices, songes, oracles, vaticinations, desquelles choses les Stoiciens ne doubtent aucunement : Pourquoy un sage n’osera-il en toutes choses, ce que cettuy-cy ose en celles qu’il a apprinses de ses maistres : establies du commun consentement de l’eschole, de laquelle il est sectateur et professeur ? Si c’est un enfant qui juge, il ne sçait que c’est : si c’est un sçavant, il est præoccuppé. Ils se sont reservez un merveilleux advantage au combat, s’estans deschargez du soin de se couvrir. Il ne leur importe qu’on les frappe, pourveu qu’ils frappent ; et font leurs besongnes de tout : S’ils vainquent, vostre proposition cloche ; si vous, la leur : s’ils faillent, ils verifient l’ignorance ; si vous faillez, vous la verifiez : s’ils prouvent que rien ne se sçache, il va bien ; s’ils ne le sçavent pas prouver, il est bon de mesmes : Ut quum in eadem re paria contrariis in partibus momenta inveniuntur, facilius ab utraque parte assertio sustineatur.

Et font estat de trouver bien plus facilement, pourquoy une chose soit fausse, que non pas qu’elle soit vraye ; et ce qui n’est pas, que ce qui est : et ce qu’ils ne croyent pas, que ce qu’ils croyent.

Leurs façons de parler sont, Je n’establis rien : Il n’est non plus ainsi qu’ainsin, ou que ny l’un ny l’autre : Je ne le comprens point. Les apparences sont egales par tout : la loy de parler, et pour et contre, est pareille. Rien ne semble vray qui ne puisse sembler faux. Leur mot sacramental, c’est ἐπέχω  ; c’est à dire, je soustiens, je ne bouge. Voyla leurs refreins, et autres de pareille substance. Leur effect, c’est une pure, entiere, et tres-parfaicte surceance et suspension de jugement. Ils se servent de leur raison, pour enquerir et pour debattre : mais non pas pour arrester et choisir. Quiconque imaginera une perpetuelle confession d’ignorance, un jugement sans pente, et sans inclination, à quelque occasion que ce puisse estre, il conçoit le Pyrrhonisme : J’exprime cette fantasie autant que je puis, par ce que plusieurs la trouvent difficile à concevoir ; et les autheurs mesmes la representent un peu obscurement et diversement.

Quant aux actions de la vie, ils sont en cela de la commune façon. Ils se prestent et accommodent aux inclinations naturelles, à l’impulsion et contrainte des passions, aux constitutions des loix et des coustumes, et à la tradition des arts : non enim nos Deus ista scire, sed tantummodo uti voluit. Ils laissent guider à ces choses là, leurs actions communes, sans aucune opination ou jugement. Qui fait que je ne puis pas bien assortir à ce discours, ce qu’on dit de Pyrrho. Ils le peignent stupide et immobile, prenant un train de vie farouche et inassociable, attendant le hurt des charrettes, se presentant aux precipices, refusant de s’accommoder aux loix. Cela est encherir sur sa discipline. Il n’a pas voulu se faire pierre ou souche : il a voulu se faire homme vivant, discourant, et raisonnant, jouyssant de tous plaisirs et commoditez naturelles, embesoignant et se servant de toutes ses pieces corporelles et spirituelles, en regle et droicture. Les privileges fantastiques, imaginaires, et faulx, que l’homme s’est usurpé, de regenter, d’ordonner, d’establir, il les a de bonne foy renoncez et quittez.

Si n’est-il point de secte, qui ne soit contrainte de permettre à son sage de suivre assez de choses non comprinses, ny perceuës ny consenties, s’il veut vivre. Et quand il monte en mer, il suit ce dessein, ignorant s’il luy sera utile : et se plie, à ce que le vaisseau est bon, le pilote experimenté, la saison commode : circonstances probables seulement. Apres lesquelles il est tenu d’aller, et se laisser remuer aux apparances, pourveu qu’elles n’ayent point d’expresse contrarieté. Il a un corps, il a une ame : les sens le poussent, l’esprit l’agite. Encore qu’il ne treuve point en soy cette propre et singuliere marque de juger, et qu’il s’apperçoive, qu’il ne doit engager son consentement, attendu qu’il peut estre quelque faulx pareil à ce vray : il ne laisse de conduire les offices de sa vie pleinement et commodement. Combien y a il d’arts, qui font profession de consister en la conjecture, plus qu’en la science ? qui ne decident pas du vray et du faulx, et suivent seulement ce qu’il semble ? Il y a, disent-ils, et vray et faulx, et y a en nous dequoy le chercher, mais non pas dequoy l’arrester à la touche. Nous en valons bien mieux, de nous laisser manier sans inquisition, à l’ordre du monde. Une ame garantie de prejugé, a un merveilleux avancement vers la tranquillité. Gents qui jugent et contrerollent leurs juges, ne s’y soubsmettent jamais deuëment. Combien et aux loix de la religion, et aux loix politiques se trouvent plus dociles et aisez à mener, les esprits simples et incurieux, que ces esprits surveillants et pedagogues des causes divines et humaines ?

Il n’est rien en l’humaine invention, où il y ait tant de verisimilitude et d’utilité. Cette-cy presente l’homme nud et vuide, recognoissant sa foiblesse naturelle, propre à recevoir d’en hault quelque force estrangere, desgarni d’humaine science, et d’autant plus apte à loger en soy la divine, aneantissant son jugement, pour faire plus de place à la foy : ny mescreant ny establissant aucun dogme contre les loix et observances communes, humble, obeïssant, disciplinable, studieux ; ennemy juré d’heresie, et s’exemptant par consequent des vaines et irreligieuses opinions introduites par les fauces sectes. C’est une carte blanche preparée à prendre du doigt de Dieu telles formes qu’il luy plaira d’y graver. Plus nous nous renvoyons et commettons à Dieu, et renonçons à nous, mieux nous en valons. Accepte, dit l’Ecclesiaste, en bonne part les choses au visage et au goust qu’elles se presentent à toy, du jour à la journée : le demeurant est hors de ta cognoissance. Dominus novit cogitationes hominum, quoniam vanæ sunt.

Voila comment, des trois generales sectes de Philosophie, les deux font expresse profession de dubitation et d’ignorance : et en celle des dogmatistes, qui est troisiesme, il est aysé à descouvrir, que la plus part n’ont pris le visage de l’asseurance que pour avoir meilleure mine. Ils n’ont pas tant pensé nous establir quelque certitude, que nous montrer jusques où ils estoient allez en cette chasse de la verité, quam docti fingunt magis quam norunt.

Timæus ayant à instruire Socrates de ce qu’il sçait des Dieux, du monde, et des hommes, propose d’en parler comme un homme à un homme, et qu’il suffit, si ses raisons sont probables, comme les raisons d’un autre : car les exactes raisons n’estre en sa main, ny en mortelle main. Ce que l’un de ses Sectateurs a ainsin imité : Ut potero, explicabo : nec tamen, ut Pythius Apollo, certa ut sint et fixa, quæ dixero : sed, ut homunculus, probabilia conjectura sequens. Et cela sur le discours du mespris de la mort : discours naturel et populaire. Ailleurs il l’a traduit, sur le propos mesme de Platon. Si forte, de Deorum natura ortuque mundi disserentes, minus id quod habemus in animo consequimur, haud erit mirum. Æquum est enim meminisse, et me, qui disseram, hominem esse, et vos qui judicetis : ut, si probabilia dicentur, nihil ultra requiratis.

Aristote nous entasse ordinairement un grand nombre d’autres opinions, et d’autres creances, pour y comparer la sienne, et nous faire voir de combien il est allé plus outre, et combien il approche de plus pres la verisimilitude. Car la verité ne se juge point par authorité et tesmoignage d’autruy. Et pourtant evita religieusement Epicurus d’en alleguer en ses escrits. Cettuy-la est le prince des dogmatistes, et si nous apprenons de luy, que le beaucoup sçavoir apporte l’occasion de plus doubter. On le void à escient se couvrir souvent d’obscurité si espesse et inextricable, qu’on n’y peut rien choisir de son advis. C’est par effect un Pyrrhonisme soubs une forme resolutive.

Oyez la protestation de Cicero, qui nous explique la fantasie d’autruy par la sienne. Qui requirunt, quid de quaque re ipsi sentiamus : curiosius id faciunt, quam necesse est. Hæc in philosophia ratio, contra omnia disserendi, nullamque rem aperte judicandi, profecta à Socrate, repetita ab Arcesila, confirmata a Carneade, usque ad nostram viget ætatem. Hi sumus, qui omnibus veris falsa quædam adjuncta esse dicamus, tanta similitudine, ut in iis nulla insit certe judicandi et assentiendi nota.

Pourquoy, non Aristote seulement, mais la plus part des philosophes, ont ils affecté la difficulté, si ce n’est pour faire valoir la vanité du subject, et amuser la curiosité de nostre esprit, luy donnant où se paistre, à ronger cet os creuz et descharné ? Clytomachus affermoit n’avoir jamais sçeu, par les escrits de Carneades, entendre de quelle opinion il estoit. Pourquoy a evité aux siens Epicurus, la facilité, et Heraclytus en a esté surnommé grec  ? La difficulté est une monoye que les sçavans employent, comme les joueurs de passe-passe pour ne descouvrir la vanité de leur art : et de laquelle l’humaine bestise se paye aysément.

Clarus ob obscuram linguam, magis inter inanes :
Omnia enim stolidi magis admirantur amantque,
Inversis quæ sub verbis latitantia cernunt.

Cicero reprend aucuns de ses amis d’avoir accoustumé de mettre à l’astrologie, au droit, à la dialectique, et à la geometrie, plus de temps, que ne meritoyent ces arts : et que cela les divertissoit des devoirs de la vie, plus utiles et honnestes. Les philosophes Cyrenaïques mesprisoyent esgalement la physique et la dialectique. Zenon tout au commencement des livres de sa Republique, declaroit inutiles toutes les liberales disciplines.

Chrysippus disoit, que ce que Platon et Aristote avoyent escrit de la Logique, ils l’avoyent escrit par jeu et par exercice : et ne pouvoit croire qu’ils eussent parlé à certes d’une si vaine matiere. Plutarque le dit de la Metaphysique, Epicurus l’eust encores dict de la Rhetorique, de la grammaire, poësie, mathematique, et hors la physique, de toutes les autres sciences : et Socrates de toutes, sauf celle des mœurs et de la vie. De quelque chose qu’on s’enquist à luy, il ramenoit en premier lieu tousjours l’enquerant à rendre compte des conditions de sa vie, presente et passée, lesquelles il examinoit et jugeoit : estimant tout autre apprentissage subsecutif à celui-la et supernumeraire.

Parum mihi placeant eæ litteræ quæ ad virtutem doctoribus nihil profuerunt. La plus part des arts ont esté ainsi mesprisés par le mesme sçavoir. Mais ils n’ont pas pensé qu’il fust hors de propos, d’exercer leur esprit és choses mesmes, où il n’y avoit nulle solidité profitable.

Au demeurant, les uns ont estimé Plato dogmatiste, les autres dubitateur, les autres en certaines choses l’un, et en certaines choses l’autre.

Le conducteur de ses dialogismes, Socrates, va tousjours demandant et esmouvant la dispute, jamais l’arrestant, jamais satisfaisant : et dit n’avoir autre science, que la science de s’opposer. Homere leur autheur a planté egalement les fondements à toutes les sectes de philosophie, pour montrer, combien il estoit indifferent par où nous allassions. De Platon nasquirent dix sectes diverses, dit-on. Aussi, à mon gré, jamais instruction ne fut titubante, et rien asseverante, si la sienne ne l’est. Socrates disoit, que les sages femmes en prenant ce mestier de faire engendrer les autres, quittent le mestier d’engendrer elles. Que luy par le tiltre de sage homme, que les Dieux luy avoyent deferé, s’estoit aussi desfaict en son amour virile et mentale, de la faculté d’enfanter : se contentant d’ayder et favorir de son secours les engendrants : ouvrir leur nature ; graisser leurs conduits : faciliter l’yssue de leur enfantement : juger d’icelui : le baptizer : le nourrir : le fortifier : l’emmaillotter, et circoncir : exerçant et maniant son engin, aux perils et fortunes d’autruy.

Il est ainsi de la plus part des autheurs de ce tiers genre, comme les anciens ont remerqué des escripts d’Anaxagoras, Democritus, Parmenides, Xenophanes, et autres. Ils ont une forme d’escrire douteuse en substance et en dessein, enquerant plustost qu’instruisant : encore qu’ils entresement leur stile de cadances dogmatistes. Cela se voit il pas aussi bien en Seneque et en Plutarque ? combien disent ils tantost d’un visage, tantost d’un autre, pour ceux qui y regardent de prez ? Et les reconciliateurs des Jurisconsultes devoyent premierement les concilier chacun à soy.

Platon me semble avoir aymé cette forme de philosopher par dialogues, à escient, pour loger plus decemment en diverses bouches la diversité et variation de ses propres fantasies.

Diversement traitter les matieres, est aussi bien les traitter, que conformement, et mieux : à sçavoir plus copieusement et utilement. Prenons exemple de nous. Les arrests font le point extreme du parler dogmatiste et resolutif : Si est ce que ceux que noz parlements presentent au peuple, les plus exemplaires, propres à nourrir en luy la reverence qu’il doit à cette dignité, principalement par la suffisance des personnes qui l’exerçent, prennent leur beauté, non de la conclusion, qui est à eux quotidienne, et qui est commune à tout juge, tant comme de la disceptation et agitation des diverses et contraires ratiocinations, que la matiere du droit souffre.

Et le plus large champ aux reprehensions des uns philosophes à l’encontre des autres, se tire des contradictions et diversitez, en quoy chacun d’eux se trouve empestré : ou par dessein, pour monstrer la vacillation de l’esprit humain autour de toute matiere, ou forcé ignoramment, par la volubilité et incomprehensibilité de toute matiere.

Que signifie ce refrein ? en un lieu glissant et coulant suspendons nostre creance : car, comme dit Eurypides,

Les œuvres de Dieu en diverses
Façons, nous donnent des traverses.

Semblable à celui qu’Empedocles semoit souvent en ses livres, comme agité d’une divine fureur, et forcé de la verité. Non non, nous ne sentons rien, nous ne voyons rien, toutes choses nous sont occultes, il n’en est aucune de laquelle nous puissions establir quelle elle est : Revenant à ce mot divin, Cogitationes mortalium timidæ, Et incertæ adinventiones nostræ, Et providentiæ. Il ne faut pas trouver estrange, si gens desesperez de la prise n’ont pas laissé d’avoir plaisir à la chasse, l’estude estant de soy une occupation plaisante : et si plaisante, que parmi les voluptez, les Stoïciens defendent aussi celle qui vient de l’exercitation de l’esprit, y veulent de la bride, et trouvent de l’intemperance à trop sçavoir.

Democritus ayant mangé à sa table des figues, qui sentoient le miel, commença soudain à chercher en son esprit, d’où leur venoit cette douceur inusitee, et pour s’en esclaircir, s’alloit lever de table, pour voir l’assiette du lieu où ces figues avoyent esté cueillies : sa chambriere, ayant entendu la cause de ce remuëment, luy dit en riant, qu’il ne se penast plus pour cela, car c’estoit qu’elle les avoit mises en un vaisseau, où il y avoit eu du miel. Il se despita, dequoy elle luy avoit osté l’occasion de cette recherche, et desrobé matiere à sa curiosité. Va, luy dit-il, tu m’as faict desplaisir, je ne lairray pourtant d’en chercher la cause, comme si elle estoit naturelle. Et volontiers n’eust failly de trouver quelque raison vraye, à un effect faux et supposé. Ceste histoire d’un fameux et grand Philosophe, nous represente bien clairement cette passion studieuse, qui nous amuse à la poursuyte des choses, de l’acquest desquelles nous sommes desesperez. Plutarque recite un pareil exemple de quelqu’un, qui ne vouloit pas estre esclaircy de ce, dequoy il estoit en doute, pour ne perdre le plaisir de le chercher : comme l’autre, qui ne vouloit pas que son medecin luy ostast l’alteration de la fievre, pour ne perdre le plaisir de l’assouvir en beuvant. Satius est supervacua discere, quam nihil.

Tout ainsi qu’en toute pasture il y a le plaisir souvent seul, et tout ce que nous prenons, qui est plaisant, n’est pas tousjours nutritif, ou sain : Pareillement ce que nostre esprit tire de la science, ne laisse pas d’estre voluptueux, encore qu’il ne soit ny alimentant ny salutaire.

Voicy comme ils disent : La consideration de la nature est une pasture propre à nos esprits, elle nous esleve et enfle, nous fait desdaigner les choses basses et terriennes, par la comparaison des superieures et celestes : la recherche mesme des choses occultes et grandes est tresplaisante, voire à celui qui n’en acquiert que la reverence, et crainte d’en juger. Ce sont des mots de leur profession. La vaine image de cette maladive curiosité, se voit plus expressement encores en cet autre exemple, qu’ils ont par honneur si souvent en la bouche. Eudoxus souhaittoit et prioit les Dieux, qu’il peust une fois voir le soleil de pres, comprendre sa forme, sa grandeur, et sa beauté, à peine d’en estre bruslé soudainement. Il veut au prix de sa vie, acquerir une science, de laquelle l’usage et possession luy soit quand et quand ostée. Et pour cette soudaine et volage cognoissance, perdre toutes autres cognoissances qu’il a, et qu’il peut acquerir par apres.

Je ne me persuade pas aysement, qu’Epicurus, Platon, et Pythagoras nous ayent donné pour argent contant leurs Atomes, leurs Idées, et leurs Nombres. Ils estoyent trop sages pour establir leurs articles de foy, de chose si incertaine, et si debattable : Mais en cette obscurité et ignorance du monde, chacun de ces grands personnages, s’est travaillé d’apporter une telle quelle image de lumiere : et ont promené leur ame à des inventions, qui eussent au moins une plaisante et subtile apparence, pourveu que toute fausse, elle se peust maintenir contre les oppositions contraires : Unicuique ista pro ingenio finguntur, non ex scientiæ vi. Un ancien, à qui on reprochoit, qu’il faisoit profession de la Philosophie, de laquelle pourtant en son jugement, il ne tenoit pas grand compte, respondit que cela, c’estoit vrayement philosopher. Ils ont voulu considerer tout, balancer tout, et ont trouvé cette occupation propre à la naturelle curiosité qui est en nous. Aucunes choses, ils les ont escrites pour le besoin de la societé publique, comme leurs religions : et a esté raisonnable pour cette consideration, que les communes opinions, ils n’ayent voulu les esplucher au vif, aux fins de n’engendrer du trouble en l’obeyssance des loix et coustumes de leur pays.

Platon traitte ce mystere d’un jeu assez descouvert. Car où il escrit selon soy, il ne prescrit rien à certes. Quand il fait le legislateur, il emprunte un style regentant et asseverant : et si y mesle hardiment les plus fantastiques de ses inventions : autant utiles à persuader à la commune, que ridicules à persuader à soy-mesme : Sçachant combien nous sommes propres à recevoir toutes impressions, et sur toutes, les plus farouches et enormes.

Et pourtant en ses loix, il a grand soing, qu’on ne chante en publiq que des poësies, desquelles les fabuleuses feintes tendent à quelque utile fin : estant si facile d’imprimer touts fantosmes en l’esprit humain, que c’est injustice de ne les paistre plustost de mensonges profitables, que de mensonges ou inutiles ou dommageables. Il dit tout destrousseement en sa Republique, que pour le profit des hommes, il est souvent besoin de les piper. Il est aisé à distinguer, les unes sectes avoir plus suivy la verité, les autres l’utilité, par où celles cy ont gaigné credit. C’est la misere de nostre condition, que souvent ce qui se presente à nostre imagination pour le plus vray, ne s’y presente pas pour le plus utile à nostre vie. Les plus hardies sectes, Epicurienne, Pyrrhonienne, nouvelle Academique, encore sont elles contrainctes de se plier à la loy civile, au bout du compte.

Il y a d’autres subjects qu’ils ont belutez, qui à gauche, qui à dextre, chacun se travaillant d’y donner quelque visage, à tort ou à droit. Car n’ayans rien trouvé de si caché, dequoy ils n’ayent voulu parler, il leur est souvent force de forger des conjectures foibles et foles : non qu’ils les prinssent eux mesmes pour fondement, ne pour establir quelque verité, mais pour l’exercice de leur estude. Non tam id sensisse, quod dicerent, quam exercere ingenia materiæ difficultate videntur voluisse.

Et si on ne le prenoit ainsi, comme couvririons nous une si grande inconstance, varieté, et vanité d’opinions, que nous voyons avoir esté produites par ces ames excellentes et admirables ? Car pour exemple, qu’est-il plus vain, que de vouloir deviner Dieu par nos analogies et conjectures : le regler, et le monde, à nostre capacité et à nos loix ? et nous servir aux despens de la divinité, de ce petit eschantillon de suffisance qu’il luy a pleu despartir à nostre naturelle condition ? et par ce que nous ne pouvons estendre nostre veuë jusques en son glorieux siege, l’avoir ramené ça bas à nostre corruption et à nos miseres ?

De toutes les opinions humaines et anciennes touchant la religion, celle là me semble avoir eu plus de vray-semblance et plus d’excuse, qui recognoissoit Dieu comme une puissance incomprehensible, origine et conservatrice de toutes choses, toute bonté, toute perfection, recevant et prenant en bonne part l’honneur et la reverence, que les humains luy rendoient soubs quelque visage, soubs quelque nom et en quelque maniere que ce fust.

Jupiter omnipotens rerum, regúmque, Deumque,
Progenitor, genitrixque.

Ce zele universellement a esté veu du ciel de bon œil. Toutes polices ont tiré fruit de leur devotion : Les hommes, les actions impies, ont eu par tout les evenements sortables. Les histoires payennes recognoissent de la dignité, ordre, justice, et des prodiges et oracles employez à leur profit et instruction, en leurs religions fabuleuses : Dieu par sa misericorde daignant à l’adventure fomenter par ces benefices temporels, les tendres principes d’une telle quelle brute cognoissance, que la raison naturelle leur donnoit de luy, au travers des fausses images de leurs songes : Non seulement fausses, mais impies aussi et injurieuses, sont celles que l’homme a forgé de son invention.

Et de toutes les religions, que Sainct Paul trouva en credit à Athenes, celle qu’ils avoyent dediée à une divinité cachée et incognue, luy sembla la plus excusable.

Pythagoras adombra la verité de plus pres : jugeant que la cognoissance de cette cause premiere, et estre des estres, devoit estre indefinie, sans prescription, sans declaration : Que ce n’estoit autre chose, que l’extreme effort de nostre imagination, vers la perfection : chacun en amplifiant l’idée selon sa capacité. Mais si Numa entreprint de conformer à ce project la devotion de son peuple : l’attacher à une religion purement mentale, sans object prefix, et sans meslange materiel : il entreprint chose de nul usage : L’esprit humain ne se sçauroit maintenir vaguant en cet infini de pensées informes : il les luy faut compiler à certaine image à son modelle. La majesté divine s’est ainsi pour nous aucunement laissé circonscrire aux limites corporels : Ses sacrements supernaturels et celestes, ont des signes de nostre terrestre condition : Son adoration s’exprime par offices et paroles sensibles : car c’est l’homme, qui croid et qui prie. Je laisse à part les autres arguments qui s’employent à ce subject. Mais à peine me feroit on accroire, que la veuë de noz crucifix, et peinture de ce piteux supplice, que les ornements et mouvements ceremonieux de noz Églises, que les voix accommodées à la devotion de nostre pensée, et cette esmotion des sens n’eschauffent l’ame des peuples, d’une passion religieuse, de tres-utile effect.

De celles ausquelles on a donné corps comme la necessité l’a requis, parmi cette cecité universelle, je me fusse, ce me semble, plus volontiers attaché à ceux qui adoroient le Soleil,

la lumiere commune,
L’œil du monde : et si Dieu au chef porte des yeux,
Les rayons du Soleil sont ses yeux radieux,
Qui donnent vie à tous, nous maintiennent et gardent,
Et les faicts des humains en ce monde regardent :
Ce beau, ce grand soleil, qui nous faict les saisons,
Selon qu’il entre ou sort de ses douze maisons :
Qui remplit l’univers de ses vertus cognues :
Qui d’un traict de ses yeux nous dissipe les nuës :
L’esprit, l’ame du monde, ardant et flamboyant,
En la course d’un jour tout le Ciel tournoyant,
Plein d’immense grandeur, rond, vagabond et ferme :
Lequel tient dessoubs luy tout le monde pour terme :
En repos sans repos, oysif, Et sans sejour,
Fils aisné de nature, et le pere du jour.

D’autant qu’outre cette sienne grandeur et beauté, c’est la piece de cette machine, que nous descouvrons la plus esloignée de nous : et par ce moyen si peu cognuë, qu’ils estoyent pardonnables, d’en entrer en admiration et reverence.

Thales, qui le premier s’enquesta de telle matiere, estima Dieu un esprit, qui fit d’eau toutes choses. Anaximander, que les Dieux estoyent mourants et naissants à diverses saisons : et que c’estoyent des mondes infinis en nombre. Anaximenes, que l’air estoit Dieu, qu’il estoit produit et immense, tousjours mouvant. Anaxagoras le premier a tenu, la description et maniere de toutes choses, estre conduitte par la force et raison d’un esprit infini. Alcmæon a donné la divinité au Soleil, à la Lune, aux astres, et à l’ame. Pythagoras a faict Dieu, un esprit espandu par la nature de toutes choses, d’où noz ames sont déprinses. Parmenides, un cercle entournant le ciel, et maintenant le monde par l’ardeur de la lumiere. Empedocles disoit estre des Dieux, les quatre natures, desquelles toutes choses sont faittes. Protagoras, n’avoir rien que dire, s’ils sont ou non, ou quels ils sont. Democritus, tantost que les images et leurs circuitions sont Dieux : tantost cette nature, qui eslance ces images : et puis, nostre science et intelligence. Platon dissipe sa creance à divers visages. Il dit au Timée, le pere du monde ne se pouvoir nommer. Aux loix, qu’il ne se faut enquerir de son estre. Et ailleurs en ces mesmes livres il fait le monde, le ciel, les astres, la terre, et nos ames Dieux, et reçoit en outre ceux qui ont esté receuz par l’ancienne institution en chasque republique. Xenophon rapporte un pareil trouble de la discipline de Socrates. Tantost qu’il ne se faut enquerir de la forme de Dieu : et puis il luy fait establir que le Soleil est Dieu, et l’ame Dieu : Qu’il n’y en a qu’un, et puis qu’il y en a plusieurs. Speusippus neveu de Platon, fait Dieu certaine force gouvernant les choses, et qu’elle est animale. Aristote, à cette heure, que c’est l’esprit, à cette heure le monde : à cette heure il donne un autre maistre à ce monde, et à cette heure fait Dieu l’ardeur du ciel. Zenocrates en fait huict. Les cinq nommez entre les Planetes, le sixiesme composé de toutes les estoiles fixes, comme de ses membres : le septiesme et huictiesme, le Soleil et la Lune. Heraclides Ponticus ne fait que vaguer entre ses advis, et en fin prive Dieu de sentiment : et le fait remuant de forme à autre, et puis dit que c’est le ciel et la terre. Theophraste se promeine de pareille irresolution entre toutes ses fantasies : attribuant l’intendance du monde tantost à l’entendement, tantost au ciel, tantost aux estoilles. Strato, que c’est nature ayant la force d’engendrer, augmenter et diminuer, sans forme et sentiment. Zeno, la loy naturelle, commandant le bien et prohibant le mal : laquelle loy est un animant : et oste les Dieux accoustumez, Jupiter, Juno, Vesta. Diogenes Apolloniates, que c’est l’aage Xenophanes faict Dieu rond, voyant, oyant, non respirant, n’ayant rien de commun avec l’humaine nature. Aristo estime la forme de Dieu incomprenable, le prive de sens, et ignore s’il est animant ou autre chose. Cleanthes, tantost la raison, tantost le monde, tantost l’ame de nature, tantost la chaleur supreme entourant et envelopant tout. Perseus auditeur de Zenon, a tenu, qu’on a surnommé Dieux, ceux qui avoyent apporté quelque notable utilité à l’humaine vie, et les choses mesmes profitables. Chrysippus faisoit un amas confus de toutes les precedentes sentences, et compte entre mille formes de Dieux qu’il fait, les hommes aussi, qui sont immortalisez. Diagoras et Theodorus nioyent tout sec, qu’il y eust des Dieux. Epicurus faict les Dieux luisants, transparents, et perflabes, logez, comme entre deux forts, entre deux mondes, à couvert des coups : revestus d’une humaine figure et de nos membres, lesquels membres leur sont de nul usage.

Ego Deúm genus esse semper duxi, Et dicam cælitum,
Sed eos non curare opinor, quid agat humanum genus.

Fiez vous à vostre Philosophie : vantez vous d’avoir trouvé la feve au gasteau, à voir ce tintamarre de tant de cervelles philosophiques. Le trouble des formes mondaines, a gaigné sur moy, que les diverses mœurs et fantaisies aux miennes, ne me desplaisent pas tant, comme elles m’instruisent ; ne m’enorgueillissent pas tant comme elles m’humilient en les conferant. Et tout autre choix que celui qui vient de la main expresse de Dieu, me semble choix de peu de prerogative. Les polices du monde ne sont pas moins contraires en ce subject, que les escholes : par où nous pouvons apprendre, que la fortune mesme n’est pas plus diverse et variable, que nostre raison, ny plus aveugle et inconsiderée.

Les choses les plus ignorées sont plus propres à estre deifiées : Parquoy de faire de nous des Dieux, comme l’ancienneté, cela surpasse l’extreme foiblesse de discours. J’eusse encore plustost suyvy ceux qui adoroient le serpent, le chien et le bœuf : d’autant que leur nature et leur estre nous est moins cognu ; et avons plus de loy d’imaginer ce qu’il nous plaist de ces bestes-là, et leur attribuer des facultez extraordinaires. Mais d’avoir faict des Dieux de nostre condition, de laquelle nous devons cognoistre l’imperfection, leur avoir attribué le desir, la cholere, les vengeances, les mariages, les generations, et les parenteles, l’amour, et la jalousie, nos membres et nos os, nos fievres et nos plaisirs, nos morts et sepultures, il faut que cela soit party d’une merveilleuse yvresse de l’entendement humain.

Quæ procul usque adeo divino ab numine distant,
Inque Deûm numero quæ sint indigna videri.

Formæ, ætates, vestitus, ornatus noti sunt : genera, conjugia, cognationes, omniáque traducta ad similitudinem imbecillitatis humanæ : nam et perturbatis animis inducuntur : accipimus enim Deorum cupiditates, ægritudines, iracundias. Formæ, ætates, vestitus, ornatus noti sunt : genera, conjugia, cognationes, omniáque traducta ad similitudinem imbecillitatis humanæ : nam et perturbatis animis inducuntur : accipimus enim Deorum cupiditates, ægritudines, iracundias. Comme d’avoir attribué la divinité non seulement à la foy, à la vertu, à l’honneur, concorde, liberté, victoire, pieté : mais aussi à la volupté, fraude, mort, envie, vieillesse, misere : à la peur, à la fievre, et à la male fortune, et autres injures de nostre vie, fresle et caduque.

Quid juvat hoc, templis nostros inducere mores ? O curvæ in terris animæ Et coelestium inanes !

Les Ægyptiens d’une impudente prudence, defendoyent sur peine de la hart, que nul eust à dire que Serapis et Isis leurs Dieux, eussent autres fois esté hommes : et nul n’ignoroit, qu’ils ne l’eussent esté. Et leur effigie representée le doigt sur la bouche, signifioit, dit Varro, cette ordonnance mysterieuse à leurs prestres, de taire leur origine mortelle, comme par raison necessaire anullant toute leur veneration.

Puis que l’homme desiroit tant de s’apparier à Dieu, il eust mieux faict, dit Cicero, de ramener à soy les conditions divines, et les attirer çà bas, que d’envoyer là haut sa corruption et sa misere : mais à le bien prendre, il a fait en plusieurs façons, et l’un, et l’autre, de pareille vanité d’opinion.

Quand les Philosophes espeluchent la hierarchie de leurs dieux, et font les empressez à distinguer leurs alliances, leurs charges, et leur puissance, je ne puis pas croire qu’ils parlent à certes. Quand Platon nous dechiffre le verger de Pluton, et les commoditez ou peines corporelles, qui nous attendent encore apres la ruine et aneantissement de nos corps, et les accommode au ressentiment, que nous avons en cette vie :

Secreti celant calles, et myrtea circùm Sylva tegit, curæ non ipsa in morte relinquunt.

Quand Mahumet promet aux siens un paradis tapissé, paré d’or et de pierreries, peuplé de garses d’excellente beaute, de vins, et de vivres singuliers, je voy bien que ce sont des moqueurs qui se plient à nostre bestise, pour nous emmieller et attirer par ces opinions et esperances, convenables à nostre mortel appetit. Si sont aucuns des nostres tombez en pareil erreur, se promettants apres la resurrection une vie terrestre et temporelle, accompagnée de toutes sortes de plaisirs et commoditez mondaines. Croyons nous que Platon, luy qui a eu ses conceptions si celestes, et si grande accointance à la divinité, que le surnom luy en est demeuré, ait estimé que l’homme, cette pauvre creature, eust rien en luy d’applicable à cette incomprehensible puissance ? et qu’il ait creu que nos prises languissantes fussent capables, ny la force de nostre sens assez robuste, pour participer à la beatitude, ou peine eternelle ? Il faudroit luy dire de la part de la raison humaine :

Si les plaisirs que tu nous promets en l’autre vie, sont de ceux que j’ay senti çà bas, cela n’a rien de commun avec l’infinité : Quand tous mes cinq sens de nature, seroient combles de liesse, et cette ame saisie de tout le contentement qu’elle peut desirer et esperer, nous sçavons ce qu’elle peut : cela, ce ne seroit encores rien : S’il y a quelque chose du mien, il n’y a rien de divin : si cela n’est autre, que ce qui peut appartenir à cette nostre condition presente, il ne peut estre mis en compte. Tout contentement des mortels est mortel. La recognoissance de nos parens, de nos enfans, et de nos amis, si elle nous peut toucher et chatouïller en l’autre monde, si nous tenons encores à un tel plaisir, nous sommes dans les commoditez terrestres et finies. Nous ne pouvons dignement concevoir la grandeur de ces hautes et divines promesses, si nous les pouvons aucunement concevoir : Pour dignement les imaginer, il les faut imaginer inimaginables, indicibles et incomprehensibles, et parfaictement autres, que celles de nostre miserable experience. OEuil ne sçauroit voir, dit Sainct Paul : et ne peut monter en cœur d’homme, l’heur que Dieu prepare aux siens. Et si pour nous en rendre capables, on reforme et rechange nostre estre (comme tu dis Platon par tes purifications) ce doit estre d’un si extreme changement et si universel, que par la doctrine physique, ce ne sera plus nous :

Hector erat tunc cum bello certabat, at ille
Tractus ab Æmonio non erat Hector equo.

ce sera quelque autre chose qui recevra ces recompenses.

quod mutatur, dissolvitur, interit ergo :
Trajiciuntur enim partes atque ordine migrant.

Car en la Metempsycose de Pythagoras, et changement d’habitation qu’il imaginoit aux ames, pensons nous que le lyon, dans lequel est l’ame de Cæsar, espouse les passions, qui touchoient Cæsar, ny que ce soit luy ? Si c’estoit encore luy, ceux là auroyent raison, qui combattants cette opinion contre Platon, luy reprochent que le fils se pourroit trouver à chevaucher sa mere, revestuë d’un corps de mule, et semblables absurditez. Et pensons nous qu’és mutations qui se font des corps des animaux en autres de mesmes espece, les nouveaux venus ne soyent autres que leurs predecesseurs ? Des cendres d’un Phoenix s’engendre, dit-on, un ver, et puis un autre Phoenix : ce second Phoenix, qui peut imaginer, qu’il ne soit autre que le premier ? Les vers qui font nostre soye, on les void comme mourir et assecher, et de ce mesme corps se produire un papillon, et de là un autre ver, qu’il seroit ridicule estimer estre encores le premier. Ce qui a cessé une fois d’estre, n’est plus :

Nec si materiam nostram collegerit ætas
Post obitum, rursúmque redegerit, ut sita nunc est,
Atque iterum nobis fuerint data lumina vitæ,
Pertineat quidquam tamen ad nos id quodque factum,
Interrupta semel cùm sit repetentia nostra.

Et quand tu dis ailleurs Platon, que ce sera la partie spirituelle de l’homme, à qui il touchera de jouyr des recompenses de l’autre vie, tu nous dis chose d’aussi peu d’apparence.

Scilicet avolsis radicibus ut nequit ullam
Dispicere ipse oculus rem seorsum corpore toto.

Car à ce compte ce ne sera plus l’homme, ny nous par consequent, à qui touchera cette jouyssance : Car nous sommes bastis de deux pieces principales essentielles, desquelles la separation, c’est la mort et ruyne de nostre estre.

Inter enim jacta est vitai pausa, vagéque
Deerrarunt passim motus ab sensibus omnes.

Nous ne disons pas que l’homme souffre, quand les vers luy rongent ses membres, dequoy il vivoit, et que la terre les consomme :

Et nihil hoc ad nos, qui coitu conjugióque
Corporis atque animæ consistimus uniter apti.

D’avantage, sur quel fondement de leur justice peuvent les dieux recognoistre et recompenser à l’homme apres sa mort ses actions bonnes et vertueuses : puis que ce sont eux mesmes, qui les ont acheminées et produites en luy ? Et pourquoy s’offensent ils et vengent sur luy les vitieuses, puis qu’ils l’ont eux-mesmes produict en cette condition fautive, et que d’un seul clin de leur volonté, ils le peuvent empescher de faillir ? Epicurus opposeroit-il pas cela à Platon, avec grand’ apparence de l’humaine raison, s’il ne se couvroit souvent par cette sentence, Qu’il est impossible d’establir quelque chose de certain, de l’immortelle nature, par la mortelle ? Elle ne fait que fourvoyer par tout, mais specialement quand elle se mesle des choses divines. Qui le sent plus evidemment que nous ? Car encores que nous luy ayons donné des principes certains et infallibles, encore que nous esclairions ses pas par la saincte lampe de la verité, qu’il a pleu à Dieu nous communiquer : nous voyons pourtant journellement, pour peu qu’elle se démente du sentier ordinaire, et qu’elle se destourne ou escarte de la voye tracée et battuë par l’Église, comme tout aussi tost elle se perd, s’embarrasse et s’entrave, tournoyant et flotant dans cette mer vaste, trouble, et ondoyante des opinions humaines, sans bride et sans but. Aussi tost qu’elle pert ce grand et commun chemin, elle se va divisant et dissipant en mille routes diverses.

L’homme ne peut estre que ce qu’il est, ny imaginer que selon sa portée : C’est plus grande presomption, dit Plutarque, à ceux qui ne sont qu’hommes, d’entreprendre de parler et discourir des dieux, et des demy-dieux, que ce n’est à un homme ignorant de musique, vouloir juger de ceux qui chantent : ou à un homme qui ne fut jamais au camp, vouloir disputer des armes et de la guerre, en presumant comprendre par quelque legere conjecture, les effects d’un art qui est hors de sa cognoissance. L’ancienneté pensa, ce croy-je, faire quelque chose pour la grandeur divine, de l’apparier à l’homme, la vestir de ses facultez, et estrener de ses belles humeurs et plus honteuses necessitez : luy offrant de nos viandes à manger, de nos danses, mommeries et farces à la resjouïr : de nos vestemens à se couvrir, et maisons à loger, la caressant par l’odeur des encens et sons de la musique, festons et bouquets, et pour l’accommoder à noz vicieuses passions, flatant sa justice d’une inhumaine vengeance : l’esjouïssant de la ruine et dissipation des choses par elle creées et conservées : Comme Tiberius Sempronius, qui fit brusler pour sacrifice à Vulcan, les riches despouïlles et armes qu’il avoit gaigné sur les ennemis en la Sardeigne : Et Paul Æmyle, celles de Macedoine, à Mars et à Minerve. Et Alexandre, arrivé à l’Ocean indigné, jetta en mer en faveur de Thetis, plusieurs grands vases d’or : Remplissant en outre ses autels d’une boucherie non de bestes innocentes seulement, mais d’hommes aussi : ainsi que plusieurs nations, et entre autres la nostre, avoyent en usage ordinaire : Et croy qu’il n’en est aucune exempte d’en avoir faict essay.

Sulmone creatos
Quattuor hic juvenes totidem, quos educat Ufens,
Viventes rapit, inferias quos immolet umbris.

Les Getes se tiennent immortels, et leur mourir n’est que s’acheminer vers leur Dieu Zamolxis. De cinq en cinq ans ils depeschent vers luy quelqu’un d’entre eux, pour le requerir des choses necessaires. Ce deputé est choisi au sort : Et la forme de le depescher apres l’avoir de bouche informé de sa charge, est, que de ceux qui l’assistent, trois tiennent debout autant de javelines, sur lesquelles les autres le lancent à force de bras. S’il vient à s’enferrer en lieu mortel, et qu’il trespasse soudain, ce leur est certain argument de faveur divine : s’il en eschappe, ils l’estiment meschant et execrable, et en deputent encore un autre de mesmes.

Amestris mere de Xerxes, devenuë vieille, fit pour une fois ensevelir touts vifs quatorze jouvenceaux des meilleures maisons de Perse, suyvant la religion du pays, pour gratifier à quelque Dieu sousterrain.

Encore aujourd’huy les idoles de Themixtitan se cimentent du sang des petis enfants : et n’aiment sacrifice que de ces pueriles et pures ames : justice affamée du sang de l’innocence.

Tantum religio potuit suadere malorum.

Les Carthaginois immoloient leurs propres enfans à Saturne : et qui n’en avoit point, en achetoit, estant cependant le pere et la mere tenus d’assister à cet office, avec contenance gaye et contente. C’estoit une estrange fantasie, de vouloir payer la bonté divine, de nostre affliction : Comme les Lacedemoniens qui mignardoient leur Diane, par bourrellement des jeunes garçons, qu’ils faisoyent fouëter en sa faveur, souvent jusques à la mort. C’estoit une humeur farouche, de vouloir gratifier l’architecte de la subversion de son bastiment : Et de vouloir garentir la peine deuë aux coulpables, par la punition des non coulpables : et que la pauvre Iphigenia au port d’Aulide, par sa mort et par son immolation deschargeast envers Dieu l’armée des Grecs des offenses qu’ils avoyent commises :

Et casta incette nubendi tempore in ipso
Hostia concideret mactatu moesta parentis.

Et ces deux belles et genereuses ames des deux Decius, pere et fils, pour propitier la faveur des Dieux envers les affaires Romaines, s’allassent jetter à corps perdu à travers le plus espez des ennemis.

Quæ fuit tanta Deorum iniquitas, ut placari populo Romano non possent, nisi tales viri occidissent ? Joint que ce n’est pas au criminel de se faire fouëter à sa mesure, et à son heure : c’est au juge, qui ne met en compte de chastiment, que la peine qu’il ordonne : et ne peut attribuer à punition ce qui vient à gré à celui qui le souffre. La vengeance Divine presuppose nostre dissentiment entier, pour sa justice, et pour nostre peine.

Et fut ridicule l’humeur de Polycrates tyran de Samos, lequel pour interrompre le cours de son continuel bon heur, et le compenser, alla jetter en mer le plus cher et precieux joyau qu’il eust, estimant que par ce malheur aposté, il satisfaisoit à la revolution et vicissitude de la fortune. Et elle pour se moquer de son ineptie, fit que ce mesme joyau revinst encore en ses mains, trouvé au ventre d’un poisson. Et puis à quel usage, les deschirements et desmembrements des Corybantes, des Menades, et en noz temps des Mahometans, qui s’esbalaffrent le visage, l’estomach, les membres, pour gratifier leur prophete : veu que l’offense consiste en la volonté, non en la poictrine, aux yeux, aux genitoires, en l’embonpoinct, aux espaules, et au gosier ? Tantus est perturbatæ mentis Et sedibus suis pulsæ furor, ut sic dii placentur, quemadmodum ne homines quidem sæviunt.

Ceste contexture naturelle regarde par son usage, non seulement nous, mais aussi le service de Dieu et des autres hommes : c’est injustice de l’affoler à nostre escient, comme de nous tuer pour quelque pretexte que ce soit. Ce semble estre grand lascheté et trahison, de mastiner et corrompre les functions du corps, stupides et serves, pour espargner à l’ame, la solicitude de les conduire selon raison.

Ubi iratos Deos timent, qui sic propitios habere merentur. In regiæ libidinis voluptatem castrati sunt quidam ; sed nemo sibi, ne vir esset, jubente Domino, manus intulit.

Ainsi remplissoyent ils leur religion de plusieurs mauvais effects.

sæpius olim
Religio peperit scelerosa atque impia facta.

Or rien du nostre ne se peut apparier ou raporter en quelque façon que ce soit, à la nature divine, qui ne la tache et marque d’autant d’imperfection. Ceste infinie beauté, puissance, et bonté, comment peut elle souffrir quelque correspondance et similitude à chose si abjecte que nous sommes, sans un extreme interest et dechet de sa divine grandeur ?

Infirmum Dei fortius est hominibus : et stultum Dei sapientius est hominibus.

Stilpon le philosophe interrogé si les Dieux s’esjouïssent de nos honneurs et sacrifices : Vous estes indiscret, respondit il : retirons nous à part, si vous voulez parler de cela.

Toutesfois nous luy prescrivons des bornes, nous tenons sa puissance assiegée par nos raisons (j’appelle raison nos resveries et nos songes, avec la dispense de la philosophie, qui dit, le fol mesme et le meschant, forcener par raison : mais que c’est une raison de particuliere forme) nous le voulons asservir aux apparences vaines et foibles de nostre entendement, luy qui a faict et nous et nostre cognoissance. Par ce que rien ne se fait de rien, Dieu n’aura sçeu bastir le monde sans matiere. Quoy, Dieu nous a-il mis en main les clefs et les derniers ressorts de sa puissance ? S’est-il obligé à n’outrepasser les bornes de nostre science ? Mets le cas, ô homme, que tu ayes peu remarquer icy quelques traces de ses effects : penses-tu qu’il y ayt employé tout ce qu’il a peu, et qu’il ayt mis toutes ses formes et toutes ses idées, en cet ouvrage ? Tu ne vois que l’ordre et la police de ce petit caveau ou tu és logé, au moins si tu la vois : sa divinité a une jurisdiction infinie au delà : cette piece n’est rien au prix du tout :

omnia cùm coelo terráque marique,
Nil sunt ad summam summaï totius omnem.

C’est une loy municipale que tu allegues, tu ne sçays pas quelle est l’universelle. Attache toy à ce à quoy tu és subject, mais non pas luy : il n’est pas ton confraire, ou concitoyen, ou compaignon : S’il s’est aucunement communiqué à toy, ce n’est pas pour se ravaler à ta petitesse, ny pour te donner le contrerolle de son pouvoir. Le corps humain ne peut voler aux nuës, c’est pour toy : le Soleil bransle sans sejour sa course ordinaire : les bornes des mers et de la terre ne se peuvent confondre : l’eau est instable et sans fermeté : un mur est sans froissure impenetrable à un corps solide ; l’homme ne peut conserver sa vie dans les flammes : il ne peut estre et au ciel et en la terre, et en mille lieux ensemble corporellement. C’est pour toy qu’il a faict ces regles : c’est toy qu’elles attaquent. Il a tesmoigné aux Chrestiens qu’il les a toutes franchies quand il luy a pleu. De vray pourquoy tout puissant, comme il est, auroit il restreint ses forces à certaine mesure ? en faveur de qui auroit il renoncé son privilege ? Ta raison n’a en aucune autre chose plus de verisimilitude et de fondement, qu’en ce qu’elle te persuade la pluralité des mondes,

Terrámque et solem, lunam, mare, cætera quæ sunt,
Non esse unica, sed numero magis innumerali.

Les plus fameux esprits du temps passé, l’ont creuë ; et aucuns des nostres mesmes, forcez par l’apparence de la raison humaine. D’autant qu’en ce bastiment, que nous voyons, il n’y a rien seul et un,

cum in summa res nulla sit una,
Unica quæ gignatur, et unica soláque crescat :

et que toutes les especes sont multipliées en quelque nombre : Par où il semble n’estre pas vray-semblable, que Dieu ait faict ce seul ouvrage sans compaignon : et que la matiere de cette forme ayt esté toute espuisée en ce seul individu.

Quare etiam atque etiam tales fateare necesse est,
Esse alios alibi congressus materiaï,
Qualis hic est avido complexu quem tenet æther.

Notamment si c’est un animant, comme ses mouvemens le rendent si croyable, que Platon l’asseure, et plusieurs des nostres ou le confirment, ou ne l’osent infirmer : Non plus que cette ancienne opinion, que le ciel, les estoilles, et autres membres du monde, sont creatures composées de corps et ame : mortelles, en consideration de leur composition : mais immortelles par la determination du createur. Or s’il y a plusieurs mondes, comme Democritus, Epicurus et presque toute la philosophie a pensé, que sçavons nous si les principes et les regles de cestuy-cy touchent pareillement les autres ? Ils ont à l’avanture autre visage et autre police. Epicurus les imagine ou semblables, ou dissemblables. Nous voyons en ce monde une infinie difference et varieté, pour la seule distance des lieux. Ny le bled ny le vin se voit, ny aucun de nos animaux, en ce nouveau coin du monde, que nos peres ont descouvert : tout y est divers. Et au temps passé, voyez en combien de parties du monde on n’avoit cognoissance ny de Bacchus, ny de Ceres. Qui en voudra croire Pline et Herodote, il y a des especes d’hommes en certains endroits, qui ont fort peu de ressemblance à la nostre.

Et y a des formes mestisses et ambigues, entre l’humaine nature et la brutale. Il y a des contrées où les hommes naissent sans teste, portant les yeux et la bouche en la poitrine : où ils sont tous androgynes : où ils marchent de quatre pates : où ils n’ont qu’un œil au front, et la teste plus semblable à celle d’un chien qu’à la nostre : où ils sont moitié poisson par embas, et vivent en l’eau : où les femmes accouchent à cinq ans, et n’en vivent que huict : où ils ont la teste si dure et la peau du front, que le fer n’y peut mordre, et rebouche contre : où les hommes sont sans barbe : des nations, sans usage de feu : d’autres qui rendent le sperme de couleur noire.

Quoy ceux qui naturellement se changent en loups, en jumens, et puis encore en hommes ? Et s’il est ainsi, comme dit Plutarque, qu’en quelque endroit des Indes, il y aye des hommes sans bouche, se nourrissans de la senteur de certaines odeurs, combien y a il de nos descriptions faulces ? Il n’est plus risible, ny à l’advanture capable de raison et de societé : L’ordonnance et la cause de nostre bastiment interne, seroyent pour la plus part hors de propos.

Davantage, combien y a il de choses en nostre cognoissance, qui combattent ces belles regles que nous avons taillées et prescriptes à nature ? Et nous entreprendrons d’y attacher Dieu mesme ! Combien de choses appellons nous miraculeuses, et contre nature ? Cela se fait par chaque homme, et par chasque nation, selon la mesure de son ignorance. Combien trouvons nous de proprietez occultes et de quint’essences ? car aller selon nature pour nous, ce n’est qu’aller selon nostre intelligence, autant qu’elle peut suivre, et autant que nous y voyons : ce qui est audelà, est monstrueux et desordonné. Or à ce compte, aux plus advisez et aux plus habiles tout sera donc monstrueux : car à ceux là, l’humaine raison a persuadé, qu’elle n’avoit ny pied, ny fondement quelconque : non pas seulement pour asseurer si la neige est blanche : et Anaxagoras la disoit noire : S’il y a quelque chose, ou s’il n’y a nulle chose : s’il y a science, ou ignorance : ce que Metrodorus Chius nioit l’homme pouvoir dire. Ou si nous vivons ; comme Eurypides est en doubte, si la vie que nous vivons est vie, ou si c’est ce que nous appellons mort, qui soit vie :

Τὶς δ οἰδεν ει ζῆν τοῦθ’ ὁ κέκληται θανεῖν,
Τὸ ζῆν οε θνέοκειν ἔοτι ;

Et non sans apparence. Car pourquoy prenons nous tiltre d’estre, de cet instant, qui n’est qu’une eloise dans le cours infini d’une nuict eternelle, et une interruption si briefve de nostre perpetuelle et naturelle condition ? la mort occupant tout le devant et tout le derriere de ce moment, et encore une bonne partie de ce moment. D’autres jurent qu’il n’y a point de mouvement, que rien ne bouge : comme les suivants de Melissus. Car s’il n’y a qu’un, ny ce mouvement sphærique ne luy peut servir, ny le mouvement de lieu à autre, comme Platon preuve. Qu’il n’y a ny generation ny corruption en nature.

Protagoras dit, qu’il n’y a rien en nature, que le doubte : Que de toutes choses on peut egalement disputer : et de cela mesme, si on peut egalement disputer de toutes choses : Mansiphanes, que des choses, qui semblent, rien est non plus que non est. Qu’il n’y a autre certain que l’incertitude. Parmenides, que de ce qu’il semble, il n’est aucune chose en general. Qu’il n’est qu’un. Zenon, qu’un mesme n’est pas : Et qu’il n’y a rien.

Si un estoit, il seroit ou en un autre, ou en soy-mesme. S’il est en un autre, ce sont deux. S’il est en soy-mesme, ce sont encore deux, le comprenant, et le comprins. Selon ces dogmes, la nature des choses n’est qu’une ombre ou fausse ou vaine.

Il m’a tousjours semblé qu’à un homme Chrestien cette sorte de parler est pleine d’indiscretion et d’irreverence : Dieu ne peut mourir, Dieu ne se peut desdire, Dieu ne peut faire cecy, ou cela. Je ne trouve pas bon d’enfermer ainsi la puissance divine soubs les loix de nostre parolle. Et l’apparence qui s’offre à nous, en ces propositions, il la faudroit representer plus reveremment et plus religieusement.

Nostre parler a ses foiblesses et ses deffaults, comme tout le reste. La plus part des occasions des troubles du monde sont Grammariens. Noz procez ne naissent que du debat de l’interpretation des loix ; et la plus part des guerres, de cette impuissance de n’avoir sçeu clairement exprimer les conventions et traictez d’accord des Princes. Combien de querelles et combien importantes a produit au monde le doubte du sens de cette syllabe, Hoc ? Prenons la clause que la Logique mesmes nous presentera pour la plus claire. Si vous dictes, Il faict beau temps, et que vous dissiez verité, il faict donc beau temps. Voyla pas une forme de parler certaine ? Encore nous trompera elle : Qu’il soit ainsi, suyvons l’exemple : si vous dites, Je ments, et que vous dissiez vray, vous mentez donc. L’art, la raison, la force de la conclusion de cette-cy, sont pareilles à l’autre, toutesfois nous voyla embourbez. Je voy les philosophes Pyrrhoniens qui ne peuvent exprimer leur generale conception en aucune maniere de parler : car il leur faudroit un nouveau langage. Le nostre est tout formé de propositions affirmatives, qui leur sont du tout ennemies. De façon que quand ils disent, Je doubte, on les tient incontinent à la gorge, pour leur faire avouër, qu’aumoins assurent et sçavent ils cela, qu’ils doubtent. Ainsin on les a contraints de se sauver dans cette comparaison de la medecine, sans laquelle leur humeur seroit inexplicable. Quand ils prononcent, J’ignore, ou, Je doubte, ils disent que cette proposition s’emporte elle mesme quant et quant le reste : ny plus ny moins que la rubarbe, qui pousse hors les mauvaises humeurs, et s’emporte hors quant et quant elle mesmes.

Cette fantasie est plus seurement conceuë par interrogation : Que sçay-je ? comme je la porte à la devise d’une balance.

Voyez comment on se prevault de cette sorte de parler pleine d’irreverence. Aux disputes qui sont à present en nostre religion, si vous pressez trop les adversaires, ils vous diront tout destroussément, qu’il n’est pas en la puissance de Dieu de faire que son corps soit en paradis et en la terre, et en plusieurs lieux ensemble. Et ce mocqueur ancien comment il en faict son profit. Au moins, dit-il, est-ce une non legere consolation à l’homme, de ce qu’il voit Dieu ne pouvoir pas toutes choses : car il ne se peut tuer quand il le voudroit, qui est la plus grande faveur que nous ayons en nostre condition : il ne peut faire les mortels immortels, ny revivre les trespassez, ny que celuy qui a vescu n’ait point vescu, celuy qui a eu des honneurs, ne les ait point eus, n’ayant autre droit sur le passé que de l’oubliance. Et afin que cette societé de l’homme à Dieu, s’accouple encore par des exemples plaisans, il ne peut faire que deux fois dix ne soyent vingt. Voyla ce qu’il dit, et qu’un Chrestien devroit eviter de passer par sa bouche. Là où au rebours, il semble que les hommes recherchent cette folle fierté de langage pour ramener Dieu à leur mesure.

cras vel atra
Nube polum pater occupato,
Vel sole puro, non tamen irritum
Quodcumque retro est efficiet, neque
Diffinget infectúmque reddet
Quod fugiens semel hora vexit.

Quand nous disons que l’infinité des siecles tant passez qu’avenir n’est à Dieu qu’un instant : que sa bonté, sapience, puissance sont mesme chose avecques son essence ; nostre parole le dit, mais nostre intelligence ne l’apprehende point. Et toutesfois nostre outrecuidance veut faire passer la divinité par nostre estamine : Et de là s’engendrent toutes les resveries et erreurs, desquelles le monde se trouve saisi, ramenant et poisant à sa balance, chose si esloignée de son poix. Mirum quo procedat improbitas cordis humani, parvulo aliquo invitata successu.

Combien insolemment rabroüent Epicurus les Stoiciens, sur ce qu’il tient l’estre veritablement bon et heureux, n’appartenir qu’à Dieu, et l’homme sage n’en avoir qu’un ombrage et similitude ? Combien temerairement ont ils attaché Dieu à la destinée ! (à la mienne volonté qu’aucuns du surnom de Chrestiens ne le façent pas encore) et Thales, Platon, et Pythagoras, l’ont asservy à la necessité. Cette fierté de vouloir descouvrir Dieu par nos yeux, a faict qu’un grand personnage des nostres a attribué à la divinité une forme corporelle. Et est cause de ce qui nous advient tous les jours, d’attribuer à Dieu, les evenements d’importance, d’une particuliere assignation : Par ce qu’ils nous poisent, il semble qu’ils luy poisent aussi, et qu’il y regarde plus enntier et plus attentif, qu’aux evenemens qui nous sont legers, ou d’une suitte ordinaire. Magna dii curant, parva negligunt. Escoutez son exemple : il vous esclaircira de sa raison : Nec in regnis quidem reges omnia minima curant.

Comme si à ce Roy là, c’estoit plus et moins de remuer un Empire, ou la feuille d’un arbre : et si sa providence s’exerçoit autrement, inclinant l’evenement d’une battaille, que le sault d’une puce. La main de son gouvernement, se preste à toutes choses de pareille teneur, mesme force, et mesme ordre : nostre interest n’y apporte rien : noz mouvements et noz mesures ne le touchent pas.

Deus ita artifex magnus in magnis, ut minor non sit in parvis. Nostre arrogance nous remet tousjours en avant cette blasphemeuse appariation. Par ce que noz occupations nous chargent, Straton a estreiné les Dieux de toute immunité d’offices, comme sont leurs Prestres. Il fait produire et maintenir toutes choses à nature : et de ses poids et mouvements construit les parties du monde : deschargeant l’humaine nature de la crainte des jugements divins. Quod beatum æternúmque sit, id nec habere negotii quicquam, nec exhibere alteri. Nature veut qu’en choses pareilles il y ait relation pareille. Le nombre donc infini des mortels conclud un pareil nombre d’immortels : les choses infinies, qui tuent et ruinent, en presupposent autant qui conservent et profittent. Comme les ames des Dieux, sans langue, sans yeux, sans oreilles, sentent entre elles chacune, ce que l’autre sent, et jugent noz pensées : ainsi les ames des hommes, quand elles sont libres et déprinses du corps, par le sommeil, ou par quelque ravissement, devinent, prognostiquent, et voyent choses, qu’elles ne sçauroyent veoir meslées aux corps.

Les hommes, dit Sainct Paul, sont devenus fols cuidans estre sages, et ont mué la gloire de Dieu incorruptible, en l’image de l’homme corruptible.

Voyez un peu ce bastelage des deifications anciennes. Apres la grande et superbe pompe de l’enterrement, comme le feu venoit à prendre au hault de la pyramide, et saisir le lict du trespassé, ils laissoient en mesme temps eschapper un aigle, lequel s’en volant à mont, signifioit que l’ame s’en alloit en Paradis. Nous avons mille medailles, et notamment de cette honneste femme de Faustine, où cet aigle est representé, emportant à la chevremorte vers le ciel ces ames deifiées. C’est pitié que nous nous pippons de nos propres singeries et inventions,

Quod finxere timent ;

comme les enfans qui s’effrayent de ce mesme visage qu’ils ont barbouillé et noircy à leur compagnon. Quasi quicquam infelicius sit homine, cui sua figmenta dominantur. C’est bien loin d’honorer celuy qui nous a faicts, que d’honorer celuy que nous avons faict. Auguste eut plus de temples que Jupiter, servis avec autant de religion et creance de miracles. Les Thasiens en recompense des biens-faicts qu’ils avoyent receuz d’Agesilaus, luy vindrent dire qu’ils l’avoyent canonisé : Vostre nation, leur dit-il, a elle ce pouvoir de faire Dieu qui bon luy semble ? Faictes en pour voir l’un d’entre vous, et puis quand j’auray veu comme il s’en sera trouvé, je vous diray grandmercy de vostre offre.

L’homme est bien insensé : Il ne sçauroit forger un ciron, et forge des Dieux à douzaines.

Oyez Trismegiste louant nostre suffisance : De toutes les choses admirables a surmonté l’admiration, que l’homme ayt peu trouver la divine nature, et la faire.

Voicy des arguments de l’escole mesme de la philosophie.

Nosse cui Divos et cæli numina soli,
Aut soli nescire datum.

Si Dieu est, il est animal, s’il est animal, il a sens, et s’il a sens, il est subject à corruption. S’il est sans corps, il est sans ame, et par consequent sans action : et s’il a corps, il est perissable. Voyla pas triomphé ?

Nous sommes incapables d’avoir faict le monde : il y a donc quelque nature plus excellente, qui y a mis la main. Ce seroit une sotte arrogance de nous estimer la plus parfaicte chose de cet univers. Il y a donc quelque chose de meilleur : Cela c’est Dieu. Quand vous voyez une riche et pompeuse demeure, encore que vous ne sçachiez qui en est le maistre ; si ne direz vous pas qu’elle soit faicte pour des rats. Et cette divine structure, que nous voyons du palais celeste, n’avons nous pas à croire, que ce soit le logis de quelque maistre plus grand que nous ne sommes ? Le plus hault est-il pas tousjours le plus digne ? Et nous sommes placez au plus bas. Rien sans ame et sans raison ne peut produire un animant capable de raison. Le monde nous produit : Il a donc ame et raison. Chasque part de nous est moins que nous. Nous sommes part du monde. Le monde est donc fourny de sagesse et de raison, et plus abondamment que nous ne sommes. C’est belle chose que d’avoir un grand gouvernement. Le gouvernement du monde appartient donc à quelque heureuse nature. Les astres ne nous font pas de nuisance : Ils sont donc pleins de bonté. Nous avons besoing de nourriture, aussi ont donc les Dieux, et se paissent des vapeurs de ça bas. Les biens mondains ne sont pas biens à Dieu : Ce ne sont donc pas biens à nous. L’offenser, et l’estre offencé sont egalement tesmoignages d’imbecillité : C’est donc follie de craindre Dieu. Dieu est bon par sa nature ; l’homme par son industrie, qui est plus. La sagesse divine, et l’humaine sagesse n’ont autre distinction, sinon que celle-la est eternelle. Or la durée n’est aucune accession à la sagesse : Parquoy nous voyla compagnons. Nous avons vie, raison et liberté, estimons la bonté, la charité, et la justice : ces qualitez sont donc en luy. Somme le bastiment et le desbastiment, les conditions de la divinité, se forgent par l’homme selon la relation à soy. Quel patron et quel modele ! Estirons, eslevons, et grossissons les qualitez humaines tant qu’il nous plaira. Enfle toy pauvre homme, et encore, et encore, et encore,

non si te ruperis, inquit.

Profecto non Deum, quem cogitare non possunt, sed semet ipsos pro illo cogitantes, non illum, sed seipsos, non illi, sed sibi comparant. Es choses naturelles les effects ne rapportent qu’à demy leurs causes. Quoy cette-cy ? elle est au dessus de l’ordre de nature, sa condition est trop hautaine, trop esloignée, et trop maistresse, pour souffrir que noz conclusions l’attachent et la garottent. Ce n’est par nous qu’on y arrive, cette routte est trop basse. Nous ne sommes non plus pres du ciel sur le mont Senis, qu’au fond de la mer : consultez en pour voir avec vostre astrolabe. Ils ramenent Dieu jusques à l’accointance charnelle des femmes, à combien de fois, à combien de generations. Paulina femme de Saturninus, matrone de grande reputation à Rome, pensant coucher avec le dieu Serapis, se trouve entre les bras d’un sien amoureux, par le macquerellage des Prestres de ce temple.

Varro le plus subtil et le plus sçavant autheur Latin, en ses livres de la Theologie, escrit, que le secrestin de Hercules, jectant au sort d’une main pour soy, de l’autre, pour Hercules, joüa contre luy un soupper et une garse : s’il gaignoit, aux despens des offrandes : s’il perdoit, aux siens. Il perdit, paya son soupper et sa garse. Son nom fut Laurentine, qui veid de nuict ce Dieu entre ses bras, luy disant au surplus, que le lendemain, le premier qu’elle rencontreroit, la payeroit celestement de son salaire. Ce fut Taruncius, jeune homme riche, qui la mena chez luy, et avec le temps la laissa heritiere. Elle à son tour, esperant faire chose aggreable à ce Dieu, laissa heritier le peuple Romain : Pourquoy on luy attribua des honneurs divins.

Comme s’il ne suffisoit pas, que par double estoc Platon fust originellement descendu des Dieux, et avoir pour autheur commun de sa race, Neptune : il estoit tenu pour certain à Athenes, qu’Ariston ayant voulu jouïr de la belle Perictyone, n’avoit sçeu. Et fut adverti en songe par le dieu Apollo, de la laisser impollue et intacte, jusques à ce qu’elle fust accouchée. C’estoient le pere et mere de Platon. Combien y a il és histoires, de pareils cocuages, procurez par les Dieux, contre les pauvres humains ? et des maris injurieusement descriez en faveur des enfants ?

En la religion de Mahomet, il se trouve par la croyance de ce peuple, assés de Merlins : assavoir enfants sans pere, spirituels, nays divinement au ventre des pucelles : et portent un nom, qui le signifie en leur langue.

Il nous faut noter, qu’à chasque chose, il n’est rien plus cher, et plus estimable que son estre (Le Lyon, l’aigle, le daulphin, ne prisent rien au dessus de leur espece) et que chacune rapporte les qualitez de toutes autres choses à ses propres qualitez : Lesquelles nous pouvons bien estendre et racourcir, mais c’est tout ; car hors de ce rapport, et de ce principe, nostre imagination ne peut aller, ne peut rien diviner autre, et est impossible qu’elle sorte de là, et qu’elle passe au delà. D’où naissent ces anciennes conclusions. De toutes les formes, la plus belle est celle de l’homme : Dieu donc est de cette forme. Nul ne peut estre heureux sans vertu : ny la vertu estre sans raison : et nulle raison loger ailleurs qu’en l’humaine figure : Dieu est donc revestu de l’humaine figure.

Ita est informatum anticipatum mentibus nostris, ut homini, cum de Deo cogitet, forma occurrat humana.

Pourtant disoit plaisamment Xenophanes, que si les animaux se forgent des dieux, comme il est vray-semblable qu’ils facent, ils les forgent certainement de mesme eux, et se glorifient, comme nous. Car pourquoy ne dira un oyson ainsi : Toutes les pieces de l’univers me regardent, la terre me sert à marcher, le Soleil à m’esclairer, les estoilles à m’inspirer leurs influances : j’ay telle commodité des vents, telle des eaux : Il n’est rien que cette voute regarde si favorablement que moy : Je suis le mignon de nature ? Est-ce pas l’homme qui me traicte, qui me loge, qui me sert ? C’est pour moy qu’il fait et semer et moudre : S’il me mange, aussi fait-il bien l’homme son compagnon ; et si fay-je moy les vers qui le tuent, et qui le mangent. Autant en diroit une gruë ; et plus magnifiquement encore pour la liberté de son vol, et la possession de cette belle et haulte region. Tam blanda conciliatrix, Et tam sui est lena ipsa natura.

Or donc par ce mesme train, pour nous sont les destinées, pour nous le monde, il luict, il tonne pour nous ; et le createur, et les creatures, tout est pour nous. C’est le but et le poinct où vise l’université des choses. Regardés le registre que la philosophie a tenu deux mille ans, et plus, des affaires celestes : les dieux n’ont agi, n’ont parlé, que pour l’homme : elle ne leur attribue autre consultation, et autre vacation. Les voyla contre nous en guerre.

domitósque Herculea manu
Telluris juvenes, unde periculum
Fulgens contremuit domus
Saturni veteris.

Les voicy partisans de noz troubles, pour nous rendre la pareille de ce que tant de fois nous sommes partisans des leurs :

Neptunus muros magnóque emota tridenti
Fundamenta quatit, totámque a sedibus urbem
Eruit : hic Juno Scæas sævissima portas
Prima tenet. es Cauniens, pour la jalousie de la domination de leurs dieux propres, prennent armes en dos, le jour de leur devotion, et vont courant toute leur banlieue, frappant l’air par-cy par-là, à tout leurs glaives, pourchassant ainsin à outrance, et bannissant les dieux estrangers de leur territoire. Leurs puissances sont retranchées selon nostre necessité. Qui guerit les chevaux, qui les hommes, qui la peste, qui la teigne, qui la toux, qui une sorte de gale, qui une autre : adeo minimis etiam rebus prava religio inserit Deos : qui fait naistre les raisins, qui les aux : qui a la charge de la paillardise, qui de la marchandise : à chasque race d’artisans, un Dieu : qui a sa province en Orient, et son credit, qui en Ponant,
hic illius arma
Hic currus fuit.
O Sancte Apollo, qui umbilicum certum terrarum obtines !
Pallada Cecropidæ, Minoïa Creta Dianam,
Vulcanum tellus Hipsipylæa colit.
Junonem Sparte, Pelopeïadésque Micenæ,
Pinigerum Fauni Mænalis ora caput.
Mars Latio venerandus.

Qui n’a qu’un bourg ou une famille en sa possession : qui loge seul, qui en compagnie, ou volontaire ou necessaire.

Junctaque sunt magno templa nepotis avo.

Il en est de si chetifs et populaires, (car le nombre s’en monte jusques à trente six mille,) qu’il en faut entasser bien cinq ou six à produire un espic de bled, et en prennent leurs noms divers. Trois à une porte : celuy de l’ais, celuy du gond, celuy du seuil. Quatre à un enfant, protecteurs de son maillot, de son boire, de son manger, de son tetter. Aucuns certains, aucuns incertains et doubteux. Aucuns, qui n’entrent pas encore en Paradis.

Quos, quoniam cæli nondum dignamur honore,
Quas dedimus certe terras habitare sinamus.

Il en est de physiciens, de poëtiques, de civils. Aucuns, moyens entre la divine et humaine nature, mediateurs, entremetteurs de nous à Dieu. Adorez par certain second ordre d’adoration, et diminutif : Infinis en tiltres et offices : les uns bons, les autres mauvais. Il en est de vieux et cassez, et en est de mortels. Car Chrysippus estimoit qu’en la derniere conflagration du monde tous les dieux auroyent à finir, sauf Juppiter. L’homme forge mille plaisantes societez entre Dieu et luy. Est-il pas son compatriote ?

Jovis incunabula Creten.

Voicy l’excuse, que nous donnent, sur la consideration de ce subject, Scevola grand Pontife, et Varron grand Theologien, en leur temps : Qu’il est besoin que le peuple ignore beaucoup de choses vrayes, et en croye beaucoup de fausses. Cum veritatem, qua liberetur, inquirat : credatur ei expedire, quod fallitur.

Les yeux humains ne peuvent appercevoir les choses que par les formes de leur cognoissance. Et ne nous souvient pas quel sault print le miserable Phaëthon pour avoir voulu manier les renes des chevaux de son pere, d’une main mortelle. Nostre esprit retombe en pareille profondeur, se dissipe et se froisse de mesme, par sa temerité. Si vous demandez à la philosophie de quelle matiere est le Soleil, que vous respondra elle, sinon, de fer, et de pierre, ou autre estoffe de son usage ? S’enquiert-on à Zenon que c’est que nature ? Un feu, dit-il, artiste, propre à engendrer, procedant reglément. Archimedes maistre de cette science qui s’attribue la presseance sur toutes les autres en verité et certitude : Le Soleil, dit-il, est un Dieu de fer enflammé. Voyla pas une belle imagination produicte de l’inevitable necessité des demonstrations geometriques ? Non pourtant si inevitable et utile, que Socrates n’ayt estimé, qu’il suffisoit d’en sçavoir, jusques à pouvoir arpenter la terre qu’on donnoit et recevoit : et que Polyænus, qui en avoit esté fameux et illustre docteur, ne les ayt prises à mespris, comme pleines de fauceté, et de vanité apparente, apres qu’il eut gousté les doux fruicts des jardins poltronesques d’Epicurus, Socrates en Xenophon sur ce propos d’Anaxagoras, estimé par l’antiquité entendu au dessus de touts autres, és choses celestes et divines, dit, qu’il se troubla du cerveau, comme font tous hommes, qui perscrutent immoderément les cognoissances, qui ne sont de leur appartenance. Sur ce qu’il faisoit le Soleil une pierre ardente, il ne s’advisoit pas, qu’une pierre ne luit point au feu, et, qui pis est, qu’elle s’y consomme. En ce qu’il faisoit un, du Soleil et du feu, que le feu ne noircit pas ceux qu’il regarde : que nous regardons fixement le feu : que le feu tue les plantes et les herbes. C’est à l’advis de Socrates, et au mien aussi, le plus sagement jugé du ciel, que n’en juger point.

Platon ayant à parler des daimons au Timée : C’est entreprinse, dit-il, qui surpasse nostre portée : il en faut croire ces anciens, qui se sont dicts engendrez d’eux. C’est contre raison de refuser foy aux enfants des Dieux, encore que leur dire ne soit estably par raisons necessaires, ny vray-semblables : puis qu’ils nous respondent, de parler de choses domestiques et familieres.

Voyons si nous avons quelque peu plus de clarté en la cognoissance des choses humaines et naturelles.

N’est-ce pas une ridicule entreprinse, à celles ausquelles par nostre propre confession nostre science ne peut atteindre, leur aller forgeant un autre corps, et prestant une forme faulce de nostre invention : comme il se void au mouvement des planetes, auquel d’autant que nostre esprit ne peut arriver, ny imaginer sa naturelle conduite, nous leur prestons du nostre, des ressors materiels, lourds, et corporels :

temo aureus, aurea summæ
Curvatura rotæ, radiorum argenteus ordo.

Vous diriez que nous avons eu des cochers, des charpentiers, et des peintres, qui sont allez dresser là hault des engins à divers mouvemens, et ranger les roüages et entrelassemens des corps celestes bigarrez en couleur, autour du fuseau de la necessité, selon Platon.

Mundus domus est maxima rerum,
Quam quinque altitonæ fragmine zonæ
Cingunt, per quam limbus pictus bis sex signis,
Stellimicantibus, altus in obliquo æthere, lunæ
Bigas acceptat.

Ce sont tous songes et fanatiques folies. Que ne plaist-il un jour à nature nous ouvrir son sein, et nous faire voir au propre, les moyens et la conduicte de ses mouvements, et y preparer noz yeux ? O Dieu quels abus, quels mescomtes nous trouverions en nostre pauvre science ! Je suis trompé, si elle tient une seule chose, droictement en son poinct : et m’en partiray d’icy plus ignorant toute autre chose, que mon ignorance.

Ay-je pas veu en Platon ce divin mot, que nature n’est rien qu’une poësie ainigmatique ? Comme, peut estre, qui diroit, une peinture voilée et tenebreuse, entreluisant d’une infinie varieté de faux jours à exercer noz conjectures.

Latent ista omnia crassis occultata Et circumfusa tenebris : ut nulla acies humani ingenii tanta sit, quæ penetrare in cælum, terram intrare possit.

Et certes la philosophie n’est qu’une poësie sophistiquée : D’où tirent ces autheurs anciens toutes leur authoritez, que des poëtes ? Et les premiers furent poetes eux mesmes, et la traicterent en leur art. Platon n’est qu’un poete descousu. Toutes les sciences sur-humaines s’accoustrent du stile poetique.

Tout ainsi que les femmes employent des dents d’yvoire, où les leurs naturelles leur manquent, et au lieu de leur vray teint, en forgent un de quelque matiere estrangere : comme elles font des cuisses de drap et de feutre, et de l’embonpoinct de coton : et au veu et sçeu d’un chacun s’embellissent d’une beauté fauce et empruntée : ainsi fait la science (et nostre droict mesme a, dit-on, des fictions legitimes sur lesquelles il fonde la verité de sa justice) elle nous donne en payement et en presupposition, les choses qu’elle mesmes nous apprend estre inventées : car ces epicycles, excentriques, concentriques, dequoy l’Astrologie s’aide à conduire le bransle de ses estoilles, elle nous les donne, pour le mieux qu’elle ait sçeu inventer en ce subject : comme aussi au reste, la philosophie nous presente, non pas ce qui est, ou ce qu’elle croit, mais ce qu’elle forge ayant plus d’apparence et de gentillesse. Platon sur le discours de l’estat de nostre corps et de celuy des bestes : Que ce, que nous avons dict, soit vray, nous en asseurerions, si nous avions sur cela confirmation d’un oracle. Seulement nous asseurons, que c’est le plus vray-semblablement, que nous ayons sçeu dire.

Ce n’est pas au ciel seulement qu’elle envoye ses cordages, ses engins et ses rouës : considerons un peu ce qu’elle dit de nous mesmes et de nostre contexture. Il n’y a pas plus de retrogradation, trepidation, accession, reculement, ravissement, aux astres et corps celestes, qu’ils en ont forgé en ce pauvre petit corps humain. Vrayement ils ont eu par là, raison de l’appeller le petit monde, tant ils ont employé de pieces, et de visages à le maçonner et bastir. Pour accommoder les mouvemens qu’ils voyent en l’homme, les diverses functions et facultez que nous sentons en nous, en combien de parties ont ils divisé nostre ame ? en combien de sieges logée ? à combien d’ordres et d’estages ont-ils departy ce pauvre homme, outre les naturels et perceptibles ? et à combien d’offices et de vacations ? Ils en font une chose publique imaginaire. C’est un subject qu’ils tiennent et qu’ils manient : on leur laisse toute puissance de le descoudre, renger, rassembler, et estoffer, chacun à sa fantasie ; et si ne le possedent pas encore. Non seulement en verité, mais en songe mesmes, ils ne le peuvent regler, qu’il ne s’y trouve quelque cadence, ou quelque son, qui eschappe à leur architecture, toute enorme qu’elle est, et rapiecée de mille lopins faux et fantastiques. Et ce n’est pas raison de les excuser : Car aux peintres, quand ils peignent le ciel, la terre, les mers, les monts, les isles escartées, nous leur condonons, qu’ils nous en rapportent seulement quelque marque legere : et comme de choses ignorées, nous contentons d’un tel quel ombrage et feint. Mais quand ils nous tirent apres le naturel, ou autre subject, qui nous est familier et cognu, nous exigeons d’eux une parfaicte et exacte representation des lineaments, et des couleurs : et les mesprisons, s’ils y faillent.

Je sçay bon gré à la garce Milesienne, qui voyant le philosophe Thales s’amuser continuellement à la contemplation de la voute celeste, et tenir tousjours les yeux eslevez contre-mont, luy mit en son passage quelque chose à le faire broncher, pour l’advertir qu’il seroit temps d’amuser son pensement aux choses qui estoient dans les nues, quand il auroit pourveu à celles qui estoient à ses pieds. Elle luy conseilloit certes bien, de regarder plustost à soy qu’au ciel : Car, comme dit Democritus par la bouche de Cicero,

Quod est ante pedes, nemo spectat : cæli scrutantur plagas.

Mais nostre condition porte, que la cognoissance de ce que nous avons entre mains, est aussi esloignée de nous, et aussi bien au dessus des nuës, que celle des astres : Comme dit Socrates en Platon, qu’à quiconque se mesle de la philosophie, on peut faire le reproche que fait cette femme à Thales, qu’il ne void rien de ce qui est devant luy. Car tout philosophe ignore ce que fait son voisin : ouï et ce qu’il fait luy-mesme, et ignore ce qu’ils sont tous deux, ou bestes, ou hommes.

Ces gens icy, qui trouvent les raisons de Sebonde trop foibles, qui n’ignorent rien, qui gouvernent le monde, qui sçavent tout :

Quæ mare compescant causæ, quid temperet annum,
Stellæ sponte sua, jussæve vagentur et errent :
Quid premat obscurum Lunæ, quid proferat orbem,
Quid velit et possit rerum concordia discors ;

n’ont ils pas quelquesfois sondé parmy leurs livres, les difficultez qui se presentent, à cognoistre leur estre propre ? Nous voyons bien que le doigt se meut, et que le pied se meut, qu’aucunes parties se branslent d’elles mesmes sans nostre congé, et que d’autres nous les agitons par nostre ordonnance, que certaine apprehension engendre la rougeur, certaine autre la palleur, telle imagination agit en la rate seulement, telle autre au cerveau, l’une nous cause le rire, l’autre le pleurer, telle autre transit et estonne tous noz sens, et arreste le mouvement de noz membres, à tel object l’estomach se sousleve, à tel autre quelque partie plus basse. Mais comme une impression spirituelle, face une telle faucée dans un subject massif, et solide, et la nature de la liaison et cousture de ces admirables ressorts, jamais homme ne l’a sçeu : Omnia incerta ratione, et in naturæ majestate abdita, dit Pline ; et S. Augustin, Modus, quo corporibus adhærent spiritus, omnino mirus est, nec comprehendi ab homine potest : et hoc ipse homo est. Et si ne le met on pas pourtant en doubte : car les opinions des hommes, sont receuës à la suitte des creances anciennes, par authorité et à credit, comme si c’estoit religion et loy. On reçoit comme un jargon ce qui en est communement tenu : on reçoit cette verité, avec tout son bastiment et attelage d’argumens et de preuves, comme un corps ferme et solide, qu’on n’esbranle plus, qu’on ne juge plus. Au contraire, chacun à qui mieux mieux, va plastrant et confortant cette creance receue, de tout ce que peut sa raison, qui est un util soupple contournable, et accommodable à toute figure. Ainsi se remplit le monde et se confit en fadeze et en mensonge.

Ce qui fait qu’on ne doubte de guere de choses, c’est que les communes impressions on ne les essaye jamais ; on n’en sonde point le pied, où git la faute et la foiblesse : on ne debat que sur les branches : on ne demande pas si celà est vray, mais s’il a esté ainsin ou ainsin entendu. On ne demande pas si Galen a rien dict qui vaille : mais s’il a dict ainsin, ou autrement. Vrayement c’estoit bien raison que cette bride et contrainte de la liberté de noz jugements, et cette tyrannie de noz creances, s’estendist jusques aux escholes et aux arts. Le Dieu de la science scholastique, c’est Aristote : c’est religion de debattre de ses ordonnances, comme de celles de Lycurgus à Sparte. Sa doctrine nous sert de loy magistrale : qui est à l’advanture autant faulce que une autre. Je ne sçay pas pourquoy je n’acceptasse autant volontiers ou les idées de Platon, ou les atomes d’Epicurus, ou le plein et le vuide de Leucippus et Democritus, ou l’eau de Thales, ou l’infinité de nature d’Anaximander, ou l’air de Diogenes, ou les nombres et symmetrie de Pythagoras, ou l’infiny de Parmenides, ou l’un de Musæus, ou l’eau et le feu d’Apollodorus, ou les parties similaires d’Anaxagoras, ou la discorde et amitié d’Empedocles, ou le feu de Heraclitus, ou toute autre opinion, (de cette confusion infinie d’advis et de sentences, que produit cette belle raison humaine par sa certitude et clairvoyance, en tout ce dequoy elle se mesle) que je feroy l’opinion d’Aristote, sur ce subject des principes des choses naturelles : Lesquels principes il bastit de trois pieces, matiere, forme, et privation. Et qu’est-il plus vain que de faire l’inanité mesme, cause de la production des choses ? La privation c’est une negative : de quelle humeur en a-il peu faire la cause et origine des choses qui sont ? Cela toutesfois ne s’oseroit esbranler que pour l’exercice de la Logique. On n’y debat rien pour le mettre en doute, mais pour deffendre l’autheur de l’escole des objections estrangeres : son authorité c’est le but, au delà duquel il n’est pas permis de s’enquerir.

Il est bien aisé sur des fondemens avouez, de bastir ce qu’on veut ; car selon la loy et ordonnance de ce commencement, le reste des pieces du bastiment se conduit aisément, sans se dementir. Par cette voye nous trouvons nostre raison bien fondée, et discourons à boule-veuë : Car nos maistres præoccupent et gaignent avant main, autant de lieu en nostre creance, qu’il leur en faut pour conclurre apres ce qu’ils veulent ; à la mode des Geometriens par leurs demandes avouées : le consentement et approbation que nous leurs prestons, leur donnant dequoy nous trainer à gauche et à dextre, et nous pyrouetter à leur volonté. Quiconque est creu de ses presuppositions, il est nostre maistre et nostre Dieu : il prendra le plant de ses fondemens si ample et si aisé, que par iceux il nous pourra monter, s’il veut, jusques aux nuës. En cette pratique et negotiation de science, nous avons pris pour argent content le mot de Pythagoras, que chaque expert doit estre creu en son art. Le Dialecticien se rapporte au Grammairien de la signification des mots : le Rhetoricien emprunte du Dialecticien les lieux des arguments : le poëte, du Musicien les mesures : le Geometrien, de l’Arithmeticien les proportions : les Metaphysiciens prennent pour fondement les conjectures de la physique. Car chasque science a ses principes presupposez, par où le jugement humain est bridé de toutes parts. Si vous venez à chocquer cette barriere, en laquelle gist la principale erreur, ils ont incontinent cette sentence en la bouche ; qu’il ne faut pas debattre contre ceux qui nient les principes.

Or n’y peut-il avoir des principes aux hommes, si la divinité ne les leur a revelez : de tout le demeurant, et le commencement, et le milieu et la fin, ce n’est que songe et fumée. A ceux qui combattent par presupposition, il leur faut presupposer au contraire, le mesme axiome, dequoy on debat. Car toute presupposition humaine, et toute enunciation, a autant d’authorité que l’autre, si la raison n’en faict la difference. Ainsin il les faut toutes mettre à la balance : et premierement les generalles, et celles qui nous tyrannisent. La persuasion de la certitude, est un certain tesmoignage de folie, et d’incertitude extreme. Et n’est point de plus folles gents, ny moins philosophes, que les Philodoxes de Platon. Il faut sçavoir si le feu est chault, si la neige est blanche, s’il y a rien de dur ou de mol en nostre cognoissance.

Et quant à ces responses, dequoy il se fait des comtes anciens : comme à celuy qui mettoit en doubte la chaleur, à qui on dit qu’il se jettast dans le feu : à celuy qui nioit la froideur de la glace, qu’il s’en mist dans le sein : elles sont tres-indignes de la profession philosophique. S’ils nous eussent laissé en nostre estat naturel, recevans les apparences estrangeres selon qu’elles se presentent à nous par nos sens ; et nous eussent laissé aller apres nos appetits simples, et reglez par la condition de nostre naissance, ils auroient raison de parler ainsi : Mais c’est d’eux que nous avons appris de nous rendre juges du monde : c’est d’eux que nous tenons cette fantasie, que la raison humaine est contrerolleuse generalle de tout ce qui est au dehors et au dedans de la voute celeste, qui embrasse tout, qui peut tout : par le moyen de laquelle tout se sçait, et cognoist.

Cette response seroit bonne parmy les Canibales, qui jouyssent l’heur d’une longue vie, tranquille, et paisible, sans les preceptes d’Aristote, et sans la cognoissance du nom de la Physique. Cette response vaudroit mieux à l’adventure, et auroit plus de fermeté, que toutes celles qu’ils emprunteront de leur raison et de leur invention. De cette-cy seroient capables avec nous, tous les animaux, et tout ce, où le commandement est encor pur et simple de la loy naturelle : mais eux ils y ont renoncé. Il ne faut pas qu’ils me dient, il est vray, car vous le voyez et sentez ainsin : il faut qu’ils me dient, si ce que je pense sentir, je le sens pourtant en effect : et si je le sens, qu’ils me dient apres pourquoy je le sens, et comment, et quoy : qu’ils me dient le nom, l’origine, les tenans et aboutissans de la chaleur, du froid ; les qualitez de celuy qui agit, et de celuy qui souffre : ou qu’ils me quittent leur profession, qui est de ne recevoir ny approuver rien, que par la voye de la raison : c’est leur touche à toutes sortes d’Essais. Mais certes c’est une touche pleine de fauceté, d’erreur, de foiblesse, et deffaillance.

Par où la voulons nous mieux esprouver, que par elle mesme ? S’il ne la faut croire parlant de soy, à peine sera elle propre à juger des choses estrangeres : si elle cognoist quelque chose, aumoins sera-ce son estre et son domicile. Elle est en l’ame, et partie, ou effect d’icelle : Car la vraye raison et essentielle, de qui nous desrobons le nom à fauces enseignes, elle loge dans le sein de Dieu, c’est là son giste et sa retraite, c’est de là où elle part, quand il plaist à Dieu nous en faire voir quelque rayon : comme Pallas saillit de la teste de son pere, pour se communiquer au monde.

Or voyons ce que l’humaine raison nous a appris de soy et de l’ame : non de l’ame en general, de laquelle quasi toute la Philosophie rend les corps celestes et les premiers corps participants : ny de celle que Thales attribuoit aux choses mesmes, qu’on tient inanimées, convié par la consideration de l’aimant : mais de celle qui nous appartient, que nous devons mieux cognoistre.

Ignoratur enim quæ sit natura animaï,
Nata sit, an contrà nascentibus insinuetur,
Et simul intereat nobiscum morte dirempta,
An tenebras orci visat, vastásque lacunas,
An pecudes alias divinitus insinuet se.

A Crates et Dicæarchus, qu’il n’y en avoit du tout point, mais que le corps s’esbranloit ainsi d’un mouvement naturel : à Platon, que c’estoit une substance se mouvant de soy-mesme : à Thales, une nature sans repos : à Asclepiades, une exercitation des sens : à Hesiodus et Anaximander, chose composée de terre et d’eau : à Parmenides, de terre et de feu : à Empedocles, de sang :

Sanguineam vomit ille animam ;

à Possidonius, Cleanthes et Galen, une chaleur ou complexion chaleureuse,

Igneus est ollis vigor, et coelestis origo ;

à Hippocrates, un esprit espandu par le corps : à Varro, un air receu par la bouche, eschauffé au poulmon, attrempé au cœur, et espandu par tout le corps : à Zeno, la quint’-essence des quatre elemens : à Heraclides Ponticus, la lumiere : à Xenocrates, et aux Ægyptiens, un nombre mobile : aux Chaldées, une vertu sans forme determinée.

habitum quendam vitalem corporis esse,
Harmoniam Græci quam dicunt.

N’oublions pas Aristote, ce qui naturellement fait mouvoir le corps, qu’il nomme entelechie : d’une autant froide invention que nulle autre : car il ne parle ny de l’essence, ny de l’origine, ny de la nature de l’ame, mais en remerque seulement l’effect. Lactance, Seneque, et la meilleure part entre les dogmatistes, ont confessé que c’estoit chose qu’ils n’entendoient pas. Et apres tout ce denombrement d’opinions : Harum sententiarum quæ vera sit, Deus aliquis viderit, dit Cicero. Je connoy par moy, dit S. Bernard, combien Dieu est incomprehensible, puis que les pieces de mon estre propre, je ne les puis comprendre. Heraclitus, qui tenoit, tout estre plein d’ames et de daimons, maintenoit pourtant, qu’on ne pouvoit aller tant avant vers la cognoissance de l’ame, qu’on y peust arriver, si profonde estre son essence.

Il n’y a pas moins de dissension, ny de debat à la loger. Hippocrates et Hierophilus la mettent au ventricule du cerveau : Democritus et Aristote, par tout le corps :

Ut bona sæpe valetudo cum dicitur esse
Corporis, Et non est tamen hæc pars ulla valentis.

Epicurus, en l’estomach :

Hic exultat enim pavor ac metus, hæc loca circùm
Lætitiæ mulcent.

Les Stoïciens, autour et dedans le cœur : Erasistratus, joignant la membrane de l’Epicrane : Empedocles, au sang : comme aussi Moyse, qui fut la cause pourquoy il defendit de manger le sang des bestes, auquel leur ame est jointe : Galen a pensé que chaque partie du corps ait son ame : Strato l’a logée entre les deux sourcils : Qua facie quidem sit animus, aut ubi habitet, ne quærendum quidem est : dit Cicero. Je laisse volontiers à cet homme ses mots propres : Iroy-je à l’eloquence alterer son parler ? Joint qu’il y a peu d’acquest à desrober la matiere de ses inventions. Elles sont et peu frequentes, et peu roides, et peu ignorées ? Mais la raison pourquoy Chrysippus l’argumente autour du cœur, comme les autres de sa secte, n’est pas pour estre oubliée : C’est par ce, dit-il, que quand nous voulons asseurer quelque chose, nous mettons la main sur l’estomach : et quand nous voulons prononcer, ἔγο, qui signifie moy, nous baissons vers l’estomach la machouëre d’embas. Ce lieu ne se doit passer, sans remerquer la vanité d’un si grand personnage : Car outre ce que ces considerations sont d’elles mesmes infiniment legeres, la derniere ne preuve qu’aux Grecs, qu’ils ayent l’ame en cet endroit là. Il n’est jugement humain, si tendu, qui ne sommeille par fois.

Que craignons nous à dire ? Voyla les Stoïciens peres de l’humaine prudence, qui trouvent, que l’ame d’un homme accablé sous une ruine, traine et ahanne long temps à sortir, ne se pouvant desmesler de la charge, comme une sourix prinse à la trapelle.

Aucuns tiennent, que le monde fut faict pour donner corps par punition, aux esprits decheus par leur faute, de la pureté en quoy ils avoyent esté creés : la premiere creation n’ayant esté qu’incorporelle : Et que selon qu’ils se sont plus ou moins esloignez de leur spiritualité, on les incorpore plus et moins alaigrement ou lourdement. De là vient la varieté de tant de matiere creée. Mais l’esprit, qui fut pour sa peine investi du corps du Soleil, devoit avoir une mesure d’alteration bien rare et particuliere. Les extremitez de nostre perquisition tombent toutes en esblouyssement. Comme dit Plutarque de la teste des histoires, qu’à la mode des chartes, l’orée des terres cognuës est saisie de marests, forests profondes, deserts et lieux inhabitables. Voyla pourquoy les plus grossieres et pueriles ravasseries, se trouvent plus en ceux qui traittent les choses plus hautes, et plus avant : s’abysmants en leur curiosité et presomption. La fin et le commencement de science, se tiennent en pareille bestise. Voyez prendre à mont l’essor à Platon en ses nuages poëtiques : Voyez chez luy le jargon des Dieux. Mais à quoy songeoit-il, quand il definit l’homme, un animal à deux pieds, sans plume : fournissant à ceux qui avoyent envie de se moquer de luy, une plaisante occasion ? car ayans plumé un chapon vif, ils alloyent le nommant, l’homme de Platon.

Et quoy les Epicuriens, de qu’elle simplicité estoyent ils allez premierement imaginer, que leurs atomes, qu’ils disoyent estre des corps ayants quelque pesanteur, et un mouvement naturel contre bas, eussent basti le monde : jusques à ce qu’ils fussent avisez par leurs adversaires, que par ceste description, il n’estoit pas possible qu’ils se joignissent et se prinsent l’un à l’autre, leur cheute estant ainsi droite et perpendiculaire, et engendrant par tout des lignes paralleles ? Parquoy il fut force, qu’ils y adjoustassent depuis un mouvement de costé, fortuite : et qu’ils fournissent encore à leurs atomes, des queuës courbes et crochuës, pour les rendre aptes à s’attacher et se coudre.

Et lors mesme, ceux qui les poursuyvent de ceste autre consideration, les mettent il pas en peine ? Si les Atomes ont par sort formé tant de sortes de figures, pourquoy ne se sont ils jamais rencontrez à faire une maison et un soulier ? Pourquoy de mesme ne croid on, qu’un nombre infini de lettres Grecques versées emmy la place, seroyent pour arriver à la contexture de l’Iliade ? Ce qui est capable de raison, dit Zenon, est meilleur, que ce qui n’en est point capable : Il n’est rien meilleur que le monde : Il est donc capable de raison. Cotta par ceste mesme argumentation fait le monde mathematicien : Et le fait musicien et organiste, par ceste autre argumentation aussi de Zenon : Le tout est plus que la partie : Nous sommes capables de sagesse, et sommes parties du monde : Il est donc sage.

Il se void infinis pareils exemples, non d’argumens faux seulement, mais ineptes, ne se tenans point, et accusans leurs autheurs non tant d’ignorance que d’imprudence, és reproches que les philosophes se font les uns aux autres sur les dissentions de leurs opinions, et de leurs sectes. Qui fagoteroit suffisamment un amas des asneries de l’humaine sapience, il diroit merveilles.

J’en assemble volontiers, comme une montre, par quelque biais non moins utile que les instructions plus moderees. Jugeons par là ce que nous avons à estimer de l’homme, de son sens et de sa raison, puis qu’en ces grands personnages, et qui ont porté si haut l’humaine suffisance, il s’y trouve des deffauts si apparens et si grossiers. Moy j’aime mieux croire qu’ils ont traitté la science casuelement ainsi, qu’un jouët à toutes mains, et se sont esbatus de la raison, comme d’un instrument vain et frivole, mettans en avant toutes sortes d’inventions et de fantasies tantost plus tenduës, tantost plus lasches. Ce mesme Platon, qui definit l’homme comme une poulle, dit ailleurs apres Socrates, qu’il ne sçait à la verité que c’est que l’homme, et que c’est l’une des pieces du monde d’autant difficile cognoissance. Par ceste varieté et instabilité d’opinions, ils nous menent comme par la main tacitement à ceste resolution de leur irresolution. Ils font profession de ne presenter pas tousjours leur avis à visage descouvert et apparent : ils l’ont caché tantost soubs des umbrages fabuleux de la Poësie, tantost soubs quelque autre masque : Car nostre imperfection porte encores cela, que la viande crue n’est pas tousjours propre à nostre estomach : il la faut assecher, alterer et corrompre : Ils font de mesmes : ils obscurcissent par fois leurs naïfves opinions et jugemens, et les falsifient pour s’accommoder à l’usage publique. Ils ne veulent pas faire profession expresse d’ignorance, et de l’imbecillité de la raison humaine, pour ne faire peur aux enfans : Mais ils nous la descouvrent assez soubs l’apparence d’une science trouble et inconstante.

Je conseillois en Italie à quelqu’un qui estoit en peine de parler Italien, que pourveu qu’il ne cherchast qu’à se faire entendre, sans y vouloir autrement exceller, qu’il employast seulement les premiers mots qui luy viendroyent à la bouche, Latins, François, Espagnols, ou Gascons, et qu’en y adjoustant la terminaison Italienne, il ne faudroit jamais à rencontrer quelque idiome du pays, ou Thoscan, ou Romain, ou Venetien, ou Piemontois, ou Napolitain, et de se joindre à quelqu’une de tant de formes. Je dis de mesme de la Philosophie : elle a tant de visages et de varieté, et a tant dict, que tous nos songes et resveries s’y trouvent. L’humaine phantasie ne peut rien concevoir en bien et en mal qui n’y soit : Nihil tam absurde dici potest, quod non dicatur ab aliquo philosophorum. Et j’en laisse plus librement aller mes caprices en public : d’autant que bien qu’ils soyent nez chez moy, et sans patron, je sçay qu’ils trouveront leur relation à quelque humeur ancienne, et ne faudra quelqu’un de dire : Voyla d’où il le print.

Mes mœurs sont naturelles : je n’ay point appellé à les bastir, le secours d’aucune discipline : Mais toutes imbecilles qu’elles sont, quand l’envie m’a prins de les reciter, et que pour les faire sortir en publiq, un peu plus decemment, je me suis mis en devoir de les assister, et de discours, et d’exemples : ç’a esté merveille à moy mesme, de les rencontrer par cas d’adventure, conformes à tant d’exemples et discours philosophiques. De quel regiment estoit ma vie, je ne l’ay appris qu’apres qu’elle est exploittée et employée.

Nouvelle figure : Un philosophe impremedité et fortuit.

Pour revenir à nostre ame, ce que Platon a mis la raison au cerveau, l’ire au cœur, et la cupidité au foye, il est vray-semblable que ç’a esté plustost une interpretation des mouvemens de l’ame, qu’une division, et separation qu’il en ayt voulu faire, comme d’un corps en plusieurs membres. Et la plus vray-semblable de leurs opinions est, que c’est tousjours une ame, qui par sa faculté ratiocine, se souvient, comprend, juge, desire et exerce toutes ses autres operations par divers instrumens du corps, comme le nocher gouverne son navire selon l’experience qu’il en a, ores tendant ou laschant une corde, ores haussant l’antenne, ou remuant l’aviron, par une seule puissance conduisant divers effets : Et qu’elle loge au cerveau : ce qui appert de ce que les blessures et accidens qui touchent ceste partie, offensent incontinent les facultez de l’ame : de là il n’est pas inconvenient qu’elle s’escoule par le reste du corps :

medium non deserit unquam
Coeli Phoebus iter : radiis tamen omnia lustrat.

comme le soleil espand du ciel en hors sa lumiere et ses puissances, et en remplit le monde.

Cætera pars animæ per totum dissita corpus
Paret, Et ad numen mentis moménque movetur.

Aucuns ont dict, qu’il y avoit une ame generale, comme un grand corps, duquel toutes les ames particulieres estoyent extraictes, et s’y en retournoyent, se remeslant tousjours à ceste matiere universelle :

Deum namque ire per omnes
Terrasque tractúsque maris coelumque profundum :
Hinc pecudes, armenta, viros, genus omne ferarum,
Quemque sibi tenues nascentem arcessere vitas,
Scilicet huc reddi deinde, ac resoluta referri
Omnia : nec morti esse locum :

d’autres, qu’elles ne faisoyent que s’y resjoindre et r’attacher : d’autres, qu’elles estoyent produites de la substance divine : d’autres, par les anges, de feu et d’air. Aucuns de toute ancienneté : aucuns, sur l’heure mesme du besoin. Aucuns les font descendre du rond de la Lune, et y retourner. Le commun des anciens, qu’elles sont engendrées de pere en fils, d’une pareille maniere et production que toutes autres choses naturelles : argumentants cela par la ressemblance des enfans aux peres,

Instillata patris virtus tibi :
Fortes creantur fortibus et bonis :

et qu’on void escouler des peres aux enfans, non seulement les marques du corps, mais encores une ressemblance d’humeurs, de complexions, et inclinations de l’ame.

Denique cur acrum violentia triste leonum
Seminium sequitur, dolus vulpibus, Et fuga cervis
A patribus datur, Et patrius pavor incitat artus,
Si non certa suo quia semine seminioque,
Vis animi pariter crescit cum corpore toto ?

que là dessus se fonde la justice divine, punissant aux enfans la faute des peres : d’autant que la contagion des vices paternels est aucunement empreinte en l’ame des enfans, et que le desreglement de leur volonté les touche.

Davantage, que si les ames venoyent d’ailleurs, que d’une suitte naturelle, et qu’elles eussent esté quelque autre chose hors du corps, elles auroyent recordation de leur estre premier ; attendu les naturelles facultez, qui luy sont propres, de discourir, raisonner et se souvenir.

si in corpus nascentibus insinuatur,
Cur superante actam ætatem meminisse nequimus,
Nec vestigia gestarum rerum ulla tenemus ?

Car pour faire valoir la condition de nos ames, comme nous voulons, il les faut presupposer toutes sçavantes, lors qu’elles sont en leur simplicité et pureté naturelle. Par ainsin elles eussent esté telles, estans exemptes de la prison corporelle, aussi bien avant que d’y entrer, comme nous esperons qu’elles seront apres qu’elles en seront sorties. Et de ce sçavoir, il faudroit qu’elles se ressouvinssent encore estans au corps, comme disoit Platon, que ce que nous apprenions, n’estoit qu’un ressouvenir de ce que nous avions sçeu : chose que chacun par experience peut maintenir estre fauce. En premier lieu d’autant qu’il ne nous ressouvient justement que de ce qu’on nous apprend : et que si la memoire faisoit purement son office, aumoins nous suggereroit elle quelque traict outre l’apprentissage. Secondement ce qu’elle sçavoit estant en sa pureté, c’estoit une vraye science, cognoissant les choses comme elles sont, par sa divine intelligence : là où icy on luy fait recevoir la mensonge et le vice, si on l’en instruit ; en quoy elle ne peut employer sa reminiscence, cette image et conception n’ayant jamais logé en elle. De dire que la prison corporelle estouffe de maniere ses facultez naifves, qu’elles y sont toutes esteintes : cela est premierement contraire à cette autre creance, de recognoistre ses forces si grandes, et les operations que les hommes en sentent en cette vie, si admirables, que d’en avoir conclu cette divinité et eternité passée, et l’immortalité à venir ;

Nam si tantopere est animi mutata potestas,
Omnis ut actarum exciderit retinentia rerum,
Non ut opinor ea ab letho jam longior errat. En outre, c’est icy chez nous, et non ailleurs, que doivent estre considerées les forces et les effects de l’ame : tout le reste de ses perfections, luy est vain et inutile : c’est de l’estat present, que doit estre payée et recognue toute son immortalité, et de la vie de l’homme, qu’elle est comtable seulement : Ce seroit injustice de luy avoir retranché ses moyens et ses puissances, de l’avoir desarmée, pour du temps de sa captivité et de sa prison, de sa foiblesse et maladie, du temps où elle auroit esté forcée et contrainte, tirer le jugement et une condemnation de durée infinie et perpetuelle : et de s’arrester à la consideration d’un temps si court, qui est à l’adventure d’une ou de deux heures, ou au pis aller, d’un siecle (qui n’ont non plus de proportion à l’infinité qu’un instant) pour de ce moment d’intervalle, ordonner et establir definitivement de tout son estre. Ce seroit une disproportion inique, de tirer une recompense eternelle en consequence d’une si courte vie.

Platon, pour se sauver de cet inconvenient, veut que les payements futurs se limitent à la durée de cent ans, relativement à l’humaine durée : et des nostres assez leur ont donné bornes temporelles.

Par ainsin ils jugeoyent, que sa generation suyvoit la commune condition des choses humaines : Comme aussi sa vie, par l’opinion d’Epicurus et de Democritus, qui a esté la plus receuë, suyvant ces belles apparences. Qu’on la voyoit naistre ; à mesme que le corps en estoit capable ; on voyoit eslever ses forces comme les corporelles ; on y recognoissoit la foiblesse de son enfance, et avec le temps sa vigueur et sa maturité : et puis sa declination et sa vieillesse, et en fin sa decrepitude :

gigni pariter cum corpore, et unà
Crescere sentimus, paritérque senescere mentem.

Ils l’appercevoient capable de diverses passions et agitée de plusieurs mouvemens penibles, d’où elle tomboit en lassitude et en douleur, capable d’alteration et de changement, d’allegresse, d’assopissement, et de langueur, subjecte à ses maladies et aux offences, comme l’estomach ou le pied :

mentem sanari, corpus ut ægrum
Cernimus, et flecti medicina posse videmus :

esblouye et troublée par la force du vin : desmue de son assiette, par les vapeurs d’une fievre chaude : endormie par l’application d’aucuns medicamens, et reveillée par d’autres.

corpoream naturam animi esse necesse est,
Corporeis quoniam telis ictúque laborat.

On luy voyoit estonner et renverser toutes ses facultez par la seule morsure d’un chien malade, et n’y avoir nulle si grande fermeté de discours, nulle suffisance, nulle vertu, nulle resolution philosophique, nulle contention de ses forces, qui la peust exempter de la subjection de ces accidens : La salive d’un chetif mastin versée sur la main de Socrates, secouër toute sa sagesse et toutes ses grandes et si reglées imaginations, les aneantir de maniere qu’il ne restast aucune trace de sa cognoissance premiere :

vis animaï
Conturbatur… et divisa seorsum
Disjectatur eodem illo distracta veneno.

Et ce venin ne trouver non plus de resistance en cette ame, qu’en celle d’un enfant de quatre ans : venin capable de faire devenir toute la philosophie, si elle estoit incarnée, furieuse et insensée : si que Caton, qui tordoit le col à la mort mesme et à la fortune, ne peust souffrir la veuë d’un miroir, ou de l’eau, accablé d’espouvantement et d’effroy, quand il seroit tombé par la contagion d’un chien enragé, en la maladie que les medecins nomment Hydroforbie.

vis morbi distracta per artus
Turbat agens animam, spumantes æquore salso
Ventorum ut validis fervescunt viribus undæ.

Or quant à ce poinct, la philosophie a bien armé l’homme pour la souffrance de tous autres accidens, ou de patience, ou si elle couste trop à trouver, d’une deffaitte inffallible, en se desrobant tout à faict du sentiment : mais ce sont moyens, qui servent à une ame estant à soy, et en ses forces, capable de discours et de deliberation : non pas à cet inconvenient, où chez un philosophe, une ame devient l’ame d’un fol, troublée, renversée, et perdue. Ce que plusieurs occasions produisent, comme une agitation trop vehemente, que, par quelque forte passion, l’ame peut engendrer en soy-mesme : ou une blessure en certain endroit de la personne : ou une exhalation de l’estomach, nous jectant à un esblouyssement et tournoyement de teste :

morbis in corporis avius errat
Sæpe animus, dementit enim, deliráque fatur,
Interdúmque gravi Lethargo fertur in altum
Æternumque soporem, oculis nutúque cadenti.

Les philosophes n’ont, ce me semble, guere touché ceste corde, non plus qu’une autre de pareille importance. Ils ont ce dilemme tousjours en la bouche, pour consoler nostre mortelle condition : Ou l’ame est mortelle, ou immortelle : Si mortelle, elle sera sans peine : Si immortelle, elle ira en amendant. Ils ne touchent jamais l’autre branche : Quoy, si elle va en empirant ? Et laissent aux poëtes les menaces des peines futures : Mais par là ils se donnent un beau jeu. Ce sont deux omissions qui s’offrent à moy souvent en leurs discours. Je reviens à la premiere : Ceste ame pert l’usage du souverain bien Stoïque, si constant et si ferme. Il faut que nostre belle sagesse se rende en cet endroit, et quitte les armes. Au demeurant, ils consideroient aussi par la vanité de l’humaine raison, que le meslange et societé de deux pieces si diverses, comme est le mortel et l’immortel, est inimaginable :

Quippe etenim mortale æterno jungere, et una
Consentire putare, et fungi mutua posse,
Desipere est. Quid enim diversius esse putandum est,
Aut magis inter se disjunctum discrepitánsque,
Quam mortale quod est, immortali atque perenni
Junctum in concilio sævas tolerare procellas ?

Davantage ils sentoyent l’ame s’engager en la mort, comme le corps.

simul ævo fessa fatiscit.

Ce que, selon Zeno, l’image du sommeil nous montre assez. Car il estime que c’est une defaillance et cheute de l’ame aussi bien que du corps. Contrahi animum, Et quasi labi putat atque decidere. Et ce qu’on apercevoit en aucuns, sa force, et sa vigueur se maintenir en la fin de la vie, ils le rapportoyent à la diversité des maladies, comme on void les hommes en ceste extremité, maintenir, qui un sens, qui un autre, qui l’ouïr, qui le fleurer, sans alteration : et ne se voit point d’affoiblissement si universel, qu’il n’y reste quelques parties entieres et vigoureuses :

Non alio pacto quam si pes cum dolet ægri,
In nullo caput interea sit fortè dolore.

La veuë de nostre jugement se rapporte à la verité, comme fait l’œil du chat-huant, à la splendeur du Soleil, ainsi que dit Aristote : Par où le sçaurions nous mieux convaincre que par si grossiers aveuglemens en une si apparente lumiere ?

Car l’opinion contraire, de l’immortalité de l’ame, laquelle Cicero dit avoir esté premierement introduitte ; au moins du tesmoignage des livres, par Pherecydes Syrius du temps du Roy Tullus (d’autres en attribuent l’invention à Thales : et autres à d’autres) c’est la partie de l’humaine science traictée avec plus de reservation et de doute. Les dogmatistes les plus fermes, sont contraints en cet endroit principalement, de se rejetter à l’abry des ombrages de l’Academie. Nul ne sçait ce qu’Aristote a estably de ce subject, non plus que touts les anciens en general, qui le manient d’une vacillante creance : rem gratissimam promittentium magis quàm probantium. Il s’est caché soubs le nuage des paroles et sens difficiles, et non intelligibles, et a laissé à ses sectateurs, autant à debattre sur son jugement que sur la matiere. Deux choses leur rendoient ceste opinion plausible : l’une, que sans l’immortalité des ames, il n’y auroit plus dequoy asseoir les vaines esperances de la gloire, qui est une consideration de merveilleux credit au monde : l’autre, que c’est une tres-utile impression, comme dit Platon, que les vices, quand ils se desroberont de la veuë et cognoissance de l’humaine justice, demeurent tousjours en butte à la divine, qui les poursuyvra, voire apres la mort des coulpables.

Un soing extreme tient l’homme d’alonger son estre ; il y a pourveu par toutes ses pieces. Et pour la conservation du corps, sont les sepultures : pour la conservation du nom, la gloire.

Il a employé toute son opinion à se rebastir (impatient de sa fortune) et à s’estançonner par ses inventions. L’ame par son trouble et sa foiblesse, ne pouvant tenir sur son pied, va questant de toutes parts des consolations, esperances et fondements, et des circonstances estrangeres, où elle s’attache et se plante. Et pour legers et fantastiques que son invention les luy forge, s’y repose plus seurement qu’en soy, et plus volontiers.

Mais les plus aheurtez à ceste si juste et claire persuasion de l’immortalité de nos esprits ; c’est merveille comme ils se sont trouvez courts et impuissans à l’establir par leurs humaines forces. Somnia sunt non docentis, sed optantis : disoit un ancien. L’homme peut recognoistre par ce tesmoignage, qu’il doit à la fortune et au rencontre, la verité qu’il descouvre luy seul ; puis que lors mesme, qu’elle luy est tombée en main, il n’a pas dequoy la saisir et la maintenir, et que sa raison n’a pas la force de s’en prevaloir. Toutes choses produites par nostre propre discours et suffisance, autant vrayes que fauces, sont subjectes à incertitude et debat. C’est pour le chastiment de nostre fierté, et instruction de nostre misere et incapacité, que Dieu produisit le trouble, et la confusion de l’ancienne tour de Babel. Tout ce que nous entreprenons sans son assistance, tout ce que nous voyons sans la lampe de sa grace, ce n’est que vanité et folie : L’essence mesme de la verité, qui est uniforme et constante, quand la fortune nous en donne la possession, nous la corrompons et abastardissons par nostre foiblesse. Quelque train que l’homme prenne de soy, Dieu permet qu’il arrive tousjours à ceste mesme confusion, de laquelle il nous represente si vivement l’image par le juste chastiement, dequoy il batit l’outrecuidance de Nemroth, et aneantit les vaines entreprinses du bastiment de sa Pyramide. Perdam sapientiam sapientium, et prudentiam prudentium reprobabo. La diversité d’idiomes et de langues, dequoy il troubla cest ouvrage, qu’est-ce autre chose, que ceste infinie et perpetuelle altercation et discordance d’opinions et de raisons, qui accompaigne et embrouille le vain bastiment de l’humaine science ? Et l’embrouille utilement. Qui nous tiendroit, si nous avions un grain de connoissance ? Ce Sainct m’a faict grand plaisir : Ipsa utilitatis occultatio, aut humilitatis exercitatio est, aut elationis attritio. Jusques à quel poinct de presomption et d’insolence, ne portons nous nostre aveuglement et nostre bestise ?

Mais pour reprendre mon propos : c’estoit vrayement bien raison, que nous fussions tenus à Dieu seul, et au benefice de sa grace, de la verité d’une si noble creance, puis que de sa seule liberalité, nous recevons le fruict de l’immortalité, lequel consiste en la jouyssance de la beatitude eternelle.

Confessons ingenuement, que Dieu seul nous l’a dict, et la foy : Car leçon n’est-ce pas de nature et de nostre raison. Et qui retentera son estre et ses forces, et dedans et dehors, sans ce privilege divin : qui verra l’homme, sans le flatter, il n’y verra ny efficace, ni faculté, qui sente autre chose que la mort et la terre. Plus nous donnons, et devons, et rendons à Dieu, nous en faisons d’autant plus chrestiennement.

Ce que ce philosophe Stoïcien dit tenir du fortuit consentement de la voix populaire, valoit-il pas mieux qu’il le tinst de Dieu ? Cum de animorum æternitate disserimus, non leve momentum apud nos habet consensus hominum, aut timentium inferos, aut colentium. Utor hac publica persuasione.

Or la foiblesse des argumens humains sur ce subject, se connoist singulierement par les fabuleuses circonstances, qu’ils ont adjoustees à la suite de ceste opinion, pour trouver de quelle condition estoit cette nostre immortalité. Laissons les Stoïciens, Usuram nobis largiuntur ; tanquam cornicibus ; diu mansuros aiunt animos, semper negant : qui donnent aux ames une vie au delà de ceste cy, mais finie. La plus universelle et plus receuë fantaisie, et qui dure jusques à nous, ç’a esté celle, de laquelle on fait autheur Pythagoras ; non qu’il en fust le premier inventeur, mais d’autant qu’elle receut beaucoup de poix, et de credit, par l’authorité de son approbation : C’est que les ames au partir de nous, ne faisoient que rouler de l’un corps à un autre, d’un lyon à un cheval, d’un cheval à un Roy, se promenants ainsi sans cesse, de maison en maison.

Et luy, disoit se souvenir avoir esté Æthalides, depuis Euphorbus, en apres Hermotimus, en fin de Pyrrhus estre passé en Pythagoras : ayant memoire de soy de deux cents six ans. Adjoustoyent aucuns, que ces mesmes ames remontent au ciel par fois, et en devallent encores :

O pater, anne aliquas ad coelum hinc ire putandum est
Sublimes animas, iterumque ad tarda reverti
Corpora ? quæ lucis miseris tam dira cupido ?

Origene les fait aller et venir eternellement du bon au mauvais estat. L’opinion que Varro recite, est, qu’en quatre cens quarante ans de revolution elles se rejoignent à leur premier corps. Chrysippus, que cela doibt advenir apres certain espace de temps incognu et non limité.

Platon (qui dit tenir de Pindare et de l’ancienne poësie ceste croyance) des infinies vicissitudes de mutation, ausquelles l’ame est preparée, n’ayant ny les peines, ny les recompenses en l’autre monde, que temporelles, comme sa vie en cestuy-cy n’est que temporelle, conclud en elle une singuliere sçience des affaires du ciel, de l’enfer, et d’icy, où elle a passé, repassé, et sejourné à plusieurs voyages : matiere à sa reminiscence.

Voicy son progrés ailleurs : Qui a bien vescu, il se rejoint à l’astre, auquel il est assigné : qui mal, il passe en femme : et si lors mesme il ne se corrige point, il se rechange en beste de condition convenable à ses mœurs vicieuses : et ne verra fin à ses punitions, qu’il ne soit revenu à sa naïve constitution, s’estant par la force de la raison défaict des qualitez grossieres, stupides, et elementaires, qui estoyent en luy.
Mais je ne veux oublier l’objection que font les Epicuriens à ceste transmigration de corps en autre. Elle est plaisante : Ils demandent quel ordre il y auroit, si la presse des mourans venoit à estre plus grande que des naissans. Car les ames deslogées de leur giste seroyent à se fouler à qui prendroit place la premiere dans ce nouvel estuy. Et demandent aussi, à quoy elles passeroient leur temps, ce pendant qu’elles attendroient qu’un logis leur fust appresté : ou au rebours s’il naissoit plus d’animaux, qu’il n’en mourroit, ils disent que les corps seroient en mauvais party, attendant l’infusion de leur ame, et en adviendroit qu’aucuns d’iceux se mourroient avant que d’avoir esté vivans.

Denique connubia ad veneris, partúsque ferarum,
Esse animas præsto deridiculum esse videtur,
Et spectare immortales mortalia membra
Innumero numero, certaréque præproperanter
Inter se, quæ prima potissimáque insinuetur.

D’autres ont arresté l’ame au corps des trespassez, pour en animer les serpents, les vers, et autres bestes, qu’on dit s’engendrer de la corruption de nos membres, voire et de nos cendres : D’autres la divisent en une partie mortelle, et l’autre immortelle : Autres la font corporelle, et ce neantmoins immortelle : Aucuns la font immortelle, sans science et sans cognoissance. Il y en a aussi des nostres mesmes qui ont estimé, que des ames des condamnez, il s’en faisoit des diables : comme Plutarque pense, qu’il se face des dieux de celles qui sont sauvées : Car il est peu de choses que cet autheur là establisse d’une façon de parler si resolue, qu’il fait ceste-cy : maintenant par tout ailleurs une maniere dubitatrice et ambigue. Il faut estimer (dit-il) et croire fermement, que les ames des hommes vertueux selon nature et selon justice divine, deviennent d’hommes saincts, et de saincts demy-dieux, et de demy-dieux, apres qu’ils sont parfaictement, comme és sacrifices de purgation, nettoyez et purifiez, estans delivrez de toute passibilité et de toute mortalité, ils deviennent, non par aucune ordonnance civile, mais à la verité, et selon raison vray-semblable, dieux entiers et parfaicts, en recevant une fin tres heureuse et tres-glorieuse. Mais qui le voudra voir, luy, qui est des plus retenus pourtant et moderez de la bande, s’escarmoucher avec plus de hardiesse, et nous conter ses miracles sur ce propos, je le renvoye à son discours de la Lune, et du Dæmon de Socrates, là où aussi evidemment qu’en nul autre lieu, il se peut adverer, les mysteres de la philosophie avoir beaucoup d’estrangetez communes avec celles de la poësie : l’entendement humain se perdant à vouloir sonder et contreroller toutes choses jusques au bout : tout ainsi comme, lassez et travaillez de la longue course de nostre vie, nous retombons en enfantillage. Voyla les belles et certaines instructions, que nous tirons de la science humaine, sur le subject de nostre ame.

Il n’y a point moins de temerité en ce qu’elle nous apprend des parties corporelles. Choisissons en un, ou deux exemples : car autrement nous nous perdrions dans ceste mer trouble et vaste des erreurs medecinales. Sçachons, si on s’accorde au moins en cecy, de quelle matiere les hommes se produisent les uns des autres. Car quant à leur premiere production, ce n’est pas merveille, si en chose si haute et ancienne, l’entendement humain se trouble et dissipe. Archelaüs le physicien, duquel Socrates fut le disciple et le mignon, selon Aristoxenus, disoit, et les hommes et les animaux avoir esté faicts d’un limon laicteux, exprimé par la chaleur de la terre. Pythagoras dit nostre semence estre l’escume de nostre meilleur sang : Platon, l’escoulement de la moëlle de l’espine du dos : ce qu’il argumente de ce, que cet endroit se sent le premier, de la lasseté de la besongne : Alcmeon, partie de la substance du cerveau : et qu’il soit ainsi, dit-il, les yeux troublent à ceux qui se travaillent outre mesure à cet exercice : Democritus, une substance extraite de toute la masse corporelle : Epicurus, extraicte de l’ame et du corps : Aristote, un excrement tiré de l’aliment du sang le dernier qui s’espand en nos membres : autres, du sang, cuit et digeré par la chaleur des genitoires : ce qu’ils jugent de ce qu’aux extremes efforts, on rend des gouttes de pur sang : enquoy il semble qu’il y ayt plus d’apparence, si on peut tirer quelque apparence d’une confusion si infinie. Or pour mener à effect ceste semence, combien en font-ils d’opinions contraires ? Aristote et Democritus tiennent que les femmes n’ont point de sperme : et que ce n’est qu’une sueur qu’elles eslancent par la chaleur du plaisir et du mouvement, qui ne sert de rien à la generation. Galen au contraire, et ses suyvans, que sans la rencontre des semences, la generation ne se peut faire. Voyla les medecins, les philosophes, les jurisconsultes, et les theologiens, aux prises pesle mesle avec nos femmes, sur la dispute, à quels termes les femmes portent leur fruict. Et moy je secours par l’exemple de moy-mesme, ceux d’entre eux, qui maintiennent la grossesse d’onze moys. Le monde est basty de ceste experience, il n’est si simple femmelette qui ne puisse dire son advis sur toutes ces contestations, et si nous n’en sçaurions estre d’accord.

En voyla assez pour verifier que l’homme n’est non plus instruit de la cognoissance de soy, en la partie corporelle, qu’en la spirituelle. Nous l’avons proposé luy mesmes à soy, et sa raison, à sa raison, pour voir ce qu’elle nous en diroit. Il me semble assez avoir montré combien peu elle s’entend en elle mesme.

Et, qui ne s’entend en soy, en quoy se peut il entendre ?

Quasi vero mensuram ullius rei possit agere, qui sui nesciat. Vrayement Protagoras nous en comtoit de belles, faisant l’homme la mesure de toutes choses, qui ne sçeut jamais seulement la sienne. Si ce n’est luy, sa dignité ne permettra pas qu’autre creature ayt cet advantage. Or luy estant en soy si contraire, et l’un jugement subvertissant l’autre sans cesse, ceste favorable proposition n’estoit qu’une risée, qui nous menoit à conclurre par necessité la neantise du compas et du compasseur.

Quand Thales estime la cognoissance de l’homme tres-difficile à l’homme, il luy apprend, la cognoissance de toute autre chose luy estre impossible.

Vous, pour qui j’ay pris la peine d’estendre un si long corps, contre ma coustume, ne refuyrez point de maintenir vostre Sebonde, par la forme ordinaire d’argumenter, dequoy vous estes tous les jours instruite, et exercerez en celà vostre esprit et vostre estude : car ce dernier tour d’escrime icy, il ne le faut employer que comme un extreme remede. C’est un coup desesperé, auquel il faut abandonner vos armes, pour faire perdre à vostre adversaire les siennes : et un tour secret, duquel il se faut servir rarement et reservément : C’est grande temerité de vous perdre pour perdre un autre.

Il ne faut pas vouloir mourir pour se venger, comme fit Gobrias : Car estant aux prises bien estroictes avec un seigneur de Perse, Darius y survenant l’espée au poing, qui craignoit de frapper, de peur d’assener Gobrias : il luy cria, qu’il donnast hardiment, quand il devroit donner au travers tous les deux. J’ay veu reprouver pour injustes, des armes et conditions de combat singulier desesperées, et ausquelles celuy qui les offroit, mettoit luy et son compaignon en termes d’une fin à tous deux inevitables. Les Portugais prindrent en la mer des Indes certains Turcs prisonniers : lesquels impatiens de leur captivité, se resolurent, et leur succeda, frottant des clous de navire l’un à l’autre, et faisans tomber une estincelle de feu dans les caques de poudre (qu’il y avoit en l’endroit où ils estoyent gardez) d’embraser et mettre en cendre eux, leurs maistres et le vaisseau.

Nous secouons icy les limites et dernieres clostures des sciences : ausquelles l’extremité est vitieuse, comme en la vertu. Tenez vous dans la route commune, il ne fait mie bon estre si subtil et si fin. Souvienne vous de ce que dit le proverbe Thoscan,

Chi troppo s’assottiglia, si scavezza.

Je vous conseille en vos opinions et en vos discours, autant qu’en vos mœurs, et en toute autre chose, la moderation et l’attrempance, et la fuite de la nouvelleté et de l’estrangeté. Toutes les voyes extravagantes me faschent. Vous qui par l’authorité que vostre grandeur vous apporte, et encores plus par les avantages que vous donnent les qualitez plus vostres, pouvez d’un clin d’œil commander à qui il vous plaist, deviez donner ceste charge à quelqu’un, qui fist profession des lettres, qui vous eust bien autrement appuyé et enrichy ceste fantasie. Toutesfois en voicy assez, pour ce que vous en avez à faire.

Epicurus disoit des loix, que les pires nous estoyent si necessaires, que sans elles, les hommes s’entremangeroient les uns les autres. Et Platon verifie que sans loix, nous vivrions comme bestes. Nostre esprit est un util vagabond, dangereux et temeraire : il est malaisé d’y joindre l’ordre et la mesure : de mon temps ceux qui ont quelque rare excellence au dessus des autres, et quelque vivacité extraordinaire, nous les voyons quasi tous, desbordez en licence d’opinions, et de mœurs : c’est miracle s’il s’en rencontre un rassis et sociable. On a raison de donner à l’esprit humain les barrieres les plus contraintes qu’on peut. En l’estude, comme au reste, il luy faut compter et regler ses marches : il luy faut tailler par art les limites de sa chasse. On le bride et garrotte de religions, de loix, de coustumes, de science, de preceptes, de peines, et recompenses mortelles et immortelles : encores voit-on que par sa volubilité et dissolution, il eschappe à toutes ces liaisons. C’est un corps vain, qui n’a par où estre saisi et assené : un corps divers et difforme, auquel on ne peut asseoir nœud ny prise. Certes il est peu d’ames si reglées, si fortes et bien nées, à qui on se puisse fier de leur propre conduicte : et qui puissent avec moderation et sans temerité, voguer en la liberté de leurs jugemens, au delà des opinions communes. Il est plus expedient de les mettre en tutelle.

C’est un outrageux glaive à son possesseur mesme, que l’esprit, à qui ne sçait s’en armer ordonnément et discrettement. Et n’y a point de beste, à qui il faille plus justement donner des orbieres, pour tenir sa veuë subjecte, et contrainte devant ses pas ; et la garder d’extravaguer ny çà ny là, hors les ornieres que l’usage et les loix luy tracent. Parquoy il vous siera mieux de vous resserrer dans le train accoustumé, quel qu’il soit, que de jetter vostre vol à cette licence effrenée. Mais si quelqu’un de ces nouveaux docteurs, entreprend de faire l’ingenieux en vostre presence, aux despens de son salut et du vostre : pour vous deffaire de cette dangereuse peste, qui se respand tous les jours en vos cours, ce preservatif à l’extreme necessité, empeschera que la contagion de ce venin n’offencera, ny vous, ny vostre assistance.

La liberté donc et gaillardise de ces esprits anciens, produisoit en la philosophie et sciences humaines, plusieurs sectes d’opinions differentes, chacun entreprenant de juger et de choisir pour prendre party. Mais à present, que les hommes vont tous un train : qui certis quibusdam destinatisque sententiis addicti et consecrati sunt, ut etiam, quæ non probant, cogantur defendere : Et que nous recevons les arts par civile authorité et ordonnance : Si que les escholes n’ont qu’un patron et pareille institution et discipline circonscripte, on ne regarde plus ce que les monnoyes poisent et valent, mais chacun à son tour, les reçoit selon le prix, que l’approbation commune et le cours leur donne : on ne plaide pas de l’alloy, mais de l’usage : ainsi se mettent egallement toutes choses. On reçoit la medecine, comme la la Geometrie ; et les battelages, les enchantemens, les liaisons, le commerce des esprits des trespassez, les prognostications, les domifications, et jusques à cette ridicule poursuitte de la pierre philosophale, tout se met sans contredict. Il ne faut que sçavoir, que le lieu de Mars loge au milieu du triangle de la main, celuy de Venus au pouce, et de Mercure au petit doigt : et que quand la mensale couppe le tubercle de l’enseigneur, c’est signe de cruauté : quand elle faut soubs le mitoyen, et que la moyenne naturelle fait un angle avec la vitale, soubs mesme endroit, que c’est signe d’une mort miserable : Que si à une femme, la naturelle est ouverte, et ne ferme point l’angle avec la vitale, celà denote qu’elle sera mal chaste. Je vous appelle vous mesme à tesmoin, si avec cette science, un homme ne peut passer avec reputation et faveur parmy toutes compagnies. Theophrastus disoit, que l’humaine cognoissance, acheminée par les sens, pouvoit juger des causes des choses jusques à certaine mesure, mais qu’estant arrivée aux causes extremes et premieres, il falloit qu’elle s’arrestast, et qu’elle rebouchast : à cause ou de sa foiblesse, ou de la difficulté des choses. C’est une opinion moyenne et douce ; que nostre suffisance nous peut conduire jusques à la cognoissance d’aucunes choses, et qu’elle a certaines mesures de puissance, outre lesquelles c’est temerité de l’employer. Cette opinion est plausible, et introduicte par gens de composition : mais il est malaisé de donner bornes à nostre esprit : il est curieux et avide, et n’a point occasion de s’arrester plus tost à mille pas qu’à cinquante : Ayant essayé par experience, que ce à quoy l’un s’estoit failly, l’autre y est arrivé : et que ce qui estoit incogneu à un siecle, le siecle suyvant l’a esclaircy : et que les sciences et les arts ne se jettent pas en moule, ains se forment et figurent peu à peu, en les maniant et pollissant à plusieurs fois, comme les ours façonnent leurs petits en les leschant à loisir : ce que ma force ne peut descouvrir, je ne laisse pas de le sonder et essayer : et en retastant et pestrissant cette nouvelle matiere, la remuant et l’eschauffant, j’ouvre à celuy qui me suit, quelque facilité pour en jouyr plus à son ayse, et la luy rends plus soupple, et plus maniable :

ut hymettia sole
Cera remollescit,tractatáque pollice multas
Vertitur in facies, ipsoque fit utilis usu.

Autant en fera le second au tiers : qui est cause que la difficulté ne me doit pas desesperer ; ny aussi peu mon impuissance, car ce n’est que la mienne. L’homme est capable de toutes choses, comme d’aucunes : Et s’il advouë, comme dit Theophrastus, l’ignorance des causes premieres et des principes, qu’il me quitte hardiment tout le reste de sa science : Si le fondement luy faut, son discours est par terre : Le disputer et l’enquerir, n’a autre but et arrest que les principes : si cette fin n’arreste son cours, il se jecte à une irresolution infinie. Non potest aliud alio magis minusve comprehendi, quoniam omnium rerum una est definitio comprehendendi.

Or il est vray-semblable que si l’ame sçavoit quelque chose, elle se sçauroit premierement elle mesme ; et si elle sçavoit quelque chose hors d’elle, ce seroit son corps et son estuy, avant toute autre chose. Si on void jusques aujourd’huy les dieux de la medecine se debattre de nostre anatomie,

Mulciber in Trojam, pro Troja stabat Apollo :

quand attendons nous qu’ils en soyent d’accord ? Nous nous sommes plus voisins, que ne nous est la blancheur de la nege, ou la pesanteur de la pierre. Si l’homme ne se cognoist, comment cognoist-il ses functions et ses forces ? Il n’est pas à l’advanture, que quelque notice veritable ne loge chez nous ; mais c’est par hazard. Et d’autant que par mesme voye, mesme façon et conduitte, les erreurs se reçoivent en nostre ame, elle n’a pas dequoy les distinguer, ny dequoy choisir la verité du mensonge. Les ] Academiciens recevoyent quelque inclination de jugement, et trouvoyent trop crud de dire qu’il n’estoit pas plus vray-semblable que la nege fust blanche que noire, et que nous ne fussions non plus asseurez du mouvement d’une pierre qui part de nostre main, que de celui de la huictiesme sphere. Et pour éviter cette difficulté et estrangeté, qui ne peut à la verité loger en nostre imagination que malaiséement, quoy qu’ils establissent que nous n’estions aucunement capables de sçavoir, et que la verité est engoufrée dans des profonds abysmes où la veue humaine ne peut penetrer, si advouoint ils les unes choses plus vray-semblables que les autres et recevoyent en leur jugement cette faculté de se pouvoir incliner plustost à une apparence qu’à un’autre : ils luy permettoyent cette propension, luy defandant toute resolution. L’advis des Pyrrhoniens est plus hardy et, quant et quant, plus vray-semblable. Car cette inclination Academique et cette propension à une proposition plustost qu’à une autre, qu’est-ce autre chose que la recognoissance de quelque plus apparente verité en cette cy qu’en celle là ? Si nostre entendement est capable de la forme, des lineamens, du port et du visage de la verité, il la verroit entiere aussi bien que demie, naissante et imperfecte. Cette apparence de verisimilitude qui les faict pendre plustost à gauche qu’à droite, augmentez la ; cette once de verisimilitude qui incline la balance, multipliez la de cent, de mille onces, il en adviendra en fin que la balance prendra party tout à faict, et arrestera un chois et une verité entiere. Mais comment se laissent ils plier à la vray-semblance, s’ils ne cognoissent le vray ? Comment cognoissent ils la semblance de ce dequoy ils ne connoissent pas l’essence ? Ou nous pouvons juger tout à faict, ou tout à faict nous ne le pouvons pas. Si noz facultez intellectuelles et sensibles sont sans fondement et sans pied, si elles ne font que floter et vanter, pour neant laissons nous emporter nostre jugement à aucune partie de leur operation, quelque apparence qu’elle semble nous presenter ; et la plus seure assiete de nostre entendement, et la plus heureuse, ce seroit celle là où il se maintiendroit rassis, droit, inflexible, sans bransle et sans agitation. Inter visa vera aut falsa ad animi assensum nihil interest. Que les choses ne logent pas chez nous en leur forme et en leur essence, et n’y facent leur entrée de leur force propre et authorité, nous le voyons assez : par ce que, s’il estoit ainsi, nous les recevrions de mesme façon ; le vin seroit tel en la bouche du malade qu’en la bouche du sain. Celuy qui a des crevasses aux doits, ou qui les a gourdes, trouveroit une pareille durté au bois ou au fer qu’il manie, que fait un autre. Les subjets estrangers se rendent donc à nostre mercy ; ils logent chez nous comme il nous plaist. Or si de nostre part nous recevions quelque chose sans alteration, si les prises humaines estoient assez capables et fermes pour saisir la verité par noz propres moyens, ces moyens estans communs à tous les hommes, cette verité se rejecteroit de main en main de l’un à l’autre. Et au moins se trouveroit il une chose au monde, de tant qu’il y en a, qui se croiroit par les hommes d’un consentement universel. Mais ce, qu’il ne se void aucune proposition qui ne soit debatue et controverse entre nous, ou qui ne le puisse estre, montre bien que nostre jugement naturel ne saisit pas bien clairement ce qu’il saisit ; car mon jugement ne le peut faire recevoir au jugement de mon compaignon : qui est signe que je l’ay saisi par quelque autre moyen que par une naturelle puissance qui soit en moy et en tous les hommes. Laissons à part cette infinie confusion d’opinions qui se void entre les philosophes mesmes, et ce debat perpetuel et universel en la connoissance des choses. Car cela est presuposé tres-veritablement, que de aucune chose les hommes, je dy les sçavans les mieux nais, les plus suffisans, ne sont d’accord, non pas que le ciel soit sur nostre teste ; car ceux qui doutent de tout, doutent aussi de cela ; et ceux qui nient que nous puissions aucune chose comprendre, disent que nous n’avons pas compris que le ciel soit sur nostre teste ; et ces deux opinions sont en nombre, sans comparaison, les plus fortes. Outre cette diversité et division infinie, par le trouble que nostre jugement nous donne à nous mesmes, et l’incertitude que chacun sent en soy, il est aysé à voir qu’il a son assiete bien mal assurée. Combien diversement jugeons nous des choses ? combien de fois changeons nous nos fantasies ? Ce que je tiens aujourd’huy et ce que je croy, je le tiens et le croy de toute ma croyance ; tous mes utils et tous mes ressorts empoignent cette opinion et m’en respondent sur tout ce qu’ils peuvent. Je ne sçaurois ambrasser aucune verité ny conserver avec plus de force que je fay cette cy. J’y suis tout entier, j’y suis voyrement ; mais ne m’est il pas advenu, non une fois, mais cent, mais mille, et tous les jours, d’avoir ambrassé quelque autre chose à tout ces mesmes instrumens, en cette mesme condition, que depuis j’aye jugée fauce ? Au moins faut il devenir sage à ses propres despans. Si je me suis trouvé souvent trahy sous cette couleur, si ma touche se trouve ordinairement fauce, et ma balance inegale et injuste, quelle asseurance en puis-je prendre à cette fois plus qu’aux autres ? N’est-ce pas sottise de me laisser tant de fois piper à un guide ? Toutesfois, que la fortune nous remue cinq cens fois de place, qu’elle ne face que vuyder et remplir sans cesse, comme dans un vaisseau, dans nostre croyance autres et autres opinions, tousjours la presente et la derniere c’est la certaine et l’infallible. Pour cette cy il faut abandonner les biens, l’honneur, la vie et le salut, et tout,

posterior res illa reperta,
Perdit, et immutat sensus ad pristina quaeque. Quoy qu’on nous presche, quoy que nous aprenons, il faudroit tousjours se souvenir que c’est l’homme qui donne et l’homme qui reçoit ; c’est une mortelle main qui nous le presente, c’est une mortelle main qui l’accepte. Les choses qui nous viennent du ciel, ont seules droict et auctorité de persuasion ; seules, marque de verité : laquelle aussi ne voyons nous pas de nos yeux, ny ne la recevons par nos moyens : cette sainte et grande image ne pourroit pas en un si chetif domicile, si Dieu pour cet usage ne le prepare, si Dieu ne le reforme et fortifie par sa grace et faveur particuliere et supernaturelle. Au-moins devroit nostre condition fautiere nous faire porter plus moderément et retenuement en noz changemens. Il nous devroit souvenir, quoy que nous receussions en l’entendement, que nous y recevons souvent des choses fauces, et que c’est par ces mesmes utils qui se démentent et qui se trompent souvent. Or n’est il pas merveille s’ils se démentent, estant si aisez à incliner et à tordre par bien legeres occurrences. Il est certain que nostre apprehension, nostre jugement et les facultez de nostre ame en general souffrent selon les mouvemens et alterations du corps, lesquelles alterations sont continuelles. N’avons nous pas l’esprit plus esveillé, la memoire plus prompte, le discours plus vif en santé qu’en maladie ? La joye et la gayeté ne nous font elles pas recevoir les subjets qui se presentent à nostre ame d’un tout autre visage que le chagrin et la melancholie ? Pensez-vous que les vers de Catulle ou de Sapho rient à un vieillart avaritieux et rechigné comme à un jeune homme vigoreux et ardent ? Cleomenes, fils d’Anaxandridas, estant malade, ses amys luy reprochoient qu’il avoit des humeurs et fantasies nouvelles et non accoustumées : Je croy bien, fit-il ; aussi ne suis-je pas celuy que je suis estant sain : estant autre, aussi sont autres mes opinions et fantasies. En la chicane de nos palais ce mot est en usage, qui se dit des criminels qui rencontrent les juges en quelque bonne trampe douce et debonnaire : Gaudeat de Bona Fortuna qu’il jouisse de ce bon heur ; car il est certain que les jugemens se rencontrent par fois plus tendus à la condamnation, plus espineux et aspres, tantost plus faciles, aysez et enclins à l’excuse. Tel qui raporte de sa maison la douleur de la goute, la jalousie, ou le larrecin de son valet, ayant toute l’ame teinte et abreuvée de colere, il ne faut pas douter que son jugement ne s’en altere vers cette part là. Ce venerable senat d’Areopage jugeoit de nuict, de peur que la veue des poursuivans corrompit sa justice. L’air mesme et la serenité du ciel nous apporte quelque mutation, comme dit ce vers Grec en Cicero,
Tales sunt hominum mentes, quali pater ipse
Juppiter auctifera lustravit lampade terras.

Ce ne sont pas seulement les fievres, les breuvages et les grands accidens qui renversent nostre jugement ; les moindres choses du monde le tournevirent. Et ne faut pas douter, encores que nous ne le sentions pas, que, si la fievre continue peut atterrer nostre ame, que la tierce n’y apporte quelque alteration selon sa mesure et proportion. Si l’apoplexie assoupit et esteint tout à fait la veue de nostre intelligence, il ne faut pas doubter que le morfondement ne l’esblouisse ; et, par conséquent, à peine se peut il rencontrer une seule heure en la vie où nostre jugement se trouve en sa deue assiete, nostre corps estant subject à tant de continuelles mutations, et estofé de tant de sortes de ressorts, que (j’en croy les medecins) combien il est malaisé qu’il n’y en ayt tousjours quelqu’un qui tire de travers. Au demeurant, cette maladie ne se descouvre pas si aisément, si elle n’est du tout extreme et irremediable, d’autant que la raison va tousjours, et torte, et boiteuse, et deshanchée, et avec le mensonge comme avec la verité. Par ainsin il est malaisé de descouvrir son mesconte et desreglement. J’appelle tousjours raison cette apparence de discours que chacun forge en soy : cette raison, de la condition de laquelle il y en peut avoir cent contraires autour d’un mesme subject, c’est un instrument de plomb et de cire, alongeable, ployable et accommodable à tous biais et à toutes mesures ; il ne reste que la suffisance de le sçavoir contourner. Quelque bon dessein qu’ait un juge, s’il ne s’escoute de prez, à quoy peu de gens s’amusent, l’inclination à l’amitié, à la parenté, à la beauté et à la vengeance, et non pas seulement choses si poisantes, mais cet instint fortuite qui nous faict favoriser une chose plus qu’une autre, et qui nous donne, sans le congé de la raison, le chois en deux pareils subjects, ou quelque umbrage de pareille vanité, peuvent insinuer insensiblement en son jugement la recommandation ou deffaveur d’une cause et donner pente à la balance. Moy qui m’espie de plus prez, qui ay les yeux incessamment tendus sur moy, comme celuy qui n’ay pas fort à-faire ailleurs,

quis sub Arcto
Rex gelidae metuatur orae,
Quid Tyridatem terreat, unice
Securus,

à peine oseroy-je dire la vanité et la foiblesse que je trouve chez moy. J’ay le pied si instable et si mal assis, je le trouve si aysé à croler et si prest au branle, et ma veue si desreglée, que à jun je me sens autre qu’apres le repas ; si ma santé me rid et la clarté d’un beau jour, me voylà honneste homme ; si j’ay un cor qui me presse l’orteil, me voylà renfroigné, mal plaisant et inaccessible. Un mesme pas de cheval me semble tantost rude, tantost aysé, et mesme chemin à cette heure plus court, une autre-fois plus long, et une mesme forme ores plus, ores moins agreable. Maintenant je suis à tout faire, maintenant à rien faire ; ce qui m’est plaisir à cette heure, me sera quelque fois peine. Il se faict mille agitations indiscretes et casuelles chez moy. Ou l’humeur melancholique me tient, ou la cholerique ; et de son authorité privée, à cet’heure le chagrin predomine en moy, à cet’heure l’alegresse. Quand je prens des livres, j’auray apperceu en tel passage des graces excellentes et qui auront feru mon ame ; qu’un’autre fois j’y retombe, j’ay beau le tourner et virer, j’ay beau le plier et le manier, c’est une masse inconnue et informe pour moy. En mes escris mesmes je ne retrouve pas tousjours l’air de ma premiere imagination : je ne sçay ce que j’ay voulu dire, et m’eschaude souvent à corriger et y mettre un nouveau sens, pour avoir perdu le premier, qui valloit mieux. Je ne fay qu’aller et venir : mon jugement ne tire pas tousjours en avant ; il flotte, il vague,

velut minuta magno
Deprensa navis in mari vesaniente vento.

Maintes-fois (comme il m’advient de faire volontiers) ayant pris pour exercice et pour esbat à maintenir une contraire opinion à la mienne, mon esprit, s’applicant et tournant de ce costé là, m’y attache si bien que je ne trouve plus la raison de mon premier advis, et m’en despars. Je m’entraine quasi où je penche, comment que ce soit, et m’emporte de mon pois. Chacun à peu pres en diroit autant de soy, s’il se regardoit comme moy. Les prescheurs sçavent que l’emotion qui leur vient en parlant, les anime vers la creance, et qu’en cholere nous nous adonnons plus à la deffense de nostre proposition, l’imprimons en nous et l’embrassons avec plus de vehemence et d’approbation que nous ne faisons estant en nostre sens froid et reposé. Vous recitez simplement une cause à l’advocat, il vous y respond chancellant et doubteux : vous sentez qu’il luy est indifferent de prendre à soustenir l’un ou l’autre party ; l’avez vous bien payé pour y mordre et pour s’en formaliser, commence il d’en estre interessé, y a-il eschauffé sa volonté ? sa raison et sa science s’y eschauffent quant et quant ; voilà une apparente et indubitable verité qui se presente à son entendement ; il y descouvre une toute nouvelle lumiere, et le croit à bon escient, et se le persuade ainsi. Voire, je ne sçay si l’ardeur qui naist du despit et de l’obstination à l’encontre de l’impression et violence du magistrat et du danger, ou l’interest de la reputation n’ont envoyé tel homme soustenir jusques au feu l’opinion pour laquelle, entre ses amys, et en liberté, il n’eust pas voulu s’eschauder le bout du doigt. Les secousses et esbranlemens que nostre ame reçoit par les passions corporelles, peuvent beaucoup en elle, mais encore plus les siennes propres, ausquelles elle est si fort en prinse qu’il est à l’advanture soustenable qu’elle n’a aucune autre alleure et mouvement que du souffle de ses vents, et que, sans leur agitation, elle resteroit sans action, comme un navire en pleine mer, que les vents abandonnent de leur secours. Et qui maintiendroit cela suivant le parti des Peripateticiens ne nous feroit pas beaucoup de tort, puis qu’il est connu que la pluspart des plus belles actions de l’ame procedent et ont besoin de cette impulsion des passions. La vaillance, disent-ils, ne se peut parfaire sans l’assistance de la cholere. Semper Ajax fortis, fortissimus tamen in furore. Ny ne court on sus aux meschants et aux ennemis assez vigoureusement, si on n’est courroucé ; et veulent que l’advocat inspire le courrous aux juges pour en tirer justice. Les cupiditez emeurent Themistocles, emeurent Demosthenes, et ont poussé les philosophes aux travaux, veillées et peregrinations ; nous meinent à l’honneur, à la doctrine, à la santé, fins utiles. Et cette lascheté d’ame à souffrir l’ennuy et la fascherie sert à nourrir en la consciance la penitence et la repantance, et à sentir les fleaux de Dieu pour nostre chastiment et les fleaux de la correction politique. La compassion sert d’aiguillon à la clemence, et la prudence de nous conserver et gouverner est esveillée par nostre crainte ; et combien de belles actions par l’ambition ? combien par la presomption ? Aucune eminente et gaillarde vertu en fin n’est sans quelque agitation desreglée. Seroit-ce pas l’une des raisons qui auroit meu les Epicuriens à descharger Dieu de tout soin et sollicitude de nos affaires, d’autant que les effects mesmes de sa bonté ne se pouvoient exercer envers nous sans esbranler son repos par le moyen des passions, qui sont comme des piqueures et sollicitations acheminant l’ame aux actions vertueuses ? Ou bien ont ils creu autrement et les ont prinses comme tempestes qui desbauchent honteusement l’ame de sa tranquilité ? Ut maris tranquillitas intelligitur, nulla ne minima quidem aura fluctus commovente : sic animi quietus et placatus status cernitur, quum perturbatio nulla est qua moveri queat.

Quelles differences de sens et de raison, quelle contrarieté d’imaginations nous presente la diversité de nos passions ! Quelle asseurance pouvons nous donq prendre de chose si instable et si mobile, subjecte par sa condition à la maistrise du trouble, n’allant jamais qu’un pas forcé et emprunté ? Si nostre jugement est en main à la maladie mesmes et à la perturbation ; si c’est de la folie et de la temerité qu’il est tenu de recevoir l’impression des choses, quelle seurté pouvons nous attendre de luy ? N’y a il point de la hardiesse à la philosophie d’estimer des hommes qu’ils produisent leurs plus grands effects et plus approchans de la divinité, quand ils sont hors d’eux et furieux et insensez ? Nous nous amendons par la privation de nostre raison et son assoupissement. Les deux voies naturelles pour entrer au cabinet des Dieux et y preveoir le cours des destinées sont la fureur et le sommeil. Cecy est plaisant à considérer : par la dislocation que les passions apportent à nostre raison, nous devenons vertueux ; par son extirpation que la fureur ou l’image de la mort apporte, nous devenons prophetes et divins. Jamais plus volontiers je ne l’en creus. C’est un pur enthousiasme que la saincte verité a inspiré en l’esprit philosophique, qui luy arrache, contre sa proposition, que l’estat tranquille de nostre ame, l’estat rassis, l’estat plus sain que la philosophie luy puisse acquerir n’est pas son meilleur estat. Nostre veillée est plus endormie que le dormir ; nostre sagesse, moins sage que la folie. Noz songes vallent mieux que noz discours. La pire place que nous puissions prendre, c’est en nous. Mais pense elle pas que nous ayons l’advisement de remarquer que la voix qui faict l’esprit, quand il est despris de l’homme, si clair-voyant, si grand, si parfaict et, pendant qu’il est en l’homme, si terrestre, ignorant et tenebreux, c’est une voix partant de l’esprit qui est partie de l’homme terrestre, ignorant et tenebreux, et à cette cause voix infiable et incroyable ? Je n’ay point grande experience de ces agitations vehementes (estant d’une complexion molle et poisante) desquelles la pluspart surprennent subitement nostre ame, sans luy donner loisir de se connoistre. Mais cette passion qu’on dict estre produite par l’oisiveté au cœur des jeunes hommes, quoy qu’elle s’achemine avec loisir et d’un progrès mesuré, elle represente bien evidemment, à ceux qui ont essayé de s’opposer à son effort, la force de cette conversion et alteration que nostre jugement souffre. J’ay autrefois entrepris de me tenir bandé pour la soustenir et rabatre (car il s’en faut tant que je sois de ceux qui convient les vices, que je ne les suis pas seulement, s’ils ne m’entrainent), je la sentois naistre, croistre, et s’augmenter en despit de ma resistance, et en fin, tout voyant et vivant, me saisir et posseder de façon que, comme d’une yvresse, l’image des choses me commençoit à paroistre autre que de coustume ; je voyois evidemment grossir et croistre les avantages du subjet que j’allois désirant, et agrandir et enfler par le vent de mon imagination ; les difficultez de mon entreprinse s’aiser et se planir, mon discours et ma conscience se tirer arriere ; mais, ce feu estant evaporé, tout à un instant, comme de la clarté d’un esclair, mon ame reprendre une autre sorte de veue, autre estat et autre jugement ; les difficultez de la retraite me sembler grandes et invincibles, et les mesmes choses de bien autre goust et visage que la chaleur du desir ne me les avoit presentées. Lequel plus veritablement, Pyrrho n’en sçait rien. Nous ne sommes jamais sans maladie. Les fièvres ont leur chaud et leur froid ; des effects d’une passion ardente nous retombons aux effects d’une passion frilleuse. Autant que je m’estois jetté en avant, je me relance d’autant en arriere :

Qualis ubi alterno procurrens gurgite pontus
Nunc ruit ad terras, scopulisque superjacit undam,
Spumeus, extremamque sinu perfundit arenam ;
Nunc rapidus retro atque aestu revoluta resorbens
Saxa fugit, littusque vado labente relinquit.

Or de la cognoissance de cette mienne volubilité j’ay par accident engendré en moy quelque constance d’opinions, et n’ay guiere alteré les miennes premieres et naturelles. Car, quelque apparence qu’il y ayt en la nouvelleté, je ne change pas aisément, de peur que j’ay de perdre au change. Et, puis que je ne suis pas capable de choisir, je pren le chois d’autruy et me tien en l’assiette où Dieu m’a mis. Autrement, je ne me sçauroy garder de rouler sans cesse. Ainsi me suis-je, par la grace de Dieu, conservé entier, sans agitation et trouble de conscience, aux anciennes creances de nostre religion, au travers de tant de sectes et de divisions que nostre siecle a produittes. Les escrits des anciens, je dis les bons escrits, pleins et solides, me tentent et remuent quasi où ils veulent ; celuy que j’oy me semble tousjours le plus roide ; je les trouve avoir raison chacun à son tour, quoy qu’ils se contrarient. Cette aisance que les bons esprits ont de rendre ce qu’ils veulent vray-semblable, et qu’il n’est rien si estrange à quoy ils n’entreprennent de donner assez de couleur pour tromper une simplicité pareille à la mienne, cela montre evidemment la foiblesse de leur preuve. Le ciel et les estoilles ont branlé trois mille ans ; tout le monde l’avoit ainsi creu, jusques à ce que Cleanthes le Samien ou, selon Theophraste, Nicetas Siracusien s’avisa de maintenir que c’estoit la terre qui se mouvoit par le cercle oblique du Zodiaque tournant à l’entour de son aixieu ; et, de nostre temps, Copernicus a si bien fondé cette doctrine qu’il s’en sert tres-regléement à toutes les consequences Astronomiques. Que prendrons nous de là, sinon qu’il ne nous doit chaloir le quel ce soit des deux ? Et qui sçait qu’une tierce opinion, d’icy à mille ans, ne renverse les deux precedentes ?

Sic volvenda aetas commutat tempora rerum :
Quod fuit in pretio, fit nullo denique honore ;
Porro aliud succedit, et è contemptibus exit,
Inque dies magis appetitur, florétque repertum
Laudibus, et miro est mortales inter honore.

Ainsi, quand il se presente à nous quelque doctrine nouvelle, nous avons grande occasion de nous en deffier, et de considerer qu’avant qu’elle fut produite sa contraire estoit en vogue ; et, comme elle a esté renversée par cette-cy, il pourra naistre à l’advenir une tierce invention qui choquera de mesme la seconde. Avant que les principes qu’Aristote a introduicts, fussent en credit, d’autres principes contentoient la raison humaine, comme ceux-cy nous contentent à cette heure. Quelles lettres ont ceux-cy, quel privilege particulier, que le cours de nostre invention s’arreste à eux, et qu’à eux appartient pour tout le temps advenir la possession de nostre creance ? ils ne sont non plus exempts du boute-hors qu’estoient leurs devanciers. Quand on me presse d’un nouvel argument, c’est à moy à estimer que, ce à quoy je ne puis satis-faire, un autre y satisfera : car de croire toutes les apparences desquelles nous ne pouvons nous deffaire, c’est une grande simplesse. Il en adviendroit par là que tout le vulgaire, et nous sommes tous du vulgaire, auroit sa creance contournable comme une girouette : car leur ame, estant molle et sans resistance, seroit forcée de recevoir sans cesse autres impressions, la derniere effaçant tousjours la trace de la precedente. Celuy qui se trouve foible, il doit respondre, suyvant la pratique, qu’il en parlera à son conseil, ou s’en raporter aux plus sages, desquels il a receu son apprentissage. Combien y a-il que la medecine est au monde ? On dit qu’un nouveau venu, qu’on nomme Paracelse, change et renverse tout l’ordre des regles anciennes, et maintient que jusques à cette heure elle n’a servy qu’à faire mourir les hommes. Je croy qu’il verifiera ayséement cela ; mais de mettre ma vie à la preuve de sa nouvelle experience, je trouve que ce ne seroit pas grand sagesse. Il ne faut pas croire à chacun, dict le precepte, par ce que chacun peut dire toutes choses. Un homme de cette profession de nouvelletez et de reformations physiques me disoit, il n’y a pas long temps, que tous les anciens s’estoient evidemment mescontez en la nature et mouvemens des vents, ce qu’il me feroit tres-evidemment toucher à la main, si je voulois l’entendre. Apres que j’eus eu un peu de patience à ouyr ses arguments, qui avoient tout plein de verisimilitude : Comment donc, luy fis-je, ceux qui navigeoint soubs les loix de Theophraste, alloient ils en occident, quand ils tiroient en levant ? alloient-ils à costé, ou à reculons ? --C’est la fortune, me respondit-il : tant y a qu’ils se mescontoient. Je luy repliquay lors que j’aymois mieux suyvre les effects que la raison. Or ce sont choses qui se choquent souvent ; et m’a l’on dit qu’en la Geometrie (qui pense avoir gaigné le haut point de certitude parmy les sciences) il se trouve des demonstrations inevitables subvertissans la verité de l’experience : comme Jacques Peletier me disoit chez moy qu’il avoit trouvé deux lignes s’acheminans l’une vers l’autre pour se joindre, qu’il verifioit toutefois ne pouvoir jamais, jusques à l’infinité, arriver à se toucher ; et les Pyrrhoniens ne se servent de leurs argumens et de leur raison que pour ruiner l’apparence de l’experience ; et est merveille jusques où la soupplesse de nostre raison les a suivis à ce dessein de combattre l’evidence des effects : car ils verifient que nous ne nous mouvons pas, que nous ne parlons pas, qu’il n’y a point de poisant ou de chaut, avecques une pareille force d’argumentations que nous verifions les choses plus vray-semblables. Ptolemeus, qui a esté un grand personnage, avoit estably les bornes de nostre monde ; tous les philosophes anciens ont pensé en tenir la mesure, sauf quelques Isles escartées qui pouvoient eschapper à leur cognoissance : c’eust esté Pyrrhoniser, il y a mille ans, que de mettre en doute la science de la Cosmographie, et les opinions qui en estoient receues d’un chacun ; c’estoit heresie d’avouer des Antipodes : voilà de nostre siecle une grandeur infinie de terre ferme, non pas une isle ou une contrée particuliere, mais une partie esgale à peu pres en grandeur à celle que nous cognoissions, qui vient d’estre descouverte. Les Geographes de ce temps ne faillent pas d’asseurer que meshuy tout est trouvé et que tout est veu,

Nam quod adest praesto, placet, et pollere videtur.

Sçavoir mon, si Ptolomée s’y est trompé autrefois sur les fondemens de sa raison, si ce ne seroit pas sottise de me fier maintenant à ce que ceux cy en disent ; et s’il n’est pas plus vray semblable que ce grand corps que nous appellons le monde, est chose bien autre que nous ne jugeons. Platon tient qu’il change de visage à tout sens ; que le ciel, les estoilles et le soleil renversent par fois le mouvement que nous y voyons, changeant l’Orient en Occident. Les prestres Aegyptiens dirent à Herodote que depuis leur premier Roy, dequoy il y avoit onze mille tant d’ans (et de tous leurs Roys ils luy feirent veoir les effigies en statues tirées apres le vif) le Soleil avoit changé quatre fois de route ; que la mer et la terre se changent alternativement l’un en l’autre ; que la naissance du monde est indéterminée ; Aristote, Cicero, de mesmes ; et quelqu’un d’entre nous, qu’il est, de toute eternité, mortel et renaissant à plusieurs vicissitudes, appellant à tesmoins Salomon et Esaïe, pour eviter ces oppositions que Dieu a esté quelquefois createur sans creature, qu’il a esté oisif, qu’il s’est desdict de son oisiveté, mettant la main à cet ouvrage, et qu’il est par consequent subjet à mutation. En la plus fameuse des Grecques escoles, le monde est tenu un Dieu faict par un autre Dieu plus grand, et est composé d’un corps et d’une ame qui loge en son centre, s’espandant par nombres de musique à sa circonferance, divin, tres-heureux, tres-grand, tres-sage, eternel. En luy sont d’autres Dieux, la terre, la mer, les astres, qui s’entretiennent d’une harmonieuse et perpetuelle agitation et danse divine, tantost se rencontrans, tantost s’esloignans, se cachans, se montrans, changeans de rang, ores davant et ores derriere. Heraclitus establissoit le monde estre composé par feu et, par l’ordre des destinées, se devoir enflammer et resoudre en feu quelque jour, et quelque jour encore renaistre. Et des hommes dict Apuleie : Sigillatim mortales, cunctim perpetui. Alexandre escrivit à sa mere la narration d’un prestre Aegyptien tirée de leurs monumens, tesmoignant l’ancienneté de cette nation infinie et comprenant la naissance et progrez des autres païs au vray. Cicero et Diodorus disent de leur temps que les Chaldées tenoient regitre de quatre cens mille tant d’ans ; Aristote, Pline et autres, que Zoroastre vivoit six mille ans avant l’aage de Platon. Platon dict que ceux de la ville de Saïs ont des memoires par escrit de huit mille ans, et que la ville d’Athenes fut bastie mille ans avant la-dicte ville de Saïs ; Epicurus, qu’en mesme temps que les choses sont icy comme nous les voyons, elles sont toutes pareilles, et en mesme façon, en plusieurs autres mondes. Ce qu’il eust dit plus assuréement, s’il eust veu les similitudes et convenances de ce nouveau monde des Indes occidentales avec le nostre, presant et passé, en si estranges exemples. En verité, considerant ce qui est venu à nostre science du cours de cette police terrestre, je me suis souvent esmerveillé de voir, en une tres grande distance de lieux et de temps, les rencontres d’un grand nombre d’opinions populaires monstrueuses et des meurs et creances sauvages, et qui, par aucun biais, ne semblent tenir à nostre naturel discours. C’est un grand ouvrier de miracles que l’esprit humain ; mais cette relation a je ne sçay quoy encore de plus heteroclite ; elle se trouve aussi en noms, en accidens et en mille autres choses. Car on y trouve des nations n’ayans, que nous sachons, ouy nouvelles de nous, où la circoncision estoit en credit ; où il y avoit des estats et grandes polices maintenues par des femmes, sans hommes ; où nos jeusnes et nostre caresme estoit representé, y adjoustant l’abstinence des femmes ; où nos croix estoient en diverses façons en credit : icy on en honoroit les sepultures ; on les appliquoit là, et nomméement celle de Saint André, à se deffendre des visions nocturnes et à les mettre sur les couches des enfans contre les enchantements ; ailleurs ils en rencontrerent une de bois, de grande hauteur, adorée pour Dieu de la pluye, et celle là bien fort avant dans la terre ferme ; on y trouva une bien expresse image de nos penitentiers ; l’usage des mitres, le coelibat des prestres, l’art de diviner par les entrailles des animaux sacrifiez ; l’abstinence de toute sorte de chair et poisson à leur vivre, la façon aux prestres d’user en officiant de langue particuliere et non vulgaire ; et cette fantasie, que le premier dieu fut chassé par un second, son frere puisné ; qu’ils furent creés avec toutes commoditez, lesquelles on leur a depuis retranchées pour leur peché, changé leur territoire et empiré leur condition naturelle ; qu’autresfois ils ont esté submergez par l’innondation des eaux celestes ; qu’il ne s’en sçauva que peu de familles, qui se jetterent dans les hauts creux des montaignes, lesquels creux ils boucherent, si que l’eau n’y entre poinct, ayant enfermé là dedans plusieurs sortes d’animaux ; que, quand ils sentirent la pluye cesser, ils mirent hors des chiens, lesquels estans revenus nets et mouillez, ils jugerent l’eau n’estre encore guiere abaissée ; depuis, en ayant fait sortir d’autres et les voyans revenir bourbeux, ils sortirent repeupler le monde, qu’ils trouverent plain seulement de serpens. On rencontra en quelque endroit la persuasion du jour du jugement, si qu’ils s’offençoient merveilleusement contre les Espaignols, qui espendoient les os des trespassez en fouillant les richesses des sepultures, disant que ces os escartez ne se pourroient facilement rejoindre ; la trafique par eschange, et non autre, foires et marchez pour cet effect ; des neins et personnes difformes pour l’ornement des tables des princes ; l’usage de la fauconnerie selon la nature de leurs oiseaux ; subsides tyranniques ; delicatesses de jardinages ; dances, sauts bateleresques ; musique d’instrumens ; armoiries ; jeux de paume, jeu de dez et de sort auquel ils s’eschauffent souvent jusques à s’y jouer eux mesmes et leur liberté ; medecine non autre que de charmes ; la forme d’escrire par figures ; creance d’un seul premier homme, pere de tous les peuples ; adoration d’un dieu qui vesquit autrefois homme en parfaite virginité, jeusne et poenitence, preschant la loy de nature et des cerimonies de la religion, et qui disparut du monde sans mort naturelle ; l’opinion de geants ; l’usage de s’enyvrer de leurs breuvages et de boire d’autant ; ornemens religieux peints d’ossements et testes de morts, surplys, eau-beniste, aspergez ; femmes et serviteurs qui se presentent à l’envy à se brusler et enterrer, avec le mary ou maistre trespassé ; loy que les aisnez succedent à tout le bien, et n’est reservé aucune part au puisné, que d’obeissance ; coustume, à la promotion de certain office de grande authorité, que celuy qui est promeu prend un nouveau nom et quitte le sien ; de verser de la chaux sur le genou de l’enfant freschement nay, en luy disant : Tu es venu de poudre et retourneras en poudre ; l’art des augures. Ces vains ombrages de nostre religion qui se voyent en aucuns exemples, en tesmoignent la dignité et la divinité. Non seulement elle s’est aucunement insinuée en toutes les nations infideles de deça par quelque imitation, mais à ces barbares aussi comme par une commune et supernaturelle inspiration. Car on y trouva aussi la creance du purgatoire, mais d’une forme nouvelle : ce que nous donnons au feu, ils le donnent au froid, et imaginent les ames et purgées et punies par la rigueur d’une extreme froidure. Et m’advertit cet exemple d’une autre plaisante diversité, car, comme il s’y trouva des peuples qui aymoyent à deffubler le bout de leur membre et en retranchoient la peau à la Mahumetane et à la Juifve, il s’y en trouva d’autres qui faisoient si grande conscience de le deffubler qu’à tout des petits cordons ils portoient leur peau bien soigneusement estirée et attachée au dessus, de peur que ce bout ne vit l’air. Et de cette diversité aussi, que, comme nous honorons les Roys et les festes en nous parant des plus honnestes vestements que nous ayons : en aucunes regions, pour montrer toute disparité et submission à leur Roy, les subjects se presentoyent à luy en leurs plus viles habillements, et entrant au palais prennent quelque vieille robe deschirée sur la leur bonne, à ce que tout le lustre et l’ornement soit au maistre. Mais suyvons. Si nature enserre dans les termes de son progrez ordinaire, comme toutes autres choses, aussi les creances, les jugemens et opinions des hommes ; si elles ont leur revolution, leur saison, leur naissance, leur mort, comme les chous ; si le ciel les agite et les roule à sa poste, quelle magistrale authorité et permanante leur allons nous attribuant ? Si par experience nous touchons à la main que la forme de nostre estre despend de l’air, du climat et du terroir où nous naissons, non seulement le tainct, la taille, la complexion et les contenances, mais encore les facultez de l’ame, et plaga coeli non solum ad robur corporum, sed etiam animorum facit, dict Vegece ; et que la Deesse fondatrice de la ville d’Athenes choisit à la situer une température de pays qui fist les hommes prudents, comme les prestres d’Aegipte aprindrent à Solon, Athenis tenue coelum, ex quo etiam acutiores putantur Attici ; crassum Thebis, itaque pingues Thebani et valentes ; en maniere que, ainsi que les fruicts naissent divers et les animaux, les hommes naissent aussi plus et moins belliqueux, justes, temperans et dociles : ici subjects au vin, ailleurs au larecin ou à la paillardise ; icy enclins à superstition, ailleurs à la mescreance ; icy à la liberté, icy à la servitude ; capables d’une science ou d’un art, grossiers ou ingenieux, obeïssans ou rebelles, bons ou mauvais, selon que porte l’inclination du lieu où ils sont assis, et prennent nouvelle complexion si on les change de place, comme les arbres : qui fut la raison pour laquelle Cyrus ne voulut accorder aux Perses de abandonner leur païs aspre et bossu pour se transporter en un autre doux et plain, disant que les terres grasses et molles font les hommes mols, et les fertiles les esprits infertiles ; si nous voyons tantost fleurir un art, une opinion, tantost une autre, par quelque influance celeste ; tel siecle produire telles natures et incliner l’humain genre à tel ou tel ply ; les espris des hommes tantost gaillars, tantost maigres, comme nos chams ; que deviennent toutes ces belles prerogatifves dequoy nous nous allons flatant ? Puis qu’un homme sage se peut mesconter, et cent hommes, et plusieurs nations, voire et l’humaine nature selon nous se mesconte plusieurs siecles en cecy ou en cela, quelle seureté avons nous que par fois elle cesse de se mesconter, et qu’en ce siecle elle ne soit en mesconte ? Il me semble, entre autres tesmoignages de nostre imbecillité, que celui-cy ne merite pas d’estre oublié, que par desir mesmes, l’homme ne sçache trouver ce qu’il luy faut ; que, non par jouyssance, mais par imagination et par souhait, nous ne puissions estre d’accord de ce dequoy nous avons besoing pour nous contenter. Laissons à nostre pensée tailler et coudre à son plaisir, elle ne pourra pas seulement desirer ce qui luy est propre, et se satisfaire :

quid enim ratione timemus
Aut cupimus ? quid tam dextro pede concipis, ut te
Conatus non poeniteat votique peracti ?

C’est pourquoy Socrates ne requeroit les dieux sinon de luy donner ce qu’ils sçavoient luy estre salutaire. Et la priere des Lacedemoniens, publique et privée, portoit simplement les choses bonnes et belles leur estre octroyées : remettant à la discretion divine le triage et choix d’icelles :

Conjugium petimus partumque uxoris ; at illi
Notum qui pueri qualisque futura sit uxor.

Et le Chrestien supplie Dieu que sa volonté soit faite, pour ne tomber en l’inconvenient que les poetes feignent du Roy Midas. Il requist les dieux que tout ce qu’il toucheroit se convertit en or. Sa priere fut exaucée : son vin fut or, son pain or, et la plume de sa couche, et d’or sa chemise et son vestement ; de façon qu’il se trouva accablé soubs la jouissance de son desir et estrené d’une commodité insuportable. Il luy desprier ses prieres,

Attonitus novitate mali, divesque miserque,
Effugere optat opes, et quae modo voverat, odit.

Disons de moy-mesme. Je demandois à la fortune, autant qu’autre chose, l’ordre Sainct Michel, estant jeune : car c’estoit lors l’extreme marque d’honneur de la noblesse Françoise et tres-rare. Elle me l’a plaisamment accordé. Au lieu de me monter et hausser de ma place pour y avaindre, elle m’a bien plus gratieusement traité, elle l’a ravallé et rabaissé jusques à mes espaules et au dessoubs. Cleobis et Biton, Trophonius et Agamedes, ayans requis, ceux là leur Deesse, ceux cy leur Dieu, d’une recompense digne de leur pieté, eurent la mort pour present, tant les opinions celestes sur ce qu’il nous faut, sont diverses aux nostres. Dieu pourroit nous ottroyer les richesses, les honneurs, la vie et la santé mesme, quelquefois à nostre dommage : car tout ce qui nous est plaisant, ne nous est pas tousjours salutaire. Si, au lieu de la guerison, il nous envoye la mort ou l’empirement de nos maux, Virga tua et baculus tuus ipsa me consolata sunt, il le fait par les raisons de sa providence, qui regarde bien plus certainement ce qui nous est deu que nous ne pouvons faire ; et le devons prendre en bonne part, comme d’une main tres-sage et tres-amie :

si consilium vis
Permittes ipsis expendere numinibus, quid
Conveniat nobis, rebusque sit utile nostris :
Charior est illis homo quam sibi.

Car de les requerir des honneurs, des charges, c’est les requerir qu’ils vous jettent à une bataille ou au jeu de dez, ou telle autre chose de laquelle l’issue vous est incognue et le fruict doubteux. Il n’est point de combat si violent entre les philosophes, et si aspre, que celuy qui se dresse sur la question du souverain bien de l’homme, duquel, par le calcul de Varro, nasquirent 288 sectes. Qui autem de summo bono dissentit, de tota philosophiae ratione dissentit.

Tres mihi convivae propre dissentire videntur,
Poscentes vario multum diversa palato :
Quid dem ? quid non dem ? Renuis tu quod jubet alter ;
Quod petis, id sanè est invisum acidumque duobus.

Nature devroit ainsi respondre à leurs contestations et à leurs debats. Les uns disent nostre bien estre loger en la vertu, d’autres en la volupté, d’autres au consentir à nature ; qui, en la science ; qui, à n’avoir point de douleur ; qui, à ne se laisser emporter aux apparences (et à cette fantasie semble retirer cet’autre, de l’antien Pythagoras,

Nil admirari prope res est una, Numaci,
Solaque quae possit facere et servare beatum,

qui est la fin de la secte Pyrrhonienne) ; Aristote attribue à magnanimité rien n’admirer. Et disoit Archesilas les soustenemens et l’estat droit et inflexible du jugement estre les biens, mais les consentements et applications estre les vices et les maux. Il est vray qu’en ce qu’il l’establissoit par axiome certain, il se départoit du Pyrronisme. Les Pyrrhoniens, quand ils disent que le souverain bien c’est l’Ataraxie, qui est l’immobilité du jugement, ils ne l’entendent pas dire d’une façon affirmative ; mais le mesme bransle de leur ame qui leur faict fuir les precipices et se mettre à couvert du serein, celuy là mesme leur presente cette fantasie et leur en faict refuser une autre. Combien je desire que, pendant que je vis, ou quelque autre, ou Justus Lipsius, le plus sçavant homme qui nous reste, d’un esprit tres-poly et judicieux, vrayement germain à mon Turnebus, eust et la volonté, et la santé, et assez de repos pour ramasser en un registre, selon leurs divisions et leurs classes, sincerement et curieusement, autant que nous y pouvons voir, les opinions de l’ancienne philosophie sur le subject de nostre estre et de noz meurs, leurs controverses, le credit et suitte des pars, l’application de la vie des autheurs et sectateurs à leurs preceptes és accidens memorables et exemplaires. Le bel ouvrage et utile que ce seroit’ Au demeurant, si c’est de nous que nous tirons le reglement de nos meurs, à quelle confusion nous rejettons nous ! Car ce que nostre raison nous y conseille de plus vray-semblable, c’est generalement à chacun d’obeir aux loix de son pays, comme est l’advis de Socrates inspiré, dict-il, d’un conseil divin. Et par là que veut elle dire, sinon que nostre devoir n’a autre regle que fortuite ? La verité doit avoir un visage pareil et universel. La droiture et la justice, si l’homme en connoissoit qui eust corps et veritable essence, il ne l’atacheroit pas à la condition des coustumes de cette contrée ou de celle là ; ce ne seroit pas de la fantasie des Perses ou des Indes que la vertu prendroit sa forme. Il n’est rien subject à plus continuelle agitation que les loix. Dépuis que je suis nay, j’ai veu trois et quatre fois rechanger celle des Anglois, noz voisins, non seulement en subject politique, qui est celuy qu’on veut dispenser de constance, mais au plus important subject qui puisse estre, à sçavoir de la religion. Dequoy j’ay honte et despit, d’autant plus que c’est une nation à laquelle ceux de mon quartier ont eu autrefois une si privée accointance qu’il reste encore en ma maison aucunes traces de nostre ancien cousinage. Et chez nous icy, j’ay veu telle chose qui nous estoit capitale, devenir legitime ; et nous, qui en tenons d’autres, sommes à mesmes, selon l’incertitude de la fortune guerrière, d’estre un jour criminels de laese majesté humaine et divine, nostre justice tombant à la merci de l’injustice, et, en l’espace de peu d’années de possession, prenant une essence contraire. Comment pouvoit ce Dieu ancien plus clairement accuser en l’humaine cognoissance l’ignorance de l’estre divin, et apprendre aux hommes que la religion n’estoit qu’une piece de leur invention, propre à lier leur societé, qu’en declarant, comme il fit, à ceux qui en recherchoient l’instruction de son trepied, que le vrai culte à chacun estoit celuy qu’il trouvoit observé par l’usage du lieu où il estoit ? O Dieu ! quelle obligation n’avons nous à la benignité de nostre souverain createur pour avoir desniaisé nostre creance de ces vagabondes et arbitraires devotions et l’avoir logée sur l’eternelle base de sa saincte parolle’ Que nous dira donc en cette necessité la philosophie ? Que nous suyvons les loix de nostre pays ? c’est à dire cette mer flotante des opinions d’un peuple ou d’un Prince, qui me peindront la justice d’autant de couleurs et la reformeront en autant de visages qu’il y aura en eux de changemens de passion ? Je ne puis pas avoir le jugement si flexible. Quelle bonté est-ce que je voyois hyer en credit, et demain plus, et que le trajet d’une riviere faict crime ? Quelle verité que ces montaignes bornent, qui est mensonge au monde qui se tient au delà ? Mais ils sont plaisans quand, pour donner quelque certitude aux loix, ils disent qu’il y en a aucunes fermes, perpetuelles et immuables, qu’ils nomment naturelles, qui sont empreintes en l’humain genre par la condition de leur propre essence. Et, de celles là, qui en fait le nombre de trois, qui de quatre, qui plus, qui moins : signe que c’est une marque aussi douteuse que le reste. Or, ils sont si defortunez (car comment puis je autrement nommer cela que deffortune, que d’un nombre de loix si infiny il ne s’en rencontre au moins une que la fortune et temerité du sort ait permis estre universellement receue par le consentement de toutes les nations ?) ils sont, dis-je, si miserables que de ces trois ou quatre loix choisies il n’en y a une seule qui ne soit contredite et desadvoee, non par une nation, mais par plusieurs. Or c’est la seule enseigne vraysemblable, par laquelle ils puissent argumenter aucunes loix naturelles, que l’université de l’approbation. Car ce que nature nous auroit veritablement ordonné, nous l’ensuivrions sans doubte d’un commun consentement. Et non seulement toute nation, mais tout homme particulier, ressentiroit la force et la violence que luy feroit celuy qui le voudroit pousser au contraire de cette loy. Qu’ils m’en montrent, pour voir, une de cette condition. Protagoras et Ariston ne donnoyent autre essence à la justice des loix que l’authorité et opinion du legislateur ; et que, cela mis à part, le bon et l’honneste perdoyent leurs qualitez et demeuroyent des noms vains de choses indifferentes. Thrasimacus en Platon estime qu’il n’y a point d’autre droit que la commodité du superieur. Il n’est chose en quoy le monde soit si divers qu’en coustumes et loix. Telle chose est icy abominable, qui apporte recommandation ailleurs, comme en Lacedemone la subtilité de desrober. Les mariages entre les proches sont capitalement defendus entre nous, ils sont ailleurs en honneur,

gentes esse feruntur
In quibus et nato genitrix, et nata parenti
Jungitur, et pietas geminato crescit amore.

Le meurtre des enfans, meurtre des peres, communication de femmes, trafique de voleries, licence à toutes sortes de voluptez, il n’est rien en somme si extreme qui ne se trouve receu par l’usage de quelque nation. Il est croyable qu’il y a des loix naturelles, comme il se voit és autres creatures ; mais en nous elles sont perdues, cette belle raison humaine s’ingerant par tout de maistriser et commander, brouillant et confondant le visage des choses selon sa vanité et inconstance.

Nihil itaque amplius nostrum est : quod nostrum dico, artis est.

Les subjects ont divers lustres et diverses considerations : c’est de là que s’engendre principalement la diversité d’opinions. Une nation regarde un subject par un visage, et s’arreste à celuy là ; l’autre, par un autre. Il n’est rien si horrible à imaginer que de manger son pere. Les peuples qui avoyent anciennement cette coustume, la prenoyent toutesfois pour tesmoignage de pieté et de bonne affection, cerchant par là à donner à leurs progeniteurs la plus digne et honorable sepulture, logeant en eux mesmes et comme en leurs moelles les corps de leurs peres et leurs reliques, les vivifiant aucunement et regenerant par la transmutation en leur chair vive au moyen de la digestion et du nourrissement. Il est aysé à considerer quelle cruauté et abomination c’eust esté, à des hommes abreuvez et imbus de cette superstition, de jetter la despouille des parens à la corruption de la terre et nourriture des bestes et des vers. Licurgus considera au larrecin la vivacité, diligence, hardiesse et adresse qu’il y a à surprendre quelque chose de son voisin, et l’utilité qui revient au public, que chacun en regarde plus curieusement à la conservation de ce qui est sien ; et estima que de cette double institution, à assaillir et à defandre, il s’en tiroit du fruit à la discipline militaire (qui estoit la principale science et vertu à quoy il vouloit duire cette nation) de plus grande consideration que n’estoit le desordre et l’injustice de se prevaloir de la chose d’autruy. Dionysius le tyran offrit à Platon une robe à la mode de Perse, longue, damasquinée et parfumée ; Platon la refusa, disant qu’estant nay homme, il ne se vestiroit pas volontiers de robe de femme ; mais Aristippus l’accepta, avec cette responce que nul accoutrement ne pouvoit corrompre un chaste courage. Ses amis tançoient sa lascheté de prendre si peu à cœur que Dionisius luy eust craché au visage : Les pescheurs, dict-il, souffrent bien d’estre baignés des ondes de la mer depuis la teste jusqu’aux pieds pour attraper un goujon. Diogenes lavoit ses choulx, et le voyant passer : Si tu sçavois vivre de choulx, tu ne ferois pas la cour à un tyran. A quoy Aristippus : Si tu sçavois vivre entre les hommes, tu ne laverois pas des choulx. Voylà comment la raison fournit d’apparence à divers effects. C’est un pot à deux anses, qu’on peut saisir à gauche et à dextre :

bellum, ô terra hospita, portas ;
Bello armantur equi, bellum haec armenta minantur.
Sed tamen iidem olim curru succedere sueti
Quadrupedes, et frena jugo concordia ferre ;
Spes est pacis.

On preschoit Solon de n’espandre pour la mort de son fils des larmes impuissantes et inutiles : Et c’est pour cela, dict-il, que plus justement je les espans, qu’elles sont inutiles et impuissantes. La femme de Socrates rengregeoit son deuil par telle circonstance : O qu’injustement le font mourir ces meschans juges ! --Aimerois tu donc mieux que ce fut justement, luy repliqua il. Nous portons les oreilles percées ; les Grecs tenoient cela pour une marque de servitude. Nous nous cachons pour jouir de nos femmes, les Indiens le font en public. Les Schythes immoloyent les estrangers en leurs temples, ailleurs les temples servent de franchise.

Inde furor vulgi, quod numina vicinorum
Odit quisque locus, cum solos credat habendos
Esse Deos quos ipse colit.

J’ay ouy parler d’un juge, lequel, où il rencontroit un aspre conflit entre Bartolus et Baldus, et quelque matiere agitée de plusieurs contrarietez, mettoit au marge de son livre : Question pour l’amy ; c’est à dire que la verité estoit si embrouillée et debatue qu’en pareille cause il pourroit favoriser celle des parties que bon luy sembleroit. Il ne tenoit qu’à faute d’esprit et de suffisance qu’il ne peut mettre par tout : Question pour l’amy. Les advocats et les juges de nostre temps trouvent à toutes causes assez de biais pour les accommoder où bon leur semble. A une science si infinie, dépandant de l’authorité de tant d’opinions et d’un subject si arbitraire, il ne peut estre qu’il n’en naisse une confusion extreme de jugemens. Aussi n’est-il guiere si cler procés auquel les advis ne se trouvent divers. Ce qu’une compaignie a jugé, l’autre le juge au contraire, et elle mesmes au contraire une autre fois. Dequoy nous voyons des exemples ordinaires par cette licence, qui tasche merveilleusement la cerimonieuse authorité et lustre de nostre justice, de ne s’arrester aux arrests, et courir des uns aux autres juges pour decider d’une mesme cause. Quant à la liberté des opinions philosophiques touchant le vice et la vertu, c’est chose où il n’est besoing de s’estendre, et où il se trouve plusieurs advis qui valent mieux teus que publiez aux faibles esprits. Arcesilaus disoit n’estre considerable en la paillardise, de quel costé et par où on le fut. Et obscoenas voluptates, si natura requirit, non genere, aut loco, aut ordine, sed forma, aetate, figura metiendas Epicurus putat. Ne amores quidem sanctos a sapiente alienos esse arbitrantur. Quaeramus ad quam usque aetatem juvenes amandi sint. Ces deux derniers lieux Stoïques et, sur ce propos, le reproche de Dicaearchus à Platon mesme, montrent combien la plus saine philosophie souffre de licences esloignées de l’usage commun et excessives. Les loix prennent leur authorité de la possession et de l’usage ; il est dangereux de les ramener à leur naissance : elles grossissent et s’ennoblissent en roulant, comme nos rivieres : suyvez les contremont jusques à leur source, ce n’est qu’un petit surion d’eau à peine reconnoissable, qui s’enorgueillit ainsin et se fortifie en vieillissant. Voyez les anciennes considerations qui ont donné le premier branle à ce fameux torrent, plein de dignité, d’horreur et de reverence : vous les trouverez si legeres et si delicates, que ces gens icy qui poisent tout et le ramenent à la raison, et qui ne reçoivent rien par authorité et à credit, il n’est pas merveille s’ils ont leurs jugemens souvent tres-esloignez des jugémens publiques. Gens qui prennent pour patron l’image premiere de nature, il n’est pas merveille si, en la pluspart de leurs opinions, ils gauchissent la voye commune. Comme, pour exemple : peu d’entre eux eussent approuvé les conditions contrainctes de nos mariages ; et la plus part ont voulu les femmes communes et sans obligation. Ils refusoient nos ceremonies. Chrysippus disoit qu’un philosophe fera une douzaine de culebutes en public, voire sans haut de chausses, pour une douzaine d’olives. A peine eust il donné advis à Clisthenes de refuser la belle Agariste, sa fille, à Hippoclides pour luy avoir veu faire l’arbre fourché sur une table. Metroclez lascha un peu indiscretement un pet en disputant, en presence de son eschole, et se tenoit en sa maison, caché de honte, jusques à ce que Crates le fut visiter ; et, adjoutant à ses consolations et raisons l’exemple de sa liberté, se mettant à peter à l’envi avec luy, il luy osta ce scrupule, et de plus le retira à sa secte Stoïque, plus franche, de la secte Peripatetique, plus civile, laquelle jusques lors il avoit suivi. [p. 584] Ce que nous appellons honnesteté, de n’oser faire à descouvert ce qui nous est honneste de faire à couvert, ils l’appelloient sottise ; et de faire le fin à taire et desadvouer ce que nature, coustume et nostre desir publient et proclament de nos actions, ils l’estimoient vice. Et leur sembloit que c’estoit affoler les mysteres de Venus que de les oster du retiré sacraire de son temple pour les exposer à la veue du peuple, et que tirer ses jeux hors du rideau, c’estoit les avilir (c’est une espece de poix que la honte ; la recelation, reservation, circonscription, parties de l’estimation) ; que la volupté tres ingenieusement faisoit instance, sous le masque de la vertu, de n’estre prostituée au milieu des quarrefours, foulée des pieds et des yeux de la commune, trouvant à dire la dignité et commodité de ses cabinets accoustumez. De là disent aucuns, que d’oster les bordels publiques, c’est non seulement espandre par tout la paillardise qui estoit assignée à ce lieu là, mais encore esguillonner les hommes à ce vice par la malaisance.

Moechus es Aufidiae, qui vir, Corvine, fuisti ;
Rivalis fuerat qui tuus, ille vir est.
Cur aliena placet tibi, quae tua non placet uxor ?
Nunquid securus non potes arrigere ?

Cette experience se diversifie en mille exemples :

Nullus in urbe fuit tota qui tangere vellet
Uxorem gratis, Caeciliane, tuam,
Dum licuit ; sed nunc, positis custodibus, ingens
Turba fututorum est. Ingeniosus homo es.

On demandoit à un philosophe, qu’on surprit à mesme, ce qu’il faisoit. Il respondit tout froidement : Je plante un homme, ne rougissant non plus d’estre rencontré en cela que si on l’eust trouvé plantant des aulx. C’est, comme j’estime, d’une opinion trop tendre et respectueuse, qu’un grant et religieux auteur tient cette action si necessairement obligée à l’occultation et à la vergoigne, qu’en la licence des embrassements cyniques il ne se peut persuader que la besoigne en vint à sa fin, ains qu’elle s’arrestoit à representer des mouvemens lascifs seulement, pour maintenir l’impudence de la profession de leur eschole ; et que, pour eslancer ce que la honte avoit contraint et retiré, il leur estoit encore apres besoin de chercher l’ombre. Il n’avoit pas veu assez avant en leur desbauche. Car Diogenes, exerçant en publiq sa masturbation, faisoit souhait en presence du peuple assistant, qu’il peut ainsi saouler son ventre en le frottant. A ceux qui luy demandoient pourquoy il ne cherchoit lieu plus commode à manger qu’en pleine rue : C’est, respondit il, que j’ay faim en pleine rue. Les femmes philosofes, qui se mesloient à leur secte, se mesloient aussi à leur personne en tout lieu, sans discretion ; et Hipparchia ne fut receue en la societé de Crates qu’en condition de suyvre en toutes choses les us et coustumes de sa regle. Ces philosophes icy donnoient extreme prix à la vertu et refusoient toutes autres disciplines que la morale ; si est ce qu’en toutes actions ils attribuoyent la souveraine authorité à l’election de leur sage et au dessus des loix : et n’ordonnoyent aux voluptez autre bride que la moderation et la conservation de la liberté d’autruy. Heraclitus et Protagoras, de ce que le vin semble amer au malade et gracieux au sain, l’aviron tortu dans l’eau et droit à ceux qui le voient hors de là, et de pareilles apparences contraires qui se trouvent aux subjects, argumenterent que tous subjects avoient en eux les causes de ces apparences ; et qu’il y avoit au vin quelque amertume qui se rapportoit au goust du malade, l’aviron certaine qualité courbe se rapportant à celuy qui le regarde dans l’eau. Et ainsi de tout le reste. Qui est dire que tout est en toutes choses, et par consequent rien en aucune, car rien n’est où tout est. Cette opinion me ramentoit l’experience que nous avons, qu’il n’est aucun sens ny visage, ou droict, ou amer, ou doux, ou courbe, que l’esprit humain ne trouve aux escrits qu’il entreprend de fouiller. En la parole la plus nette, pure et parfaicte qui puisse estre, combien de fauceté et de mensonge a l’on fait naistre ? quelle heresie n’y a trouvé des fondements assez et tesmoignages, pour entreprendre et pour se maintenir ? C’est pour cela que les autheurs de telles erreurs ne se veulent jamais departir de cette preuve, du tesmoignage de l’interpretation des mots. Un personnage de dignité, me voulant approuver par authorité cette queste de la pierre philosophale où il est tout plongé, m’allegua dernierement cinq ou six passages de la Bible, sur lesquels il disoit s’estre premierement fondé pour la descharge de sa conscience (car il est de profession ecclesiastique) ; et, à la verité, l’invention n’en estoit pas seulement plaisante, mais encore bien proprement accommodée à la deffence de cette belle science. Par cette voye se gaigne le credit des fables divinatrices. Il n’est prognostiqueur, s’il a cette authorité qu’on le daigne feuilleter, et rechercher curieusement tous les plis et lustres de ses paroles, à qui on ne face dire tout ce qu’on voudra, comme aux Sybilles : car il y a tant de moyens d’interpretation qu’il est malaisé que, de biais ou de droit fil, un esprit ingenieux ne rencontre en tout sujet quelque air qui luy serve à son poinct. Pourtant se trouve un stile nubileux et doubteux en si frequent et ancien usage’Que l’autheur puisse gaigner cela d’attirer et enbesoigner à soy la posterité (ce que non seulement la suffisance, mais autant ou plus la faveur fortuite de la matiere peut gaigner) ; qu’au demeurant il se presente, par bestise ou par finesse, un peu obscurement et diversement : il ne lui chaille ! Nombre d’esprits, le belutants et secouants, en exprimeront quantité de formes, ou selon, ou à costé, ou au contraire de la sienne, qui lui feront toutes honneur. Il se verra enrichi des moyens de ses disciples, comme les regens du Lendit. C’est ce qui a faict valoir plusieurs choses de neant, qui a mis en credit plusieurs escrits, et chargé de toute sorte de matiere qu’on a voulu : une mesme chose recevant mille et mille, et autant qu’il nous plaist d’images et considerations diverses. Est-il possible qu’Homere aye voulu dire tout ce qu’on luy faict dire ; et qu’il se soit presté à tant et si diverses figures que les theologiens, legislateurs, capitaines, philosophes, toute sorte de gens qui traittent sciences, pour differemment et contrairement qu’ils les traittent, s’appuyent de luy, s’en rapportent à luy : maistre general à tous offices, ouvrages et artisans ; General Conseillier à toutes entreprises. Quiconque a eu besoin d’oracles et de predictions, en y a trouvé pour son faict. Un personnage sçavant, et de mes amis, c’est merveille quels rencontres et combien admirables il en faict naitre en faveur de nostre religion ; et ne se peut aysément departir de cette opinion, que ce ne soit le dessein d’Homere (si luy est cet autheur aussi familier qu’à homme de nostre siecle). Et ce qu’il trouve en faveur de la nostre, plusieurs anciennement l’avoient trouvé en faveur des leurs.

Voyez demener et agiter Platon. Chacun, s’honorant de l’appliquer à soi, le couche du costé qu’il le veut. On le promeine et l’insere à toutes les nouvelles opinions que le monde reçoit ; et le differente l’on a soy-mesmes selon le different cours des choses. On faict desadvouer à son sens les meurs licites en son siecle, d’autant qu’elles sont illicites au nostre. Tout cela vifvement et puissamment, autant qu’est puissant et vif l’esprit de l’interprete. Sur ce mesme fondement qu’avoit Heraclitus et cette sienne sentence, que toutes choses avoient en elles les visages qu’on y trouvoit, Democritus en tiroit une toute contraire conclusion, c’est que les subjects n’avoient du tout rien de ce que nous y trouvions ; et de ce que le miel estoit doux à l’un et amer à l’autre, il argumentoit qu’il n’estoit ni doux ny amer. Les Pyrrhoniens diroient qu’ils ne sçavent s’il est doux ou amer, ou ny l’un ny l’autre, ou tous les deux : car ceux-cy gaignent tousjours le haut point de la dubitation. Les Cirenaiens tenoint que rien n’estoit perceptible par le dehors, et que cela estoit seulement perceptible, qui nous touchoit par l’interne attouchemant, comme la douleur et la volupté, ne recognoissants ny ton ny couleur, mais certaines affections seulement qui nous en venoint ; et que l’homme n’avoit autre siege de son jugement. Protagoras estimoit estre vrai à chacun ce qui semble à chacun. Les epicuriens logent aux sens tout jugement et en la notice des choses et en la volupté. Platon a voulu le jugement de la verité et la verité mesmes, retirée des opinions et des sens, appartenir à l’esprit et à la cogitation. Ce propos m’a porté sur la consideration des sens, ausquels gist le plus grand fondement et preuve de nostre ignorance. Tout ce qui se connoist, il se connoist sans doubte par la faculté du cognoissant : car, puis que le jugement vient de l’operation de celuy qui juge, c’est raison que cette operation il la parface par ses moiens et volonté, non par la contrainte d’autruy, comme il adviendroit si nous connoissions les choses par la force et selon la loy de leur essence. Or toute cognoissance s’achemine en nous par les sens : ce sont nos maistres,

via qua munita fidei
Proxima fert humanum in pectus templaque mentis.

La science commence par eux et se resout en eux. Apres tout, nous ne sçaurions non plus qu’une pierre, si nous ne sçavions qu’il y a son, odeur, lumiere, saveur, mesure, pois, mollesse, durté, aspreté, couleur, polisseure, largeur, profondeur. Voylà le plant et les principes de tout le bastiment de nostre science. Et, selon aucuns, science n’est autre chose que sentiment. Quiconque me peut pousser à contredire les sens, il me tient à la gorge, il ne me sçauroit faire reculer plus arriere. Les sens sont le commencement et la fin de l’humaine cognoissance :

Invenies primis ab sensibus esse creatam
Notitiam veri, neque sensus posse refelli.
Quid majore fide porro quam sensus haberi
Debet ?

Qu’on leur attribue le moins qu’on pourra, tousjours faudra il leur donner cela, que par leur voye et entremise s’achemine toute nostre instruction. Cicero dict que Chrisippus, ayant essayé de rabattre de la force des sens et de leur vertu, se representa à soy mesmes des argumens au contraire et des oppositions si vehementes qu’il n’y peut satisfaire. Sur quoy Carneades, qui maintenoit le contraire party, se vantoit de se servir des armes mesmes et paroles de Chrysippus pour le combattre, et s’escrioit à cette cause contre luy : O miserable, ta force t’a perdu’ Il n’est aucun absurde selon nous plus extreme que de maintenir que le feu n’eschaufe point, que la lumiere n’esclaire point, qu’il n’y a point de pesanteur au fer ny de fermeté, qui sont notices que nous apportent les sens, ny creance ou science en l’homme qui se puisse comparer à celle-là en certitude. La premiere consideration que j’ay sur le subject des sens, c’est que je mets en doubte que l’homme soit prouveu de tous sens naturels. Je voy plusieurs animaux qui vivent une vie entiere et parfaicte, les uns sans la veue, autres sans l’ouye : qui sçait si en nous aussi il ne manque pas encore un, deux, trois et plusieurs autres sens ? car, s’il en manque quelqu’un, nostre discours n’en peut découvrir le defaut. C’est le privilege des sens d’estre l’extreme borne de nostre apercevance : il n’y a rien au delà d’eux qui nous puisse servir à les descouvrir ; voire ny l’un sens n’en peut descouvrir l’autre,

An poterunt oculos aures reprehendere, an aures
Tactus, an hunc porro tactum sapor arguet oris,
An confutabunt nares, oculive revincent ?

Ils font trestous la ligne extreme de nostre faculté,

seorsum cuique potestas
Divisa est, sua vis cuique est.

Il est impossible de faire concevoir à un homme naturellement aveugle qu’il n’y void pas, impossible de luy faire desirer la veue et regretter son defaut. Parquoy nous ne devons prendre aucune asseurance de ce que nostre ame est contente et satisfaicte de ceux que nous avons, veu qu’elle n’a pas dequoy sentir en cela sa maladie et son imperfection, si elle y est. Il est impossible de dire chose à cet aveugle, par discours, argument ny similitude, qui loge en son imagination aucune apprehension de lumiere, de couleur et de veue. Il n’y a rien plus arriere qui puisse pousser le sens en evidence. Les aveugles nais, qu’on void desirer à y voir, ce n’est pas pour entendre ce qu’ils demandent : ils ont appris de nous qu’ils ont à dire quelque chose, qu’ils ont quelque chose à desirer, qui est en nous, la quelle ils nomment bien, et ses effects et consequences ; mais ils ne sçavent pourtant pas que c’est, ny ne l’aprehendent ny pres ny loin. J’ay veu un gentil-homme de bonne maison, aveugle nay, au-moins aveugle de tel aage qu’il ne sçait que c’est que veue : il entend si peu ce qui luy manque, qu’il use et se sert comme nous des paroles propres au voir, et les applique d’une mode toute sienne et particuliere. On luy presentoit un enfant du quel il estoit parrain ; l’ayant pris entre ses bras : Mon Dieu, dict-il, le bel enfant ! qu’il le faict beau voir ! qu’il a le visage guay’Il dira comme l’un d’entre nous : Cette sale a une belle veue : il faict clair, il faict beau soleil. Il y a plus : car, par ce que ce sont nos exercices que la chasse, la paume, la bute, et qu’il l’a ouy dire, il s’y affectionne et s’y embesoigne, et croid y avoir la mesme part que nous y avons ; il s’y picque et s’y plaist, et ne les reçoit pourtant que par les oreilles. On luy crie que voylà un liévre, quand on est en quelque belle splanade où il puisse picquer ; et puis on luy dict encore que voylà un lievre pris : le voylà aussi fier de sa prise, comme il oit dire aux autres qu’ils le sont. L’esteuf, il le prend à la main gauche et le pousse à tout sa raquette ; de la harquebouse, il en tire à l’adventure, et se paye de ce que ses gens luy disent qu’il est ou haut ou costié. Que sçait-on si le genre humain faict une sottise pareille, à faute de quelque sens, et que par ce defaut la plus part du visage des choses nous soit caché ? Que sçait-on si les difficultez que nous trouvons en plusieurs ouvrages de nature viennent de là ? et si plusieurs effets des animaux qui excedent nostre capacité, sont produits par la faculté de quelque sens que nous ayons à dire ? et si aucuns d’entre eux ont une vie plus pleine par ce moyen et entiere que la nostre ? Nous saisissons la pomme quasi par tous nos sens ; nous y trouvons de la rougeur, de la polisseure, de l’odeur et de la douceur ; outre cela, elle peut avoir d’autres vertus, comme d’asseicher ou restreindre, ausquelles nous n’avons point de sens qui se puisse rapporter. Les proprietez que nous apellons occultes en plusieurs choses, comme à l’aimant d’attirer le fer, n’est-il pas vray-semblable qu’il y a des facultez sensitives en nature, propres à les juger et à les appercevoir, et que le defaut de telles facultez nous apporte l’ignorance de la vraye essence de telles choses ? C’est à l’avanture quelque sens particulier qui descouvre aux coqs l’heure du matin et de minuict, et les esmeut à chanter ; qui apprend aus poulles, avant tout usage et experience, de craindre un esparvier, et non une oye, ny un paon, plus grandes bestes ; qui advertit les poulets de la qualité hostile qui est au chat contre eux et à ne se desfier du chien, s’armer contre le mionement, voix aucunement flateuse, non contre l’abaier, voix aspre et quereleuse ; aux freslons, aux formis et aux rats, de choisir tousjours le meilleur fromage et la meilleure poire avant que d’y avoir tasté ; et qui achemine le cerf, l’elefant, le serpent à la cognoissance de certaine herbe propre à leur guerison. Il n’y a sens qui n’ait une grande domination, et qui n’apporte par son moyen un nombre infiny de connoissances. Si nous avions à dire l’intelligence des sons, de l’harmonie et de la voix, cela apporteroit une confusion inimaginable à tout le reste de nostre science. Car, outre ce qui est attaché au propre effect de chasque sens, combien d’argumens, de consequences et de conclusions tirons nous aux autres choses par la comparaison de l’un sens à l’autre ! Qu’un homme entendu imagine l’humaine nature produicte originellement sans la veue, et discoure combien d’ignorance et de trouble luy apporteroit un tel defaut, combien de tenebres et d’aveuglement en nostre ame : on verra par là combien nous importe à la cognoissance de la verité la privation d’un autre tel sens, ou de deux, ou de trois, si elle est en nous. Nous avons formé une verité par la consultation et concurrence de nos cinq sens ; mais à l’advanture falloit-il l’accord de huict ou de dix sens et leur contribution pour l’appercevoir certainement et en son essence. Les sectes qui combatent la science de l’homme, elles la combatent principalement par l’incertitude et foiblesse de nos sens : car, puis que toute cognoissance vient en nous par leur entremise et moyen, s’ils faillent au raport qu’ils nous font, s’ils corrompent ou alterent ce qu’ils nous charrient du dehors, si la lumiere qui par eux s’écoule en nostre ame, est obscurcie au passage, nous n’avons plus que tenir. De cette extreme difficulté sont nées toutes ces fantasies : que chaque subjet a en soy tout ce que nous y trouvons ; qu’il n’a rien de ce que nous y pensons trouver ; et celle des Epicuriens, que le Soleil n’est non plus grand que ce que nostre veue le juge,

Quicquid id est, nihilo fertur majore figura
Quam nostris oculis quam cernimus, esse videtur ;

que les apparences qui representent un corps grand à celuy qui en est voisin, et plus petit à celuy qui en est esloigné, sont toutes deux vrayes,

Nec tamen hic oculis falli concedimus hilum Proinde animi vitium hoc oculis adfingere noli ; et resoluement qu’il n’y a aucune tromperie aux sens ; qu’il faut passer à leur mercy, et cercher ailleurs des raisons pour excuser la difference et contradiction que nous y trouvons ; voyre inventer toute autre mensonge et resverie (ils en viennent jusques là) plustost que d’accuser les sens. Timagoras juroit que, pour presser ou biaizer son oeuil, il n’avoit jamais apperceu doubler la lumiere de la chandelle, et que cette semblance venoit du vice de l’opinion, non de l’instrument. De toutes les absurditez la plus absurde aux Epicuriens est desavouer la force et effect des sens.

Proinde quod in quoque est his visum tempore, verum est.
Et, si non potuit ratio dissolvere causam,
Cur ea quae fuerint juxtim quadrata, procul sint
Visa rotunda, tamen praestat rationis egentem
Reddere mendosè causas utriusque figurae,
Quam manibus manifesta suis emittere quoquam,
Et violare fidem primam, et convellere tota
Fundamenta quibus nixatur vita salusque.
Non modo enim ratio ruat omnis, vita quoque ipsa
Concidat extemplo, nisi credere sensibus ausis,
Praecipitésque locos vitare, et caetera quae sint
In genere hoc fugienda.

Ce conseil desesperé et si peu philosophique ne represente autre chose, si non que l’humaine sciance ne se peut maintenir que par raison des-raisonnable, folle et forcenée ; mais qu’encore vaut il mieux que l’homme, pour se faire valoir, s’en serve et de tout autre remede, tant fantastique soit il, que d’avouer sa necessaire bestise : verité si desavantageuse’Il ne peut fuir que les sens ne soient les souverains maistres de sa cognoissance ; mais ils sont incertains et falsibliables à toutes circonstances. C’est là où il se faut battre à outrance, et, si les forces justes nous faillent, comme elles font, y employer l’opiniastreté, la temerité, l’impudence. Au cas que ce que disent les Epicuriens soit vray, asçavoir que nous n’avons pas de science si les apparences des sens sont fauces ; et ce que disent les Stoïciens, s’il est aussi vray que les apparences des sens sont si fauces qu’elles ne nous peuvent produire aucune science : nous conclurrons, aux despens de ces deux grandes sectes dogmatistes, qu’il n’y a point de science. Quant à l’erreur et incertitude de l’operation des sens, chacun s’en peut fournir autant d’exemples qu’il luy plaira, tant les fautes et tromperies qu’ils nous font, sont ordinaires. Au retantir d’un valon, le son d’une trompette semble venir devant nous, qui vient d’une lieue derriere :

Extantesque procul medio de gurgite montes
Iidem apparent longè diversi licet
Et fugere ad puppim colles campique videntur
Quos agimus propter navim
ubi in medio nobis equus acer obhaesit
Flumine, equi corpus transversum ferre videtur
Vis, et in adversum flumen contrudere raptim.

A manier une balle d’arquebouse soubs le second doigt, celuy du milieu estant entrelassé par dessus, il faut extremement se contraindre, pour advouer qu’il n’y en ait qu’une, tant le sens nous en represente deux. Car que les sens soyent maintesfois maistres du discours, et le contraignent de recevoir des impressions qu’il sçait et juge estre fauces, il se void à tous coups. Je laisse à part celuy de l’atouchement, qui a ses operations plus voisines, plus vives et substantielles, qui renverse tant de fois, par l’effet de la douleur qu’il apporte au corps, toutes ces belles resolutions Stoïques,

et contraint de crier au ventre celuy qui a estably en son ame ce dogme avec toute resolution, que la colique, comme toute autre maladie et douleur, est chose indifferente, n’ayant la force de rien rabatre du souverain bonheur et felicité en laquelle le sage est logé par sa vertu. Il n’est cœur si mol que le son de nos tabourins et de nos trompetes n’eschauffe ; ny si dur, que la douceur de la musique n’esveille et ne chatouille ; ny ame si revesche qui ne se sente touchée de quelque reverence à considerer cette vastité sombre de nos Églises, la diversité d’ornemens et ordre de nos ceremonies, et ouyr le son devotieux de nos orgues, et la harmonie si posée et religieuse de nos voix. Ceux mesme qui y entrent avec mespris, sentent quelque frisson dans le cœur, et quelque horreur, qui les met en deffiance de leur opinion. Quant à moy, je ne m’estime point assez fort pour ouyr en sens rassis des vers d’Horace et de Catulle, chantez d’une voix suffisante par une belle et jeune bouche. Et Zenon avoit raison de dire que la voix estoit la fleur de la beauté. On m’a voulu faire accroire qu’un homme, que tous nous autres françois cognoissons, m’avoit imposé en me recitant des vers qu’il avoit faicts, qu’ils n’estoient pas tels sur le papier qu’en l’air, et que mes yeux en feroyent contraire jugement à mes oreilles, tant la prononciation a de credit à donner prix et façon aux ouvrages qui passent à sa mercy. Sur quoy Philoxenus ne fut pas fascheux, lequel oyant un donner mauvais ton à quelque sienne composition, se print à fouler aux pieds et casser de la brique qui estoit à luy, disant : Je romps ce qui est à toi, comme tu corromps ce qui est à moy. A quoy faire ceux mesmes qui se sont donnez la mort d’une certaine resolution, destournoyent ils la face pour ne voir le coup qu’ils se faisoyent donner ? et ceux qui pour leur santé desirent et commandent qu’on les incise et cauterise, ne peuvent soustenir la veue des aprets, utils et operation du chirurgien ? attendu que la veue ne doit avoir aucune participation à cette douleur. Cela ne sont ce pas propres exemples à verifier l’authorité que les sens ont sur le discours ? Nous avons beau sçavoir que ces tresses sont empruntées d’un page ou d’un laquais ; que cette rougeur est venue d’Espaigne, et cette blancheur et polisseure de la mer Oceane, encore faut il que la veue nous force d’en trouver le subject plus aimable et plus agreable, contre toute raison. Car en cela il n’y a rien du sien,

Auferimur cultu ; gemmis auroque teguntur
Crimina : pars minima est ipsa puella sui.
Saepe ubi sit quod ames inter tam multa requiras :
Decipit hoc oculos Aegide, dives amor.

Combien donnent à la force des sens les poetes, qui font Narcisse esperdu de l’amour de son ombre,

Cunctaque miratur, quibus est mirabilis ipse ;
Se cupit imprudens ; et qui probat, ipse probatur ;
Dumque petit, petitur ; paritérque accendit et ardet ;

et l’entendement de Pygmalion si troublé par l’impression de la veue de sa statue d’ivoire, qu’il l’aime et la serve pour vive’

Oscula dat reddique putat, sequiturque tenetque,
Et credit tactis digitos insidere membris ;
Et metuit pressos veniat ne livor in artus.

Qu’on loge un philosophe dans une cage de menus filets de fer clersemez, qui soit suspendue au haut des tours nostre Dame de Paris, il verra par raison evidante qu’il est impossible qu’il en tombe, et si ne se sçauroit garder (s’il n’a accoustumé le mestier des recouvreurs) que la veue de cette hauteur extreme ne l’espouvante et ne le transisse. Car nous avons assez affaire de nous asseurer aux galeries qui sont en nos clochiers, si elles sont façonnées à jour, encores qu’elles soyent de pierre. Il y en a qui n’en peuvent pas seulement porter la pensée. Qu’on jette une poutre entre ces deux tours, d’une grosseur telle qu’il nous la faut à nous promener dessus, il n’y a sagesse philosophique de si grande fermeté qui puisse nous donner courage d’y marcher comme nous ferions, si elle estoit à terre. J’ay souvent essayé cela en nos montaignes de deçà (et si suis de ceux qui ne s’effrayent que mediocrement de telles choses) que je ne pouvoy souffrir la veue de cette profondeur infinie sans horreur et tramblement de jarrets et de cuisses, encores qu’il s’en fallut bien ma longueur que je ne fusse du tout au bort, et n’eusse sçeu choir si je ne me fusse porté à escient qu’il y eust, pourveu qu’en cette pente il s’y presentast un arbre ou bosse de rochier pour soustenir un peu la veue et la diviser, que cela nous allege et donne asseurance, comme si c’estoit chose dequoy à la cheute nous peussions recevoir secours ; mais que les precipices coupez et uniz, nous ne les pouvons pas seulement regarder sans tournoyement de teste : ut despici sine vertigine simul oculorum animique non possit ; qui est une evidente imposture de la veue. Ce beau philosophe se creva les yeux pour descharger l’ame de la desbauche qu’elle en recevoit, et pouvoir philosopher plus en liberté. Mais, à ce conte, il se devoit aussi faire estouper les oreilles, que Theophrastus dict estre le plus dangereux instrument que nous ayons pour recevoir des impressions violentes à nous troubler et changer, et se devoit priver en fin de tous les autres sens, c’est à dire de son estre et de sa vie. Car ils ont tous cette puissance de commander nostre discours et nostre ame. Fit etiam saepe specie quadam, saepe vocum gravitate et cantibus, ut pellantur animi vehementius ; saepe etiam cura et timore. Les medecins tiennent qu’il y a certaines complexions qui s’agitent par aucuns sons et instrumens jusques à la fureur. J’en ay veu qui ne pouvoient ouyr ronger un os soubs leur table sans perdre patience ; et n’est guiere homme qui ne se trouble à ce bruit aigre et poignant que font les limes en raclant le fer ; comme, à ouyr mascher prez de nous, ou ouyr parler quelqu’un qui ait le passage du gosier ou du nez empesché, plusieurs s’en esmeuvent jusques à la colère et la haine. Ce fleuteur protocole de Gracchus, qui amolissoit, roidissoit et contournoit la vois de son maistre lors qu’il haranguoit à Rome, à quoy servoit il, si le mouvement et qualité du son n’avoit force à esmouvoir et alterer le jugement des auditeurs ? Vrayement il y a bien dequoy faire si grande feste de la fermeté de cette belle piece, qui se laisse manier et changer au branle et accidens d’un si leger vent ! Cette mesme piperie que les sens apportent à nostre entendement, ils la reçoivent à leur tour. Nostre ame par fois s’en revenche de mesme ; ils mentent et se trompent à l’envy. Ce que nous voyons et oyons agitez de colere, nous ne l’oyons pas tel qu’il est,

Et solem geminum, et duplices se ostendere Thebas. L’objet que nous aymons nous semble plus beau qu’il n’est,
Multimodis igitur pravas turpésque videmus
Esse in delitiis, summoque in honore vigere,

et plus laid celuy que nous avons à contre cœur. A un homme ennuyé et affligé la clarté du jour semble obscurcie et tenebreuse. Nos sens sont non seulement alterez, mais souvent hebetez du tout par les passions de l’ame. Combien de choses voyons nous, que nous n’appercevons pas si nous avons nostre esprit empesché ailleurs ?

In rebus quoque apertis noscere possis,
Si non advertas animum, proinde esse, quasi omni
Tempore semotae fuerint, longéque remotae.

Il semble que l’ame retire au dedans et amuse les puissances des sens. Par ainsin, et le dedans et le dehors de l’homme est plein de foiblesse et de mensonge. Ceux qui ont apparié nostre vie à un songe, ont eu de la raison, à l’avanture plus qu’ils ne pensoyent. Quand nous songeons, nostre ame vit, agit, exerce toutes ses facultez, ne plus ne moins que quand elle veille ; mais si plus mollement et obscurement, non de tant certes que la differance y soit comme de la nuit à une clarté vifve ; ouy, comme de la nuit à l’ombre : là elle dort, icy elle sommeille, plus et moins. Ce sont tousjours tenebres, et tenebres Cymmerienes. Nous veillons dormans, et veillans dormons. Je ne vois pas si clair dans le sommeil ; mais, quand au veiller, je ne le trouve jamais assez pur et sans nuage. Encores le sommeil en sa profondeur endort par fois les songes. Mais nostre veiller n’est jamais si esveillé qu’il purge et dissipe bien à point les resveries, qui sont les songes des veillans, et pires que songes. Nostre raison et nostre ame, recevant les fantasies et opinions qui luy naissent en dormant, et authorisant les actions de nos songes de pareille approbation qu’elle faict celles du jour, pourquoy ne mettons nous en doubte si nostre penser, nostre agir, n’est pas un autre songer, et nostre veiller quelque espece de dormir ? Si les sens sont noz premiers juges, ce ne sont pas les nostres qu’il faut seuls appeller au conseil, car en cette faculté les animaux ont autant ou plus de droit que nous. Il est certain qu’aucuns ont l’ouye plus aigue que l’homme, d’autres la veue, d’autres le sentiment, d’autres l’atouchement ou le goust. Democritus disoit que les Dieux et les bestes avoyent les facultez sensitives beaucoup plus parfaictes que l’homme. Or, entre les effects de leurs sens et les nostres, la difference est extreme. Notre salive nettoye et asseche nos playes, elle tue le serpent :

Tantaque in his rebus distantia differitasque est,
Ut quod alis cibus est, aliis fuat acre venenum.
Saepe etenim serpens, hominis contacta saliva,
Disperit, ac sese mandendo conficit ipsa.

Quelle qualité donnerons nous à la salive ? ou selon nous, ou selon le serpent ? Par quel des deux sens verifierons nous sa veritable essence que nous cerchons ? Pline dit qu’il y a aux Indes certains lievres marins qui nous sont poison, et nous à eux, de maniere que du seul attouchement nous les tuons : qui sera veritablement poison, ou l’homme ou le poisson ? à qui en croirons nous, ou au poisson de l’homme, ou à l’homme du poisson ? Quelque qualité d’air infecte l’homme, qui ne nuict point au bœuf ; quelque autre, le boeuf, qui ne nuict point à l’homme : laquelle des deux sera, en verité et en nature, pestilente qualité ? Ceux qui ont la jaunisse, ils voyent toutes choses jaunatres et plus pasles que nous :

Lurida praeterea fiunt quaecunque tuentur
Arquati.

Ceux qui ont cette maladie que les medecins nomment Hyposphragma, qui est une suffusion de sang sous la peau, voient toutes choses rouges et sanglantes. Ces humeurs qui changent ainsi les operations de nostre veue, que sçavons nous si elles predominent aux bestes et leur sont ordinaires ? Car nous en voyons les unes qui ont les yeux jaunes comme noz malades de jaunisse, d’autres qui les ont sanglans de rougeur ; à celles là il est vray-semblable que la couleur des objects paroit autre qu’à nous ; quel jugement des deux sera le vray ? Car il n’est pas dict que l’essence des choses se raporte à l’homme seul. La durté, la blancheur, la profondeur et l’aigreur touchent le service et science des animaux, comme la nostre : nature leur en a donné l’usage comme à nous. Quand nous pressons l’œil, les corps que nous regardons, nous les apercevons plus longs et estendus ; plusieurs bestes ont l’œil ainsi pressé : cette longueur est donc à l’avanture la veritable forme de ce corps, non pas celle que noz yeux lui donnent en leur assiete ordinaire. Si nous serrons l’œil par dessoubs, les choses nous semblent doubles,

Bina lucernarum florentia lumina flammis,
Et duplices hominum facies, et corpora bina.

Si nous avons les oreilles empeschées de quelque chose, ou le passage de l’ouye resserré, nous recevons le son autre que nous ne faisons ordinairement ; les animaux qui ont les oreilles velues, ou qui n’ont qu’un bien petit trou au lieu de l’oreille, ils n’oyent par consequent pas ce que nous oyons et reçoivent le son autre. Nous voyons aux festes et aux theatres que, opposant à la lumiere des flambeaux une vitre teinte de quelque couleur, tout ce qui est en ce lieu nous appert ou vert, ou jaune, ou violet,

Et vulgo faciunt id lutea russaque vela
Et ferrugina, cum magnis intenta theatris
Per malos volgata trabesque trementia pendent :
Namque ibi consessum caveai subter, et omnem
Scenai speciem, patrum, matrumque, deorumque
Inficiunt, coguntque suo volitare colore,

il est vray-semblable que les yeux des animaux, que nous voyons estre de diverse couleur, leur produisent les apparences des corps de mesmes leurs yeux. Pour le jugement de l’action des sens, il faudroit donc que nous en fussions premierement d’accord avec les bestes, secondement entre nous mesmes. Ce que nous ne sommes aucunement ; et entrons en debat tous les coups de ce que l’un oit, void ou goute quelque chose autrement qu’un autre ; et debatons, autant que d’autre chose, de la diversité des images que les sens nous raportent. Autrement oit et voit, par la regle ordinaire de nature, et autrement gouste un enfant qu’un homme de trente ans, et cettuy-cy autrement qu’un sexagenaire. Les sens sont aux uns plus obscurs et plus sombres, aux autres plus ouverts et plus aigus. Nous recevons les choses autres et autres, selon que nous sommes et qu’il nous semble. Or nostre sembler estant si incertain et controversé, ce n’est plus miracle [p. 599] si on nous dict que nous pouvons avouer que la neige nous apparoit blanche, mais que d’establir si de son essence elle est telle et à la verité, nous ne nous en sçaurions respondre : et, ce commencement esbranlé, toute la science du monde s’en va necessairement à vau-l’eau. Quoy, que nos sens mesmes s’entr’empeschent l’un l’autre ? Une peinture semble eslevée à la veue, au maniement elle semble plate ; dirons nous que le musc soit aggreable ou non, qui resjouit nostre sentiment et offence nostre goust ? Il y a des herbes et des unguens propres à une partie du corps, qui en blessent une autre ; le miel est plaisant au goust, mal plaisant à la veue. Ces bagues qui sont entaillées en forme de plumes, qu’on appelle en devise : pennes sans fin, il n’y a œil qui en puisse discerner la largeur et qui se sçeut deffendre de cette piperie, que d’un costé elles n’aillent en eslargissant, et s’apointant et estressissant par l’autre, mesmes quand on les roule autour du doigt ; toutesfois au maniement elles vous semblent equables en largeur et par tout pareilles. Ces personnes qui, pour aider leur volupté, se servoient anciennement de miroirs propres à grossir et aggrandir l’object qu’ils representent, affin que les membres qu’ils avoient à embesoigner, leur pleussent d’avantage par cette accroissance oculaire ; auquel des deux sens donnoient-ils gaigné, ou à la veue qui leur representoit ces membres gros et grands à souhait, ou à l’attouchement qui les leur presentoit petits et desdaignables ? Sont-ce nos sens qui prestent au subject ces diverses conditions, et que les subjets n’en ayent pourtant qu’une comme nous voyons du pain que nous mangeons : ce n’est que pain, mais nostre usage en faict des os, du sang, de la chair, des poils et des ongles :

Ut cibus, in membra atque artus cum diditur omnes,
Disperit, atque aliam naturam sufficit ex se.

L’humeur que succe la racine d’un arbre, elle se fait tronc, feuille et fruit ; et l’air n’estant qu’un, il se faict, par l’appliquation à une trompette, divers en mille sortes de sons : sont-ce, dis-je, nos sens qui façonnent de mesme de diverses qualitez ces sujects, ou s’ils les ont telles ? Et sur ce doubte, que pouvons nous resoudre de leur veritable essence ? D’avantage, puis que les accidens des maladies, de la resverie ou du sommeil, nous font paroistre les choses autres qu’elles ne paroissent aux sains, aux sages et à ceux qui veillent, n’est-il pas vraysemblable que nostre assiette droicte et nos humeurs naturelles ont aussi dequoy donner un estre aux choses, se rapportant à leur condition, et les accommoder à soy, comme font les humeurs desreglées ? et nostre santé aussi capable de leur fournir son visage, comme la maladie ? Pourquoy n’a le temperé quelque forme des objects relative à soy, comme l’intempéré, et ne leur imprimera-il pareillement son charactere ? Le desgouté charge la fadeur au vin ; le sain, la saveur ; l’alteré, la friandise. Or, nostre estat accommodant les choses à soy et les transformant selon soy, nous ne sçavons plus quelles sont les choses en verité : car rien ne vient à nous que falsifié et alteré par nos sens. Où le compas, l’esquarre et la regle sont gauches, toutes les proportions qui s’en tirent, tous les bastimens qui se dressent à leur mesure, sont aussi necessairement manques et defaillans. L’incertitude de nos sens rend incertain tout ce qu’ils produisent :

Denique ut in fabrica, si prava est regula prima,
Normaque si fallax rectis regionibus exit,
Et libella aliqua si ex parte claudicat hilum,
Omnia mendosè fieri atque obstipa necessum est,
Prava, cubantia, prona, supina, atque absona tecta,
Jam ruere ut quaedam videantur velle, ruantque
Prodita judiciis fallacibus omnia primis.
Hic igitur ratio tibi rerum prava necesse est
Falsaque sit, falsis quaecumque à sensibus orta est.

Au demeurant, qui sera propre à juger de ces différences ? Comme nous disons, aux debats de la religion, qu’il nous faut un juge non attaché à l’un ny à l’autre party, exempt de chois et d’affection, ce qui ne se peut parmy les Chrestiens, il advient de mesme en cecy ; car, s’il est vieil, il ne peut juger du sentiment de la vieillesse, estant luy mesme partie en ce debat ; s’il est jeune, de mesme ; sain, de mesme ; de mesme, malade, dormant et veillant. Il nous faudroit quelqu’un exempt de toutes ces qualitez, afin que, sans praeoccupation de jugement, il jugeast de ces propositions comme à luy indifferentes ; et à ce conte il nous faudroit un juge qui ne fut pas. Pour juger des apparences que nous recevons des subjets, il nous faudroit un instrument judicatoire ; pour verifier cet instrument, il nous y faut de la demonstration ; pour verifier la demonstration, un instrument : nous voilà au rouet. Puis que les sens ne peuvent arrester nostre dispute, estans pleins eux-mesmes d’incertitude, il faut que ce soit la raison ; aucune raison ne s’establira sans une autre raison : nous voylà à reculons jusques à l’infiny. Nostre fantasie ne s’applique pas aux choses estrangeres, ains elle est conceue par l’entremise des sens ; et les sens ne comprennent pas le subject estranger, ains seulement leurs propres passions ; et par ainsi la fantasie et apparence n’est pas du subject, ains seulement de la passion et souffrance du sens, laquelle passion et subject sont choses diverses : parquoy qui juge par les apparences, juge par chose autre que le subject. Et de dire que les passions des sens rapportent à l’ame la qualité des subjects estrangers par ressemblance, comment se peut l’ame et l’entendement asseurer de cette ressemblance, n’ayant de soy nul commerce avec les subjects estrangers ? Tout ainsi comme, qui ne cognoit pas Socrates, voyant son pourtraict, ne peut dire qu’il luy ressemble. Or qui voudroit toutesfois juger par les apparences : si c’est par toutes, il est impossible, car elles s’entr’empeschent par leurs contrarietez et discrepances, comme nous voyons par experience ; sera ce qu’aucunes apparences choisies reglent les autres ? Il faudra verifier cette choisie par une autre choisie, la seconde par la tierce ; et par ainsi ce ne sera jamais faict. Finalement, il n’y a aucune constante existence, ny de nostre estre, ny de celuy des objects. Et nous, et nostre jugement, et toutes choses mortelles, vont coulant et roulant sans cesse. Ainsin il ne se peut establir rien de certain de l’un à l’autre, et le jugeant et le jugé estans en continuelle mutation et branle. Nous n’avons aucune communication à l’estre, par ce que toute humaine nature est tousjours au milieu entre le naistre et le mourir, ne baillant de soy qu’une obscure apparence et ombre, et une incertaine et debile opinion. Et si, de fortune, vous fichez vostre pensée à vouloir prendre son estre, ce sera ne plus ne moins que qui voudroit empoigner l’eau : car tant plus il serrera et pressera ce qui de sa nature coule par tout, tant plus il perdra ce qu’il vouloit tenir et empoigner. Ainsin, estant toutes choses subjectes à passer d’un changement en autre, la raison, y cherchant une reelle subsistance, se trouve deceue, ne pouvant rien apprehender de subsistant et permanant, par ce que tout ou vient en estre et n’est pas encore du tout, ou commence à mourir avant qu’il soit nay. Platon disoit que les corps n’avoient jamais existence, ouy bien naissance : estimant qu’Homere eust faict l’ocean pere des Dieus, et Thetis la mere, pour nous montrer que toutes choses sont en fluxion, muance et variation perpetuelle : opinion commune à tous les Philosophes avant son temps, comme il dict, sauf le seul Parmenides, qui refusoit mouvement aux choses, de la force du quel il faict grand cas ; Pythagoras, que toute matiere est coulante et labile : les Stoiciens, qu’il n’y a point de temps present, et que ce que nous appellons present, n’est que la jointure et assemblage du futur et du passé ; Heraclitus, que jamais homme n’estoit deux fois entré en mesme riviere ; Epicharmus, que celuy qui a pieça emprunté de l’argent, ne le doit pas maintenant ; et que celuy qui cette nuict a esté convié à venir ce matin disner, vient aujourd’huy non convié, attendu que ce ne sont plus eux : ils sont devenus autres ; et qu’il ne se pouvoit trouver une substance mortelle deux fois en mesme estat, car, par soudaineté et legereté de changement, tantost elle dissipe, tantost elle rassemble ; elle vient et puis s’en va. De façon que ce qui commence à naistre ne parvient jamais jusques à perfection d’estre, pourautant que ce naistre n’acheve jamais, et jamais n’arreste, comme estant à bout. Ains, depuis la semence, va tousjours se changeant et muant d’un à autre. Comme de semence humaine se fait premierement dans le ventre de la mere un fruict sans forme, puis un enfant formé, puis, estant hors du ventre, un enfant de mammelle ; apres il devient garson ; puis consequemment un jouvenceau ; apres un homme faict ; puis un homme d’aage ; à la fin decrepité vieillard. De maniere que l’aage et generation subsequente va tousjours desfaisant et gastant la precedente :

Mutat enim mundi naturam totius aetas,
Ex alioque alius status excipere omnia debet,
Nec manet ulla sui similis res : omnia migrant,
Omnia commutat natura et vertere cogit.

Et puis nous autres sottement craignons une espece de mort, là où nous en avons desjà passé et en passons tant d’autres. Car non seulement, comme disoit Heraclitus, la mort du feu est generation de l’air, et la mort de l’air generation de l’eau, mais encor plus manifestement le pouvons nous voir en nous mesmes. La fleur d’aage se meurt et passe quand la vieillesse survient, et la jeunesse se termine en fleur d’aage d’homme faict, l’enfance en la jeunesse, et le premier aage meurt en l’enfance, et le jour d’hier meurt en celuy du jourd’huy, et le jourd’huy mourra en celuy de demain ; et n’y a rien qui demeure ne qui soit tousjours un. Car, qu’il soit ainsi, si nous demeurons tousjours mesmes et uns, comment est-ce que nous nous esjouyssons maintenant d’une chose, et maintenant d’une autre ? Comment est-ce que nous aymons choses contraires ou les haïssons, nous les louons ou nous les blasmons ? Comment avons nous differentes affections, ne retenant plus le mesme sentiment en la mesme pensée ? Car il n’est pas vray-semblable que sans mutation nous prenions autres passions ; et ce qui souffre mutation ne demeure pas un mesme, et, s’il n’est pas un mesme, il n’est donc pas aussi. Ains, quant et l’estre tout un, change aussi l’estre simplement, devenant tousjours autre d’un autre. Et par consequent se trompent et mentent les sens de nature, prenans ce qui apparoit pour ce qui est, à faute de bien sçavoir que c’est qui est. Mais qu’est-ce donc qui est veritablement ? Ce qui est eternel, c’est à dire qui n’a jamais eu de naissance, ny n’aura jamais fin ; à qui le temps n’apporte jamais aucune mutation. Car c’est chose mobile que le temps, et qui apparoit comme en ombre, avec la matiere coulante et fluante tousjours, sans jamais demeurer stable ny permanente ; à qui appartiennent ces mots : devant et apres, et a esté ou sera, lesquels tout de prime face montrent evidemment que ce n’est pas chose qui soit : car ce seroit grande sottise et fauceté toute apparente de dire que cela soit qui n’est pas encore en estre, ou qui desjà a cessé d’estre. Et quand à ces mots : present, instant, maintenant, par lesquels il semble que principalement nous soustenons et fondons l’intelligence du temps, la raison le descouvrant le destruit tout sur le champ : car elle le fend incontinent et le part en futur et en passé, comme le voulant voir necessairement desparty en deux. Autant en advient-il à la nature qui est mesurée, comme au temps qui la mesure. Car il n’y a non plus en elle rien qui demeure, ne qui soit subsistant ; ains y sont toutes choses ou nées, ou naissantes, ou mourantes. Au moyen dequoy ce seroit peché de dire de Dieu, qui est le seul qui est, qu’il fut ou il sera. Car ces termes là sont declinaisons, passages ou vicissitudes de ce qui ne peut durer ny demeurer en estre. Parquoy il faut conclurre que Dieu seul est, non poinct selon aucune mesure du temps, mais selon une eternité immuable et immobile, non mesurée par temps, ny subjecte à aucune declinaison ; devant lequel rien n’est, ny ne sera apres, ny plus nouveau ou plus recent, ains un realement estant, qui, par un seul maintenant emplit le tousjours ; et n’y a rien qui veritablement soit que luy seul, sans qu’on puisse dire : Il a esté, ou : Il sera ; sans commencement et sans fin. A cette conclusion si religieuse d’un homme payen je veux joindre seulement ce mot d’un tesmoing de mesme condition, pour la fin de ce long et ennuyeux discours, qui me fourniroit de matiere sans fin : O la vile chose, dict-il, et abjecte, que l’homme, s’il ne s’esleve au dessus de l’humanité ! Voylà un bon mot et un utile desir, mais pareillement absurde. Car de faire la poignée plus grande que le poing, la brassée plus grande que le bras, et d’esperer enjamber plus que de l’estandue de nos jambes, cela est impossible et monstrueux. Ny que l’homme se monte au dessus de soy et de l’humanité : car il ne peut voir que de ses yeux, ny saisir que de ses prises. Il s’eslevera si Dieu lui preste extraordinairement la main ; il s’eslevera, abandonnant et renonçant à ses propres moyens, et se laissant hausser et soubslever par les moyens purement celestes. C’est à nostre foy Chrestienne, non à sa vertu Stoique, de pretendre à cette divine et miraculeuse metamorphose.


De juger de la mort d’autruy
Chap. XIII


QUAND nous jugeons de l’asseurance d’autruy en la mort, qui est sans doubte la plus remerquable action de la vie humaine, il se faut prendre garde d’une chose : que mal aisément on croit estre arrivé à ce point. Peu de gens meurent resolus que ce soit leur heure derniere, et n’est endroit où la piperie de l’esperance nous amuse plus. Elle ne cesse de corner aux oreilles : D’autres ont bien esté plus malades sans mourir ; l’affaire n’est pas si désespéré qu’on pense ; et, au pis aller, Dieu a bien faict d’autres miracles. Et advient cela de ce que nous faisons trop de cas de nous. Il semble que l’université des choses souffre aucunement de nostre aneantissement, et qu’elle soit compassionnée à nostre estat. D’autant que nostre veue alterée se represente les choses de mesmes ; et nous est advis qu’elles luy faillent à mesure qu’elle leur faut : comme ceux qui voyagent en mer, à qui les montaignes, les campaignes, les villes, le ciel, et la terre vont mesme branle, et quant et quant eux,

Provehimur portu, terraeque urbésque recedunt.

Qui veit jamais vieillesse qui ne louast le temps passé et ne blasmast le present, chargeant le monde et les meurs des hommes de sa misere et de son chagrin ?

Jamque caput quassans grandis suspirat arator,
Et cum tempora temporibus praesentia confert
Praeteritis, laudat fortunas saepe parentis,
Et crepat antiquum genus ut pietate repletum.

Nous entrainons tout avec nous. D’où il s’ensuit que nous estimons grande chose nostre mort, et qui ne passe pas si aisément, ny sans solenne consultation des astres, tot circa unum caput tumultuantes deos. Et le pensons d’autant plus que plus nous nous prisons. Comment ? tant de sciance se perdroit elle avec tant de dommage, sans particulier soucy des destinées ? Une ame si rare et examplaire ne coute elle non plus à tuer qu’une ame populaire et inutile ? Cette vie, qui en couvre tant d’autres, de qui tant d’autres vies despandent, qui occupe tant de monde par son usage, remplit tant de places, se desplace elle comme celle qui tient à son simple nœud. Nul de nous ne pense assez n’estre qu’un. De là viennent ces mots de Caesar à son pilote, plus enflez que la mer qui le menassoit,

Italiam si, coelo authore, recusas,
Me pete : sola tibi causa haec est justa timoris,
Vectorem non nosse tuum ; perrumpe procellas,
Tutela secure mei.

Et ceux cy :

credit jam digna pericula Caesar
Fatis esse suis : Tantusque evertere, dixit,
Me superis labor est, parva quem puppe sedentem
Tam magno petiere mari.

Et cette resverie publique, que le Soleil porta en son front, tout le long d’un an, le deuil de sa mort :

Ille etiam, extincto miseratus Caesare Romam,
Cum caput obscura nitidum ferrugine texit ;

et mille semblables, dequoy le monde se laisse si ayséement piper, estimant que nos interests alterent le Ciel, et que son infinité se formalise de noz menues distinctions : Non tanta coelo societas nobiscum est, ut nostro fato mortalis sit ille quoque siderum fulgor.

Or, de juger la resolution et la constance en celuy qui ne croit pas encore certainement estre au danger, quoy qu’il y soit, ce n’est pas raison ; et ne suffit pas qu’il soit mort en cette desmarche, s’il ne s’y estoit mis justement pour cet effect. Il advient à la pluspart de roidir leur contenance et leurs parolles pour en acquerir reputation, qu’ils esperent encore jouir vivans. D’autant que j’en ay veu mourir, la fortune a disposé les contenances, non leur dessein. Et de ceux mesmes qui se sont anciennement donnez la mort, il y a bien à choisir si c’est une mort soudaine, ou mort qui ait du temps. Ce cruel Empereur Romain disoit de ses prisonniers qu’il leur vouloit faire sentir la mort ; et, si quelcun se deffaisoit en prison : Celuy là m’est eschapé, disoit-il. Il vouloit estendre la mort et la faire sentir par les tourmens :

Vidimus et toto quamvis in corpore caeso
Nil animae letale datum, moremque nefandae
Durum saevitiae pereuntis parcere morti.

De vray ce n’est pas si grande chose d’establir, tout sain et tout rassis, de se tuer ; il est bien aisé de faire le mauvais avant que de venir aux prises : de maniere que le plus effeminé homme du monde, Heliogabalus, parmy ses plus laches voluptez, desseignoit bien de se faire mourir delicatement où l’occasion l’en forceroit ; et, afin que sa mort ne dementist point le reste de sa vie, avoit fait bastir expres une tour somptueuse, le bas et le devant de laquelle estoit planché d’ais enrichis d’or et de pierrerie pour se precipiter ; et aussi fait faire des cordes d’or et de soye cramoisie pour s’estrangler ; et battre une espée d’or pour s’enferrer ; et gardoit du venin dans des vaisseaux d’emeraude et de topaze pour s’enpoisonner, selon que l’envie luy prendroit de choisir de toutes ces façons de mourir :

Impiger et fortis virtute coacta.

Toutesfois, quant à cettuy-cy, la mollesse de ses aprets rend plus vray-semblable que le nez luy eut seigné, qui l’en eut mis au propre. Mais de ceux mesmes qui, plus vigoureux, se sont resolus à l’exécution, il faut voir (dis-je) si ç’a esté d’un coup qui ostat le loisir d’en sentir l’effect : car c’est à deviner, à voir escouler la vie peu à peu, le sentiment du corps se meslant à celuy de l’ame, s’offrant le moyen de se repentir, si la constance s’y fut trouvée et l’obstination en une si dangereuse volonté. Aux guerres civiles de Caesar, Lucius Domitius, pris en la Prusse, s’estant empoisonné, s’en repantit apres. Il est advenu de nostre temps que tel, resolu de mourir, et de son premier essay n’ayant donné assez avant, la demangeson de la chair luy repoussant le bras, se reblessa bien fort à deux ou trois fois apres, mais ne peut jamais gaigner sur luy d’enfoncer le coup. Pendant qu’on faisoit le proces à Plantius Sylvanus, Urgulania, sa mere-grand, luy envoya un poignard, duquel n’ayant peu venir à bout de se tuer, il se fit couper les veines à ses gens. Albucilla, du temps de Tibere, s’estant pour se tuer frappée trop mollement, donna encores à ses parties moyen de l’emprisonner et faire mourir à leur mode. Autant en fit le Capitaine Demosthenes apres sa route en la Sicile. Et Caius Fimbria, s’estant frappé trop foiblement, impetra de son valet de l’achever. Au rebours, Ostorius, lequel, ne se pouvant servir de son bras, desdaigna d’employer celuy de son serviteur à autre chose qu’à tenir le poignard droit et ferme, et, se donnant le branle, porta luy-mesme sa gorge à l’encontre, et la transperça. C’est une viande, à la verité, qu’il faut engloutir sans macher, qui n’a le gosier ferré à glace ; et pourtant l’Empereur Adrianus feit que son medecin merquat et circonscript en son tetin justement l’endroit mortel où celuy eut à viser, à qui il donna la charge de le tuer. Voylà pourquoy Caesar, quand on luy demandoit quelle mort il trouvoit la plus souhaitable : La moins premeditée, respondit-il, et la plus courte. Si Caesar l’a osé dire, ce ne m’est plus lacheté de le croire. Une mort courte, dit Pline, est le souverain heur de la vie humaine. Il leur fache de la reconnoistre. Nul ne se peut dire estre resolu à la mort, qui craint à la marchander, qui ne peut la soustenir les yeux ouvers. Ceux qu’on voit aux supplices courir à leur fin, et haster l’execution et la presser, ils ne le font pas de resolution : ils se veulent oster le temps de la considerer. L’estre mort ne les fache pas, mais ouy bien le mourir,

Emori nolo, sed me esse mortuum nihili aestimo.

C’est un degré de fermeté auquel j’ay experimenté que je pourrois arriver, ainsi que ceux qui se jettent dans les dangers comme dans la mer, à yeux clos. Il n’y a rien, selon moy, plus illustre en la vie de Socrates que d’avoir eu trente jours entiers à ruminer le decret de sa mort ; de l’avoir digerée tout ce temps là d’une tres certaine esperance, sans esmoy, sans alteration, et d’un train d’actions et de parolles ravallé plustost et anonchali que tendu et relevé par le poids d’une telle cogitation. Ce Pomponius Atticus à qui Cicero escrit, estant malade, fit appeller Agrippa, son gendre, et deux ou trois autres de ses amys, et leur dit qu’ayant essayé qu’il ne gaignoit rien à se vouloir guerir, et que tout ce qu’il faisoit pour alonger sa vie, allongeoit aussi et augmentoit sa douleur, il estoit deliberé de mettre fin à l’un et à l’autre, les priant de trouver bonne sa deliberation, et, au pis aller, de ne perdre point leur peine à l’en détourner. Or, ayant choisi de se tuer par abstinence, voylà sa maladie guerie par accidant : ce remede qu’il avoit employé pour se deffaire, le remet en santé. Les medecins et ses amis, faisans feste d’un si heureux evenement et s’en rejouissans avec luy, se trouverent bien trompez ; car il ne leur fut possible pour cela de luy faire changer d’opinion, disant qu’ainsi comme ainsi luy failloit il un jour franchir ce pas, et qu’en estant si avant, il se vouloit oster la peine de recommancer un’autre fois. Cettuy-cy, ayant reconnu la mort tout à loisir, non seulement ne se descourage pas au joindre, mais il s’y acharne ; car, estant satis-fait en ce pourquoy il estoit entré en combat, il se picque par braverie d’en voir la fin. C’est bien loing au delà de ne craindre point la mort, que de la vouloir taster et savourer. L’histoire du philosophe Cleanthes est fort pareille. Les gengives luy estoient enflées et pourries ; les medecins lui conseillarent d’user d’une grande abstinence. Ayant jeuné deux jours, il est si bien amendé qu’ils luy declarent sa guerison et permettent de retourner à son train de vivre accoustumé. Luy, au rebours, goustant desjà quelque douceur en cette defaillance, entreprend de ne se retirer plus arriere et franchit le pas qu’il avoit si fort avancé. Tullius Marcellinus, jeune homme Romain, voulant anticiper l’heure de sa destinée pour se deffaire d’une maladie qui le gourmandoit plus qu’il ne vouloit souffrir, quoy que les medecins luy en promissent guerison certaine, sinon si soudaine, appella ses amis pour en deliberer. Les uns, dit Seneca, luy donnoyent le conseil que par lacheté ils eussent prins pour eux mesmes ; les autres, par flaterie, celuy qu’ils pensoyent luy devoir estre plus agreable ; mais un Stoïcien luy dit ainsi : Ne te travaille pas, Marcellinus, comme si tu deliberois de chose d’importance : ce n’est pas grand’chose que vivre, tes valets et les bestes vivent ; mais c’est grand’chose de mourir honestement, sagement et constamment. Songe combien il y a que tu fais mesme chose : manger, boire, dormir ; boire, dormir et manger. Nous rouons sans cesse en ce cercle ; non seulement les mauvais accidans et insupportables, mais la satieté mesme de vivre donne envie de la mort. Marcellinus n’avoit besoing d’homme qui le conseillat, mais d’homme qui le secourut. Les serviteurs craignoyent de s’en mesler, mais ce philosophe leur fit entendre que les domestiques sont soupçonnez, lors seulement qu’il est en doubte si la mort du maistre a esté volontaire ; autrement, qu’il seroit d’aussi mauvais exemple de l’empescher que de le tuer, d’autant que

Invitum qui servat idem facit occidenti.

Apres il advertit Marcellinus qu’il ne seroit pas messeant, comme le dessert des tables se donne aux assistans, nos repas faicts, aussi, la vie finie, de distribuer quelque chose à ceux qui en ont esté les ministres. Or estoit Marcellinus de courage franc et liberal : il fit départir quelque somme à ses serviteurs, et les consola. Au reste, il n’y eust besoing de fer ny de sang : il entreprit de s’en aller de cette vie, non de s’en fuir ; non d’eschapper à la mort, mais de l’essayer. Et, pour se donner loisir de la marchander, ayant quitté toute nourriture, le troisiesme jour apres, s’estant faict arroser d’eau tiede, il defaillit peu à peu, et non sans quelque volupté, à ce qu’il disoit. De vray, ceux qui ont eu ces defaillances de cœur, qui prennent par foiblesse, disent n’y sentir aucune douleur, voire plustost quelque plaisir, comme d’un passage au sommeil et au repos. Voylà des morts estudiées et digerées. Mais, afin que le seul Caton peut fournir à tout exemple de vertu, il semble que son bon destin luy fit avoir mal en la main dequoy il se donna le coup, pour qu’il eust loisir d’affronter la mort et de la coleter, renforceant le courage au dangier, au lieu de l’amollir. Et si ç’eust esté à moy à le representer en sa plus superbe assiete, c’eust esté deschirant tout ensanglanté ses entrailles, plustost que l’espée au poing, comme firent les statueres de son temps. Car ce second meurtre fut bien plus furieux que le premier.


Comme nostre esprit s’empesche soy-mesmes.
Chap. XIIII


C’EST une plaisante imagination de concevoir un esprit balancé justement entre-deux pareilles envyes. Car il est indubitable qu’il ne prendra jamais party, d’autant que l’application et le chois porte inequalité de pris ; et qui nous logeroit entre la bouteille et le jambon, avec egal appetit de boire et de menger, il n’y auroit sans doute remede que de mourir de soif et de fain. Pour pourvoir à cet inconvenient, les Stoïciens, quand on leur demande d’où vient en nostre ame l’election de deux choses indifferentes, et qui faict que d’un grand nombre d’escus nous en prenions plustost l’un que l’autre, estans tous pareils, et n’y ayans aucune raison qui nous incline à la preference, respondent que ce mouvement de l’ame est extraordinaire et déreglé, venant en nous d’une impulsion estrangiere, accidentale et fortuite. Il se pourroit dire, ce me semble, plustost, que aucune chose ne se presente à nous où il n’y ait quelque difference, pour legiere qu’elle soit ; et que, ou à la veue ou à l’atouchement, il y a tousjours quelque plus qui nous attire, quoy que ce soit imperceptiblement. Pareillement qui presupposera une fisselle egalement forte par tout, il est impossible de toute impossibilité qu’elle rompe ; car par où voulez vous que la faucée commence ? et de rompre par tout ensemble, il n’est pas en nature. Qui joindroit encore à cecy les propositions Geometriques qui concluent par la certitude de leurs demonstrations le contenu plus grand que le contenant, le centre aussi grand que sa circonference, et qui trouvent deux lignes s’approchant sans cesse l’une de l’autre et ne se pouvant jamais joindre, et la pierre philosophale, et quadrature du cercle, où la raison et l’effect sont si opposites, en tireroit à l’adventure quelque argument pour secourir ce mot hardy de Pline, solum certum nihil esse certi, et homine nihil miserius aut superbius.


Que nostre desir s’accroit par la malaisance.
Chap. XV.


IL n’y a raison qui n’en aye une contraire, dict le plus sage party des philosophes. Je remachois tantost ce beau mot qu’un ancien allegue pour le mespris de la vie : Nul bien nous peut apporter plaisir, si ce n’est celuy à la perte duquel nous sommes preparez : In aequo est dolor amissae rei, et timor amittendae ; voulant gaigner par là que la fruition de la vie ne nous peut estre vrayement plaisante, si nous sommes en crainte de la perdre. Il se pourroit toutes-fois dire, au rebours, que nous serrons et embrassons ce bien, d’autant plus estroit et avecques plus d’affection que nous le voyons nous estre moins seur et craignons qu’il nous soit osté. Car il se sent evidemment, comme le feu se picque à l’assistance du froid, que nostre volonté s’esguise aussi par le contraste :

Si nunquam Danaen habuisset ahenea turris,
Non esset Danae de Jove facta parens ;

et qu’il n’est rien naturellement si contraire à nostre goust que la satieté qui vient de l’aisance, ny rien qui l’éguise tant que la rareté et difficulté. Omnium rerum voluptas ipso quo debet fugare periculo crescit.

Galla, nega : satiatur amor, nisi gaudia torquent.
Pour tenir l’amour en haleine, Licurgue ordonna que les mariez de Lacedemone ne se pourroient prattiquer qu’à la desrobée, et que ce seroit pareille honte de les rencontrer couchés ensemble, qu’avecques d’autres. La difficulté des assignations, le dangier des surprises, la honte du lendemain,

et languor, et silentium,
Et latere petitus imo spiritus,
c’est ce qui donne pointe à la sauce. Combien de jeux tres lascivement plaisants naissent de l’honneste et vergongneuse manière de parler des ouvrages de l’amour’ La volupté mesme cerche à s’irriter par la douleur. Elle est bien plus sucrée quand elle cuit et quand elle escorche. La Courtisane Flora disoit n’avoir jamais couché avecques Pompeius, qu’elle ne luy eust faict porter les merques de ses morsures :
Quod petiere premunt arctè, faciuntque dolorem
Corporis, et dentes inlidunt saepe labellis :
Et stimuli subsunt, qui instigant laedere idipsum,
Quodcunque est, rabies unde illae germina surgunt.

Il en va ainsi par tout ; la difficulté donne pris aux choses. Ceux de la marque d’Ancone font plus volontiers leurs veuz à Saint Jaques, et ceux de Galice à Nostre Dame de Lorete ; on faict au Liege grande feste des bains de Luques, et en la Toscane de ceux d’Aspa ; il ne se voit guiere de Romain en l’escole de l’escrime à Romme, qui est plaine de François. Ce grand Caton se trouva, aussi bien que nous, desgousté de sa femme tant qu’elle fut siene, et la desira quand elle fut à un autre. J’ay chassé au haras un vieux cheval duquel, à la senteur des juments, on ne pouvoit venir à bout. La facilité l’a incontinent saoulé envers les siennes ; mais, envers les estrangieres et la premiere qui passe le long de son pastis, il revient à ses importuns hannissements et à ses chaleurs furieuses comme devant. Nostre appetit mesprise et outrepasse ce qui luy est en main, pour courir apres ce qu’il n’a pas :

Transvolat in medio posita, et fugientia captat.

Nous defendre quelque chose, c’est nous en donner envie :

nisi tu servare puellam
Incipis, incipiet desinere esse mea.

Nous l’abandonner tout à faict, c’est nous en engendrer mespris. La faute et l’abondance retombent en mesme inconvenient,

Tibi quod superest, mihi quod defit, dolet :

Le desir et la jouyssance nous mettent pareillement en peine. La rigueur des maistresses est ennuyeuse, mais l’aisance et la facilité l’est, à dire verité, encores plus : d’autant que le mescontentement et la cholere naissent de l’estimation en quoy nous avons la chose desirée, éguisent l’amour et le reschauffent ; mais la satieté engendre le dégoust : c’est une passion mousse, hebetée, lasse et endormie.

Si qua volet regnare diu, contemnat amantem :
contemnite, amantes,
Sic hodie veniet si qua negavit heri.

Pourquoy inventa Poppaea de masquer les beautez de son visage, que pour les rencherir à ses amans ? Pourquoy a l’on voylé jusques au dessoubs des talons ces beautez que chacune desire montrer, que chacun desire voir ? Pourquoy couvrent elles de tant d’empeschemens les uns sur les autres les parties où loge principallement nostre desir et le leur ? Et à quoy servent ces gros bastions, dequoy les nostres viennent d’armer leurs flancs, qu’à lurrer nostre appetit et nous attirer à elles en nous esloignant ?

Et fugit ad salices, et se cupit ante videri.
Interdum tunica duxit operta moram.

A quoy sert l’art de cette honte virginalle ? cette froideur rassise, cette contenance severe, cette profession d’ignorance des choses qu’elles sçavent mieux que nous qui les en instruisons, qu’à nous accroistre ledesir de vaincre, gourmander et fouler à nostre appetit toute cette ceremonie et ces obstacles ? Car il y a non seulement du plaisir, mais de la gloire encore, d’affolir et desbaucher cette molle douceur et cette pudeur enfantine, et de ranger à la mercy de nostre ardeur une gravité fiere et magistrale : C’est gloire, disent-ils, de triompher de la rigueur, de la modestie, de la chasteté et de la temperance ; et qui desconseille aux Dames ces parties là, il les trahit et soy-mesmes. Il faut croire que le cœur leur fremit d’effroy, que le son de nos mots blesse la pureté de leurs oreilles, qu’elles nous en haissent et s’accordent à nostre importunité d’une force forcée. La beauté, toute puissante qu’elle est, n’a pas dequoy se faire savourer sans cette entremise. Voyez en Italie, où il y a plus de beauté à vendre, et de la plus fine, comment il faut qu’elle cherche d’autres moyens estrangers et d’autres arts pour se rendre aggreable ; et si, à la verité, quoy qu’elle face, estant venale et publique, elle demeure foible et languissante : tout ainsi que, mesme en la vertu, de deux effets pareils, nous tenons ce neantmoins celuy-là le plus beau et plus digne auquel il y a plus d’empeschement et de hazard proposé. C’est un effect de la Providence divine de permettre sa saincte Église estre agitée, comme nous la voyons, de tant de troubles et d’orages, pour esveiller par ce contraste les ames pies, et les r’avoir de l’oisiveté et du sommeil où les avoit plongez une si longue tranquillité. Si nous contrepoisons la perte que nous avons faicte par le nombre de ceux qui se sont desvoyez, au gain qui nous vient pour nous estre remis en haleine, resuscité nostre zele et nos forces à l’occasion de ce combat, je ne sçay si l’utilité ne surmonte point le dommage. Nous avons pensé attacher plus ferme le neud de nos mariages pour avoir osté tout moyen de les dissoudre ; mais d’autant s’est dépris et relaché le neud de la volonté et de l’affection, que celuy de la contrainte s’est estroicy. Et, au rebours, ce qui tint les mariages à Rome si long temps en honneur et en seurté, fut la liberté de les rompre, qui voudroit. Ils aymoient mieux leurs femmes d’autant qu’ils les pouvoient perdre ; et, en pleine licence de divorces, il se passa cinq cens ans et plus, avant que nul s’en servit.

Quod licet, ingratum est ; quod non licet, acrius urit.

A ce propos se pourroit joindre l’opinion d’un ancien, que les supplices aiguisent les vices plustost qu’ils ne les amortissent ; qu’ils n’engendrent point le soing de bien faire, c’est l’ouvrage de la raison et de la discipline, mais seulement un soing de n’estre surpris en faisant mal :

Latius excisae pestis contagia serpunt.

Je ne sçay pas qu’elle soit vraye, mais cecy sçay-je par experience que jamais police ne se trouva reformée par là. L’ordre et le reglement des meurs dépend de quelque autre moyen. Les histoires Grecques font mention des Argippées, voisins de la Scythie, qui vivent sans verge et sans baston à offenser ; que non seulement nul n’entreprend d’aller attaquer, mais quiconque s’y peut sauver, il est en franchise, à cause de leur vertu et saincteté de vie ; et n’est aucun si osé d’y toucher. On recourt à eux pour apoincter les differents qui naissent entre les hommes d’ailleurs. Il y a nation où la closture des jardins et des champs qu’on veut conserver, se faict d’un filet de coton, et se trouve bien plus seure et plus ferme que nos fossez et nos hayes.

Furem signata sollicitant. Aperta effractarius praeterit. A l’adventure sert entre autres moyens l’aisance, à couvrir ma maison de la violence de nos guerres civiles. La defense attire l’entreprise, et la deffiance l’offense. J’ay affoibly le dessein des soldats, ostant à leur exploit le hasard et toute matiere de gloire militere qui a accoustumé de leur servir de tiltre et d’excuse. Ce qui est faict courageusement, est tousjours faict honorablement, en temps où la justice est morte. Je leur rens la conqueste de ma maison lasche et traistresse. Elle n’est close à personne qui y heurte. Il n’y a pour toute provision qu’un portier d’ancien usage et ceremonie, qui ne sert pas tant à defendre ma porte qu’à l’offrir plus decemment et gratieusement. Je n’ay ny garde ny sentinelle que celle que les astres font pour moi. Un gentilhomme a tort de faire montre d’estre en deffense, s’il ne l’est parfaictement. Qui est ouvert d’un costé, l’est par tout. Noz peres ne pansarent pas à bastir des places frontieres. Les moyens d’assaillir, je dy sans baterie et sans armée, et de surprendre nos maisons, croissent tous les jours audessus des moyens de se garder. Les esprits s’aiguisent generalement de ce costé là. L’invasion touche tous. La defense non, que les riches. La mienne estoit forte selon le temps qu’elle fut faicte. Je n’y ay rien adjouté de ce costé là, et creindroy que sa force se tournast contre moy-mesme ; joint qu’un temps paisible requerra qu’on les desfortifie. Il est dangereux de ne les pouvoir regaigner. Et est difficile de s’en asseurer. Car en matiere de guerres intestines, vostre valet peut estre du party que vous craignez. Et où la religion sert de pretexte, les parentez mesmes deviennent infiables, avec couverture de justice. Les finances publiques n’entretiendront pas noz garnisons domestiques : elles s’y espuiseroient. Nous n’avons pas dequoy le faire sans nostre ruine, ou, plus incommodement et injurieusement, sans celle du peuple. L’estat de ma perte ne seroit de guere pire. Au demeurant, vous y perdez vous ? vos amis mesme s’amusent, plus qu’à vous plaindre, à accuser vostre invigilance et improvidence, et l’ignorance ou nonchalance aux offices de vostre profession. Ce que tant de maisons gardées se sont perdues, où ceste-cy dure, me faict soupçonner qu’elles se sont perdues de ce qu’elles estoient gardées. Cela donne et l’envie et la raison à l’assaillant. Toute garde porte visage de guerre. Qui se jettera, si Dieu veut, chez moi ; mais tant y a que je ne l’y appelleray pas. C’est la retraite à me reposer des guerres. J’essaye de soubstraire ce coing à la tempeste publique, comme je fay un autre coing en mon ame. Nostre guerre a beau changer de formes, se multiplier et diversifier en nouveaux partis ; pour moy, je ne bouge. Entre tant de maisons armées, moy seul, que je sache en France, de ma condition, ay fié purement au ciel la protection de la mienne. Et n’en ay jamais osté ny ceuillier d’argent, ny titre. Je ne veux ny me craindre, ny me sauver à demi. Si une plaine recognoissance acquiert la faveur divine, elle me durera jusqu’au bout ; si non, j’ay tousjours assez duré pour rendre ma durée remerquable et enregistrable. Comment ? Il y a bien trente ans.


De la Gloire
Chap. XVI.


IL y a le nom et la chose : le nom, c’est une voix qui remerque et signifie la chose ; le nom, ce n’est pas une partie de la chose ny de la substance, c’est une piece estrangere joincte à la chose, et hors d’elle. Dieu, qui est en soy toute plenitude et le comble de toute perfection, il ne peut s’augmenter et accroistre au dedans ; mais son nom se peut augmenter et accroistre par la benediction et louange que nous donnons à ses ouvrages exterieurs. Laquelle louange, puis que nous ne la pouvons incorporer en luy, d’autant qu’il n’y peut avoir accession de bien, nous l’attribuons à son nom, qui est la piece hors de luy la plus voisine. Voilà comment c’est à Dieu seul à qui gloire et honneur appartient ; et il n’est rien si esloigné de raison que de nous en mettre en queste pour nous : car, estans indigens et necessiteux au dedans, nostre essence estant imparfaicte et ayant continuellement besoing d’amelioration, c’est là à quoy nous nous devons travailler. Nous sommes tous creux et vuides : ce n’est pas de vent et de voix que nous avons à nous remplir ; il nous faut de la substance plus solide à nous reparer. Un homme affamé seroit bien simple de chercher à se pourvoir plustost d’un beau vestement que d’un bon repas : il faut courir au plus pressé. Comme disent nos ordinaires prieres : Gloria in excelsis Deo, et in terra pax hominibus. Nous sommes en disette de beauté, santé, sagesse, vertu, et telles parties essentieles : les ornemens externes se chercheront apres que nous aurons proveu aux choses necessaires. La Theologie traicte amplement et plus pertinemment ce subject, mais je n’y suis guiere versé. Chrysippus et Diogenes ont esté les premiers autheurs et les plus fermes du mespris de la gloire ; et, entre toutes les voluptez, ils disoient qu’il n’y en avoit point de plus dangereuse ny plus à fuir que celle qui nous vient de l’approbation d’autruy. De vray, l’experience nous en faict sentir plusieurs trahisons bien dommageables. Il n’est chose qui empoisonne tant les Princes que la flatterie, ny rien par où les meschans gaignent plus aiséement credit autour d’eux ; ny maquerelage si propre et si ordinaire à corrompre la chasteté des femmes, que de les paistre et entretenir de leurs louanges. Le premier enchantement que les Sirenes employent à piper Ulisses, est de cette nature,

Deça vers nous, deça, ô tres-louable Ulisse,
Et le plus grand honneur dont la Grece fleurisse.

Ces philosophes là disoient que toute la gloire du monde ne meritoit pas qu’un homme d’entendement estandit seulement le doigt pour l’acquerir :

Gloria quantalibet quid erit, si gloria tamtum est ?

je dis pour elle seule : car elle tire souvent à sa suite plusieurs commoditez pour lesquelles elle se peut rendre desirable. Elle nous acquiert de la bienveillance ; elle nous rend moins exposez aux injures et offences d’autruy, et choses semblables. C’estoit aussi des principaux dogmes d’Epicurus : car ce precepte de sa secte : Cache Ta Vie, qui deffend aux hommes de s’empescher des charges et negotiations publiques, presuppose aussi necessairement qu’on mesprise la gloire, qui est une approbation que le monde fait des actions que nous mettons en evidence. Celuy qui nous ordonne de nous cacher et de n’avoir soing que de nous, et qui ne veut pas que nous soyons connus d’autruy, il veut encores moins que nous en soions honorez et glorifiez. Aussi conseille il à Idomeneus de ne regler aucunement ses actions par l’opinion ou reputation commune, si ce n’est pour éviter les autres incommoditez accidentales que le mespris des hommes luy pourroit apporter. Ces discours là sont infiniment vrais, à mon advis, et raisonnables. Mais nous sommes, je ne sçay comment, doubles en nous mesmes, qui faict que ce que nous croyons, nous ne le croyons pas, et ne nous pouvons deffaire de ce que nous condamnons. Voyons les dernieres paroles d’Epicurus, et qu’il dict en mourant : elles sont grandes et dignes d’un tel philosophe, mais si ont elles quelque marque de la recommendation de son nom, et de cette humeur qu’il avoit décriée par ses preceptes. Voicy une lettre qu’il dicta un peu avant son dernier soupir :

Epicurus a Hermachus, salut.

Ce pendant que je passois l’heureux et celuy-là mesmes le dernier jour de ma vie, j’escrivois cecy, accompaigné toute-fois de telle douleur en la vessie et aux intestins, qu’il ne peut rien estre adjousté à sa grandeur. Mais elle estoit compensée par le plaisir qu’apportoit à mon ame la souvenance de mes inventions et de mes discours. Or toy, comme requiert l’affection que tu as eu des ton enfance envers moy et la philosophie, embrasse la protection des enfans de Metrodorus. Voilà sa lettre. Et ce qui me faict interpreter que ce plaisir qu’il dit sentir en son ame, de ses inventions, regarde aucunement la reputation qu’il en esperoit acquerir apres sa mort, c’est l’ordonnance de son testament, par lequel il veut que Aminomachus et Thimocrates, ses heritiers, fournissent, pour la celebration de son jour natal, tous les mois de janvier, les frais que Hermachus ordonneroit, et aussi pour la despence qui se feroit, le vingtiesme jour de chasque lune, au traitement des philosophes ses familiers, qui s’assembleroient à l’honneur de la memoire de luy et de Metrodorus. Carneades a esté chef de l’opinion contraire, et a maintenu que la gloire estoit pour elle mesme desirable : tout ainsi que nous ambrassons nos posthumes pour eux mesmes, n’en ayans aucune connoissance ny jouissance. Cette opinion n’a pas failly d’estre plus communement suyvie, comme sont volontiers celles qui s’accommodent le plus à nos inclinations. Aristote luy donne le premier rang entre les biens externes. Evite, comme deux extremes vicieux, l’immoderation et à la rechercher et à la fuir. Je croy que, si nous avions les livres que Cicero avoit escrit sur ce subject, il nous en conteroit de belles : car cet homme là fut si forcené de cette passion que, s’il eust osé, il fut, ce crois-je, volontiers tombé en l’exces où tombarent d’autres : que la vertu mesme n’estoit desirable que pour l’honneur qui se tenoit tousjours à sa suite,

Paulum sepultae distat inertiae
Celata virtus.

Qui est un’opinion si fauce que je suis dépit qu’elle ait jamais peu entrer en l’entendement d’homme qui eust cet honneur de porter le nom de philosophe. Si cela estoit vray, il ne faudroit estre vertueux qu’en public ; et les operations de l’ame, où est le vray siege de la vertu, nous n’aurions que faire de les tenir en regle et en ordre, sinon autant qu’elles debvroient venir à la connoissance d’autruy. N’y va il donc que de faillir finement et subtilement ? Si tu sçais, dit Carneades, un serpent caché en ce lieu, auquel, sans y penser, se va seoir celuy de la mort du quel tu esperes profit, tu fais meschammant si tu ne l’en advertis ; et d’autant plus que ton action ne doibt estre connue que de toy. Si nous ne prenons de nous mesmes la loy de bien faire, si l’impunité nous est justice, à combien de sortes de meschancetez avons nous tous les jours à nous abandoner ! Ce que Sextius Peduceus fit, de rendre fidelement ce que Caius Plotius avoit commis à sa seule science de ses richesses, et ce que j’en ay faict souvent de mesme, je ne le trouve pas tant louable comme je trouverois execrable qu’il y eut failli. Et trouve bon et utile à ramentevoir en noz jours l’exemple de Publius Sextilius Rufus, que Cicero accuse pour avoir recueilli une heredité contre sa conscience, non seulement non contre les loix, mais par les loix mesmes. Et Marcus Crassus et Quintus Hortensius, les quels à cause de leur authorité et puissance ayants esté pour certaines quotités appellés par un estrangier à la succession d’un testament faux, à fin que par ce moyen il y establit sa part, se contantarent de n’estre participants de la fauceté et ne refusarent d’en tirer quelque fruit, assez couverts s’ils se tenoient à l’abry des accusateurs, et des tesmoins, et des loix. Meminerint Deum se habere testem, id est (ut ego arbitror) mentem suam. La vertu est chose bien vaine et frivole si elle tire sa recommendation de la gloire. Pour neant entreprendrions nous de luy faire tenir son rang à part et la déjoindrions de la fortune : car qu’est-il plus fortuite que la reputation ? Profecto fortuna in omni re dominatur : ea res cunctas ex libidine magis quam ex vero celebrat obscuratque. De faire que les actions soient connues et veues, c’est le pur ouvrage de la fortune. C’est le sort qui nous applique la gloire selon sa temerité. Je l’ai veue fort souvent marcher avant le merite et souvent outrepasser le merite d’une longue mesure. Celuy qui, premier, s’advisa de la ressemblance de l’ombre à la gloire, fit mieux qu’il ne vouloit. Ce sont choses excellamment vaines. Elle va aussi quelque fois davant son corps, et quelque fois l’excede de beaucoup en longueur. Ceux qui apprennent à la noblesse de ne chercher en la vaillance que l’honneur, quasi non sit honestum quod nobilitatum non sit, que gaignent-ils par là que de les instruire de ne se hazarder jamais si on ne les voit, et de prendre bien garde s’il y a des tesmoins qui puissent rapporter nouvelles de leur valeur, là où il se presente mille occasions de bien faire sans qu’on en puisse estre remarqué ? Combien de belles actions particulieres s’ensevelissent dans la foule d’une bataille ? Quiconque s’amuse à contreroller autruy pendant une telle meslée, il n’y est guiere embesoigné, et produit contre soy mesmes le tesmoignage qu’il rend des deportemens de ses compaignons. Vera et sapiens animi magnitudo honestum illud quod maxime naturam sequitur, in factis positum, non in gloria, judicat. Toute la gloire que je pretens de ma vie, c’est de l’avoir vescue tranquille : tranquille non selon Metrodorus, ou Arcesilas, ou Aristippus, mais selon moy. Puis que la philosophie n’a sçeu trouver aucune voye pour la tranquillité, qui fust bonne en commun, que chacun la cherche en son particulier ! A qui doivent Caesar et Alexandre cette grandeur infinie de leur renommée qu’à la fortune ? Combien d’hommes a elle esteint sur le commencement de leur progrés, desquels nous n’avons aucune connoissance, qui y apportoient mesme courage que le leur, si le malheur de leur sort ne les eut arrestez tout court, sur la naissance de leurs entreprinses ! Au travers de tant et si extremes dangers, il ne me souvient point avoir leu que Caesar ait esté jamais blessé. Mille sont morts de moindres perils que le moindre de ceux qu’il franchit. Infinies belles actions se doivent perdre sans tesmoignage avant qu’il en vienne une à profit. On n’est pas tousjours sur le haut d’une bresche ou à la teste d’une armée, à la veue de son general, comme sur un eschaffaut. On est surpris entre la haye et le fossé ; il faut tenter fortune contre un poullaillier ; il faut dénicher quatre chetifs harquebousiers d’une grange ; il faut seul s’escarter de la trouppe et entreprendre seul, selon la necessité qui s’offre. Et si on prend garde, on trouvera qu’il advient par experience que les moins esclattantes occasions sont les plus dangereuses ; et qu’aux guerres qui se sont passées de nostre temps, il s’est perdu plus de gens de bien aux occasions legeres et peu importantes et à la contestation de quelque bicoque qu’és lieux dignes et honnorables. Qui tient sa mort pour mal employée si ce n’est en occasion signalée, au lieu d’illustrer sa mort, il obscurcit volontiers sa vie, laissant eschapper cependant plusieurs justes occasions de se hazarder. Et toutes les justes sont illustres assez, sa consciance les trompettant suffisammant à chacun. Gloria nostra est testimonium conscientiae nostrae. Qui n’est homme de bien que par ce qu’on le sçaura, et par ce qu’on l’en estimera mieux apres l’avoir sceu ; qui ne veut bien faire qu’en condition que sa vertu vienne à la connoissance des hommes : celuy-là n’est pas homme de qui on puisse tirer beaucoup de service.

Credo che’l resto di quel verno cose
Facesse degne di tenerne conto ;
Ma fur sin’a quel tempo si nascose,
Che non è colpa mia s’hor’non le conto :
Perche Orlando a far opre virtuose,
Piu ch’a narrarle poi, sempre era pronto,
Ne mai fu alcun’de li suoi fatti espresso,
Senon quando hebbe i testimonii apresso.

Il faut aller à la guerre pour son devoir, et en attendre cette recompense, qui ne peut faillir à toutes belles actions, pour occultes qu’elles soient, non pas mesmes aux vertueuses pensées : c’est le contentement qu’une conscience bien reglée reçoit en soy de bien faire. Il faut estre vaillant pour soy-mesmes et pour l’avantage que c’est d’avoir son courage logé en une assiette ferme et asseurée contre les assauts de la fortune :

Virtus, repulsae nescia sordidae,
Intaminatis fulget honoribus,
Nec sumit aut ponit secures
Arbitrio popularis aurae.

Ce n’est pas pour la montre que nostre ame doit jouer son rolle, c’est chez nous, au dedans, où nuls yeux ne donnent que les nostres : là elle nous couvre de la crainte de la mort, des douleurs et de la honte mesme ; elle nous asseure là de la perte de nos enfans, de nos amis et de nos fortunes, et, quand l’opportunité s’y presente, elle nous conduit aussi aux hazards de la guerre. Non emolumento aliquo, sed ipsius honestatis decore. Ce profit est bien plus grand et bien plus digne d’estre souhaité et esperé, que l’honneur et la gloire, qui n’est qu’un favorable jugement qu’on faict de nous. Il faut trier de toute une nation une douzaine d’hommes pour juger d’un arpent de terre ; et le jugement de nos inclinations et de nos actions, la plus difficile matiere et la plus importante qui soit, nous la remettons à la voix de la commune et de la tourbe, mere d’ignorance, d’injustice et d’inconstance. Est-ce raison faire dependre la vie d’un sage du jugement des fols ? An quidquam stultius quam quos singulos contemnas, eos aliquid putare esse universos ? Quiconque vise à leur plaire, il n’a jamais faict ; c’est une bute qui n’a ny forme ny prise. Nihil tam inaestimabile est quam animi multitudinis. Demetrius disoit plaisamment de la voix du peuple, qu’il ne faisoit non plus de recette de celle qui luy sortoit par en haut, que de celle qui luy sortoit par en bas. Celuy-là dict encore plus : Ego hoc judico, siquando turpe non sit, tamen non esse non turpe, quum id a multitudine laudetur. Null’art, nulle soupplesse d’esprit pourroit conduire nos pas à la suitte d’un guide si desvoyé et si desreiglé. En cette confusion venteuse de bruits de raports et opinions vulgaires qui nous poussent, il ne se peut establir aucune route qui vaille. Ne nous proposons point une fin si flotante et vagabonde : allons constammant apres la raison : que l’approbation publique nous suyve par là, si elle veut ; et, comme elle despend toute de la fortune, nous n’avons point loy de l’esperer plustost par autre voye que par celle là. Quand pour sa droiture je ne suyverois le droit chemin, je le suyvrois pour avoir trouvé par experience qu’au bout du conte c’est communement le plus heureux et le plus utile. Dedit hoc providentia hominibus munus, ut honesta magis juvarent. Le marinier antien disoit ainsin à Neptune en une grande tempeste : O Dieu, tu me sauveras, si tu veux ; tu me perderas, si tu veux : mais si tiendrai je tousjours droit mon timon. J’ay veu de mon temps mill’ hommes soupples, mestis, ambigus, et que nul ne doubtoit plus prudans mondains que moy, se perdre où je me suis sauvé :

Risi successu posse carere dolos.

Paul Aemile, allant en sa glorieuse expedition de Macedoine, advertit sur tout le peuple à Rome de contenir leur langue de ses actions pendant son absence. Que la licence des jugements est un grand destourbier aux grands affaires’D'autant que chacun n’a pas la fermeté de Fabius à l’encontre des voix communes, contraires et injurieuses, qui aima mieux laisser desmembrer son authorité aux vaines fantasies des hommes, que faire moins bien sa charge avec favorable reputation et populaire consentemant. Il y a je ne sçay quelle douceur naturelle à se sentir louer, mais nous luy prestons trop de beaucoup.

Laudari haud metuam, neque enim mihi cornea fibra est ;
Sed recti finemque extremumque esse recuso
Euge tuum et belle.

Je ne me soucie pas tant quel je sois chez autruy, comme je me soucie quel je sois en moy mesme. Je veux estre riche par moy, non par emprunt. Les estrangers ne voyent que les evenemens et apparences externes ; chacun peut faire bonne mine par le dehors, plein au dedans de fiebvre et d’effroy. Ils ne voyent pas mon cœur, ils ne voyent que mes contenances. On a raison de descrier l’hipocrisie qui se trouve en la guerre : car qu’est il plus aisé à un homme pratic que de gauchir aux dangers et de contrefaire le mauvais, ayant le cœur plein de mollesse ? Il y a tant de moyens d’eviter les occasions de se hazarder en particulier, que nous aurons trompé mille fois le monde, avant que de nous engager à un dangereux pas ; et, lors mesme, nous y trouvant empétrez, nous sçaurons bien pour ce coup couvrir nostre jeu d’un bon visage et d’une parolle asseurée, quoy que l’ame nous tremble au dedans. Et qui auroit l’usage de l’anneau Platonique, rendant invisible celuy qui le portoit au doigt, si on luy donnoit le tour vers le plat de la main, assez de gens souvent se cacheroient où il se faut presenter le plus, et se repentiroient d’estre placez en lieu si honorable, auquel la necessité les rend asseurez.

Falsus honor juvat, et mendax infamia terret
Quem, nisi mendosum et mendacem ?

Voylà comment tous ces jugemens qui se font des apparences externes, sont merveilleusement incertains et douteux ; et n’est aucun si asseuré tesmoing comme chacun à soy-mesme. En celles là combien avons nous de goujats, compaignons de nostre gloire ? Celuy qui se tient ferme dans une tranchée descouverte, que faict il en cela que ne facent devant luy cinquante pauvres pioniers qui luy ouvrent le pas et le couvrent de leurs corps pour cinq sous de païe par jour ?

Non, quicquid turbida Roma
Elevet, accedas, examenque improbum in illa
Castiges trutina : nec te quaesiveris extra.

Nous appellons agrandir nostre nom, l’estandre et semer en plusieurs bouches ; nous voulons qu’il y soit receu en bonne part et que cette sienne accroissance luy vienne à profit : voylà ce qu’il y peut avoir de plus excusable en ce dessein. Mais l’exces de cette maladie en va jusques là que plusieurs cerchent de faire parler d’eux en quelque façon que ce soit. Trogus Pompeius dict de Herostratus, et Titus Livius de Manlius Capitolinus, qu’ils estoyent plus desireux de grande que de bonne reputation. Ce vice est ordinaire. Nous nous soignons plus qu’on parle de nous, que comment on en parle ; et nous est assez que nostre nom coure par la bouche des hommes, en quelque condition qu’il y coure. Il semble que l’estre conneu, ce soit aucunement avoir sa vie et sa durée en la garde d’autruy. Moy, je tiens que je ne suis que chez moy ; et, de cette autre mienne vie qui loge en la connoissance de mes amis, à la considerer nue et simplement en soy, je sçay bien que je n’en sens fruict ny jouissance que par la vanité d’une opinion fantastique. Et, quand je seray mort, je m’en resentiray encores beaucoup moins ; et si perderay tout net l’usage des vrayes utilitez qui accidentalement la suyvent par fois ; je n’auray plus de prise par où saisir la reputation, ny par où elle puisse me toucher ny arriver à moy. Car de m’attendre que mon nom la reçoive, premierement je n’ay point de nom qui soit assez mien : de deux que j’ay, l’un est commun à toute ma race, voire encore à d’autres. Il y a une famille à Paris et à Montpelier qui se surnomme Montaigne ; une autre, en Bretaigne et en Xaintonge, de la Montaigne. Le remuement d’une seule syllabe meslera nos fusées, de façon que j’auray part à leur gloire, et eux, à l’advanture, à ma honte ; et, si les miens se sont autres-fois surnommez Eyquem, surnom qui touche encore une maison cogneue en Angleterre. Quant à mon autre nom, il est à quiconque aura envie de le prendre. Ainsi j’honoreray peut estre un crocheteur en ma place. Et puis, quand j’aurois une marque particuliere pour moy, que peut elle marquer quand je n’y suis plus ? Peut elle designer et favorir l’inanité ?

Nunc levior cyppus non imprimit ossa ?
Laudat posteritas : nunc non è manibus illis,
Nunc non è tumulo fortunataque favilla
Nascuntur violae ?

Mais de cecy j’en ay parlé ailleurs. Au demeurant, en toute une bataille où dix mill’hommes sont stropiez ou tuez, il n’en est pas quinze dequoy on parle. Il faut que ce soit quelque grandeur bien eminente, ou quelque consequence d’importance que la fortune y ait jointe, qui face valoir un’action privée, non d’un harquebousier seulement, mais d’un Capitaine. Car de tuer un homme, ou deux, ou dix, de se presenter courageusement à la mort, c’est à la verité quelque chose à chacun de nous, car il y va de tout ; mais pour le monde ce sont choses si ordinaires, il s’en voit tant tous les jours, et en faut tant de pareilles pour produire un effect notable, que nous n’en pouvons attendre aucune particuliere recommandation,

casus multis hic cognitus ac jam
Tritus, et e medio fortunae ductus acervo.

De tant de miliasses de vaillans hommes qui sont morts dépuis quinze cens ans en France, les armes en la main, il n’y en a pas cent qui soyent venus à nostre cognoissance. La memoire non des chefs seulement, mais des batailles et victoires, est ensevelie. Les fortunes de plus de la moitié du monde, à faute de registre, ne bougent de leur place et s’evanouissent sans durée. Si j’avois en ma possession les evenemens inconnus, j’en penserois tres facilement supplanter les connus en toute espece d’exemples.

Quoy, que des Romains mesmes et des Grecs, parmy tant d’escrivains et de tesmoins et tant de rares et nobles exploits, il en est venu si peu jusques à nous’

Ad nos vix tenuis famae perlabitur aura.

Ce sera beaucoup si, d’yci à cent ans, on se souvient en gros que, de nostre temps, il y a eu des guerres civiles en France. Les Lacedemoniens sacrifioient aux muses, entrant en bataille, afin que leurs gestes fussent bien et dignement escris, estimant que ce fut une faveur divine et non commune que les belles actions trouvassent des tesmoings qui leur sçeussent donner vie et memoire. Pensons nous qu’à chaque harquebousade qui nous touche, et à chaque hazard que nous courons, il y ayt soudain un greffier qui l’enrolle ? et cent greffiers, outre cela, le pourront escrire, desquels les commentaires ne dureront que trois jours et ne viendront à la veue de personne. Nous n’avons pas la millieme partie des escrits anciens : c’est la fortune qui leur donne vie, ou plus courte, ou plus longue, selon sa faveur ; et ce que nous en avons, il nous est loisible de doubter si c’est le pire, n’ayant pas veu le demeurant. On ne faict pas des histoires de choses de si peu : il faut avoir esté chef à conquerir un Empire ou un Royaume ; il faut avoir gaigné cinquante deux batailles assignées, tousjours plus foible en nombre, comme Caesar. Dix mille bons compaignons et plusieurs grands capitaines moururent à sa suite, vaillamment et courageusement, desquels les noms n’ont duré qu’autant que leurs femmes et leurs enfans vesquirent,

quos fama obscura recondit.

De ceux mesme que nous voyons bien faire, trois mois ou trois ans apres qu’ils y sont demeurez, il ne s’en parle non plus que s’ils n’eussent jamais esté. Quiconque considerera avec juste mesure et proportion de quelles gens et de quels faits la gloire se maintient en la memoire des livres, il trouvera qu’il y a de nostre siecle fort peu d’actions et fort peu de personnes qui y puissent pretendre nul droict. Combien avons nous veu d’hommes vertueux survivre à leur propre reputation, qui ont veu et souffert esteindre en leur presence l’honneur et la gloire tres-justement acquise en leurs jeunes ans ? Et, pour trois ans de cette vie fantastique et imaginere, allons nous perdant nostre vraye vie et essentielle, et nous engager à une mort perpetuelle ? Les sages se proposent une plus belle et plus juste fin à une si importante entreprise.

Recte facti, fecisse merces est.
Officii fructus ipsum officium est.

Il seroit à l’advanture excusable à un peintre ou autre artisan, ou encores à un Rhetoricien ou Grammairien, de se travailler pour acquerir nom par ses ouvrages ; mais les actions de la vertu, elles sont trop nobles d’elles mesmes pour rechercher autre loyer que de leur propre valeur, et notamment pour la chercher en la vanité des jugemens humains. Si toute-fois cette fauce opinion sert au public à contenir les hommes en leur devoir ; si le peuple en est esveillé à la vertu ; si les Princes sont touchez de voir le monde benir la memoire de Trajan et abominer celle de Neron ; si cela les esmeut de voir le nom de ce grand pendart, autresfois si effroyable et si redoubté, maudit et outragé si librement par le premier escolier qui l’entreprend : qu’elle accroisse hardiment et qu’on la nourrisse entre nous le plus qu’on pourra. Et Platon, employant toutes choses à rendre ses citoyens vertueus, leur conseille aussi de ne mespriser la bonne reputation et estimation des peuples ; et dict que, par quelque divine inspiration, il advient que les meschans mesmes sçavent souvent, tant de parole que d’opinion, justement distinguer les bons des mauvais. Ce personnage et son pedagogue sont merveilleux et hardis ouvriers à faire joindre les operations et revelations divines tout par tout où faut l’humaine force ; ut tragici poetae confugiunt ad deum, cum explicare argumenti exitum non possunt. Pour tant à l’advanture l’appelloit Timon l’injuriant : le grand forgeur de miracles. Puis que les hommes, par leur insuffisance, ne se peuvent assez payer d’une bonne monnoye, qu’on y employe encore la fauce. Ce moyen a esté practiqué par tous les Legislateurs, et n’est police où il n’y ait quelque meslange ou de vanité ceremonieuse ou d’opinion mensongere, qui serve de bride à tenir le peuple en office. C’est pour cela que la pluspart ont leurs origines et commencemens fabuleux et enrichis de mysteres supernaturels. C’est cela qui a donné credit aux religions bastardes et les a faites favorir aux gens d’entendement ; et pour cela que Numa et Sertorius, pour rendre leurs hommes de meilleure creance, les paissoyent de cette sottise, l’un que la nymphe Egeria, l’autre que sa biche blanche luy apportoit de la part des dieux tous les conseils qu’il prenoit. Et l’authorité que Numa donna à ses loix soubs titre du patronage de cette Deesse, Zoroastre, legislateur des Bactriens et des Perses, la donna aux siennes sous le nom du dieu Oromasis ; Trismegiste, des Aegyptiens, de Mercure ; Zamolxis, des Scythes, de Vesta ; Charondas, des Chalcides, de Saturne ; Minos, des Candiots, de Juppiter ; Licurgus, des Lacedemoniens, d’Apollo ; Dracon et Solon, des Atheniens, de Minerve. Et toute police a un dieu à sa teste, faucement les autres, veritablement celle que Moïse dressa au peuple de Judée sorty d’Aegypte. La religion des Bedoins, comme dit le sire de Jouinville, portoit, entre autres choses, que l’ame de celuy d’entre eux qui mouroit pour son prince, s’en alloit en un autre corps plus heureux, plus beau et plus fort que le premier : au moyen dequoy ils en hazardoient beaucoup plus volontiers leur vie :

In ferrum mens prona viris, animaeque capaces
Mortis, et ignavum est rediturae parcere vitae.

Voylà une creance tres-salutaire, toute vaine qu’elle puisse estre. Chaque nation a plusieurs tels exemples chez soy ; mais ce subjet meriteroit un discours à part. Pour dire encore un mot sur mon premier propos, je ne conseille non plus aux Dames d’appeller honneur leur devoir : ut enim consuetudo loquitur, id solum dicitur honestum quod est populari fama gloriosum ; leur devoir est le marc, leur honneur n’est que l’escorce. Ny ne leur conseille de nous donner cette excuse en payement de leur refus : car je presuppose que leurs intentions, leur desir et leur volonté, qui sont pieces où l’honneur n’a que voir, d’autant qu’il n’en paroit rien au dehors, soyent encore plus reglées que les effects :

Quae, quia non liceat, non facit, illa facit.

L’offence et envers Dieu et en la conscience seroit aussi grande de le desirer que de l’effectuer. Et puis ce sont actions d’elles mesmes cachées et occultes ; il seroit bien-aysé qu’elles en desrobassent quelcune à la connoissance d’autruy, d’où l’honneur depend, si elles n’avoyent autre respect à leur devoir, et à l’affection qu’elles portent à la chasteté pour elle mesme. Toute personne d’honneur choisit de perdre plustost son honneur, que de perdre sa conscience.


De la præsumption.
Chap. XVII.


IL y a une autre sorte de gloire, qui est une trop bonne opinion que nous concevons de nostre valeur. C’est un’ affection inconsiderée, dequoy nous nous cherissons, qui nous represente à nous mesmes autres que nous ne sommes : comme la passion amoureuse preste des beautez et des graces au subjet qu’elle embrasse, et fait que ceux qui en sont espris, trouvent, d’un jugement trouble et alteré, ce qu’ils ayment, autre et plus parfaict qu’il n’est. Je ne veux pas que, de peur de faillir de ce costé là, un homme se mesconnoisse pourtant, ny qu’il pense estre moins que ce qu’il est. Le jugement doit tout par tout maintenir son droit : c’est raison qu’il voye en ce subject, comme ailleurs, ce que la verité luy presente. Si c’est Caesar, qu’il se treuve hardiment le plus grand Capitaine du monde. Nous ne sommes que ceremonie : la ceremonie nous emporte, et laissons la substance des choses ; nous nous tenons aux branches et abandonnons le tronc et le corps. Nous avons apris aux Dames de rougir oyant seulement nommer ce qu’elles ne craignent aucunement à faire ; nous n’osons appeller à droict nos membres, et ne craignons pas de les employer à toute sorte de desbauche. La ceremonie nous defend d’exprimer par parolles les choses licites et naturelles, et nous l’en croyons ; la raison nous defend de n’en faire point d’illicites et mauvaises, et personne ne l’en croit. Je me trouve icy empestré és loix de la ceremonie, car elle ne permet ny qu’on parle bien de soy, ny qu’on en parle mal. Nous la lairrons là pour ce coup. Ceux que la fortune (bonne ou mauvaise qu’on la doive appeller) a faict passer la vie en quelque eminent degré, ils peuvent par leurs actions publiques tesmoigner quels ils sont. Mais ceux qu’elle n’a employez qu’en foule, et de qui personne ne parlera, si eux mesmes n’en parlent, ils sont excusables s’ils prennent la hardiesse de parler d’eux mesmes envers ceux qui ont interest de les connoistre, à l’exemple de Lucilius :

Ille velut fidis arcana sodalibus olim
Credebat libris, neque, si malè cesserat, usquam
Decurrens alio, neque si benè : quo fit ut omnis
Votiva pateat veluti descripta tabella
Vita senis.

Celuy là commettoit à son papier ses actions et ses pensées, et s’y peignoit tel qu’il se sentoit estre. Nec id Rutilio et Scauro citra fidem aut obtrectationi fuit. Il me souvient donc que, des ma plus tendre enfance, on remarquoit en moy je ne scay quel port de corps et des gestes tesmoignants quelque vaine et sotte fierté. J’en veux dire premierement cecy, qu’il n’est pas inconvenient d’avoir des conditions et des propensions si propres et si incorporées en nous, que nous n’ayons pas moyen de les sentir et reconnoistre. Et de telles inclinations naturelles, le corps en retient volontiers quelque pli sans nostre sçeu et consentement. C’estoit une certaine affetterie consente de sa beauté, qui faisoit un peu pancher la teste d’Alexandre sur un costé et qui rendoit le parler d’Alcibiades mol et gras. Julius Caesar se gratoit la teste d’un doigt, qui est la contenance d’un homme remply de pensemens penibles ; et Ciceron, ce me semble, avoit accoustumé de rincer le nez, qui signifie un naturel moqueur. Tels mouvemens peuvent arriver imperceptiblement en nous. Il y en a d’autres, artificiels, dequoy je ne parle point, comme les salutations et reverences, par où on acquiert, le plus souvent à tort, l’honneur d’estre bien humble et courtois : on peut estre humble de gloire. Je suis assez prodigue de bonnettades, notamment en esté, et n’en reçoys jamais sans revenche, de quelque qualité d’homme que ce soit, s’il n’est à mes gages. Je desirasse d’aucuns Princes que je connois, qu’ils en fussent plus espargnans et justes dispensateurs : car, ainsin indiscrettement espandues, elles ne portent plus de coup. Si elles sont sans esgard, elles sont sans effect. Entre les contenances desreglées, n’oublions pas la morgue de Constantius, l’Empereur, qui en publicq tenoit tousjours la teste droite, sans la contourner ou flechir ny ça ny là, non pas seulement pour regarder ceux qui le saluoient à costé, ayant le corps planté immobile, sans se laisser aller au branle de son coche, sans oser ny cracher, ny se moucher, ny essuyer le visage devant les gens. Je ne sçay si ces gestes qu’on remerquoit en moy, estoient de cette premiere condition, et si à la verité j’avoy quelque occulte propension à ce vice, comme il peut bien estre, et ne puis pas respondre des bransles du corps ; mais, quant aux bransles de l’ame, je veux icy confesser ce que j’en sens. Il y a deux parties en cette gloire : sçavoir est, de s’estimer trop, et n’estimer pas assez autruy. Quant à l’une, il me semble premierement ces considerations devoir estre mises en conte, que je me sens pressé d’un’erreur d’ame qui me desplait et comme inique et encore plus comme importune. J’essaye à la corriger ; mais l’arracher, je ne puis. C’est que je diminue du juste prix les choses que je possede, de ce que je les possede ; et hausse le prix aux choses, d’autant qu’elles sont estrangieres, absentes et non miennes. Cette humeur s’espand bien loin. Comme la prerogative de l’authorité faict que les maris regardent les femmes propres d’un vitieux desdein, et plusieurs peres leurs enfans ; ainsi fay je, et entre deux pareils ouvrages poiseroy tousjours contre le mien. Non tant que la jalousie de mon avancemant et amandemant trouble mon jugement et m’empesche de me satisfaire, comme que, d’elle mesme, la maistrise engendre mespris de ce qu’on tient et regente. Les polices, les meurs loingtaines me flattent, et les langues ; et m’appercoy que le latin me pippe à sa faveur par sa dignité, au delà de ce qui luy appartient, comme aux enfans et au vulgaire. L’Oeconomie, la maison, le cheval de mon voisin, en esgale valeur, vault mieux que le mien, de ce qu’il n’est pas mien. Davantage que je suis tres ignorant en mon faict. J’admire l’asseurance et promesse que chacun a de soy, là où il n’est quasi rien que je sçache sçavoir, ny que j’ose me respondre pouvoir faire. Je n’ay point mes moyens en proposition et par estat ; et n’en suis instruit qu’apres l’effect : autant doubteux de moy que de toute autre chose. D’où il advient, si je rencontre louablement en une besongne, que je le donne plus à ma fortune qu’à ma force : d’autant que je les desseigne toutes au hazard et en crainte. Pareillement j’ay en general cecy que, de toutes les opinions que l’ancienneté a eues de l’homme en gros, celles que j’embrasse plus volontiers et ausquelles je m’attache le plus, ce sont celles qui nous mesprisent, avilissent et aneantissent le plus. La philosophie ne me semble jamais avoir si beau jeu que quand elle combat nostre presomption et vanité, quand elle reconnoit de bonne foy son irresolution, sa foiblesse et son ignorance. Il me semble que la mere nourrisse des plus fauces opinions et publiques et particulieres, c’est la trop bonne opinion que l’homme a de soy. Ces gens qui se perchent à chevauchons sur l’epicycle de Mercure, qui voient si avant dans le ciel, ils m’arrachent les dens : car en l’estude que je fay, duquel le subject c’est l’homme, trouvant une si extreme varieté de jugemens, un si profond labyrinthe de difficultez les unes sur les autres, tant de diversité et incertitude en l’eschole mesme de la sapience, vous pouvez penser, puis que ces gens là n’ont peu se resoudre de la connoissance d’eux mesmes et de leur propre condition, qui est continuellement presente à leurs yeux, qui est dans eux ; puis qu’ils ne sçavent comment branle ce qu’eux mesmes font branler, ny comment nous peindre et deschiffrer les ressorts qu’ils tiennent et manient eux mesmes, comment je les croirois de la cause du flux et reflux de la riviere du Nile. La curiosité de connoistre les choses a esté donnée aux hommes pour fleau, dit la saincte parole. Mais, pour venir à mon particulier, il est bien difficile, ce me semble, que aucun autre s’estime moins, voire que aucun autre m’estime moins, que ce que je m’estime. Je me tiens de la commune sorte, sauf en ce que je m’en tiens : coulpable des defectuositez plus basses et populaires, mais non desadvouées, non excusées ; et ne me prise seulement que de ce que je sçay mon prix. S’il y a de la gloire, elle est infuse en moy superficiellement par la trahison de ma complexion, et n’a point de corps qui comparoisse à la veue de mon jugement. J’en suis arrosé, mais non pas teint. Car, à la verité, quand aux effects de l’esprit, en quelque façon que ce soit, il n’est jamais party de moy chose qui me remplist ; et l’approbation d’autruy ne me paye pas. J’ay le goust tendre et difficile, et notamment en mon endroit : je me desadvoue sans cesse ; et me sens par tout flotter et fleschir de foiblesse. Je n’ay rien du mien dequoy satisfaire mon jugement. J’ay la veue assez claire et reglée ; mais, à l’ouvrer, elle se trouble : comme j’essaye plus evidemment en la poesie. Je l’ayme infiniment : je me cognois assez aux ouvrages d’autruy ; mais je fay, à la verité, l’enfant quand j’y veux mettre la main ; je ne me puis souffrir. On peut faire le sot par tout ailleurs, mais non en la Poesie,

mediocribus esse poetis
Non dii, non homines, non concessere columnae.

Pleust à Dieu que cette sentence se trouvat au front des boutiques de tous nos Imprimeurs, pour en deffendre l’entrée à tant de versificateurs,

verum
Nil securius est malo Poeta.

Que n’avons nous de tels peuples ? Dionysius le pere n’estimoit rien tant de soy que sa poesie. A la saison des jeux Olympiques, avec des chariots surpassant tous autres en magnificence, il envoya aussi des poetes et des musiciens pour presenter ses vers, avec des tentes et pavillons dorez et tapissez royalement. Quand on vint à mettre ses vers en avant, la faveur et excellence de la prononciation attira sur le commencement l’attention du peuple ; mais quand, par apres, il vint à poiser l’ineptie de l’ouvrage, il entra premierement en mespris, et, continuant d’aigrir son jugement, il se jetta tantost en furie, et courut abattre et deschirer par despit tous ses pavillons. Et ce que ses charriotz ne feirent non plus rien qui vaille en la course, et que la navire qui rapportoit ses gens faillit la Sicile et fut par la tempeste poussée et fracassée contre la coste de Tarente, il tint pour certain que c’estoit l’ire des Dieus irritez comme luy contre ce mauvais poeme. Et les mariniers mesme eschappez du naufrage alloient secondant l’opinion de ce peuple. A la quelle l’oracle qui predit sa mort, sembla aussi aucunement soubscrire. Il portoit que Dionysius seroit pres de sa fin quand il auroit vaincu ceux qui vaudroient mieux que luy : ce que il interpreta des Carthaginois qui le surpassoient en puissance. Et, ayant affaire à eux, gauchissoit souvant la victoire et la temperoit, pour n’encourir le sens de cette prediction. Mais il l’entendoit mal : car le dieu marquoit le temps de l’avantage que, par faveur et injustice, il gaigna à Athenes sur les poetes tragiques meilleurs que luy, ayant faict jouer à l’envi la sienne, intitulée les Leneïens ; soudain apres laquelle victoire il trepassa, et en partie pour l’excessive joye qu’il en conceut. Ce que je treuve excusable du mien, ce n’est pas de soy et à la verité, mais c’est à la comparaison d’autres choses pires, ausquelles je voy qu’on donne credit. Je suis envieux du bon-heur de ceux qui se sçavent resjouir et gratifier en leur besongne, car c’est un moyen aisé de se donner du plaisir, puis qu’on le tire de soy mesmes. Specialement s’il y a un peu de fermeté en leur opiniatrise. Je sçay un poete à qui forts, foibles, en foulle et en chambre, et le ciel et la terre crient qu’il n’y entend guere. Il n’en rabat pour tout cela rien de la mesure à quoy il s’est taillé, tousjours recommence, tousjours reconsulte, et tousjours persiste ; d’autant plus fort en son avis et plus roidde qu’il touche à luy seul de le maintenir. Mes ouvrages, il s’en faut tant qu’ils me rient, qu’autant de fois que je les retaste, autant de fois je m’en despite :

Cum relego, scripsisse pudet, quia plurima cerno,
Me quoque qui feci judice, digna lini.

J’ay tousjours une idée en l’ame et certaine image trouble, qui me presente comme en songe une meilleure forme que celle que j’ay mis en besongne, mais je ne la puis saisir et exploiter. Et cette idée mesme n’est que du moyen estage. Ce que j’argumente par là, que les productions de ces riches et grandes ames du temps passé sont bien loing au delà de l’extreme estendue de mon imagination et souhaict. Leurs escris ne me satisfont pas seulement et me remplissent ; mais ils m’estonnent et transissent d’admiration. Je juge leur beauté ; je la voy, si non jusques au bout, au-moins si avant qu’il m’est impossible d’y aspirer. Quoy que j’entreprenne, je doy un sacrifice aux graces, comme dict Plutarque de quelqu’un, pour pratiquer leur faveur,

si quid enim placet,
Si quid dulce hominum sensibus influit,
Debentur lepidis omnia gratiis.
Elles m’abandonnent par tout. Tout est grossier chez moy ; il y a faute de gentillesse et de beauté. Je ne sçay faire valoir les choses pour le plus que ce qu’elles valent, ma façon n’ayde rien à la matiere. Voilà pourquoy il me la faut forte, qui aye beaucoup de prise et qui luise d’elle mesme. Quand j’en saisis des populaires et plus gayes, c’est pour me suivre à moy qui n’aime point une sagesse ceremonieuse et triste, comme faict le monde, et pour m’esgayer, non pour esgayer mon stile, qui les veut plustost graves et severes (au moins si je dois nommer stile un parler informe et sans regle, un jargon populaire et un proceder sans definition, sans partition, sans conclusion, trouble, à la guise de celuy d’Amafanius et de Rabirius. Je ne sçay ny plaire, ny rejouyr, ny chatouiller : le meilleur conte du monde se seche entre mes mains et se ternit. Je ne sçay parler qu’en bon escient, et suis du tout denué de cette facilité, que je voy en plusieurs de mes compaignons, d’entretenir les premiers venus et tenir en haleine toute une trouppe, ou amuser, sans se lasser l’oreille d’un prince de toute sorte de propos, la matiere ne leur faillant jamais, pour cette grace qu’ils ont de sçavoir employer la premiere venue, et l’accommoder à l’humeur et portée de ceux à qui ils ont affaire. Les princes n’ayment guere les discours fermes, ny moy à faire des contes. Les raisons premieres et plus aisées, qui sont communément les mieux prinses, je ne sçay pas les employer : mauvais prescheur de commune. De toute matiere je dy volontiers les dernieres choses que j’en sçay. Cicero estime que és traictez de la philosophie le plus difficile membre ce soit l’exorde. S’il est ainsi, je me prens à la conclusion. Si faut-il conduire la corde à toute sorte de tons ; et le plus aigu est celuy qui vient le moins souvent en jeu. Il y a pour le moins autant de perfection à relever une chose vuide qu’à en soustenir une poisante. Tantost il faut superficiellement manier les choses, tantost les profonder. Je sçay bien que la plus part des hommes se tiennent en ce bas estage, pour ne concevoir les choses que par cette premiere escorse ; mais je sçay aussi que les plus grands maistres, et Xenophon et Platon, on les void souvent se relascher à cette basse façon, et populaire, de dire et traiter les choses, la soustenant des graces qui ne leur manquent jamais. Au demeurant, mon langage n’a rien de facile et poly : il est aspre et desdaigneux, ayant ses dispositions libres et desreglées ; et me plaist ainsi, si non par mon jugement, par mon inclination. Mais je sens bien que par fois je m’y laisse trop aller, et qu’à force de vouloir eviter l’art et l’affectation, j’y retombe d’une autre part :
brevis esse laboro,
Obscurus fio.

Platon dict que le long ou le court ne sont proprietez qui ostent ny donnent prix au langage. Quand j’entreprendroy de suyvre cet autre stile aequable, uny et ordonné, je n’y sçaurois advenir ; et encore que les coupures et cadences de Saluste reviennent plus à mon humeur, si est-ce que je treuve Caesar et plus grand et moins aisé à representer ; et si mon inclination me porte plus à l’imitation du parler de Seneque, je ne laisse pas d’estimer davantage celuy de Plutarque. Comme à faire, à dire aussi je suy tout simplement ma forme naturelle : d’où c’est à l’adventure que je puis plus à parler qu’à escrire. Le mouvement et action animent les parolles, notamment à ceux qui se remuent brusquement, comme je fay, et qui s’eschauffent. Le port, le visage, la voix, la robbe, l’assiette, peuvent donner quelque pris aux choses qui, d’elles mesmes, n’en ont guere, comme le babil. Messala se pleint en Tacitus de quelques accoustremens estroits de son temps, et de la façon des bancs où les orateurs avoient à parler, qui affoiblissoient leur eloquence. Mon langage françois est alteré, et en la prononciation et ailleurs, par la barbarie de mon creu : je ne vis jamais homme des contrées de deçà qui ne sentit bien evidemment son ramage et qui ne blessast les oreilles pures françoises. Si n’est-ce pas pour estre fort entendu en mon Perigordin, car je n’en ay non plus d’usage que de l’Alemand ; et ne m’en chaut guere. C’est un langage, comme sont autour de moy, d’une bande et d’autre, le Poitevin, Xaintongeois, Angoumoisin, Lymosin, Auvergnat : brode, trainant, esfoiré. Il y a bien au dessus de nous, vers les montaignes, un Gascon, que je treuve singulierement beau, sec, bref, signifiant, et à la verité un langage masle et militaire plus qu’autre que j’entende ; autant nerveux, puissant et pertinant, comme le François est gratieus, delicat et abondant. Quant au Latin, qui m’a esté donné pour maternel, j’ay perdu par des-accoustumance la promptitude de m’en pouvoir servir à parler : ouy, et à escrire, en quoy autrefois je me faisoy appeller maistre Jean. Voylà combien peu je vaux de ce costé là. La beauté est une piece de grande recommandation au commerce des hommes ; c’est le premier moyen de conciliation des uns aux autres, et n’est homme si barbare et si rechigné qui ne se sente aucunement frappé de sa douceur. Le corps a une grand’part à nostre estre, il y tient un grand rang ; ainsin sa structure et composition sont de bien juste consideration. Ceux qui veulent desprendre nos deux pieces principales et les sequestrer l’une de l’autre, ils ont tort. Au rebours, il les faut r’accoupler et rejoindre. Il faut ordonner à l’ame non de se tirer à quartier, de s’entretenir à part, de mespriser et abandonner le corps (aussi ne le sçauroit elle faire que par quelque singerie contrefaicte), mais de se r’allier à luy, de l’embrasser, le cherir, luy assister, le contreroller, le conseiller, le redresser et ramener quand il fourvoye, l’espouser en somme et luy servir de mary ; à ce que leurs effects ne paroissent pas divers et contraires, ains accordans et uniformes. Les Chretiens ont une particuliere instruction de cette liaison : car ils sçavent que la justice divine embrasse cette societé et jointure du corps et de l’ame, jusques à rendre le corps capable des recompenses eternelles ; et que Dieu regarde agir tout l’homme, et veut qu’entier il reçoive le chastiement, ou le loyer, selon ses merites. La secte Peripatetique, de toutes les sectes la plus civilisée, attribue à la sagesse ce seul soin de pourvoir et procurer en commun le bien de ces deux parties associées ; et montre les autres sectes, pour ne s’estre assez attachées à la consideration de ce meslange, s’estre partializées, cette-cy pour le corps, cette autre pour l’ame, d’une pareille erreur, et avoir escarté leur subject, qui est l’homme, et leur guide, qu’ils advouent en general estre nature. La premiere distinction qui aye esté entre les hommes, et la premiere consideration qui donna les praeeminences aux uns sur les autres, il est vray-semblable que ce fut l’advantage de la beauté :

agros divisere atque dedere
Pro facie cujusque et viribus ingenioque :
Nam facies multum valuit virésque vigebant.

Or je suis d’une taille un peu au dessoubs de la moyenne. Ce defaut n’a pas seulement de la laideur, mais encore de l’incommodité, à ceux mesmement qui ont des commandements et des charges : car l’authorité que donne une belle presence et majesté corporelle en est à dire. Caius Marius ne recevoit pas volontiers des soldats qui n’eussent six pieds de hauteur. Le courtisan a bien raison de vouloir pour ce gentilhomme qu’il dresse, une taille commune plus tost que tout’ autre, et de refuser pour luy toute estrangeté qui le face montrer au doit. Mais de choisir, s’il faut à cette mediocrité, qu’il soit plus tost au deçà qu’au delà d’icelle, je ne le ferois pas à un homme militaire. Les petits hommes, dict Aristote, sont bien jolis, mais non pas beaux ; et se connoist en la grandeur la grand’ame, comme la beauté en un grand corps et haut. Les Aethiopes et les Indiens, dit il, elisants leurs Roys et magistrats, avoient esgard à la beauté et procerité des personnes. Ils avoient raison : car il y a du respect pour ceux qui le suyvent, et, pour l’ennemy, de l’effroy, de voir à la teste d’une trouppe marcher un chef de belle et riche taille :

Ipse inter primos praestanti corpore Turnus
Vertitur, arma tenens, et toto vertice supra est.

Nostre grand Roy divin et celeste, duquel toutes les circonstances doivent estre remarquées avec soing, religion et reverence, n’a pas refusé la recommandation corporelle, speciosus forma prae filiis hominum. Et Platon, aveq la temperance et la fortitude, desire la beauté aux conservateurs de sa republique. C’est un grand despit qu’on s’adresse à vous parmy vos gens pour vous demander : Où est monsieur ? et que vous n’ayez que le reste de la bonnetade qu’on fait à vostre barbier ou à vostre secretaire. Comme il advint au pauvre Philopoemen. Estant arrivé le premier de sa troupe en un logis où on l’attendoit, son hostesse, qui ne le connoissoit pas, et le voyoit d’assez mauvaise mine, l’employa d’aller un peu aider à ses femmes à puiser de l’eau ou attiser du feu, pour le service de Philopoemen. Les gentils-hommes de sa suitte estans arrivez et l’ayant surpris embesongné à cette belle vacation (car il n’avoit pas failly d’obeyr au commandement qu’on luy avoit faict), lui demanderent ce qu’il faisoit-là : Je paie, leur respondit-il, la peine de ma laideur. Les autres beautez sont pour les femmes ; la beauté de la taille est la seule beauté des hommes. Où est la petitesse, ny la largeur et rondeur du front, ny la blancheur et douceur des yeux, ny la mediocre forme du nez, ny la petitesse de l’oreille et de la bouche, ny l’ordre et blancheur des dents, ny l’épesseur bien unie d’une barbe brune à escorce de chataigne, ny le poil relevé, ny la juste rondeur de teste, ny la frécheur du teint, ny l’air du visage agreable, ny un corps sans senteur, ny la proportion legitime des membres, peuvent faire un bel homme. J’ay au demeurant la taille forte et ramassée : le visage, non pas gras, mais plein ; la complexion, entre le jovial et le melancholique, moiennement sanguine et chaude,

Unde rigent setis mihi crura, et pectora villis ;

la santé forte et allegre, jusques bien avant en mon aage rarement troublée par les maladies. J’estois tel, car je ne me considere pas à cette heure que je suis engagé dans les avenues de la vieillesse, ayant pieça franchy les quarante ans :

minutatim vires et robur adultum
Frangit, et in partem pejorem liquitur aetas.

Ce que je seray doresenavant, ce ne sera plus qu’un demy estre, ce ne sera plus moy. Je m’eschape tous les jours et me desrobe à moy,

Singula de nobis anni praedantur euntes.

D’adresse et de disposition, je n’en ay point eu ; et si suis fils d’un pere tres dispost et d’une allegresse qui luy dura jusques à son extreme vieillesse. Il ne trouva guere homme de sa condition qui s’egalast à luy en tout exercice de corps : comme je n’en ay trouvé guiere aucun qui ne me surmontat, sauf au courir (en quoy j’estoy des mediocres). De la musique, ny pour la voix que j’y ay tres-inepte, ny pour les instrumens, on ne m’y a jamais sceu rien apprendre. A la danse, à la paume, à la luite, je n’y ay peu acquerir qu’une bien fort legere et vulgaire suffisance ; à nager, à escrimer, à voltiger et à sauter, nulle du tout. Les mains, je les ay si gourdes que je ne sçay pas escrire seulement pour moy : de façon que, ce que j’ay barbouillé, j’ayme mieux le refaire que de me donner la peine de le démesler ; et ne ly guere mieux. Je me sens poiser aux escoutans. Autrement, bon clerc. Je ne sçay pas clorre à droit une lettre, ny ne sçeuz jamais tailler plume, ny trancher à table, qui vaille, ny equipper un cheval de son harnois, ny porter à poinct un oiseau et le lascher, ny parler aux chiens, aux oiseaux, aux chevaux. Mes conditions corporelles sont en somme tres-bien accordantes à celles de l’ame. Il n’y a rien d’allegre : il y a seulement une vigueur pleine et ferme. Je dure bien à la peine ; mais j’y dure, si je m’y porte moy-mesme, et autant que mon desir m’y conduit,

Molliter austerum studio fallente laborem.

Autrement, si je n’y suis alleché par quelque plaisir, et si j’ay autre guide que ma pure et libre volonté, je n’y vaux rien. Car j’en suis là que, sauf la santé et la vie, il n’est chose pourquoy je veuille ronger mes ongles, et que je veuille acheter au pris du tourment d’esprit et de la contrainte,

tanti mihi non sit opaci
Omnis arena Tagi, quodque in mare volvitur aurum :

extremement oisif, extremement libre, et par nature et par art. Je presteroy aussi volontiers mon sang que mon soing. J’ay une ame toute sienne, accoustumée à se conduire à sa mode. N’ayant eu jusques à cett’heure ny commandant ny maistre forcé, j’ay marché aussi avant et le pas qu’il m’a pleu. Cela m’a amolli et rendu inutile au service d’autruy, et ne m’a faict bon qu’à moy. Et, pour moy, il n’a esté besoin de forcer ce naturel poisant, paresseux et fay neant. Car, m’estant trouvé en tel degré de fortune des ma naissance, que j’ay eu occasion de m’y arrester, et en tel degré de sens que j’ay senti en avoir occasion, je n’ay rien cerché et n’ay aussi rien pris :

Non agimur tumidis velis Aquilone secundo ;
Non tamen adversis aetatem ducimus austris :
Viribus, ingenio, specie, virtute, loco, re,
Extremi primorum, extremis usque priores.

Je n’ay eu besoin que de la suffisance de me contenter, qui est pour tant un reglement d’ame, à le bien prendre, esgalement difficile en toute sorte de condition, et que par usage nous voyons se trouver plus facilement encores en la necessité qu’en l’abondance ; d’autant à l’advanture que, selon le cours de nos autres passions, la faim des richesses est plus aiguisée par leur usage que par leur disette, et la vertu de la moderation plus rare que celle de la patience. Et n’ay eu besoin que de jouir doucement des biens que Dieu par sa liberalité m’avoit mis entre mains. Je n’ay gousté aucune sorte de travail ennuieux. Je n’ay eu guere en maniement que mes affaires ; ou, si j’en ay eu, ce a esté en condition de les manier à mon heure et à ma façon, commis par gents qui s’en fioient à moi et qui ne me pressoient pas et me connoissoient. Car encores tirent les experts quelque service d’un cheval restif et poussif. Mon enfance mesme a esté conduite d’une façon molle et libre, et exempte de subjection rigoureuse. Tout cela m’a formé une complexion delicate et incapable de sollicitude. Jusques là que j’ayme qu’on me cache mes pertes et les desordres qui me touchent : au chapitre de mes mises, je loge ce que ma nonchalance me couste à nourrir et entretenir.

haec nempe supersunt,
Quae dominum fallant, quae prosint furibus..

J’ayme à ne sçavoir pas le conte de ce que j’ay, pour sentir moins exactement ma perte. Je prie ceux qui vivent avec moy, où l’affection leur manque et les bons effects, de me piper et payer de bonnes apparences. A faute d’avoir assez de fermeté pour souffrir l’importunité des accidens contraires ausquels nous sommes subjects, et pour ne me pouvoir tenir tendu à regler et ordonner les affaires, je nourris autant que je puis en moy cett’opinion, m’abandonnant du tout à la fortune, de prendre toutes choses au pis ; et, ce pis là, me resoudre à le porter doucement et patiemment. C’est à cela seul que je travaille, et le but auquel j’achemine tous mes discours. A un danger, je ne songe pas tant comment j’en eschaperay, que combien peu il importe que j’en eschappe. Quand j’y demeurerois, que seroit-ce ? Ne pouvant reigler les evenemens, je me reigle moy-mesme, et m’applique à eux, s’ils ne s’appliquent à moy. Je n’ay guiere d’art pour sçavoir gauchir la fortune et luy eschapper ou la forcer, et pour dresser et conduire par prudence les choses à mon poinct. J’ay encore moins de tolerance pour supporter le soing aspre et penible qu’il faut à cela. Et la plus penible assiete pour moy, c’est estre suspens és choses qui pressent et agité entre la crainte et l’esperance. Le deliberer, voire és choses plus legieres, m’importune ; et sens mon esprit plus empesché à souffrir le branle et les secousses diverses du doute et de la consultation, qu’à se rassoir et resoudre à quelque party que ce soit, apres que la chance est livrée. Peu de passions m’ont troublé le sommeil ; mais, des deliberations, la moindre me le trouble. Tout ainsi que des chemins, j’en evite volontiers les costez pandans et glissans, et me jette dans le battu le plus boueux et enfondrant, d’où je ne puisse aller plus bas, et y cherche seurté : aussy j’ayme les malheurs tous purs, qui ne m’exercent et tracassent plus apres l’incertitude de leur rabillage, et qui, du premier saut, me poussent droictement en la souffrance : dubia plus torquent mala. Aux evenemens je me porte virilement ; en la conduicte, puerillement. L’horreur de la cheute me donne plus de fiebvre que le coup. Le jeu ne vaut pas la chandelle. L’avaritieux a plus mauvais conte de sa passion que n’a le pauvre, et le jaloux que le cocu. Et y a moins de mal souvant à perdre sa vigne qu’à la plaider. La plus basse marche est la plus ferme. C’est le siege de la constance. Vous n’y avez besoing que de vous. Elle se fonde là, et appuye toute en soy. Cet exemple d’un gentil’homme que plusieurs ont cogneu, a il pas quelque air philosophique ? Il se marya bien avant en l’aage, ayant passé en bon compaignon sa jeunesse : grand diseur, grand gaudisseur. Se souvenant combien la matiere de cornardise luy avoit donné dequoy parler et se moquer des autres, pour se mettre à couvert, il espousa une femme qu’il print au lieu où chacun en trouve pour son argent, et dressa avec elle ses alliances : Bon jour, putain.--Bon jour, cocu’ Et n’est chose dequoy plus souvent et ouvertement il entretint chez luy les survenans, que de ce sien dessein : par où il bridoit les occultes caquets des moqueurs et esmoussoit la pouinte de ce reproche. Quant à l’ambition, qui est voisine de la presumption, ou fille plustost, il eut fallu, pour m’advancer, que la fortune me fut venu querir par le poing. Car, de me mettre en peine pour un’esperance incertaine et me soubmettre à toutes les difficultez qui accompaignent ceux qui cerchent à se pousser en credit sur le commencement de leur progrez, je ne l’eusse sçeu faire ;

spem pretio non emo.

Je m’atache à ce que je voy et que je tiens, et ne m’eslongne guiere du port,

Alter remus aquas, alter tibi radat arenas.

Et puis on arrive peu à ces avancements, qu’en hazardant premierement le sien ; et je suis d’advis que, si ce qu’on a suffit à maintenir la condition en laquelle on est nay et dressé, c’est folie d’en lacher la prise sur l’incertitude de l’augmenter. Celuy à qui la fortune refuse dequoy planter son pied et establir un estre tranquille et reposé, il est pardonnable s’il jette au hazard ce qu’il a, puis qu’ainsi comme ainsi la necessité l’envoye à la queste. Capienda rebus in malis praeceps via est. Et j’excuse plustost un cabdet de mettre sa legitime au vent, que celuy à qui l’honneur de la maison est en charge, qu’on ne peut voir necessiteux qu’à sa faute. J’ay bien trouvé le chemin plus court et plus aisé, avec le conseil de mes bons amis du temps passé, de me défaire de ce desir et de me tenir coy,

Cui sit conditio dulcis sine pulvere palmae :

jugeant aussi bien sainement de mes forces qu’elles n’estoient pas capables de grandes choses, et me souvenant de ce mot du feu Chancelier Olivier, que les François semblent des guenons qui vont grimpant contremont un arbre, de branche en branche, et ne cessent d’aller jusques à ce qu’elles sont arrivées à la plus haute branche, et y monstrent le cul, quand elles y sont.

Turpe est, quod nequeas, capiti committere pondus,
Et pressum inflexo mox dare terga genu.

Les qualitez mesmes qui sont en moy non reprochables, je les trouvois inutiles en ce siecle. La facilité de mes meurs, on l’eut nommée lacheté et foiblesse ; la foy et la conscience s’y feussent trouvées scrupuleuses et superstitieuses ; la franchise et la liberté, importune, inconsiderée et temeraire. A quelque chose sert le mal’heur. Il fait bon naistre en un siecle fort depravé : car, par comparaison d’autruy, vous estes estimé vertueux à bon marché. Qui n’est que parricide en nos jours, et sacrilege, il est homme de bien et d’honneur :

Nunc, si depositum non inficiatur amicus,
Si reddat veterem cum tota aerugine follem,
Prodigiosa fides et Tuscis digna libellis,
Quaeque coronata lustrari debeat agna.

Et ne fut jamais temps et lieu où il y eust pour les princes loyer plus certain et plus grand proposé à la bonté et à la justice. Le premier qui s’avisera de se pousser en faveur et en credit par cette voye là, je suis bien deçeu si, à bon conte, il ne devançe ses compaignons. La force, la violence peuvent quelque chose, mais non pas tousjours tout. Les marchans, les juges de village, les artisans, nous les voyons aller à pair de vaillance et science militaire aveq la noblesse : ils rendent des combats honorables, et publiques et privez ; ils battent, ils defendent villes en nos guerres. Un prince estouffe sa recommendation emmy cette presse. Qu’il reluise d’humanité, de verité, de loyauté, de temperance et sur tout de justice : marques rares, inconnues et exilées. C’est la seule volonté des peuples de quoy il peut faire ses affaires, et nulles autres qualitez ne peuvent tant flatter leur volonté comme celles-là : leur estant bien plus utiles que les autres. Nihil est tam populare quam bonitas. Par cette proportion, je me fusse trouvé grand et rare, comme je me trouve pygmée et populaire à la proportion d’aucuns siecles passez, ausquels il estoit vulgaire, si d’autres plus fortes qualitez n’y concurroient, de voir un homme moderé en ses vengeances, mol au ressentiment des offences, religieux en l’observance de sa parolle, ny double, ny soupple, ny accommodant sa foy à la volonté d’autruy et aux occasions. Plustost lairrois je rompre le col aux affaires que de tordre ma foy pour leur service. Car, quant à cette nouvelle vertu de faintise et de dissimulation qui est à cet heure si fort en credit, je la hay capitallement ; et, de tous les vices, je n’en trouve aucun qui tesmoigne tant de lacheté et bassesse de cœur. C’est un’humeur couarde et servile de s’aller desguiser et cacher sous un masque, et de n’oser se faire veoir tel qu’on est. Par là nos hommes se dressent à la perfidie : estants duicts à produire des parolles fauces, ils ne font pas conscience d’y manquer. Un cœur genereux ne doit desmentir ses pensées ; il se veut faire voir jusques au dedans. Ou tout y est bon, ou au-moins tout y est humein. Aristote estime office de magnanimité hayr et aimer à descouvert, juger, parler avec toute franchise, et, au prix de la verité, ne faire cas de l’approbation ou reprobation d’autruy. Apollonius disoit que c’estoit aux serfs de mantir, et aux libres de dire verité. C’est la premiere et fondamentale partie de la vertu. Il la faut aymer pour elle mesme. Celuy qui dict vray, par ce qu’il y est d’ailleurs obligé et par ce qu’il sert, et qui ne craint point à dire mansonge, quand il n’importe à personne, n’est pas veritable suffisamment. Mon ame, de sa complexion, refuit la menterie et hait mesmes à la penser. J’ay une interne vergongne et un remors piquant, si par fois elle m’eschappe, comme par fois elle m’eschappe, les occasions me surprenant et agitant impremeditéement. Il ne faut pas tousjours dire tout, car ce seroit sottise ; mais ce qu’on dit, il faut qu’il soit tel qu’on le pense, autrement c’est meschanceté. Je ne sçay quelle commodité ils attendent de se faindre et contrefaire sans cesse, si ce n’est de n’en estre pas creus lors mesme qu’ils disent verité ; cela peut tromper une fois ou deux les hommes ; mais de faire profession de se tenir couvert, et se vanter, comme ont faict aucuns de nos princes, qu’ils jetteroient leur chemise au feu si elle estoit participante de leurs vrayes intentions (qui est un mot de l’ancien Metellus Macedonicus), et que, qui ne sçait se faindre, ne sçait pas regner, c’est tenir advertis ceux qui ont à les practiquer, que ce n’est que piperie et mensonge qu’ils disent. Quo quis versutior et callidior est, hoc invisior et suspectior, detracta opinione probitatis. Ce seroit une grande simplesse à qui se lairroit amuser ny au visage ny aux parolles de celuy qui faict estat d’estre tousjours autre au dehors qu’il n’est au dedans, comme faisoit Tibere ; et ne sçay quelle part telles gens peuvent avoir au commerce des hommes, ne produisans rien qui soit reçeu pour contant. Qui est desloyal envers la verité l’est aussi envers le mensonge. Ceux qui, de nostre temps, ont considéré, en l’establissement du devoir d’un prince, le bien de ses affaires seulement, et l’ont preferé au soin de sa foy et conscience, diroyent quelque chose à un prince de qui la fortune auroit rangé à tel point les affaires que pour tout jamais il les peut establir par un seul manquement et faute à sa parole. Mais il n’en va pas ainsi. On rechoit souvent en pareil marché ; on faict plus d’une paix, plus d’un traitté en sa vie. Le gain qui les convie à la premiere desloyauté (et quasi toujours il s’en presente comme à toutes autres meschancetez : les sacrileges, les meurtres, les rebellions, les trahisons s’entreprenent pour quelque espece de fruit), mais ce premier gain apporte infinis dommages suivants, jettant ce prince hors de tout commerce et de tout moyen de negotiation par l’example de cette infidelité. Solyman, de la race des Ottomans, race peu soigneuse de l’observance des promesses et paches, lors que, de mon enfance, il fit descendre son armée à Ottrente, ayant sçeu que Mercurin de Gratinare et les habitants de Castro estoyent detenus prisonniers, apres avoir rendu la place, contre ce qui avoit esté capitulé aveq eux, manda qu’on les relaschat ; et qu’ayant en main d’autres grandes entreprinses en cette contrée là, cette desloyauté, quoy qu’elle eut quelque apparence d’utilité presente, luy apporteroit pour l’avenir un descri et une desfiance d’infini prejudice. Or, de moy, j’ayme mieux estre importun et indiscret que flateur et dissimulé. J’advoue qu’il se peut mesler quelque pointe de fierté et d’opiniastreté à se tenir ainsin entier et descouvert sans consideration d’autruy ; et me semble que je deviens un peu plus libre où il le faudroit moins estre, et que je m’eschaufe par l’opposition du respect. Il peut estre aussi que je me laisse aller apres ma nature, à faute d’art. Presentant aux grands cette mesme licence de langue et de contenance que j’apporte de ma maison, je sens combien elle decline vers l’indiscretion et incivilité. Mais, outre ce que je suis ainsi faict, je n’ay pas l’esprit assez souple pour gauchir à une prompte demande et pour en eschaper par quelque destour, ny pour feindre une verité, ny assez de memoire pour la retenir ainsi feinte, ny certes assez d’asseurance pour la maintenir ; et fois le brave par foiblesse. Parquoy je m’abandonne à la nayfveté et à tousjours dire ce que je pense, et par complexion, et par discours, laissant à la fortune d’en conduire l’evenement. Aristippus disoit le principal fruit qu’il eut tiré de la philosophie, estre qu’il parloit librement et ouvertement à chacun. C’est un outil de merveilleux service que la memoire, et sans lequel le jugement faict bien à peine son office : elle me manque du tout. Ce qu’on me veut proposer, il faut que ce soit à parcelles. Car de respondre à un propos où il y eut plusieurs divers chefs, il n’est pas en ma puissance. Je ne sçaurois recevoir une charge sans tablettes. Et, quand j’ay un propos de consequence à tenir, s’il est de longue haleine, je suis reduit à cette vile et miserable necessité d’apprendre par cœur mot à mot ce que j’ay à dire ; autrement je n’auroy ny façon ny asseurance, estant en crainte que ma memoire vint à me faire un mauvais tour. Mais ce moïen m’est non moins difficile. Pour aprandre trois vers, il me faut trois heures ; et puis, en un mien ouvrage, la liberté et authorité de remuer l’ordre, de changer un mot, variant sans cesse la matiere, la rend plus malaisée à concevoir. Or, plus je m’en defie, plus elle se trouble ; elle me sert mieux par rencontre, il faut que je la solicite nonchalamment : car, si je la presse, elle s’estonne ; et, depuis qu’ell’a commencé à chanceler, plus je la sonde, plus elle s’empestre et embarrasse ; elle me sert à son heure, non pas à la mienne. Cecy que je sens en la memoire, je le sens en plusieurs autres parties. Je fuis le commandement, l’obligation et la contrainte. Ce que je fais ayséement et naturellement, si je m’ordonne de le faire par une expresse et prescrite ordonnance, je ne le sçay plus faire. Au corps mesme, les membres qui ont quelque liberté et jurisdiction plus particuliere sur eux, me refusent par fois leur obeyssance, quand je les destine et attache à certain point et heure de service necessaire. Cette preordonnance contrainte et tyrannique les rebute ; ils se croupissent d’effroy ou de despit, et se transissent. Autresfois, estant en lieu où c’est discourtoisie barbaresque de ne respondre à ceux qui vous convient à boire, quoi qu’on m’y traitast avec toute liberté, j’essaiay de faire le bon compaignon en faveur des dames qui estoyent de la partie, selon l’usage du pays. Mais il y eust du plaisir, car cette menasse et preparation d’avoir à m’efforcer outre ma coustume et mon naturel, m’estoupa de maniere le gosier, que je ne sçeuz avaller une seule goute, et fus privé de boire pour le besoing mesme de mon repas. Je me trouvay saoul et desalteré par tant de brevage que mon imagination avoit preoccupé. Cet effaict est plus apparent en ceux qui ont l’imagination plus vehemente et puissante ; mais il est pourtant naturel, et n’est aucun qui ne s’en ressante aucunement. On offroit à un excellant archer condamné à la mort de luy sauver la vie, s’il vouloit faire voir quelque notable preuve de son art : il refusa de s’en essayer, craignant que la trop grande contention de sa volonté luy fit fourvoier la main, et qu’au lieu de sauver sa vie, il perdit encore la reputation qu’il avoit acquise au tirer de l’arc. Un homme qui pense ailleurs, ne faudra point, à un pousse pres, de refaire tousjours un mesme nombre et mesure de pas au lieu où il se promene ; mais, s’il y est avec attention de les mesurer et conter, il trouvera que, ce qu’il faisoit par nature et par hazard, il ne le faira pas si exactement par dessein. Ma librerie, qui est des belles entre les libreries de village, est assise à un coin de ma maison : s’il me tombe en fantasie chose que j’y veuille aller cercher ou escrire, de peur qu’elle ne m’eschappe en traversant seulement ma court, il faut que je la donne en garde à quelqu’autre. Si je m’enhardis, en parlant, à me destourner tant soit peu de mon fil, je ne faux jamais de le perdre : qui faict que je me tiens, en mes discours, contraint, sec et resserré. Les gens qui me servent, il faut que je les appelle par le nom de leurs charges ou de leur pays, car il m’est tres-malaisé de retenir des noms. Je diray bien qu’il a trois syllabes, que le son en est rude, qu’il commence ou termine par telle lettre. Et, si je durois à vivre long temps, je ne croy pas que je n’oubliasse mon nom propre, comme ont faict d’autres. Messala Corvinus fut deux ans n’ayant trace aucune de memoire ; ce qu’on dict aussi de George Trapezonce ; et, pour mon interest, je rumine souvent quelle vie c’estoit que la leur, et si sans cette piece il me restera assez pour me soustenir avec quelque aisance ; et, y regardant de pres, je crains que ce defaut, s’il est parfaict, perde toutes les functions de l’ame : Memoria certe non modo philosophiam, sed omnis vitae usum omnesque artes una maxime continet.

Plenus rimarum sum, hac atque illac effluo.

Il m’est advenu plus d’une fois d’oublier le mot du guet que j’avois trois heures auparavant donné ou receu d’un autre, et d’oublier où j’avoi caché ma bourse, quoy qu’en die Cicero. Je m’aide à perdre ce que je serre particulierement. C’est le receptacle et l’estuy de la science que la memoire : l’ayant si deffaillante, je n’ay pas fort à me plaindre, si je ne sçay guiere. Je sçay en general le nom des arts et ce dequoy elles traictent, mais rien au delà. Je feuillette les livres, je ne les estudie pas : ce qui m’en demeure, c’est chose que je ne reconnois plus estre d’autruy ; c’est cela seulement dequoy mon jugement a faict son profict, les discours et les imaginations dequoy il s’est imbu ; l’autheur, le lieu, les mots et autres circonstances, je les oublie incontinent. Et suis si excellent en l’oubliance que mes escrits mesmes et compositions, je ne les oublie pas moins que le reste. On m’allegue tous les coups à moy-mesme sans que je le sente. Qui voudroit sçavoir d’où sont les vers et exemples que j’ay icy entassez, me mettroit en peine de le luy dire ; et si ne les ay mendiez qu’és portes connues et fameuses, ne me contentant pas qu’ils fussent riches, s’ils ne venoient encore de main riche et honorable : l’authorité y concurre quant et la raison. Ce n’est pas grand merveille si mon livre suit la fortune des autres livres et si ma memoire desempare ce que j’escry comme ce que je ly, et ce que je donne comme ce que je reçoy. Outre le deffaut de la memoire, j’en ay d’autres qui aydent beaucoup à mon ignorance. J’ay l’esprit tardif et mousse ; le moindre nuage luy arreste sa pointe, en façon que (pour exemple) je ne luy proposay jamais enigme si aisé qu’il sçeut desvelopper. Il n’est si vaine subtilité qui ne m’empesche. Aux jeux, où l’esprit a sa part, des échets, des cartes, des dames et autres, je n’y comprens que les plus grossiers traicts. L’apprehension, je l’ay lente et embrouillée ; mais ce qu’elle tient une fois, elle le tient bien et l’embrasse bien universellement, estroitement et profondement, pour le temps qu’elle le tient. J’ay la veue longue, saine et entiere, mais qui se lasse aiséement au travail et se charge ; à cette occasion, je ne puis avoir long commerce avec les livres que par le moyen du service d’autruy. Le jeune Pline instruira ceux qui ne l’ont essayé, combien ce retardement est important à ceux qui s’adonnent à cette occupation. Il n’est point ame si chetifve et brutale en laquelle on ne voye reluire quelque faculté particuliere ; il n’y en a point de si ensevelie qui ne face une saillie par quelque bout. Et comment il advienne qu’une ame, aveugle et endormie à toutes autres choses, se trouve vifve, claire et excellente à certain particulier effect, il s’en faut enquerir aux maistres. Mais les belles ames, ce sont les ames universelles, ouvertes et prestes à tout, si non instruites, au moins instruisables : ce que je dy pour accuser la mienne ; car, soit par foiblesse ou nonchalance (et de mettre à nonchaloir ce qui est à nos pieds, ce que nous avons entre-mains, ce qui regarde de plus pres l’usage de la vie, c’est chose bien eslongnée de mon dogme), il n’en est point une si inepte et si ignorante que la mienne de plusieurs telles choses vulgaires et qui ne se peuvent sans honte ignorer. Il faut que j’en conte quelques exemples. Je suis né et nourry aux champs et parmy le labourage ; j’ay des affaires et du mesnage en main, depuis que ceux qui me devançoient en la possession des biens que je jouys, m’ont quitté leur place. Or je ne sçay conter ny à get ny à plume ; la pluspart de nos monnoyes, je ne les connoy pas ; ny ne sçay la difference de l’un grain à l’autre, ny en la terre, ny au grenier, si elle n’est par trop apparente, ny à peine celle d’entre les choux et les laictues de mon jardin. Je n’entens pas seulement les noms des premiers outils du mesnage, ny les plus grossiers principes de l’agriculture, et que les enfans sçavent ; moins aux arts mechaniques, en la trafique et en la connoissance des marchandises, diversité et nature des fruicts, de vins, de viandes ; ny à dresser un oiseau, ny à medeciner un cheval ou un chien. Et, puis qu’il me faut faire la honte toute entière, il n’y a pas un mois qu’on me surprint ignorant dequoy le levain servoit à faire du pain, et que c’estoit que faire cuver du vin. On conjectura anciennement à Athenes une aptitude à la mathematique en celuy à qui on voioit ingenieusement agencer et fagotter une charge de brossailles. Vrayement on tireroit de moy une bien contraire conclusion : car qu’on me donne tout l’apprest d’une cuisine, me voilà à la faim. Par ces traits de ma confession, on en peut imaginer d’autres à mes despens. Mais, quel que je me face connoistre, pourveu que je me face connoistre tel que je suis, je fay mon effect. Et si ne m’excuse pas d’oser mettre par escrit des propos si bas et frivoles que ceux-cy. La bassesse du sujet m’y contrainct. Qu’on accuse, si on veut, mon project ; mais mon progrez, non. Tant y a que, sans l’advertissement d’autruy, je voy assez ce peu que tout cecy vaut et poise, et la folie de mon dessein. C’est prou que mon jugement ne se defferre poinct, duquel ce sont icy les essais :

Nasutus sis usque licet, sis denique nasus,
Quantum noluerit ferre rogatus Athlas,
Et possis ipsum tu deridere Latinum,
Non potes in nugas dicere plura meas,
Ipse ego quam dixi : quid dentem dente juvabit
Rodere ? carne opus est, si satur esse velis.
Ne perdas operam : qui se mirantur, in illos
Virus habe ; nos haec novimus esse nihil.

Je ne suis pas obligé à ne dire point de sottises, pourveu que je ne me trompe pas à les connoistre. Et de faillir à mon escient, cela m’est si ordinaire que je ne faux guere d’autre façon : je ne faux jamais fortuitement. C’est peu de chose de prester à la temerité de mes humeurs les actions ineptes, puis que je ne me puis pas deffendre d’y prester ordinairement les vitieuses. Je vis un jour, à Barleduc, qu’on presentoit au Roy François second, pour la recommandation de la memoire de René, Roy de Sicile, un pourtraict qu’il avoit luy-mesmes fait de soy. Pourquoy n’est-il loisible de mesme à un chacun de se peindre de la plume, comme il se peignoit d’un creon ? Je ne veux donc pas oublier encor cette cicatrice, bien mal propre à produire, en public : c’est l’irresolution, defaut tres-incommode à la negociation des affaires du monde. Je ne sçay pas prendre party és entreprinses doubteuses :

Ne si, ne no, nel cor mi suona intero.

Je sçay bien soustenir une opinion, mais non pas la choisir. Par ce que és choses humaines, à quelque bande qu’on panche, il se presente force apparences qui nous y confirment (et le philosophe Chrysippus disoit qu’il ne vouloit apprendre de Zenon et Cleanthez, ses maistres, que les dogmes simplement : car, quant aux preuves et raisons, qu’il en fourniroit assez de luy mesme), de quelque costé que je me tourne, je me fournis tousjours assez de cause et de vraysemblance pour m’y maintenir. Ainsi j’arreste chez moi le doubte et la liberté de choisir, jusques à ce que l’occasion me presse. Et lors, à confesser la verité, je jette le plus souvent la plume au vent, comme on dict, et m’abandonne à la mercy de la fortune : une bien legere inclination et circonstance m’emporte,

Dum in dubio est animus, paulo momento huc atque illuc impellitur.

L’incertitude de mon jugement est si également balancée en la pluspart des occurrences que je compromettrois volontiers à la decision du sort et des dets ; et remarque avec grande consideration de nostre foiblesse humaine les exemples que l’histoire divine mesme nous a laissez de cet usage de remettre à la fortune et au hazard la determination des élections és choses doubteuses :

sors cecidit super Mathiam.

La raison humaine est un glaive double et dangereux. Et en la main mesme de Socrates, son plus intime et plus familier amy, voyez à quant de bouts c’est un baston. Ainsi, je ne suis propre qu’à suyvre, et me laisse aysément emporter à la foule : je ne me fie pas assez en mes forces pour entreprendre de commander, ny guider ; je suis bien aise de trouver mes pas trassez par les autres. S’il faut courre le hazard d’un chois incertain, j’ayme mieux que ce soit soubs tel, qui s’asseure plus de ses opinions et les espouse plus que je ne fay les miennes, ausquelles je trouve le fondement et le plant glissant. Et si ne suis pas trop facile au change, d’autant que j’apperçois aux opinions contraires une pareille foiblesse.

Ipsa consuetudo assentiendi periculosa esse videtur et lubrica.

Notamment aux affaires politiques, il y a un beau champ ouvert au bransle et à la contestation :

Justa pari premitur veluti cum pondere libra
Prona, nec hac plus parte sedet, nec surgit ab illa.

Les discours de Machiavel, pour exemple, estoient assez solides pour le subject, si y a-il eu grand aisance à les combattre ; et ceux qui l’ont faict, n’ont pas laissé moins de facilité à combatre les leurs. Il s’y trouveroit tousjours, à un tel argument, dequoy y fournir responses, dupliques, repliques, tripliques, quadrupliques, et cette infinie contexture de debats que nostre chicane a alongé tant qu’elle a peu en faveur des procez,

Caedimur, et totidem plagis consumimus hostem,

les raisons n’y ayant guere autre fondement que l’experience, et la diversité des evenements humains nous presentant infinis exemples à toute sorte de formes. Un sçavant personnage de nostre temps dit qu’en nos almanacs, où ils disent chaud, qui voudra dire froid, et, au lieu de sec, humide, et mettre tousjours le rebours de ce qu’ils pronostiquent, s’il devoit entrer en gageure de l’evenement de l’un ou l’autre, qu’il ne se soucieroit pas quel party il print, sauf és choses où il n’y peut eschoir incertitude, comme de promettre à Noel des chaleurs extremes, et à la sainct Jean des rigueurs de l’hiver. J’en pense de mesmes de ces discours politiques : à quelque rolle qu’on vous mette, vous avez aussi beau jeu que vostre compagnon, pourveu que vous ne venez à choquer les principes trop grossiers et apparens. Et pourtant, selon mon humeur, és affaires publiques, il n’est aucun si mauvais train, pourveu qu’il aye de l’aage et de la constance, qui ne vaille mieux que le changement et le remuement. Nos meurs sont extremement corrompues, et panchent d’une merveilleuse inclination vers l’empirement ; de nos loix et usances, il y en a plusieurs barbares et monstrueuses : toutesfois, pour la difficulté de nous mettre en meilleur estat et le danger de ce crollement, si je pouvoy planter une cheville à nostre roue et l’arrester en ce point, je le ferois de bon cœur :

nunquam adeo faedis adeoque pudendis
Utimur exemplis ut non pejora supersint.

Le pis que je trouve en nostre estat, c’est l’instabilité, et que nos loix, non plus que nos vestemens, ne peuvent prendre aucune forme arrestée. Il est bien aisé d’accuser d’imperfection une police, car toutes choses mortelles en sont pleines ; il est bien aisé d’engendrer à un peuple le mespris de ses anciennes observances : jamais homme n’entreprint cela qui n’en vint à bout ; mais d’y restablir un meilleur estat en la place de celuy qu’on a ruiné, à cecy plusieurs se sont morfondus, de ceux qui l’avoient entreprins. Je fay peu de part à ma prudence de ma conduite : je me laisse volontiers mener à l’ordre public du monde. Heureux peuple, qui faict ce qu’on commande mieux que ceux qui commandent, sans se tourmenter des causes ; qui se laisse mollement rouller apres le roullement celeste. L’obeyssance n’est pure ny tranquille en celui qui raisonne et qui plaide. Somme, pour revenir à moy, ce seul par où je m’estime quelque chose, c’est ce en quoy jamais homme ne s’estima deffaillant : ma recommendation est vulgaire, commune et populaire, car qui a jamais cuidé avoir faute de sens ? Ce seroit une proposition qui impliqueroit en soy de la contradiction : c’est une maladie qui n’est jamais où elle se voit ; ell’est bien tenace et forte, mais laquelle pourtant le premier rayon de la veue du patient perce et dissipe, comme le regard du soleil un brouillas opaque ; s’accuser seroit s’excuser en ce subject là ; et se condamner, ce seroit s’absoudre. Il ne fut jamais crocheteur ny femmelette qui ne pensast avoir assez de sens pour sa provision. Nous reconnoissons ayséement és autres l’advantage du courage, de la force corporelle, de l’experience, de la disposition, de la beauté ; mais l’advantage du jugement, nous ne le cedons à personne ; et les raisons qui partent du simple discours naturel en autruy, il nous semble qu’il n’a tenu qu’à regarder de ce costé là, que nous les ayons trouvées. La science, le stile, et telles parties que nous voyons és ouvrages estrangers, nous touchons bien aiséement si elles surpassent les nostres ; mais les simples productions de l’entendement, chacun pense qu’il estoit en luy de les rencontrer toutes pareilles, et en apperçoit malaisement le poids et la difficulté, si ce n’est, et à peine, en une extreme et incomparable distance. Ainsi, c’est une sorte d’exercitation de laquelle je dois esperer fort peu de recommandation et de louange, et une maniere de composition de peu de nom. Et puis, pour qui escrivez vous ? Les sçavans à qui touche la jurisdiction livresque, ne connoissent autre prix que de la doctrine, et n’advouent autre proceder en noz esprits que celuy de l’erudition et de l’art : si vous avez pris l’un des Scipions pour l’autre, que vous reste il à dire qui vaille ? Qui ignore Aristote, selon eux s’ignore quand et quand soymesme. Les ames communes et populaires ne voyent pas la grace et le pois d’un discours hautain et deslié. Or, ces deux especes occupent le monde. La tierce, à qui vous tombez en partage, des ames reglées et fortes d’elles-mesmes, est si rare que justement elle n’a ny nom, ny rang entre nous : c’est à demy temps perdu, d’aspirer et de s’efforcer à luy plaire. On dit communément que le plus juste partage que nature nous aye fait de ses graces, c’est celuy du sens : car il n’est aucun qui ne se contente de ce qu’elle luy en a distribué. N’est-ce pas raison ? Qui verroit au delà, il verroit au delà de sa veue. Je pense avoir les opinions bonnes et saines ; mais qui n’en croit autant des siennes ? L’une des meilleures preuves que j’en aye, c’est le peu d’estime que je fay de moy : car si elles n’eussent esté bien asseurées, elles se fussent aisément laissées piper à l’affection que je me porte singuliere, comme celuy qui la ramene quasi toute à moy, et qui ne l’espands gueres hors de là. Tout ce que les autres en distribuent à une infinie multitude d’amis et de connoissans, à leur gloire, à leur grandeur, je le rapporte tout au repos de mon esprit et à moy. Ce qui m’en eschappe ailleurs, ce n’est pas proprement de l’ordonnance de mon discours,

mihi nempe valere et vivere doctus.

Or mes opinions, je les trouve infiniement hardies et constantes à condamner mon insuffisance. De vray, c’est aussi un subject auquel j’exerce mon jugement autant qu’à nul autre. Le monde regarde tousjours vis à vis ; moy, je replie ma veue au dedans, je la plante, je l’amuse là. Chacun regarde devant soy ; moy, je regarde dedans moy : je n’ay affaire qu’à moy, je me considere sans cesse, je me contrerolle, je me gouste. Les autres vont tousjours ailleurs, s’ils y pensent bien ; ils vont tousjours avant,

nemo in sese tentat descendere,

moy je me roulle en moy mesme. Cette capacité de trier le vray, quelle qu’elle soit en moy, et cett’humeur libre de n’assubjectir aisément ma creance, je la dois principalement à moy : car les plus fermes imaginations que j’aye, et generalles, sont celles qui, par maniere de dire, nasquirent avec moy. Elles sont naturelles et toutes miennes. Je les produisis crues et simples, d’une production hardie et forte, mais un peu trouble et imparfaicte ; depuis je les ay establies et fortifiées par l’authorité d’autruy, et par les sains discours des anciens, ausquels je me suis rencontré conforme en jugement : ceux-là m’en ont assuré la prinse, et m’en ont donné la jouyssance et possession plus entiere. La recommandation que chacun cherche, de vivacité et promptitude d’esprit, je la pretends du reglement ; d’une action esclatante et signalée, ou de quelque particuliere suffisance, je la pretends de l’ordre, correspondance et tranquillité d’opinions et de meurs. Omnino, si quidquam est decorum, nihil est profecto magis quam aequabilitas universae vitae, tum singularum actionum : quam conservare non possis, si, aliorum naturam imitans, omittas tuam. Voylà donq jusques où je me sens coulpable de cette premiere partie, que je disois estre au vice de la presomption. Pour la seconde, qui consiste à n’estimer poinct assez autruy, je ne sçay si je m’en puis si bien excuser ; car, quoy qu’il m’en couste, je delibere de dire ce qui en est. A l’adventure que le commerce continuel que j’ay avec les humeurs anciennes, et l’Idée de ces riches ames du temps passé me dégouste et d’autruy et de moy mesme ; ou bien que, à la verité, nous vivons en un siecle qui ne produict les choses que bien mediocres : tant y a que je ne connoy rien digne de grande admiration : aussi ne connoy-je guiere d’hommes avec telle privauté qu’il faut pour en pouvoir juger ; et ceux ausquels ma condition me mesle plus ordinairement, sont, pour la pluspart, gens qui ont peu de soing de la culture de l’ame, et ausquels on ne propose toute beatitude que l’honneur, et pour toute perfection que la vaillance. Ce que je voy de beau en autruy, je le loue et l’estime tres-volontiers : voire j’encheris souvent sur ce que j’en pense, et me permets de mentir jusques là. Car je ne sçay point inventer un subject faux. Je tesmoigne volontiers de mes amis, par ce que j’y trouve de louable ; et d’un pied de valeur, j’en fay volontiers un pied et demy. Mais de leur prester les qualitez qui n’y sont pas, je ne puis, ny les defendre ouvertement des imperfections qu’ils ont. Voyre à mes ennemis je rens nettement ce que je dois de tesmoignage d’honneur. Mon affection se change ; mon jugement, non. Et ne confons point ma querelle avec autres circonstances qui n’en sont pas ; et suis tant jaloux de la liberté de mon jugement, que malayséement la puis-je quitter pour passion que ce soit. Je me fay plus d’injure en mentant, que je n’en fay à celuy de qui je mens. On remarque cette louable et genereuse coustume de la nation Persienne, qu’ils parlent de leurs mortels ennemis et qu’ils font guerre à outrance honorablement et equitablement, autant que porte le merite de leur vertu. Je connoy des hommes assez, qui ont diverses parties belles : qui, l’esprit ; qui, le cœur ; qui, l’adresse ; qui, la conscience ; qui, le langage ; qui, une science ; qui un’autre. Mais de grand homme en general, et ayant tant de belles pieces ensemble, ou une en tel degré d’excellence, qu’on s’en doive estonner, ou le comparer à ceux que nous honorons du temps passé, ma fortune ne m’en a fait voir nul. Et le plus grand que j’aye conneu au vif, je di des parties naturelles de l’ame, et le mieux né, c’estoit Estienne de la Boitie : c’estoit vrayement un’ame pleine et qui montroit un beau visage à tout sens ; un’ame à la vieille marque et qui eut produit de grands effects, si sa fortune l’eust voulu, ayant beaucoup adjousté à ce riche naturel par science et estude. Mais je ne sçay comment il advient (et si advient sans doubte) qu’il se trouve autant de vanité et de foiblesse d’entendement en ceux qui font profession d’avoir plus de suffisance, qui se meslent de vacations lettrées et de charges qui despendent des livres, qu’en nulle autre sorte de gens : ou bien par ce que on requiert et attend plus d’eux, et qu’on ne peut excuser en eux les fautes communes ; ou bien que l’opinion du sçavoir leur donne plus de hardiesse de se produire et de se descouvrir trop avant, par où ils se perdent et se trahissent. Comme un artisan tesmoigne bien mieux sa bestise en une riche matiere qu’il ait entre mains, s’il l’accommode et mesle sottement et contre les regles de son ouvrage, qu’en une matiere vile, et s’offence l’on plus du defaut en une statue d’or qu’en celle qui est de plastre. Ceux-cy en font autant lors qu’ils mettent en avant des choses qui, d’elles mesmes et en leur lieu, seroyent bonnes : car ils s’en servent sans discretion, faisans honneur à leur memoire aux despens de leur entendement : ils font honneur à Cicero, à Galien, à Ulpian et à saint Hierosme, et eux se rendent ridicules. Je retombe volontiers sur ce discours de l’ineptie de nostre institution : elle a eu pour sa fin de nous faire non bons et sages, mais sçavans : elle y est arrivée. Elle ne nous a pas apris de suyvre et embrasser la vertu et la prudence, mais elle nous en a imprimé la derivation et l’etymologie. Nous sçavons decliner vertu, si nous ne sçavons l’aymer ; si nous ne sçavons que c’est que prudence par effect et par experience, nous le sçavons par jargon et par cœur. De nos voisins, nous ne nous contentons pas d’en sçavoir la race, les parentelles et les alliances, nous les voulons avoir pour amis et dresser avec eux quelque conversation et intelligence : elle nous a apris les deffinitions, les divisions et particions de la vertu, comme des surnoms et branches d’une genealogie, sans avoir autre soing de dresser entre nous et elle quelque pratique de familiarité et privée acointance. Elle nous a choisi pour nostre aprentissage non les livres qui ont les opinions plus saines et plus vrayes, mais ceux qui parlent le meilleur Grec et Latin, et, parmy ses beaux mots, nous a fait couler en la fantasie les plus vaines humeurs de l’antiquité. Une bonne institution, elle change le jugement et les meurs, comme il advint à Polemon, ce jeune homme Grec debauché, qui, estant allé ouïr par rencontre une leçon de Xenocrates, ne remerqua pas seulement l’eloquence et la suffisance du lecteur, et n’en rapporta pas seulement en la maison la science de quelque belle matiere, mais un fruit plus apparent et plus solide, qui fut le soudain changement et amendement de sa premiere vie. Qui a jamais senti un tel effect de nostre discipline ?

faciasne quod olim
  Mutatus Polemon ? ponas insignia morbi,     
    Fasciolas, cubital, focalia, potus ut ille      
 Dicitur ex collo furtim carpsisse coronas,     
Postquam est impransi correptus voce magistri ?

La moins desdeignable condition de gents me semble estre celle qui par simplesse tient le dernier rang, et nous offrir un commerce plus reglé. Les meurs et les propos des paysans, je les trouve communéement plus ordonnez selon la prescription de la vraie philosophie, que ne sont ceux de nos philosophes. Plus sapit vulgus, quia tantum quantum opus est, sapit.

Les plus notables hommes que j’aye jugé par les apparences externes (car, pour les juger à ma mode, il les faudroit esclerer de plus pres), ce ont esté, pour le faict de la guerre et suffisance militaire, le Duc de Guyse, qui mourut à Orleans, et le feu Mareschal Strozzi. Pour gens suffisans, et de vertu non commune, Olivier et l’Hospital, Chanceliers de France. Il me semble aussi de la Poesie qu’elle a eu sa vogue en nostre siecle. Nous avons foison de bons artisans de ce mestier-là : Aurat, Beze, Buchanan, l’Hospital, Mont-doré, Turnebus. Quant aux François, je pense qu’ils l’ont montée au plus haut degré où elle sera jamais ; et, aux parties en quoy Ronsart et du Bellay excellent, je ne les treuve guieres esloignez de la perfection ancienne. Adrianus Turnebus sçavoit plus et sçavoit mieux ce qu’il sçavoit, que homme qui fut de son siecle, ny loing au delà. Les vies du Duc d’Albe dernier mort et de nostre connestable de Mommorancy ont esté des vies nobles et qui ont eu plusieurs rares ressemblances de fortune ; mais la beauté et la gloire de la mort de cettuy-cy, à la veue de Paris et de son Roy, pour leur service, contre ses plus proches, à la teste d’une armée victorieuse par sa conduitte, et d’un coup de main, en si extreme vieillesse, me semble meriter qu’on la loge entre les remercables evenemens de mon temps. Comme aussi la constante bonté, douceur de meurs et facilité consciencieuse de monsieur de la Noue, en une telle injustice de parts armées, vraie eschole de trahison, d’inhumanité et de brigandage, ou tousjours il s’est nourry, grand homme de guerre et tres-experimenté. J’ay pris plaisir à publier en plusieurs lieux l’esperance que j’ay de Marie de Gournay le Jars, ma fille d’alliance : et certes aymée de moy beaucoup plus que paternellement, et enveloppée en ma retraitte et solitude, comme l’une des meilleures parties de mon propre estre. Je ne regarde plus qu’elle au monde. Si l’adolescence peut donner presage, cette ame sera quelque jour capable des plus belles choses, et entre autres de la perfection de cette tres-saincte amitié où nous ne lisons point que son sexe ait peu monter encores : la sincerité et la solidité de ses meurs y sont desjà bastantes, son affection vers moy plus que sur-abondante, et telle en somme qu’il n’y a rien à souhaiter, sinon que l’apprehension qu’elle a de ma fin, par les cinquante et cinq ans ausquels elle m’a rencontré, la travaillast moins cruellement. Le jugement qu’elle fit des premiers Essays, et femme, et en ce siecle, et si jeune, et seule en son quartier, et la vehemence fameuse dont elle m’ayma et me desira long temps sur la seule estime qu’elle en print de moy, avant m’avoir veu, c’est un accident de tres-digne consideration. Les autres vertus ont eu peu ou point de mise en cet aage ; mais la vaillance, elle est devenue populaire par noz guerres civiles, et en cette partie il se trouve parmy nous des ames fermes jusques à la perfection, et en grand nombre, si que le triage en est impossible à faire. Voylà tout ce que j’ay connu, jusques à cette heure.


Du démentir
Chap. XVIII.


VOIRE mais on me dira que ce dessein de se servir de soy pour subject à escrire, seroit excusable à des hommes rares et fameux qui, par leur reputation, auroyent donné quelque desir de leur cognoissance. Il est certain : je l’advoue ; et sçay bien que, pour voir un homme de la commune façon, à peine qu’un artisan leve les yeux de sa besongne, là où, pour voir un personnage grand et signalé arriver en une ville, les ouvroirs et les boutiques s’abandonnent. Il méssiet à tout autre de se faire cognoistre, qu’à celuy qui a dequoy se faire imiter, et duquel la vie et les opinions peuvent servir de patron. Caesar et Xenophon ont eu dequoy fonder et fermir leur narration en la grandeur de leurs faicts comme en une baze juste et solide. Ainsi sont à souhaiter les papiers journaux du grand Alexandre, les commentaires qu’Auguste, Caton, Sylla, Brutus et autres avoyent laissé de leurs gestes. De telles gens on ayme et estudie les figures, en cuyvre mesmes et en pierre. Cette remontrance est tres-vraie, mais elle ne me touche que bien peu :

Non recito cuiquam, nisi amicis, idque rogatus,
Non ubivis, coramve quibuslibet. In medio qui
Scripta foro recitent, sunt multi, quique lavantes.

Je ne dresse pas icy une statue à planter au carrefour d’une ville, ou dans une Église, ou place publique :

Non equidem hoc studeo, bullatis ut mihi nugis
Pagina turgescat.
Secreti loquimur.

C’est pour le coin d’une librairie, et pour en amuser un voisin, un parent, un amy, qui aura plaisir à me racointer et repratiquer en cett’ image. Les autres ont pris cœur de parler d’eux pour y avoir trouvé le subject digne et riche ; moy, au rebours, pour l’avoir trouvé si sterile et si maigre qu’il n’y peut eschoir soupçon d’ostentation. Je juge volontiers des actions d’autruy ; des miennes, je donne peu à juger à cause de leur nihilité. Je ne trouve pas tant de bien en moy que je ne le puisse dire sans rougir. Quel contentement me seroit ce d’ouir ainsi quelqu’un qui me recitast les meurs, le visage, la contenance, les parolles communes et les fortunes de mes ancestres’Combien j’y serois attentif’ Vrayement cela partiroit d’une mauvaise nature, d’avoir à mespris les portraits mesmes de nos amis et predecesseurs, la forme de leurs vestements et de leurs armes. J’en conserve l’escriture, le seing, des heures et un’espée peculiere qui leur a servi, et n’ay point chassé de mon cabinet des longues gaules que mon pere portoit ordinairement en la main. Paterna vestis et annulus tanto charior est posteris, quanto erga parentes major affectus. Si toutes-fois ma posterité est d’autre appetit, j’auray bien dequoy me revencher : car ils ne sçauroient faire moins de conte de moy que j’en feray d’eux en ce temps là. Tout le commerce que j’ay en cecy avec le publiq, c’est que j’emprunte les utils de son escripture, plus soudaine et plus aisée. En recompense, j’empescheray peut-estre que quelque coin de beurre ne se fonde au marché.

Ne toga cordyllis, ne penula desit olivis,
Et laxas scombris saepe dabo tunicas.

Et quand personne ne me lira, ay-je perdu mon temps de m’estre entretenu tant d’heures oisifves à pensements si utiles et aggreables ? Moulant sur moy cette figure, il m’a fallu si souvent dresser et composer pour m’extraire, que le patron s’en est fermy et aucunement formé soy-mesmes. Me peignant pour autruy, je me suis peint en moy de couleurs plus nettes que n’estoyent les miennes premieres. Je n’ay pas plus faict mon livre que mon livre m’a faict, livre consubstantiel à son autheur, d’une occupation propre, membre de ma vie ; non d’une occupation et fin tierce et estrangere comme tous autres livres. Ay-je perdu mon temps de m’estre rendu compte de moy si continuellement, si curieusement ? Car ceux qui se repassent par fantasie seulement et par langue quelque heure, ne s’examinent pas si primement, ny ne se penetrent, comme celuy qui en faict son estude, son ouvrage et son mestier, qui s’engage à un registre de durée, de toute sa foy, de toute sa force. Les plus delicieux plaisirs, si se digerent-ils au dedans, fuyent à laisser trace de soi, et fuyent la veue non seulement du peuple, mais d’un autre. Combien de fois m’a cette besongne diverty de cogitations ennuyeuses ! et doivent estre contées pour ennuyeuses toutes les frivoles. Nature nous a estrenez d’une large faculté à nous entretenir à part, et nous y appelle souvent pour nous apprendre que nous nous devons en partie à la société, mais en la meilleure partie à nous. Aux fins de renger ma fantasie à resver mesme par quelque ordre et projet, et la garder de se perdre et extravaguer au vent, il n’est que de donner corps et mettre en registre tant de menues pensées qui se presentent à elle. J’escoute à mes resveries par ce que j’ay à les enroller. Quant de fois, estant marry de quelque action que la civilité et la raison me prohiboient de reprendre à descouvert, m’en suis je icy desgorgé, non sans dessein de publique instruction ! Et si ces verges poétiques :

Zon dessus l’euil, zon sur le groin,
Zon sur le dos du Sagoin !

s’impriment encore mieux en papier qu’en la chair vifve. Quoy, si je preste un peu plus attentivement l’oreille aux livres, depuis que je guette si j’en pourray friponner quelque chose de quoy esmailler ou estayer le mien ? Je n’ay aucunement estudié pour faire un livre ; mais j’ay aucunement estudié pour ce que je l’avoy faict, si c’est aucunement estudier que effleurer et pincer par la teste ou par les pieds tantost un autheur, tantost un autre ; nullement pour former mes opinions ; ouy pour les assister pieç’a formées, seconder et servir. Mais, à qui croyrons nous parlant de soy, en une saison si gastée ? veu qu’il en est peu, ou point, à qui nous puissions croire, parlant d’autruy, où il y a moins d’interest à mentir. Le premier traict de la corruption des mœurs, c’est le bannissement de la verité : car, comme disoit Pindare, l’estre veritable est le commencement d’une grande vertu, et le premier article que Platon demande au gouverneur de sa republique. Nostre verité de maintenant, ce n’est pas ce qui est, mais ce qui se persuade à autruy : comme nous appellons monnoye non celle qui est loyalle seulement, mais la fauce aussi qui a mise. Nostre nation est de long temps reprochée de ce vice : car Salvianus Massiliensis, qui estoit du temps de Valentinian l’Empereur, dict qu’aux François le mentir et se parjurer n’est pas vice, mais une façon de parler. Qui voudroit encherir sur ce tesmoignage, il pourroit dire que ce leur est à present vertu. On s’y forme, on s’y façonne, comme à un exercice d’honneur ; car la dissimulation est des plus notables qualitez de ce siecle. Ainsi, j’ay souvent consideré d’où pouvoit naistre cette coustume, que nous observons si religieusement, de nous sentir plus aigrement offencez du reproche de ce vice, qui nous est si ordinaire, que de nul autre ; et que ce soit l’extreme injure qu’on nous puisse faire de parolle, que de nous reprocher la mensonge. Sur cela, je treuve qu’il est naturel de se defendre le plus des deffaux dequoy nous sommes le plus entachez. Il semble qu’en nous ressentans de l’accusation et nous en esmouvans, nous nous deschargeons aucunement de la coulpe ; si nous l’avons par effect, au-moins nous la condamnons par apparence. Seroit ce pas aussi que ce reproche semble envelopper la couardise et lacheté de cœur ? En est-il de plus expresse que se desdire de sa parolle ? quoy, se desdire de sa propre science ? C’est un vilein vice que le mentir, et qu’un ancien peint bien honteusement quand il dict que c’est donner tesmoignage de mespriser Dieu, et quand et quand de craindre les hommes. Il n’est pas possible d’en representer plus richement l’horreur, la vilité et le desreglement. Car que peut on imaginer plus vilain que d’estre couart à l’endroit des hommes et brave à l’endroit de Dieu ? Nostre intelligence se conduisant par la seule voye de la parolle, celuy qui la fauce, trahit la societé publique. C’est le seul util par le moien duquel se communiquent nos volontez et nos pensées, c’est le truchement de nostre ame : s’il nous faut, nous ne nous tenons plus, nous ne nous entreconnoissons plus. S’il nous trompe, il rompt tout nostre commerce et dissoult toutes les liaisons de nostre police. Certaines nations des nouvelles Indes (on n’a que faire d’en remarquer les noms, ils ne sont plus ; car jusques à l’entier abolissement des noms et ancienne cognoissance des lieux s’est estandue la desolation de cette conqueste, d’un merveilleux exemple et inouy) offroyent à leurs Dieux du sang humain, mais non autre que tiré de leur langue et oreilles, pour expiation du peché de la mensonge, tant ouye que prononcée. Ce bon compaignon de Grece disoit que les enfans s’amusent par les osselets, les hommes par les parolles. Quant aux divers usages de nos démentirs, et les loix de nostre honneur en cela, et les changemens qu’elles ont receu, je remets à une autre-fois d’en dire ce que j’en sçay ; et apprendray cependant, si je puis, en quel temps print commencement cette coustume de si exactement poiser et mesurer les parolles, et d’y attacher nostre honneur. Car il est aisé à juger qu’elle n’estoit pas anciennement entre les Romains et les Grecs. Et m’a semblé souvent nouveau et estrange de les voir se démentir et s’injurier, sans entrer pourtant en querelle. Les loix de leur devoir prenoient quelque autre voye que les nostres. On appelle Caesar tantost voleur, tantost yvrongne, à sa barbe. Nous voyons la liberté des invectives qu’ils font les uns contre les autres, je dy les plus grands chefs de guerre de l’une et l’autre nation, où les parolles se revenchent seulement par les parolles et ne se tirent à autre consequence.


De la liberté de conscience
Chap. XIX


Il est ordinaire de voir les bonnes intentions, si elles sont conduites sans moderation, pousser les hommes à des effects tres-vitieux. En ce debat par lequel la France est à présent agitée de guerres civiles, le meilleur et le plus sain party est sans doubte celuy qui maintient et la religion et la police ancienne du pays. Entre les gens de bien toutes-fois qui le suyvent (car je ne parle point de ceux qui s’en servent de pretexte pour, ou exercer leurs vengences particulieres, ou fournir à leur avarice, ou suyvre la faveur des Princes ; mais de ceux qui le font par vray zele envers leur religion, et sainte affection à maintenir la paix et l’estat de leur patrie), de ceux-cy, dis-je, il s’en voit plusieurs que la passion pousse hors les bornes de la raison, et leur faict par fois prendre des conseils injustes, violents et encore temeraires. Il est certain qu’en ces premiers temps que nostre religion commença de gaigner authorité avec les loix, le zele en arma plusieurs contre toute sorte de livres paiens, dequoy les gens de lettre souffrent une merveilleuse perte. J’estime que ce desordre ait plus porté de nuysance aux lettres que tous les feux des barbares. Cornelius Tacitus en est un bon tesmoing : car quoy que l’Empereur Tacitus, son parent, en eut peuplé par ordonnances expresses toutes les libreries du monde, toutes-fois un seul exemplaire entier n’a peu eschapper la curieuse recherche de ceux qui desiroyent l’abolir pour cinq ou six vaines clauses contraires à nostre creance. Ils ont aussi eu cecy, de prester aisément des louanges fauces à tous les Empereurs qui faisoient pour nous, et condamner universellement toutes les actions de ceux qui nous estoient adversaires, comme il est aisé à voir en l’Empereur Julian, surnommé l’Apostat. C’estoit, à la vérité, un tres-grand homme et rare, comme celuy qui avoit son ame vivement tainte des discours de la philosophie, ausquels il faisoit profession de regler toutes ses actions ; et, de vray, il n’est aucune sorte de vertu dequoy il n’ait laissé de tres-notables exemples. En chasteté (de laquelle le cours de sa vie donne bien cler tesmoignage), on lit de luy un pareil trait à celuy d’Alexandre et de Scipion, que de plusieurs tres-belles captives, il n’en voulut pas seulement voir une, estant en la fleur de son aage : car il fut tué par les Parthes aagé de trente un an seulement. Quant à la justice, il prenoit luy-mesme la peine d’ouyr les parties ; et encore que par curiosité il s’informast à ceux qui se presentoient à luy de quelle religion ils estoient, toutesfois l’inimitié qu’il portoit à la nostre ne donnoit aucun contrepoix à la balance. Il fit luy mesme plusieurs bonnes loix, et retrancha une grande partie des subsides et impositions que levoient ses predecesseurs. Nous avons deux bons historiens tesmoings oculaires de ses actions : l’un desquels, Marcellinus, reprend aigrement en divers lieux de son histoire cette sienne ordonnance par laquelle il deffendit l’escole et interdit l’enseigner à tous les Rhetoriciens et Grammairiens Chrestiens, et dit qu’il souhaiteroit cette sienne action estre ensevelie soubs le silence. Il est vray-semblable, s’il eust fait quelque chose de plus aigre contre nous, qu’il ne l’eut pas oublié, estant bien affectionné à nostre party. Il nous estoit aspre, à la verité, mais non pourtant cruel ennemy : car nos gens mesmes recitent de luy cette histoire, que se promenant un jour autour de la ville de Chalcedoine, Maris, Evesque du lieu, osa bien l’appeller meschant traistre à Christ, et qu’il n’en fit autre chose, sauf luy respondre : Va, miserable, pleure la perte de tes yeux. A quoy l’Evesque encore repliqua : Je rens graces à Jesus Christ de m’avoir osté la veue, pour ne voir ton visage impudent ; affectant, disent-ils, en cela une patience philosophique. Tant y a que ce faict là ne se peut pas bien rapporter aux cruautez qu’on le dit avoir exercées contre nous. Il estoit (dit Eutropius, mon autre tesmoing), ennemy de la Chrestienté, mais sans toucher au sang. Et, pour revenir à sa justice, il n’est rien qu’on y puisse accuser que les rigueurs dequoy il usa, au commencement de son empire, contre ceux qui avoient suivy le parti de Constantius, son predecesseur. Quant à sa sobrieté, il vivoit tousjours un vivre soldatesque, et se nourrissoit en pleine paix comme celuy qui se preparoit et accoustumoit à l’austerité de la guerre. La vigilance estoit telle en luy qu’il departoit la nuict à trois ou à quatre parties dont la moindre estoit celle qu’il donnoit au sommeil ; le reste, il l’employoit à visiter luy mesme en personne l’estat de son armée et ses gardes, ou à estudier : car, entre autres siennes rares qualitez, il estoit tres-excellent en toute sorte de literature. On dict d’Alexandre le grand, qu’estant couché, de peur que le sommeil ne le débauchat de ses pensements et de ses estudes, il faisoit mettre un bassin joingnant son lict, et tenoit l’une de ses mains au dehors, avec une boulette de cuivre, affin que, le dormir le surprenant et relaschant les prises de ses doigts, cette boulette par le bruit de sa cheute dans le bassin le reveillat. Cettuy-cy avoit l’ame si tendue à ce qu’il vouloit, et si peu empeschée de fumées par sa singuliere abstinence, qu’il se passoit bien de cet artifice. Quant à la suffisance militaire, il fut admirable en toutes les parties d’un grand capitaine ; aussi fut-il quasi toute sa vie en continuel exercice de guerre, et la pluspart avec nous en France contre les Allemans et Francons. Nous n’avons guere memoire d’homme qui ait veu plus de hazards, ny qui ait plus souvent faict preuve de sa personne. Sa mort a quelque chose de pareil à celle d’Epaminondas : car il fut frappé d’un traict, et essaya de l’arracher, et l’eut fait sans ce que, le traict estant tranchant, il se couppa et affoiblit sa main. Il demandoit incessamment qu’on le rapportat en ce mesme estat en la meslée pour y encourager ses soldats, lesquels contesterent cette bataille sans luy tres-courageusement, jusques à ce que la nuict separa les armées. Il devoit à la philosophie un singulier mespris en quoy il avoit sa vie et les choses humaines. Il avoit ferme creance de l’eternité des ames. En matiere de religion, il estoit vicieux par tout ; on l’a surnommé apostat pour avoir abandonné la nostre : toutesfois cette opinion me semble plus vraysemblable, qu’il ne l’avoit jamais eue à cœur, mais que, pour l’obeissance des loix, il s’estoit feint jusques à ce qu’il tint l’Empire en sa main. Il fut si superstitieux en la sienne que ceux mesmes qui en estoient de son temps, s’en mocquoient ; et disoit-on, s’il eut gaigné la victoire contre les Parthes, qu’il eut fait tarir la race des beufs au monde pour satis-faire à ses sacrifices ; il estoit aussi embabouyné de la science divinatrice, et donnoit authorité à toute façon de prognostiques. Il dit entre autres choses, en mourant, qu’il sçavoit bon gré aux dieux et les remercioit dequoy ils ne l’avoyent pas voulu tuer par surprise, l’ayant de long temps adverty du lieu et heure de sa fin, ny d’une mort molle ou lache, mieux convenable aux personnes oysives et delicates, ny languissante, longue et douloureuse ; et qu’ils l’avoient trouvé digne de mourir de cette noble façon, sur le cours de ses victoires et en la fleur de sa gloire. Il avoit eu une pareille vision à celle de Marcus Brutus, qui premierement le menassa en Gaule et depuis se representa à lui en Perse sur le poinct de sa mort. Ce langage qu’on lui faict tenir, quand il se sentit frappé : Tu as vaincu, Nazareen ; ou, comme d’autres : Contente toi, Nazareen, n’eust esté oublié, s’il eust esté creu par mes tesmoings, qui, estans presens en l’armée, ont remerqué jusques aux moindres mouvements et parolles de sa fin, non plus que certains autres miracles qu’on y attache. Et, pour venir au propos de mon theme, il couvoit, dit Marcellinus, de long temps en son cœur le paganisme ; mais, par ce que toute son armée estoit de Chrestiens, il ne l’osoit descouvrir. En fin, quand il se vit assez fort pour oser publier sa volonté, il fit ouvrir les temples des dieux, et s’essaya par tous moyens de mettre sus l’idolatrie. Pour parvenir à son effect, ayant rencontré en Constantinople le peuple descousu avec les prelats de l’Église Chrestienne divisez, les ayant faict venir à luy au palais, les amonnesta instamment d’assoupir ces dissentions civiles, et que chacun sans empeschement et sans crainte servit à sa religion. Ce qu’il sollicitoit avec grand soing, pour l’esperance que cette licence augmenteroit les parts et les brigues de la division, et empescheroit le peuple de se reunir et de fortifier par consequent contre luy par leur concorde et unanime intelligence ; ayant essayé par la cruauté d’aucuns Chrestiens qu’il n’y a point de beste au monde tant à craindre à l’homme que l’homme. Voylà ses mots à peu prés : en quoy cela est digne de consideration, que l’Empereur Julian se sert, pour attiser le trouble de la dissention civile, de cette mesme recepte de liberté de conscience que nos Roys viennent d’employer pour l’estaindre. On peut dire, d’un costé, que de lacher la bride aux pars d’entretenir leur opinion, c’est espandre et semer la division ; c’est préter quasi la main à l’augmenter, n’y ayant aucune barriere ny coerction des loix qui bride et empesche sa course. Mais, d’autre costé, on diroit aussi que de lascher la bride aux pars d’entretenir leur opinion, c’est les amolir et relacher par la facilité et par l’aisance, et que c’est émousser l’éguillon qui s’affine par la rareté, la nouvelleté et la difficulté. Et si croy mieux, pour l’honneur de la devotion de nos rois, c’est que, n’ayans peu ce qu’ils vouloient, ils ont fait semblant de vouloir ce qu’ils pouvoient.


Nous ne goustons rien de pur.
Chap. XX.


LA foiblesse de nostre condition fait que les choses, en leur simplicité et pureté naturelle, ne puissent pas tomber en nostre usage. Les elemens que nous jouyssons, sont alterez ; et les metaux de mesme ; et l’or, il le faut empirer par quelque autre matiere pour l’accommoder à nostre service. Ny la vertu ainsi simple, qu’Ariston et Pyrrho et encore les Stoïciens faisoient fin de la vie, n’y a peu servir sans composition, ny la volupté Cyrenaique et Aristippique. Des plaisirs et biens que nous avons, il n’en est aucun exempt de quelque meslange de mal et d’incommodité,

medio de fonte leporum
Surgit amari aliquid, quod in ipsis floribus angat.

Nostre extreme volupté a quelque air de gemissement et de plainte. Diriez vous pas qu’elle se meurt d’angoisse ? Voire quand nous en forgeons l’image en son excellence, nous la fardons d’epithetes et qualitez maladifves et douloureuses : langueur, mollesse, foiblesse, deffaillance, Morbidezza ; grand tesmoignage de leur consanguinité et consubstantialité. La profonde joye a plus de severité que de gayeté ; l’extreme et plein contantement, plus de rassis que d’enjoué. Ipsa faelicitas, se nisi temperat, premit. L’aise nous masche. C’est ce que dit un verset Grec ancien, de tel sens : Les dieux nous vendent tous les biens qu’ils nous donnent ; c’est à dire ils ne nous en donnent aucun pur et parfaict, et que nous n’achetons au pris de quelque mal. Le travail et le plaisir, tres-dissemblables de nature, s’associent pourtant de je ne sçay quelle joincture naturelle.

Socrates dict que quelque dieu essaya de mettre en masse et confondre la douleur et la volupté, mais que, n’en pouvant sortir, il s’avisa de les accoupler au moins par la queue. Metrodorus disoit qu’en la tristesse il y a quelque alliage de plaisir. Je ne sçay s’il vouloit dire autre chose ; mais moy, j’imagine bien qu’il y a du dessein, du consentement et de la complaisance à se nourrir en la melancholie ; je dis outre l’ambition, qui s’y peut encore mesler. Il y a quelque ombre de friandise et delicatesse qui nous rit et qui nous flatte au giron mesme de la melancholie. Y a-il pas des complexions qui en font leur aliment ?

est quaedam flere voluptas.

Et dict un Attalus en Seneque que la memoire de nos amis perdus nous agrée comme l’amer au vin trop vieux, Minister vetuli, puer, falerni, Ingere mi calices amariores ; et comme des pommes doucement aigres. Nature nous descouvre cette confusion : les peintres tiennent que les mouvemens et plis du visage qui servent au pleurer, servent aussi au rire. De vray, avant que l’un ou l’autre soyent achevez d’exprimer, regardez à la conduicte de la peinture : vous estes en doubte vers lequel c’est qu’on va. Et l’extremité du rire se mesle aux larmes. Nullum sine auctoramento malum est. Quand j’imagine l’homme assiegé de commoditez desirables : mettons le cas que tous ses membres fussent saisis pour tousjours d’un plaisir pareil à celuy de la generation en son poinct plus excessif ; je le sens fondre soubs la charge de son aise, et le vois du tout incapable de porter une si pure, si constante volupté et si universelle. De vray, il fuit, quand il y est, et se haste naturellement d’en eschapper, comme d’un pas où il ne se peut fermir, où il craint d’enfondrer. Quand je me confesse à moy religieusement, je trouve que la meilleure bonté que j’aye, a de la teinture vicieuse. Et crains que Platon en sa plus verte vertu (moy qui en suis autant sincere et loyal estimateur, et des vertus de semblable marque, qu’autre puisse estre), s’il y eust escouté de pres, et il y escoutoit de pres, il y eust senty quelque ton gauche de mixtion humaine, mais ton obscur et sensible seulement à soy. L’homme en tout et par tout, n’est que rapiessement et bigarrure. Les loix mesmes de la justice ne peuvent subsister sans quelque meslange d’injustice ; et dit Platon que ceux-là entreprennent de couper la teste de Hydra, qui pretendent oster des loix toutes incommoditez et inconveniens. Omne magnum exemplum habet aliquid ex iniquo, quod contra singulos utilitate publica rependitur, dict Tacitus. Il est pareillement vray que, pour l’usage de la vie et service du commerce public, il y peut avoir de l’excez en la pureté et perspicacité de nos esprits ; cette clarté penetrante a trop de subtilité et de curiosité. Il les faut appesantir et emousser pour les rendre plus obeissans à l’exemple et à la pratique, et les espessir et obscurcir pour les proportionner à cette vie tenebreuse et terrestre. Pourtant se trouvent les esprits communs et moins tendus plus propres et plus heureux à conduire affaires. Et les opinions de la philosophie eslevées et exquises se trouvent ineptes à l’exercice. Cette pointue vivacité d’ame, et cette volubilité soupple et inquiete trouble nos negotiations. Il faut manier les entreprises humaines plus grossierement et superficiellement, et en laisser bonne et grande part pour les droicts de la fortune. Il n’est pas besoin d’esclairer les affaires si profondement et si subtilement. On s’y perd, à la consideration de tant de lustres contraires et formes diverses : Volutantibus res inter se pugnantes obtorpuerant animi. C’est ce que les anciens disent de Simonides : par ce que son imagination luy presentoit (sur la demande que luy avoit faict le Roy Hieron pour à la quelle satisfaire il avoit eu plusieurs jours de pensement) diverses considerations aigues et subtiles, doubtant laquelle estoit la plus vray semblable, il desespera du tout de la verité. Qui en recherche et embrasse toutes les circonstances et consequences, il empesche son election. Un engin moyen conduit esgallement, et suffit aux executions de grand et de petit pois. Regardez que les meilleurs mesnagers sont ceux qui nous sçavent moins dire comment ils le sont, et que ces suffisans conteurs n’y font le plus souvent rien qui vaille. Je sçay un grand diseur et tres-excellent peintre de toute sorte de mesnage, qui a laissé bien piteusement couler par ses mains cent mille livres de rente. J’en sçay un autre qui dict, qui consulte, mieux qu’homme de son conseil, et n’est point au monde une plus belle montre d’ame et de suffisance ; toutesfois, aux effects, ses serviteurs trouvent qu’il est tout autre, je dy sans mettre le malheur en compte.


Contre la faineantise.
Chap. XXI.


L’Empereur Vespasien, estant malade de la maladie dequoy il mourut, ne laissoit pas de vouloir entendre l’estat de l’empire, et dans son lict mesme despeschoit sans cesse plusieurs affaires de consequence. Et son medecin l’en tençant comme de chose nuisible à sa santé : Il faut, disoit-il, qu’un Empereur meure debout. Voylà un beau mot, à mon gré, et digne d’un grand prince. Adrian, l’Empereur, s’en servit depuis à ce mesme propos ; et le debvroit on souvent ramentevoir aux Roys, pour leur faire sentir que cette grande charge qu’on leur donne du commandement de tant d’hommes, n’est pas une charge oisive, et qu’il n’est rien qui puisse si justement dégouster un subject de se mettre en peine et en hazard pour le service de son prince, que de le voir apoltronny ce pendant luy mesme à des occupations lasches et vaines, et d’avoir soing de sa conservation, le voyant si nonchalant de la nostre. Quand quelqu’un voudra maintenir qu’il vaut mieux que le Prince conduise ses guerres par autre que par soy, la Fortune luy fournira assez d’exemples de ceux à qui leurs lieutenans ont mis à chef des grandes entreprises, et de ceux encore des quels la presence y eut esté plus nuisible qu’utile. Mais nul prince vertueux et courageux pourra souffrir qu’on l’entretienne de si honteuses instructions. Soubs couleur de conserver sa teste comme la statue d’un sainct à la bonne fortune de son estat, ils le degradent justement de son office, qui est tout en action militaire, et l’en declarent incapable. J’en sçay un qui aymeroit bien mieux estre battu que de dormir pendant qu’on se battroit pour luy, qui ne vid jamais sans jalousie ses gents mesmes faire quelque chose de grand en son absence. Et Selym premier disoit avec grande raison, ce me semble, que les victoires qui se gaignent sans le maistre, ne sont pas completes ; de tant plus volontiers eust-il dict, que ce maistre devroit rougir de honte d’y pretendre part pour son nom, n’y ayant enbesongné que sa voix et sa pensée ; ny cela mesme, veu qu’en telle besongne les advis et commandemens qui apportent honneur, sont ceux-là seulement qui se donnent sur la place et au milieu de l’affaire. Nul pilote n’exerce son office de pied ferme. Les Princes de la race Hottomane, la premiere race du monde en fortune guerriere, ont chauldement embrassé cette opinion. Et Bajazet second avec son fils, qui s’en despartirent, s’amusants aus sciences et autres occupations casanieres, donarent aussi de bien grands soufflets à leur empire ; et celuy qui regne à present, Ammurat troisiesme, à leur exemple, commence assez bien de s’en trouver de mesme. Fust-ce pas le Roy d’Angleterre, Edouard troisiesme, qui dict de nostre Charles cinquiesme ce mot : Il n’y eut onques Roy qui moins s’armast, et si n’y eut onques Roy qui tant me donnast à faire ? Il avoit raison de le trouver estrange, comme un effaict du sort plus que de la raison. Et cherchent autre adherent que moy, ceux qui veulent nombrer entre les belliqueux et magnanimes conquerants les Roys de Castille et de Portugal de ce qu’à douze cents lieues de leur oisive demeure, par l’escorce de leurs facteurs, ils se sont rendus maistres des Indes d’une et d’autre part : desquelles c’est à sçavoir, s’ils auroyent seulement le courage d’aller jouyr en presence. L’empereur Julian disoit encore plus, qu’un philosophe et un galant homme ne devoient pas seulement respirer : c’est à dire ne donner aux necessitez corporelles que ce qu’on ne leur peut refuser, tenant tousjours l’ame et le corps embesoignez à choses belles, grandes et vertueuses. Il avoit honte si en public on le voioit cracher ou suer (ce qu’on dict aussi de la jeunesse Lacedemonienne, et Xenophon de la Persienne), par ce qu’il estimoit que l’exercice, le travail continuel et la sobriété devoient avoir cuit et asseché toutes ces superfluitez. Ce que dit Seneque ne joindra pas mal en cet endroit, que les anciens Romains maintenoient leur jeunesse droite : Ils n’apprenoient, dit-il, rien à leurs enfans qu’ils deussent apprendre assis. C’est une genereuse envie de vouloir mourir mesme, utilement et virilement ; mais l’effect n’en gist pas tant en nostre bonne resolution qu’en nostre bonne fortune. Mille ont proposé de vaincre ou de mourir en combattant, qui ont failly à l’un et à l’autre : les blesseures, les prisons leur traversant ce dessein et leur prestant une vie forcée. Il y a des malladies qui atterrent jusques à nos desirs et à nostre connoissance. Moley Molluch, Roy de Fez, qui vient de gagner contre Sebastien, Roy de Portugal, cette journée fameuse par la mort de trois Roys et par la transmission de cette grande couronne à celle de Castille, se trouva griefvement malade des lors que les Portugais entrerent à main armée en son estat, et alla tousjours despuis en empirant vers la mort, et la prevoyant. Jamais homme ne se servit de soy plus vigoureusement et plus glorieusement. Il se trouva foible pour soustenir la pompe cerémonieuse de l’entrée de son camp, qui est, selon leur mode, pleine de magnificence et chargée de tout plein d’action, et resigna cet honneur à son frere. Mais ce fut aussi le seul office de Capitaine qu’il resigna ; tous les autres, necessaires et utiles, il les fit tres-laborieusement et exactement : tenant son corps couché, mais son entendement et son courage, debout et ferme, jusques au dernier soupir, et aucunement au delà. Il pouvoit miner ses ennemys, indiscretement advancez en ses terres ; et luy poisa merveilleusement qu’à faulte d’un peu de vie, et pour n’avoir qui substituer à la conduitte de cette guerre, et affaires d’un estat troublé, il eust à chercher la victoire sanglante et hazardeuse, en ayant une autre sure et nette entre ses mains. Toutesfois il mesnagea miraculeusement la durée de sa maladie à faire consommer son ennemy et l’attirer loing de l’armée de mer et des places maritimes qu’il avoit en la coste d’Affrique, jusques au dernier jour de sa vie, lequel, par dessein, il employa et reserva à cette grande journée. Il dressa sa bataille en rond, assiegeant de toutes pars l’ost des Portugais : lequel rond, venant à se courber et serrer, les empescha non seulement au conflict, qui fut tres aspre par la valeur de ce jeune Roy assaillant, veu qu’ils avoient à montrer visage à tous sens, mais aussi les empescha à la fuitte apres leur routte. Et, trouvants toutes les issues saisies et closes, furent contraincts de se rejetter à eux mesmes (coarcevanturque non solum caede, sed etiam fuga) et s’amonceller les uns sur les autres, fournissants aus vaincueurs une tres meurtriere victoire et tres entiere. Mourant, il se feit porter et tracasser où le besoing l’appelloit, et, coulant le long des files, enhortoit ses Capitaines et soldats les uns apres les autres. Mais un coing de sa bataille se laissant enfoncer, on ne le peut tenir qu’il ne montast à cheval, l’espée au poing. Il s’efforçoit pour s’aller mesler, ses gens l’arretants qui par la bride, qui par sa robe et par ses estriers. Cet effort acheva d’accabler ce peu de vie qui luy restoit. On le recoucha. Luy, se resuscitant comme en sursaut de cette pasmoison, toute autre faculté lui desfaillant, pour avertir qu’on teust sa mort, qui estoit le plus necessaire commandement qu’il eust lors à faire, pour n’engendrer quelque desespoir aux siens par cette nouvelle, expira, tenant le doigt contre sa bouche close, signe ordinaire de faire silence. Qui vescut oncques si longtemps et si avant en la mort ? Qui mourut oncques si debout ? L’extreme degré de traicter courageusement la mort, et le plus naturel, c’est la voir non seulement sans estonnement, mais sans soin, continuant libre le train de la vie jusques dans elle. Comme Caton qui s’amusoit à dormir et à estudier, en ayant une, violente et sanglante, presente en sa teste et en son cœur, et la tenant en sa main.


Des Postes.
Chap. XXII.


JE n’ay pas esté des plus foibles en cet exercice, qui est propre à gens de ma taille, ferme et courte ; mais j’en quitte le mestier : il nous essaye trop pour y durer long temps. Je lisois à cette heure que le Roy Cyrus, pour recevoir plus facilement nouvelles de tous les costez de son Empire, qui estoit d’une fort grande estandue, fit regarder combien un cheval pouvoit faire de chemin en un jour tout d’une traite, et à cette distance il establit des hommes qui avoient charge de tenir des chevaux prets pour en fournir à ceux qui viendroient vers luy. Et disent aucuns que cette vistesse d’aller vient à la mesure du vol des grues. Caesar dit que Lucius Vibulus Rufus, ayant haste de porter un advertissement à Pompeius, s’achemina vers luy jour et nuict, changeant de chevaux pour faire diligence. Et luy mesme, à ce que dit Suetone, faisoit cent mille par jour sur un coche de louage. Mais c’estoit un furieux courrier, car là où les rivieres luy tranchoient son chemin, il les franchissoit à nage ; et ne se destournoit du droit pour aller querir un pont ou un gué. Tiberius Nero, allant voir son frere Drusus, malade en Allemaigne, fit deux cens mille en vingt-quatre heures, ayant trois coches. En la guerre des Romains contre le Roy Antiochus, Titus Sempronius Gracchus, dict Tite Live, per dispositos equos propre incredibili celeritate ab Amphissa tertio die Pellam pervenit ; et appert, à veoir le lieu, que c’estoient postes assises, non ordonnées freschement pour cette course. L’invention de Cecinna à renvoyer des nouvelles à ceux de sa maison avoit bien plus de promptitude : il emporta quand et soy des arondelles, et les relaschoit vers leurs nids quand il vouloit r’envoyer de ses nouvelles, en les teignant de marque de couleur propre à signifier ce qu’il vouloit, selon qu’il avoit concerté avec les siens. Au theatre, à Romme, les maistres de famille avoient des pigeons dans leur sein, ausquels ils attacheoyent des lettres quand ils vouloient mander quelque chose à leurs gens au logis ; et estoient dressez à en raporter responce. Decimus Brutus en usa, assiegé à Mutine, et autres ailleurs. Au Peru, ils couroyent sur les hommes, qui les chargeoient sur les espaules à tout des portoires, par telle agilité que, tout en courant, les premiers porteurs rejettoyent aux seconds leur charge sans arrester un pas. J’entends que les Valachi, courriers du grand Seigneur, font des extremes diligences, d’autant qu’ils ont loy de desmonter le premier passant qu’ils trouvent en leur chemin, en luy donnant leur cheval recreu ; et que, pour se garder de lasser, ils se serrent à travers le corps bien estroitement d’une bande large.


Des mauvais moyens employez à bonne fin
Chap. XXIII.



IL se trouve une merveilleuse relation et correspondance en cette universelle police des ouvrages de nature, qui montre bien qu’elle n’est ny fortuite ny conduyte par divers maistres. Les maladies et conditions de nos corps se voyent aussi aux estats et polices : les royaumes, les republiques naissent, fleurissent et fanissent de vieillesse, comme nous. Nous sommes subjects à une repletion d’humeurs inutile et nuysible : soit de bonnes humeurs (car cela mesme les medecins le craignent ; et, par ce qu’il n’y a rien de stable chez nous, ils disent que la perfection de santé trop allegre et vigoreuse, il nous la faut essimer et rabattre par art, de peur que nostre nature, ne se pouvant rassoir en nulle certaine place et n’ayant plus où monter pour s’ameliorer, ne se recule en arriere en desordre et trop à coup ; ils ordonnent pour cela aux Athletes les purgations et les saignées pour leur soustraire cette superabondance de santé), soit repletion de mauvaises humeurs, qui est l’ordinaire cause des maladies. De semblable repletion se voyent les estats souvent malades, et a l’on accoustumé d’user de diverses sortes de purgation. Tantost on donne congé à une grande multitude de familles pour en décharger le païs, lesquelles vont cercher ailleurs où s’accommoder aux despens d’autruy. De cette façon, nos anciens Francons, partis du fons de l’Alemaigne, vindrent se saisir de la Gaule et en deschasser les premiers habitans ; ainsi se forgea cette infinie marée d’hommes qui s’écoula en Italie soubs Brennus et autres ; ainsi les Gots et Vuandales, comme aussi les peuples qui possedent à present la Grece, abandonnerent leur naturel païs pour s’aller loger ailleurs plus au large ; et à peine est il deux ou trois coins au monde qui n’ayent senty l’effect d’un tel remuement. Les Romains batissoient par ce moyen leurs colonies : car, sentans leur ville se grossir outre mesure, ils la deschargeoyent du peuple moins necessaire, et l’envoyoient habiter et cultiver les terres par eux conquises. Par fois aussi ils ont à escient nourry des guerres avec aucuns, leurs ennemis, non seulement pour tenir leurs hommes en haleine, de peur que l’oysiveté, mere de corruption, ne leur apportast quelque pire inconvenient,

Et patimur longae pacis mala ; saevior armis,
Luxuria incumbit ;

mais aussi pour servir de saignée à leur Republique et esvanter un peu la chaleur trop vehemente de leur jeunesse, escourter et esclaircir le branchage de ce tige foisonnant en trop de gaillardise : à cet effet se sont ils autrefois servis de la guerre contre les Cartaginois. Au traité de Bretigny, Edouard troisiesme, Roy d’Angleterre, ne voulut comprendre, en cette paix generalle qu’il fit avec nostre Roy, le different du Duché de Bretaigne, affin qu’il eust où se descharger de ses hommes de guerre, et que cette foulle d’Anglois, dequoy il s’estoit servy aux affaires de deça, ne se rejettast en Angleterre. Ce fust l’une des raisons pourquoy nostre Roy Philippe consentit d’envoyer Jean, son fils, à la guerre d’outremer, afin d’en mener quand et luy un grand nombre de jeunesse bouillante, qui estoit en sa gendarmerie. Il y en a plusieurs en ce temps qui discourent de pareille façon, souhaitans que cette emotion chaleureuse qui est parmy nous, se peut deriver à quelque guerre voisine, de peur que ces humeurs peccantes qui dominent pour cette heure nostre corps, si on ne les escoulle ailleurs, maintiennent nostre fiebvre tousjours en force, et apportent en fin nostre entiere ruine. Et de vray une guerre estrangiere est un mal bien plus doux que la civile ; mais je ne croy pas que Dieu favorisat une si injuste entreprise, d’offenser et quereler autruy pour notre commodité :

Nil mihi tam valde placeat, Rhamnusia virgo,
Quod temere invitis suscipiatur heris.

Toutesfois la foiblesse de nostre condition nous pousse souvent à cette necessité, de nous servir de mauvais moyens pour une bonne fin. Licurgus, le plus vertueux et parfaict legislateur qui fust onques, inventa cette tres-injuste façon, pour instruire son peuple à la temperance, de faire enyvrer par force les Elotes, qui estoyent leurs serfs, afin qu’en les voyant ainsi perdus et ensevelis dans le vin, les Spartiates prinsent en horreur le débordement de ce vice. Ceux là avoient encore plus de tort, qui permettoyent anciennement que les criminels, à quelque sorte de mort qu’ils fussent condamnez, fussent déchirez tous vifs par les medecins, pour y voir au naturel nos parties interieures et en establir plus de certitude en leur art : car, s’il se faut débaucher, on est plus excusable le faisant pour la santé de l’ame que pour celle du corps : comme les Romains dressoient le peuple à la vaillance et au mespris des dangiers et de la mort par ces furieux spectacles de gladiateurs et escrimeurs à outrance qui se combatoient, détailloient et entretuoyent en leur presence,

Quid vesani aliud sibi vult ars impia ludi,
Quid mortes juvenum, quid sanguine pasta voluptas ?

Et dura cet usage jusque à Théodosius l’Empereur :

Arripe dilatam tua, dux, in tempora famam,
Quodque patris superest, successor laudis habeto.
Nullus in urbe cadat cujus sit paena voluptas.
Jam solis contenta feris, infamis arena
Nulla cruentatis homicidia ludat in armis.

C’estoit, à la verité, un merveilleux exemple, et de tres-grand fruict pour l’institution du peuple, de voir tous les jours en sa presence cent, deux cens, et mille couples d’hommes, armez les uns contre les autres, se hacher en pieces avecques une si extreme fermeté de courage qu’on ne leur vist lacher une parolle de foiblesse ou commiseration, jamais tourner le dos, ny faire seulement un mouvement lache pour gauchir au coup de leur adversaire, ains tendre le col à son espée et se presenter au coup. Il est advenu à plusieurs d’entre eux, estans blessez à mort de force playes, d’envoyer demander au peuple s’il estoit content de leur devoir, avant que se coucher pour rendre l’esprit sur la place.

Il ne falloit pas seulement qu’ils combattissent et mourussent constamment, mais encore allegrement : en maniere qu’on les hurloit et maudissoit, si on les voyoit estriver à recevoir la mort. Les filles mesmes les incitoient :

consurgit ad ictus ;
Et, quoties victor ferrum jugulo inserit, illa
Delitias ait esse suas, pectusque jacentis
Virgo modesta jubet converso pollice rumpi.

Les premiers Romains employoient à cet exemple les criminels ; mais dépuis on y employa des serfs innocens, et des libres mesmes qui se vendoyent pour cet effect ; jusques à des Senateurs et Chevaliers Romains, et encore des femmes :

Nunc caput in mortem vendunt, et funus arenae,
Atque hostem sibi quisque parat, cum bella quiescunt.
Hos inter fremitus novosque lusus,
Stat sexus rudis insciusque ferri,
Et pugnas capit improbus viriles.

Ce que je trouverois fort estrange et incroyable si nous n’estions accoustumez de voir tous les jours en nos guerres plusieurs miliasses d’hommes estrangiers, engageant pour de l’argent leur sang et leur vie à des querelles où ils n’ont aucun interest.


De la grandeur Romaine
Chap. XXIIII.



JE ne veus dire qu’un mot de cet argument infiny, pour montrer la simplesse de ceux qui apparient à celle là les chetives grandeurs de ce temps. Au septiesme livre des epitres familieres de Cicero (et que les grammairiens en ostent ce surnom de familieres, s’ils veulent, car à la verité il n’y est pas fort à propos ; et ceux qui, au lieu de familieres, y ont substitué ad familiares, peuvent tirer quelque argument pour eux de ce que dit Suetone en la vie de Caesar, qu’il y avoit un volume de lettres de luy ad familiares), il y en a une qui s’adresse à Caesar estant lors en la Gaule, en laquelle Cicero redit ces mots, qui estoyent sur la fin de un’autre lettre que Caesar luy avoit escrit : Quant à Marcus Furius, que tu m’as recommandé, je le feray Roy de Gaule ; et si tu veux que j’advance quelque autre de tes amis, envoye le moy. Il n’estoit pas nouveau à un simple cytoien Romain, comme estoit lors Caesar, de disposer des Royaumes, car il osta bien au Roy Dejotarus le sien pour le donner à un gentil’homme de la ville de Pergame nommé Mithridates. Et ceux qui escrivent sa vie, enregistrent plusieurs autres Royaumes par luy vendus ; et Suetone dict qu’il tira pour un coup du Roy Ptolomaeus trois millions six cens mill’escus, qui fut bien pres de luy vendre le sien :

Tot Galatae, tot Pontus eat, tot Lydia nummis.

Marcus Antonius disoit que la grandeur du peuple Romain ne se montroit pas tant par ce qu’il prenoit que par ce qu’il donnoit. Si en avoit il, quelque siecle avant Antonius, osté un entre autres d’authorité si merveilleuse que, en toute son histoire, je ne sache marque qui porte plus haut le nom de son credit. Antiochus possedoit toute l’Égypte et estoit apres à conquerir Cypre et autres demeurants de cet empire. Sur le progrez de ses victoires, Caius Popilius arriva à luy de la part du senat, et d’abordée refusa de luy toucher à la main, qu’il n’eust premierement leu les lettres qu’il luy apportoit. Le Roy les ayant leues et dict qu’il en delibereroit, Popilius circonscrit la place où il estoit, à tout sa baguette, en luy disant : Ren moy responce que je puisse rapporter au senat, avant que tu partes de ce cercle. Antiochus, estonné de la rudesse d’un si pressant commandement, apres y avoir un peu songé : Je feray, dict-il, ce que le senat me commande. Lors le salua Popilius comme amy du peuple Romain. Avoir renoncé à une si grande monarchie et cours d’une si fortunée prosperité par l’impression de trois traits d’escriture ! Il eut vrayement raison, comme il fit, d’envoyer depuis dire au senat par ses ambassadeurs qu’il avoit receu leur ordonnance de mesme respect que si elle fust venue des Dieux immortels. Tous les Royaumes qu’Auguste gaigna par droict de guerre, il les rendit à ceux qui les avoyent perdus, ou en fit present à des estrangiers. Et sur ce propos Tacitus, parlant du Roy d’Angleterre Cogidunus, nous faict sentir par un merveilleux traict cette infinie puissance : Les Romains, dit-il, avoyent accoustumé, de toute ancienneté, de laisser les Roys qu’ils avoyent surmontez, en la possession de leurs Royaumes, soubs leur authorité, à ce qu’ils eussent des Roys mesmes, utils de la servitude ; ut haberet instrumenta servitutis et reges. Il est vray-semblable que Solyman, à qui nous avons veu faire liberalité du Royaume de Hongrie et autres estats, regardoit plus à cette consideration qu’à celle qu’il avoit accoustumé d’alleguer : qu’il estoit saoul et chargé, de tant de Monarchies et de puissance !


De ne contrefaire le malade.
Chap. XXV.


Il y a un epigramme en Martial, qui est des bons (car il y en a chez luy de toutes sortes), où il recite plaisamment l’histoire de Coelius, qui, pour fuir à faire la court à quelques grans à Romme, se trouver à leur lever, les assister et les suivre, fit mine d’avoir la goute ; et, pour rendre son excuse plus vray-semblable, se faisoit oindre les jambes, les avoit envelopées, et contre-faisoit entierement le port et la contenance d’un homme gouteux ; en fin la fortune luy fit ce plaisir de l’en rendre tout à faict :

Tantum cura potest et ars doloris,
Desiit fingere Coelius podagram.

J’ay veu en quelque lieu d’Appian, ce me semble, une pareille histoire d’un qui, voulant eschapper aux proscriptions des triumvirs de Rome, pour se dérober de la connoissance de ceux qui le poursuyvoient, se tenant caché et travesti, y adjousta encore cette invention de contre-faire le borgne : quand il vint à recouvrer un peu plus de liberté et qu’il voulut deffaire l’emplatre qu’il avoit long temps porté sur son œil, il trouva que sa veue estoit effectuellement perdue soubs ce masque. Il est possible que l’action de la veue s’estoit hebetée pour avoir esté si long temps sans exercice, et que la force visive s’estoit toute rejetée en l’autre œil : car nous sentons evidemment que l’œil que nous tenons couvert, r’envoye à son compaignon quelque partie de son effect, en maniere que celuy qui reste, s’en grossit et s’en enfle ; comme aussi l’oisivité, avec la chaleur des liaisons et des medicamens, avoit bien peu attirer quelque humeur podagrique au gouteux de Martial. Lisant chez Froissard le veu d’une troupe de jeunes gentilshommes Anglois, de porter l’œil gauche bandé jusques à ce qu’ils eussent passé en France et exploité quelque faict d’armes sur nous, je me suis souvent chatouillé de ce pensement, qu’il leur eut pris comme à ces autres, et qu’ils se fussent trouvez tous éborgnez au revoir des maistresses pour lesquelles ils avoyent faict l’entreprise. Les meres ont raison de tancer leurs enfans quand ils contrefont les borgnes, les boiteux et les bicles, et tels autres defauts de la personne : car, outre ce que le corps ainsi tendre en peut recevoir un mauvais ply, je ne sçay comment il semble que la fortune se joue à nous prendre au mot ; et j’ay ouy reciter plusieurs exemples de gens devenus malades, ayant entrepris de s’en feindre. De tout temps j’ay apprins de charger ma main, et à cheval et à pied, d’une baguette ou d’un baston, jusques à y chercher de l’elegance et de m’en sejourner, d’une contenance affettée. Plusieurs m’ont menacé que fortune tourneroit un jour cette mignardise en necessité. Je me fonde sur ce que je seroy tout le premier gouteux de ma race. Mais alongeons ce chapitre et le bigarrons d’une autre piece, à propos de la cecité. Pline dict d’un qui, songeant estre aveugle en dormant, s’en trouva l’endemain, sans aucune maladie precedente. La force de l’imagination peut bien ayder à cela, comme j’ay dit ailleurs, et semble que Pline soit de cet advis ; mais il est plus vray-semblable que les mouvemens que le corps sentoit au dedans, desquels les medecins trouveront, s’ils veulent, la cause, qui luy ostoient la veue, furent occasion du songe. Adjoutons encore un’histoire voisine de ce propos, que Seneque recite en l’une de ses lettres. Tu sçais, dit-il escrivant à Lucilius, que Harpaste, la folle de ma femme, est demeurée chez moy pour charge hereditaire, car, de mon goust, je suis ennemy de ces monstres, et si j’ay envie de rire d’un fol, il ne me le faut chercher guiere loing, je me ris de moy-mesme. Cette folle a subitement perdu la veue. Je te recite chose estrange, mais veritable : elle ne sent point qu’elle soit aveugle, et presse incessamment son gouverneur de l’en emmener par ce qu’elle dit que ma maison est obscure. Ce que nous rions en elle, je te prie croire qu’il advient à chacun de nous : nul ne connoit estre avare, nul convoiteux. Encore les aveugles demandent un guide, nous nous fourvoions de nous mesmes. Je ne suis pas ambitieux, disons nous, mais à Rome on ne peut vivre autrement ; je ne suis pas sumptueux, mais la ville requiert une grande despence ; ce n’est pas ma faute si je suis colere, si je n’ay encore establi aucun train asseuré de vie, c’est la faute de la jeunesse. Ne cerchons pas hors de nous nostre mal, il est chez nous, il est planté en nos entrailles. Et cela mesme que nous ne sentons pas estre malades, nous rend la guerison plus mal-aisée. Si nous ne commençons de bonne heure à nous penser, quand aurons nous pourveu à tant de playes et à tant de maus ? Si avons nous une tres-douce medecine que la philosophie : car des autres, on n’en sent le plaisir qu’apres la guerison, cette cy plait et guerit ensemble. Voylà ce que dit Seneque, qui m’a emporté hors de mon propos ; mais il y a du profit au change.


Des pouces
Chap. XXVI.



TACITUS recite que, parmy certains Roys barbares, pour faire une obligation asseurée, leur maniere estoit de joindre estroictement leurs mains droites l’une à l’autre, et s’entrelasser les pouces ; et quand, à force de les presser, le sang en estoit monté au bout, ils les blessoient de quelque legere pointe, et puis se les entresuçoient. Les medecins disent que les pouces sont les maistres doigts de la main, et que leur etymologie Latine vient de pollere. Les Grecs l’appellent ἀντίχειρ, comme qui diroit une autre main. Et il semble que par fois les Latins les prennent aussi en ce sens de main entiere,

Sed nec vocibus excitata blandis,
Molli pollice nec rogata, surgit.

C’estoit à Rome une signification de faveur, de comprimer et baisser les pouces,

Fautor utroque tuum laudabit pollice ludum ;

et de desfaveur, de les hausser et contourner au dehors,

converso pollice vulgi
Quemlibet occidunt populariter..

Les Romains dispensoient de la guerre ceux qui estoient blessez au pouce, comme s’ils n’avoient plus la prise des armes assez ferme. Auguste confisqua les biens à un chevalier Romain qui avoit, par malice, couppé les pouces à deux siens jeunes enfans, pour les excuser d’aler aux armées ; et avant luy, le Senat, du temps de la guerre Italique, avoit condamné Caius Vatienus à prison perpetuelle et luy avoit confisqué tous ses biens, pour s’estre à escient couppé le pouce de la main gauche pour s’exempter de ce voyage.

Quelcun, de qui il ne me souvient point, ayant gaigné une bataille navale, fit coupper les pouces à ses ennemis vaincus, pour leur oster le moyen de combatre et de tirer la rame. Les Atheniens les firent coupper aux Aeginetes pour leur oster la preference en l’art de marine. En Lacedemone, le maistre chatioit les enfans en leur mordant le pouce.


Couardise mere de la cruauté
Chap. XXVII.



J’AY souvent ouy dire que la couardise est mere de cruauté. Et ay par experience apperçeu que cette aigreur et aspreté de courage malitieux et inhumain s’accompaigne coustumierement de mollesse feminine. J’en ay veu des plus cruels, subjets à pleurer aiséement et pour des causes frivoles. Alexandre, tyran de Pheres, ne pouvoit souffrir d’ouyr au theatre le jeu des tragedies, de peur que ses citoyens ne le vissent gemir aus malheurs de Hecuba et d’Andromache, luy qui, sans pitié, faisoit cruellement meurtrir tant de gens tous les jours. Seroit-ce foiblesse d’ame qui les rendit ainsi ployables à toutes extremitez ? La vaillance (de qui c’est l’effect de s’exercer seulement contre la resistence,

Nec nisi bellantis gaudet cervice juvenci)

s’arreste à voir l’ennemy à sa mercy. Mais la pusillanimité, pour dire qu’elle est aussi de la feste, n’ayant peu se mesler à ce premier rolle, prend pour sa part le second, du massacre et du sang. Les meurtres des victoires s’exercent ordinairement par le peuple et par les officiers du bagage : et ce qui fait voir tant de cruautez inouies aux guerres populaires, c’est que cette canaille de vulgaire s’aguerrit et se gendarme à s’ensanglanter jusques aux coudes et à deschiqueter un corps à ses pieds, n’ayant resentiment d’autre vaillance :

Et lupus et turpes instant morientibus ursi,
Et quaecunque minor nobilitate fera est ;

comme les chiens couards, qui deschirent en la maison et mordent les peaux des bestes sauvages qu’ils n’ont osé attaquer aux champs. Qu’est-ce qui faict en ce temps nos querelles toutes mortelles ; et que, là où nos peres avoient quelque degré de vengeance, nous commençons à cette heure par le dernier, et ne se parle d’arrivée que de tuer : qu’est-ce, si ce n’est couardise ? Chacun sent bien qu’il y a plus de braverie et desdain à battre son ennemy qu’à l’achever, et de le faire bouquer que de le faire mourir. D’avantage que l’appetit de vengeance s’en assouvit et contente mieux, car elle ne vise qu’à donner ressentiment de soy. Voilà pourquoy nous n’attaquons pas une beste ou une pierre quand elle nous blesse, d’autant qu’elles sont incapables de sentir nostre revenche. Et de tuer un homme, c’est le mettre à l’abry de nostre offence. Et tout ainsi comme Bias crioit à un meschant homme : Je sçay que tost ou tard tu en seras puny, mais je crains que je ne le voye pas, et plaignoit les Orchomeniens de ce que la penitence que Lyciscus eut de la trahison contre eux commise, venoit en saison qu’il n’y avoit personne de reste de ceux qui en avoient esté interessez et ausquels devoit toucher le plaisir de cette penitence : tout ainsin est à plaindre la vengeance, quand celuy envers lequel elle s’employe, pert le moyen de la sentir ; car, comme le vengeur y veut voir pour en tirer du plaisir, il faut que celuy sur lequel il se venge, y voye aussi pour en souffrir du desplaisir et de la repentence. Il s’en repentira, disons nous. Et, pour luy avoir donné d’une pistolade en la teste, estimons nous qu’il s’en repente ? Au rebours, si nous nous en prenons garde, nous trouverons qu’il nous faict la moue en tombant : il ne nous en sçait pas seulement mauvais gré, c’est bien loing de s’en repentir. Et luy prestons le plus favorable de tous les offices de la vie, qui est de le faire mourir promptement et insensiblement. Nous sommes à coniller, à trotter et à fuir les officiers de la justice qui nous suivent, et luy est en repos. Le tuer est bon pour éviter l’offence à venir, non pour venger celle qui est faicte : c’est une action plus de crainte que de braverie, de precaution que de courage, de defense que d’entreprinse. Il est apparent que nous quittons par là et la vraye fin de la vengeance, et le soing de nostre reputation : nous craignons, s’il demeure en vie, qu’il nous recharge d’une pareille. Ce n’est pas contre luy, c’est pour toy que tu t’en deffais. Au royaume de Narsingue, cet expedient nous demoureroit inutile. Là, non seulement les gens de guerre, mais aussi les artisans demeslent leurs querelles à coups d’espée. Le Roy ne refuse point le camp à qui se veut battre, et assiste, quand ce sont personnes de qualité, estrenant le victorieux d’une chaisne d’or. Mais, pour laquelle conquerir, le premier à qui il en prend envie, peut venir aux armes avec celuy qui la porte ; et, pour s’estre desfaict d’un combat, il en a plusieurs sur les bras. Si nous pensions par vertu estre tousjours maistres de nostre ennemy et le gourmander à nostre poste, nous serions bien marris qu’il nous eschappast, comme il faict en mourant : nous voulons vaincre, mais plus surement que honorablement ; et cherchons plus la fin que la gloire en nostre querelle. Asinius Pollio, pour un honneste homme, representa une erreur pareille ; qui, ayant escrit des invectives contre Plancus, attendoit qu’il fust mort pour les publier. C’estoit faire la figue à un aveugle et dire des pouïlles à un sourd et offenser un homme sans sentiment, plus tost que d’encourir le hazard de son ressentiment. Aussi disoit on pour luy que ce n’estoit qu’aux lutins de luitter les morts. Celuy qui attend à veoir trespasser l’autheur duquel il veut combattre les escrits, que dict-il, si non qu’il est foible et noisif ? On disoit à Aristote que quelqu’un avoit mesdit de luy : Qu’il face plus, dict-il, qu’il me fouette, pourveu que je n’y soy pas. Nos peres se contentoient de revencher une injure par un démenti, un démenti par un coup, et ainsi par ordre. Ils estoient assez valeureux pour ne craindre pas leur ennemy vivant et outragé. Nous tremblons de frayeur tant que nous le voyons en pieds. Et qu’il soit ainsi, nostre belle pratique d’aujourd’huy porte elle pas de poursuyvre à mort aussi bien celuy que nous avons offencé, que celuy qui nous a offencez ? C’est aussi une image de lacheté qui a introduit en nos combats singuliers cet usage de nous accompaigner de seconds, et tiers, et quarts. C’estoit anciennement des duels ; ce sont, à cette heure, rencontres et batailles. La solitude faisoit peur aux premiers qui l’inventerent : Cum in se cuique minimum fidutiae esset. Car naturellement quelque compaignie que ce soit apporte confort et soulagement au dangier. On se servoit anciennement de personnes tierces pour garder qu’il ne s’y fit desordre et desloyauté et pour tesmoigner de la fortune du combat ; mais depuis qu’on a pris ce train qu’ils s’y engagent eux mesmes, quiconque y est convié, ne peut honnestement s’y tenir comme spectateur, de peur qu’on ne luy attribue que ce soit faute ou d’affection ou de cœur. Outre l’injustice d’une telle action, et vilenie, d’engager à la protection de vostre honneur autre valeur et force que la vostre, je trouve du desadvantage à un homme de bien et qui pleinement se fie de soy, d’aller mesler sa fortune à celle d’un second. Chacun court assez de hazard pour soy, sans le courir encore pour un autre, et a assez à faire à s’asseurer en sa propre vertu pour la deffence de sa vie, sans commettre chose si chere en mains tierces. Car, s’il n’a esté expressement marchandé au contraire, des quatre, c’est une partie liée. Si vostre second est à terre, vous en avez deux sur les bras, avec raison. Et de dire que c’est supercherie, elle l’est voirement, comme de charger, bien armé, un homme qui n’a qu’un tronçon d’espée, ou, tout sain, un homme qui est desjà fort blessé. Mais si ce sont avantages que vous ayez gaigné en combatant, vous vous en pouvez servir sans reproche. La disparité et inegalité ne se poise et considere que de l’estat en quoy se commence la meslée ; du reste prenez vous en à la fortune. Et, quand vous en aurez tout seul trois sur vous, vos deux compaignons s’estant laissez tuer, on ne vous fait non plus de tort que je ferois, à la guerre, de donner un coup d’espée à l’ennemy que je verrois attaché à l’un des nostres, de pareil avantage. La nature de la societé porte, où il y a trouppe contre trouppe (comme où nostre Duc d’Orleans deffia le Roy d’Angleterre Henry, cent contre cent ; trois cents contre autant, comme les Argiens contre les Lacedemoniens ; trois à trois comme les Horatiens contre les Curiatiens), que la multitude de chaque part n’est considerée que pour un homme seul. Partout où il y a compaignie, le hazard y est confus et meslé. J’ay interest domestique à ce discours : car mon frere, sieur de Matecolom, fut convié, à Rome, à seconder un gentil-homme qu’il ne cognoissoit guere, lequel estoit deffendeur et appelé par un autre. En ce combat il se trouva de fortune avoir en teste un qui luy estoit plus voisin et plus cogneu (je voudrois qu’on me fit raison de ces loix d’honneur qui vont si souvent choquant et troublant celles de la raison) ; apres s’estre desfaict de son homme, voyant les deux maistres de la querelle en pieds encores et entiers, il alla descharger son compaignon. Que pouvoit il moins ? devoit-il se tenir coy et regarder deffaire, si le sort l’eust ainsi voulu, celuy pour la deffence duquel il estoit là venu ? ce qu’il avoit faict jusques alors, ne servoit rien à la besoingne : la querelle estoit indecise. La courtoisie que vous pouvez et certes devés faire à vostre ennemy, quand vous l’avez reduict en mauvais termes et à quelque grand desadvantage, je ne vois pas comment vous la puissiez faire, quand il va de l’interest d’autruy, où vous n’estes que suivant, où la dispute n’est pas vostre. Il ne pouvoit estre ny juste, ny courtois, au hazard de celuy auquel il s’estoit presté. Aussi fut-il delivré des prisons d’Italie par une bien soudaine et solenne recommandation de nostre Roy. Indiscrette nation ! nous ne nous contentons pas de faire sçavoir nos vices et folies au monde par reputation, nous allons aux nations estrangeres pour les leur faire voir en presence. Mettez trois françois aux deserts de Lybie, ils ne seront pas un mois ensemble sans se harceler et esgratigner : vous diriez que cette peregrination est une partie dressée pour donner aux estrangers le plaisir de nos tragedies, et le plus souvent à tels que s’esjouyssent de nos maux et qui s’en moquent. Nous allons apprendre en Italie à escrimer, et l’exerçons aux despens de nos vies avant que de le sçavoir. Si faudroit-il, suyvant l’ordre de la discipline, mettre la theorique avant la practique : nous trahissons nostre apprentissage :

Primitiae juvenum miserae, bellique futuri
Dura rudimenta.

Je sçay bien que c’est un art utile à sa fin (au duel des deux Princes, cousins germains, en Hespaigne, le plus vieux, dict Tite-Live, par l’addresse des armes et par ruse, surmonta facilement les forces estourdies du plus jeune) et, comme j’ay cognu par experience, duquel la cognoissance a grossi le cœur à aucuns outre leur mesure naturelle ; mais ce n’est pas proprement vertu, puis qu’elle tire son appuy de l’addresse et qu’elle prend autre fondement que de soy-mesme. L’honneur des combats consiste en la jalousie du courage, non de la science ; et pourtant ay-je veu quelqu’un de mes amis, renommé pour grand maistre en cet exercice, choisir en ses querelles des armes qui luy ostassent le moyen de cet advantage, et lesquelles dépendoient entierement de la fortune et de l’asseurance, affin qu’on n’attribuast sa victoire plustost à son escrime qu’à sa valeur ; et, en mon enfance, la noblesse fuyoit la reputation de bon escrimeur comme injurieuse, et se desroboit pour l’apprendre, comme un mestier de subtilité, desrogeant à la vraye et naifve vertu,

Non schivar, non parar, non ritirarsi
Voglion costor, ne qui destrezza ha parte.
Non danno i colpi finti, hor pieni, hor scarsi :
Toglie l’ira e il furor l’uso de l’arte.
Odi le spade horribilmente urtarsi
A mezzo il ferro ; il pie d’orma non parte :
Sempre è il pie fermo, è la man sempre in moto ;
Ne scende taglio in van, ne punta à voto.

Les butes, les tournois, les barrieres, l’image des combats guerriers estoient l’exercice de nos peres : cet autre exercice est d’autant moins noble qu’il ne regarde qu’une fin privée, qui nous apprend à nous entreruyner, contre les loix et la justice, et qui en toute façon produict tousjours des effects dommageables. Il est bien plus digne et mieux seant de s’exercer en choses qui asseurent, non qui offencent nostre police, qui regardent la publique seurté et la gloire commune. Publius Rutilius consul fut le premier qui instruisist le soldat à manier ses armes par adresse et science, qui conjoingnist l’art à la vertu, non pour l’usage de querelle privée ; ce fut pour la guerre et querelles du peuple Romain. Escrime populaire et civile. Et, outre l’exemple de Caesar, qui ordonna aux siens de tirer principalement au visage des gendarmes de Pompeius en la bataille de Pharsale, mille autres chefs de guerre se sont ainsin advisez d’inventer nouvelle forme d’armes, nouvelle forme de frapper et de se couvrir selon le besoin de l’affaire present. Mais, tout ainsi que Philopoemen condamna la luicte, en quoy il excelloit, d’autant que les preparatifs qu’on employoit à cet exercice, estoient divers à ceux qui appartiennent à la discipline militaire, à laquelle seule il estimoit les gens d’honneur se devoir amuser, il me semble aussi que cette adresse à quoy on façonne ses membres, ces destours et mouvemens à quoy on exerce la jeunesse en cette nouvelle eschole, sont non seulement inutiles, mais contraires plustost et dommageables à l’usage du combat militaire. Aussi y emploient nos gens communéement des armes particulieres et peculierement destinées à cet usage. Et j’ay veu qu’on ne trouvoit guere bon qu’un gentil-homme, convié à l’espée et au poignard, s’offrit en equipage de gendarme. Il est digne de consideration que Lachez en Platon, parlant d’un apprentissage de manier les armes, conforme au nostre, dict n’avoir jamais de cette eschole veu sortir nul grand homme de guerre et nomméement des maistres d’icelle. Quand à ceux-là, nostre experience en dict bien autant. Du reste au-moins pouvons nous dire que ce sont suffisances de nulle relation et correspondance. Et en l’institution des enfans de sa police, Platon interdict les arts de mener les poings, introduictes par Amycus et Epeius, et de luiter, par Antaeus et Cercyo, par ce qu’elles ont autre but que de rendre la jeunesse plus apte au service des guerres et n’y conferent point. Mais je m’en vois un peu bien à gauche de mon theme. L’Empereur Maurice, estant adverty par songes et plusieurs prognostiques qu’un Phocas, soldat pour lors inconnu, le devoit tuer, demandoit à son gendre Philippe qui estoit ce Phocas, sa nature, ses conditions et ses meurs ; et comme, entre autres choses, Philippe luy dit qu’il estoit lasche et craintif, l’Empereur conclud incontinent par là qu’il estoit doncq meurtrier et cruel. Qui rend les Tyrans si sanguinaires ? c’est le soing de leur seurté, et que leur lache cœur ne leur fournit d’autres moyens de s’asseurer, qu’en exterminant ceux qui les peuvent offencer, jusques aux femmes, de peur d’une esgratigneure,

Cuncta ferit, dum cuncta timet.

Les premieres cruautez s’exercent pour elles mesmes : de là s’engendre la crainte d’une juste revanche, qui produict apres une enfilure de nouvelles cruautez pour les estouffer les unes par les autres. Philippus, Roy de Macedoine, celuy qui eut tant de fusées à demesler avec le peuple Romain, agité de l’horreur des meurtres commis par son ordonnance, ne se pouvant resoudre contre tant de familles en divers temps offensées, print party de se saisir de tous les enfans de ceux qu’il avoit faict tuer, pour, de jour en jour, les perdre l’un apres l’autre, et ainsin establir son repos. Les belles matieres tiennent tousjours bien leur reng, en quelque place qu’on les seme. Moi, qui ay plus de soin du poids et utilité des discours que de leur ordre et suite, ne doy pas craindre de loger icy un peu à l’escart une tres-belle histoire. Entre les autres condamnez par Philippus, avoit esté un Herodicus, prince des Thessaliens. Apres luy, il avoit encore depuis faict mourir ses deux gendres, laissants chacun un fils bien petit. Theoxena et Archo estoyent les deux vefves. Theoxena ne peut estre induite à se remarier, en estant fort poursuyvie. Archo espousa Poris, le premier homme d’entre les Aeniens, et en eut nombre d’enfans, qu’elle laissa tous en bas aage. Theoxena, espoinçonnée d’une charité maternelle envers ses nepveux, pour les avoir en sa conduite et protection, espousa Poris. Voicy venir la proclamation de l’edict du Roy. Cette courageuse mere, se deffiant et de la cruauté de Philippus et de la licence de ses satellites envers cette belle et tendre jeunesse, osa dire qu’elle les tueroit plustost de ses mains que de les rendre. Poris, effrayé de cette protestation, luy promet de les desrober et emporter à Athenes en la garde d’aucuns siens hostes fidelles. Ils prennent occasion d’une feste annuelle qui se celebroit à Aenie en l’honneur d’Aeneas, et s’y en vont. Ayant assisté le jour aux ceremonies et banquet publique, la nuit ils s’escoulent dans un vaisseau preparé, pour gaigner païs par mer. Le vent leur fut contraire ; et, se trouvans l’endemain en la veue de la terre d’où ils avoyent desmaré, furent suivis par les gardes des ports. Au joindre, Poris s’enbesoignant à haster les mariniers pour la fuite, Theoxena, forcenée d’amour et de vengeance, se rejetta à sa premiere proposition ; faict apprest d’armes et de poison ; et, les presentant à leur veue : Or sus, mes enfans, la mort est meshuy le seul moyen de vostre defense et liberté, et sera matiere aux Dieux de leur saincte justice ; ces espées traictes, ces couppes vous en ouvrent l’entrée : courage’Et toy, mon fils, qui es plus grand, empoigne ce fer, pour mourir de la mort plus forte. Ayants d’un costé cette vigoureuse conseillere, les ennemis de l’autre à leur gorge, ils coururent de furie chacun à ce qui luy fut le plus à main ; et, demi morts, furent jettez en la mer. Theoxena, fiere d’avoir si glorieusemant pourveu à la seureté de tous ses enfans, accolant chaudement son mary : Suivons ces garçons, mon amy, et jouyssons de mesme sepulture avec eux. Et, se tenant ainsin embrassez, se precipitarent ; de maniere que le vaisseau fut ramené à bord vuide de ses maistres. Les tyrans pour faire tous les deux ensemble, et tuer et faire sentir leur colere, ils ont employé toute leur suffisance à trouver moyen d’alonger la mort. Ils veulent que leurs ennemis s’en aillent, mais non pas si viste qu’ils n’ayent loisir de savourer leur vengeance. Là dessus ils sont en grand peine : car, si les tourments sont violents, ils sont courts ; s’ils sont longs, ils ne sont pas assez douloureux à leur gré : les voylà à dispenser leurs engins. Nous en voyons mille exemples en l’antiquité, et je ne sçay si, sans y penser, nous ne retenons pas quelque trace de cette barbarie. Tout ce qui est au delà de la mort simple, me semble pure cruauté : nostre justice ne peut esperer que celuy que la crainte de mourir et d’estre decapité ou pendu ne gardera de faillir, en soit empesché par l’imagination d’un feu languissant, ou des tenailles, ou de la roue. Et je ne sçay cependant si nous les jettons au desespoir : car en quel estat peut estre l’ame d’un homme attendant vingt-quatre heures la mort, brisé sur une roue, ou, à la vieille façon, cloué à une croix ? Josephe recite que, pendant les guerres des Romains en Judée, passant où l’on avoit crucifié quelques Juifs, il y avoit trois jours, reconneut trois de ses amis, et obtint de les oster de là ; les deux moururent, dit-il, l’autre vescut encore depuis. Chalcondyle, homme de foy, aux memoires qu’il a laissé des choses advenues de son temps et pres de luy, recite pour extreme supplice celuy que l’empereur Mechmed pratiquoit souvent, de faire trancher les hommes en deux parts par le faux du corps, à l’endroit du diaphragme et d’un seul coup de cimeterre, d’où il arrivoit qu’ils mourussent comme de deux morts à la fois ; et voyoit-on, dict-il, l’une et l’autre part pleine de vie se demener long temps apres, pressée de tourment. Je n’estime pas qu’il y eut grand sentiment en ce mouvement. Les supplices plus hideux à voir ne sont pas tousjours les plus forts à souffrir. Et trouve plus atroce ce que d’autres historiens en recitent contre des seigneurs Epirotes, qu’il les feit escorcher par le menu d’une dispensation si malitieusement ordonnée, que leur vie dura quinze jours à cette angoisse. Et ces deux autres : Croesus ayant faict prendre un gentil-homme, favori de Pantaleon, son frere, le mena en la boutique d’un foulon, où il le fit tant grater et carder à coups de cardes et peignes de ce cardeur, qu’il en mourut. George Sechel, chef de ces paysans de Poloingne qui, soubs titre de la croisade, firent tant de maux, deffaict en bataille par le Vaivode de Transsilvanie et prins, fut trois jours attaché nud sur un chevalet, exposé à toutes les manieres de tourmens que chacun pouvoit inventer contre luy, pendant lequel temps on ne donna ny à manger ny à boire aux autres prisonniers. En fin, luy vivant et voyant, on abbreuva de son sang Lucat, son cher frere, et pour le salut duquel il prioit, tirant sur soy toute l’envie de leurs meffaicts ; et fit l’on paistre vingt de ses plus favoris Capitaines, deschirans à belles dents sa chair et en engloutissants les morceaux. Le reste du corps et parties du dedans, luy expiré, furent mises bouillir, qu’on fit manger à d’autres de sa suite.


Toutes choses ont leur saison
Chap. XXVIII.



CEux qui apparient Caton le censeur au jeune Caton, meurtrier de soy-mesme, apparient deux belles natures et de formes voisines. Le premier exploitta la sienne à plus de visages, et precelle en exploits militaires et en utilité de ses vacations publiques. Mais la vertu du jeune, outre ce que c’est blaspheme de luy en apparier nulle autre en vigueur, fut bien plus nette. Car qui deschargeroit d’envie et d’ambition celle du censeur, ayant osé chocquer l’honneur de Scipion, en bonté et en toutes parties d’excellence de bien loin plus grand et que luy et que tout homme de son siecle ? Ce qu’on dit entre autres choses de luy, qu’en son extreme vieillesse il se mit à apprendre la langue Grecque d’un ardant appetit, comme pour assouvir une longue soif, ne me semble pas luy estre fort honnorable. C’est proprement ce que nous disons retomber en enfantillage. Toutes choses ont leur saison, les bonnes et tout ; et je puis dire mon patenostre hors de propos, comme on desfera Titus Quintius Flaminius de ce qu’estant general d’armée, on l’avoit veu à quartier, sur l’heure du conflict, s’amusant à prier Dieu en une bataille qu’il gaigna.

Imponit finem sapiens et rebus honestis.

Eudemonidas, voyant Xenocrates, fort vieil, s’empresser aux leçons de son escole : Quand sçaura cettuy-cy, dit-il, s’il apprend encore’ Et Philopoemen, à ceux qui hault-louient le Roy Ptolomaeus de ce qu’il durcissoit sa personne tous les jours à l’exercice des armes : Ce n’est, dict-il, pas chose louable à un Roy de son aage de s’y exercer ; il les devoit hormais reellement employer. Le jeune doit faire ses apprets, le vieil en jouïr, disent les sages. Et le plus grand vice qu’ils remerquent en nostre nature, c’est que nos desirs rajeunissent sans cesse. Nous recommençons tousjours à vivre. Nostre estude et nostre envie devroyent quelque fois sentir la vieillesse. Nous avons le pied à la fosse, et nos appetits et poursuites ne font que naistre :

Tu secanda marmora
Locas sub ipsum funus, et sepulchri
Immemor, struis domos.

Le plus long de mes desseins n’a pas un an d’estandue, je ne pense desormais qu’à finir ; me deffay de toutes nouvelles esperances et entreprinses ; prens mon dernier congé de tous les lieux que je laisse ; et me despossede tous les jours de ce que j’ay. Olim jam nec perit quicquam mihi nec acquiritur. Plus superest viatici quam viae. Vixi, et quem dederat cursum fortuna peregi. C’est en fin tout le soulagement que je trouve en ma vieillesse, qu’elle amortist en moy plusieurs desirs et soins de quoy la vie est inquietée. Le soing du cours du monde, le soing des richesses, de la grandeur, de la science, de la santé, de moy. Cettuy-cy apprend à parler, lors qu’il luy faut apprendre à se taire pour jamais. On peut continuer à tout temps l’estude, non pas l’escholage : la sotte chose qu’un vieillard abecedaire ! : Diversos diversa juvant, non omnibus annis

Omnia conveniunt.

S’il faut estudier, estudions un estude sortable à nostre condition, afin que nous puissions respondre comme celuy à qui, quand on demanda à quoy faire ces estudes en sa decrepitude : A m’en partir meilleur et plus à mon aise, respondit-il. Tel estude fut celuy du jeune Caton sentant sa fin prochaine, qui se rencontra au discours de Platon, de l’eternité de l’ame. Non, comme il faut croire, qu’il ne fut de long temps garny de toute sorte de munition pour un tel deslogement ; d’asseurance, de volonté ferme et d’instruction il en avoit plus que Platon n’en a en ses escrits : sa science et son courage estoient, pour ce regard, au dessus de la philosophie. Il print cette occupation, non pour le service de sa mort, mais, comme celuy qui n’interrompit pas seulement son sommeil en l’importance d’une telle deliberation, il continua aussi, sans chois et sans changement, ses estudes avec les autres actions accoustumées de sa vie. La nuict qu’il vint d’estre refusé de la Preture, il la passa à jouer ; celle en laquelle il devoit mourir, il la passa à lire : la perte ou de la vie ou de l’office, tout luy fut un.


De la vertu
Chap. XXIX.



JE trouve par experience qu’il y a bien à dire entre les boutées et saillies de l’ame ou une resolue et constante habitude : et voy bien qu’il n’est rien que nous ne puissions, voire jusques à surpasser la divinité mesme, dit quelqu’un, d’autant que c’est plus de se rendre impassible de soy que d’estre tel de sa condition originelle, et jusques à pouvoir joindre à l’imbecillité de l’homme une resolution et asseurance de Dieu. Mais c’est par secousse. Et és vies de ces heros du temps passé, il y a quelque fois des traits miraculeux et qui semblent de bien loing surpasser nos forces naturelles ; mais ce sont traits, à la verité ; et est dur à croire que de ces conditions ainsin eslevées, on en puisse teindre et abreuver l’ame, en maniere qu’elles luy deviennent ordinaires et comme naturelles. Il nous eschoit à nous mesmes, qui ne sommes qu’avortons d’hommes, d’eslancer par fois nostre ame, esveillée par les discours ou exemples d’autruy, bien loing au delà de son ordinaire ; mais c’est une espece de passion qui la pousse et agite, et qui la ravit aucunement hors de soy : car, ce tourbillon franchi, nous voyons que, sans y penser, elle se débande et relache d’elle mesme, sinon jusques à la derniere touche, au moins jusques à n’estre plus celle-là ; de façon que lors, à toute occasion, pour un oyseau perdu ou un verre cassé, nous nous laissons esmouvoir à peu près comme l’un du vulgaire. Sauf l’ordre, la moderation et la constance, j’estime que toutes choses sont faisables par un homme bien manque et deffaillant en gros. A cette cause, disent les sages, il faut, pour juger bien à point d’un homme, principalement contreroller ses actions communes et le surprendre en son à tous les jours. Pyrrho, celuy qui bastit de l’ignorance une si plaisante science, essaya, comme tous les autres vrayement philosophes, de faire respondre sa vie à sa doctrine. Et par ce qu’il maintenoit la foiblesse du jugement humain estre si extreme que de ne pouvoir prendre party ou inclination, et le vouloit suspendre perpetuellement balancé, regardant et accueillant toutes choses comme indifférentes, on conte qu’il se maintenoit tousjours de mesme façon et visage : s’il avoit commencé un propos, il ne laissoit pas de l’achever, quand celuy à qui il parloit s’en fut allé ; s’il alloit, il ne rompoit son chemin pour empeschement qui se presentat, conservé des precipices, du hurt des charretes et autres accidens par ses amis. Car de craindre ou esviter quelque chose, c’eust esté choquer ses propositions, qui ostoient au sens mesmes tout’eslection et certitude. Quelque fois il souffrit d’estre incisé et cauterisé, d’une telle constance qu’on ne luy en veit pas seulement siller les yeux. C’est quelque chose de ramener l’ame à ces imaginations ; c’est plus d’y joindre les effects, toutefois il n’est pas impossible ; mais de les joindre avec telle perseverance et constance que d’en establir son train ordinaire, certes, en ces entreprinses si esloignées de l’usage commun, il est quasi incroyable qu’on le puisse. Voylà pourquoy luy, estant quelque fois rencontré en sa maison tansant bien asprement avecques sa seur, et estant reproché de faillir en cella à son indifferance : Comment, dit-il, faut-il qu’encore cette fammelette serve de tesmoignage à mes regles ? Un’autre fois qu’on le veit se deffendre d’un chien : Il est, dit-il, tres-difficile de despouiller entierement l’homme ; et se faut mettre en devoir et efforcer de combattre les choses, premierement par les effects, mais, au pis aller, par la raison et par les discours. Il y a environ sept ou huict ans, qu’à deux lieues d’icy un homme de village, qui est encore vivant, ayant la teste de long temps rompue par la jalousie de sa femme, revenant un jour de la besoigne, et elle le bienveignant de ses criailleries accoustumées, entra en telle furie que, sur le champ, à tout la serpe qu’il tenoit encore en ses mains, s’estant moissonné tout net les pieces qui la mettoyent en fievre, les luy jetta au nez. Et il se dit qu’un jeune gentil’homme des nostres, amoureux et gaillard, ayant par sa perseverance amolli en fin le cœur d’une belle maistresse, desesperé de ce que, sur le point de la charge, il s’estoit trouvé mol luy mesmes et deffailly, et que

non viriliter
Iners senile penis extulerat caput.

s’en priva soudain revenu au logis, et l’envoya, cruelle et sanglante victime, pour la purgation de son offence. Si c’eust esté par discours et religion, comme les prestres de Cibele, que ne dirions nous d’une si hautaine entreprise ? Dépuis peu de jours, à Bragerac, à cinq lieues de ma maison, contremont la riviere de Dordoigne, une femme, ayant esté tourmentée et batue, le soir avant, de son mary, chagrain et facheux de sa complexion, delibera d’eschapper à sa rudesse au pris de sa vie ; et, s’estant à son lever accointée de ses voisines comme de coustume, leur laissant couler quelque mot de recommendation de ses affaires, prenant une sienne sœur par la main, la mena avecques elle sur le pont, et, apres avoir prins congé d’elle, comme par maniere de jeu, sans montrer autre changement ou alteration, se precipita du haut en bas dans la riviere, où elle se perdit. Ce qu’il y a de plus en cecy, c’est que ce conseil meurist une nuict entiere dans sa teste. C’est bien autre chose des femmes Indiennes : car, estant leur coustume, aux maris d’avoir plusieurs femmes, et à la plus chere d’elles de se tuer apres son mary, chacune par le dessein de toute sa vie vise à gaigner ce point et cet advantage sur ses compaignes ; et les bons offices qu’elles rendent à leur mary ne regardent autre recompance que d’estre preferées à la compaignie de sa mort,

Ubi mortifero jacta est fax ultima lecto,
Uxorum fusis stat pia turba comis ;
Et certamen habent lethi, quae viva sequatur
Conjugium ; pudor est non licuisse mori.
Ardent victrices, et flammae pectora praebent,
Imponuntque suis ora perusta viris.

Un homme escrit encore de noz jours avoir veu en ces nations Orientales cette coustume en credit, que non seulement les femmes s’enterrent apres leurs maris, mais aussi les esclaves des quelles il a eu jouissance. Ce qui se faict en cette maniere. Le mari estant trespassé, la vefve peut, si elle veut, mais peu le veulent, demander deux ou trois mois d’espace à disposer de ses affaires. Le jour venu, elle monte à cheval, parée comme à nopces, et, d’une contenance gaye, comme allant, dict-elle, dormir avec son espoux, tenant en sa main gauche un mirouer, une flesche en l’autre. S’estant ainsi promenée en pompe, accompagnée de ses amis et parents, et de grand peuple en feste, elle est tantost rendue au lieu public destiné à tels spectacles. C’est une grande place au milieu de laquelle il y a une fosse pleine de bois, et, joignant icelle, un lieu relevé de quatre ou cinq marches, sur le quel elle est conduite et servie d’un magnifique repas. Apres le quel, elle se met à baller et chanter, et ordonne, quand bon luy semble, qu’on allume le feu. Cela faict, elle descent, et, prenant par la main le plus proche des parents de son mary, ils vont ensamble à la riviere voisine, où elle se despouille toute nue et distribue ses joyaux et vestements à ses amis et se va plongeant dans l’eau, comme pour y laver ses pechez. Sortant de là, elle s’enveloppe d’un linge jaune de quatorze brasses de long, et donnant de rechef la main à ce parent de son mary, s’en revont sur la motte où elle parle au peuple et recommande ses enfans, si elle en a. Entre la fosse et la motte on tire volontiers un rideau, pour leur oster la veue de cette fornaise ardente ; ce qu’aucunes deffendent pour tesmoigner plus de courage. Finy qu’elle a de dire, une femme luy presente un vase plein d’huile à s’oindre la teste et tout le corps, lequel elle jette dans le feu, quand elle en a faict, et, en l’instant, s’y lance elle mesme. Sur l’heure, le peuple renverse sur elle quantité de buches pour l’empescher de languir, et se change toute leur joye en deuil et tristesse. Si ce sont personnes de moindre estoffe, le corps du mort est porté au lieu où on le veut enterrer, et là mis en son seant, la vefve à genoux devant luy l’embrassant estroittement, et se tient en ce poinct pendant qu’on bastit au tour d’eux un mur qui, venant à se hausser jusques à l’endroit des espaules de la femme, quelqu’un des siens, par le derriere prenant sa teste, luy tort le col ; et rendu qu’elle a l’esprit, le mur est soudain monté et clos, où ils demeurent ensevelis. En ce mesme pays, il y avoit quelque chose de pareil en leurs Gypnosophistes : car, non par la contrainte d’autruy, non par l’impetuosité d’un’humeur soudaine, mais par expresse profession de leur regle, leur façon estoit, à mesure qu’ils avoyent attaint certain aage ou qu’ils se voyoient menassez par quelque maladie, de se faire dresser un buchier, et au dessus un lit bien paré ; et apres avoir festoyé joyeusement leurs amis et connoissans, s’aler planter dans ce lict, en telle resolution que, le feu y estant mis, on ne les vid mouvoir ny pieds ny mains : et ainsi mourut l’un d’eux, Calanus, en presence de toute l’armée d’Alexandre le Grand. Et n’estoit estimé entre eux ny saint, ny bien heureux, qui ne s’estoit ainsi tué, envoyant son ame purgée et purifiée par le feu, apres avoir consumé tout ce qu’il y avoit de mortel et terrestre. Cette constante premeditation de toute la vie, c’est ce qui faict le miracle. Parmy nos autres disputes, celle du Fatum s’y est meslée ; et, pour attacher les choses advenir et nostre volonté mesmes à certaine et inevitable necessité, on est encore sur cet argument du temps passé : Puis que Dieu prevoit toutes choses devoir ainsin advenir, comme il fait sans doubte, il faut donc qu’elles adviennent ainsi. A quoy nos maistres respondent que le voir que quelque chose advienne, comme nous faisons, et Dieu de mesmes (car, tout luy estant present, il voit plustost qu’il ne prevoit), ce n’est pas la forcer d’advenir : voire, nous voyons à cause que les choses adviennent, et les choses n’adviennent pas à cause que nous voyons. L’advenement faict la science, non la science l’advenement. Ce que nous voyons advenir, advient ; mais il pouvoit autrement advenir ; et Dieu, au registre des causes des advenements qu’il a en sa prescience, y a aussi celles qu’on appelle fortuites, et les volontaires, qui despendent de la liberté qu’il a donné à nostre arbitrage, et sçait que nous faudrons, par ce que nous aurons voulu faillir. Or j’ay veu assez de gens encourager leurs troupes de cette necessité fatale : car, si nostre heure est attachée à certain point, ny les harquebousades ennemies, ny nostre hardiesse, ny nostre fuite et couardise ne la peuvent avancer ou reculer. Cela est beau à dire, mais cherchez qui l’effectuera. Et, s’il est ainsi qu’une forte et vive creance tire apres soy les actions de mesme, certes cette foy, dequoy nous remplissons tant la bouche, est merveilleusement legiere en nos siecles, sinon que le mespris qu’elle a des œuvres, luy face desdaigner leur compaignie. Tant y a qu’à ce mesme propos le sire de Joinville, tesmoing croyable autant que tout autre, nous raconte des Bedoins, nation meslée aux Sarrasins, ausquels le Roy sainct Louys eut affaire en la terre sainte, qu’ils croyoient si fermement en leur religion les jours d’un chacun estre de toute eternité prefix et contez d’une preordonnance inevitable, qu’ils alloyent à la guerre nudz, sauf un glaive à la turquesque, et le corps seulement couvert d’un linge blanc. Et pour leur plus extreme maudisson, quand ils se courroussoient aux leurs, ils avoyent tousjours en la bouche : Maudit sois tu comme celuy qui s’arme de peur de la mort’Voylà bien autre preuve de creance et de foy que la nostre. Et de ce reng est aussi celle que donnerent ces deux religieux de Florence, du temps de nos peres. Estans en quelque controverse de science, ils s’accorderent d’entrer tous deux dans le feu, en presence de tout le peuple et en la place publique, pour la verification chacun de son party. Et en estoyent des-jà les aprets tous faicts, et la chose justement sur le point de l’execution, quand elle fut interrompue par un accident improuveu. Un jeune Seigneur Turc, ayant faict un signalé faict d’armes de sa personne, à la veue des deux batailles, d’Amurath et de l’Huniade, prestes à se donner, enquis par Amurath, qui l’avoit, en si grande jeunesse et inexperience (car c’estoit la premiere guerre qu’il eust veu), rempli d’une si genereuse vigueur de courage, respondit qu’il avoit eu pour souverain precepteur de vaillance un lievre : Quelque jour, estant à la chasse, dict-il, je descouvry un lievre en forme, et encore que j’eusse deux excellents levriers à mon costé, si me sembla il, pour ne le faillir point, qu’il valoit mieux y employer encore mon arc, car il me faisoit fort beau jeu. Je commençay à descocher mes fleches, et jusques à quarante qu’il y en avoit en ma trousse, non sans l’assener seulement, mais sans l’esveiller. Apres tout, je descoupplay mes levriers apres, qui n’y peurent non plus. J’apprins par là qu’il avoit esté couvert par sa destinée, et que ny les traits ny les glaives ne portent que par le congé de nostre fatalité, laquelle il n’est en nous de reculer ny d’avancer. Ce compte doit servir à nous faire veoir en passant combien nostre raison est flexible à toute sorte d’images. Un personage, grand d’ans, de nom, de dignité et de doctrine, se vantoit à moy d’avoir esté porté à certaine mutation tres-importante de sa foy par une incitation estrangere aussi bizare et au reste si mal concluante que je la trouvoy plus forte au revers : luy l’appelloit miracle, et moy aussi, à divers sens. Leurs historiens disent que la persuasion estant populairement semée entre les Turcs, de la fatale et imployable prescription de leurs jours, ayde apparemment à les asseurer aux dangers. Et je connois un grand Prince qui y trouve noblement son profit si fortune continue à lui faire espaule. Il n’est point advenu, de nostre memoire, un plus admirable effect de resolution que de ces deux qui conspirerent la mort du prince d’Orenge. C’est merveille comment on peut eschauffer le second, qui l’executa, à une entreprise en laquelle il estoit si mal advenu à son compaignon, y ayant apporté tout ce qu’il pouvoit ; et, sur cette trace et de mesmes armes, aller entreprendre un seigneur armé d’une si fresche instruction de deffiance, puissant de suitte d’amis et de force corporelle, en sa sale, parmy ses gardes, en une ville toute à sa devotion. Certes, il y employa une main bien determinée et un courage esmeu d’une vigoreuse passion. Un poignard est plus seur pour assener ; mais, d’autant qu’il a besoing de plus de mouvement et de vigueur de bras que n’a un pistolet, son coup est plus subject à estre gauchy ou troublé. Que celuy là ne courut à une mort certaine, je n’y fay pas grand doubte : car les esperances de quoy on le pouvoit amuser, ne pouvoient loger en entendement rassis ; et la conduite de son exploit montre qu’il n’en avoit pas faute, non plus que de courage. Les motifs d’une si puissante persuasion peuvent estre divers, car nostre fantasie faict de soy et de nous ce qu’il luy plaict. L’execution qui fut faicte pres d’Orleans, n’eust rien de pareil ; il y eust plus de hazard que de vigueur ; le coup n’estoit pas mortel, si la fortune ne l’en eust rendu ; et l’entreprise de tirer à cheval, et de loing, et à un qui se mouvoit au branle de son cheval, fut l’entreprise d’un homme qui aymoit mieux faillir son effect que faillir à se sauver. Ce qui suyvit apres le montra. Car il se transit et s’enyvra de la pensée de si haute execution, si qu’il perdit et troubla entierement son sens et à conduire sa fuite, et à conduire sa langue en ses responses. Que luy failloit il, que recourir à ses amys au travers d’une riviere ? c’est un moyen où je me suis jetté à moindres dangers et que j’estime de peu de hazard, quelque largeur qu’ait le passage, pourveu que vostre cheval trouve l’entrée facile et que vous prevoyez au delà un bord aysé selon le cours de l’eau. L’autre, quand on lui prononça son horrible sentence : j’y estois preparé, dict-il ; je vous estonneray de ma patiance. Les Assassins, nation dependante de la Phoenicie, sont estimés entre les Mahumetans d’une souveraine devotion et pureté de meurs. Ils tiennent que le plus certain moyen de meriter Paradis, c’est tuer quelqu’un de religion contraire. Parquoy mesprisant tous les dangiers propres, pour une si utile execution, un ou deux se sont veus souvent, au pris d’une certaine mort, se presenter à assassiner (nous avons emprunté ce mot de leur nom) leur ennemi au milieu de ses forces. Ainsi fut tué nostre comte Raimond de Tripoli en sa ville.


D’un enfant monstrueux
Chap. XXX.



CE conte s’en ira tout simple, car je laisse aux medecins d’en discourir. Je vis avant hier un enfant que deux hommes et une nourrisse, qui se disoient estre le pere, l’oncle et la tante, conduisoyent pour tirer quelque sou de le montrer à cause de son estrangeté. Il estoit en tout le reste d’une forme commune, et se soustenoit sur ses pieds, marchoit et gasouilloit à peu pres comme les autres de mesme aage ; il n’avoit encore voulu prendre autre nourriture que du tetin de sa nourrisse ; et ce qu’on essaya en ma presence de luy mettre en la bouche, il le maschoit un peu, et le rendoit sans avaller ; ses cris sembloient bien avoir quelque chose de particulier ; il estoit aagé de quatorze mois justement. Au dessoubs de ses tetins, il estoit pris et collé à un autre enfant sans teste, et qui avoit le conduict du dos estoupé, le reste entier : car il avoit bien l’un bras plus court, mais il luy avoit esté rompu par accident à leur naissance ; ils estoient joints face à face, et comme si un plus petit enfant en vouloit accoler un plus grandelet. La jointure et l’espace par où ils se tenoient, n’estoit que de quatre doigts ou environ, en maniere que si vous retroussiez cet enfant imparfait, vous voyez au dessoubs le nombril de l’autre : ainsi la cousture se faisoit entre les tetins et son nombril. Le nombril de l’imparfaict ne se pouvoit voir, mais ouy bien tout le reste de son ventre. Voylà comme ce qui n’estoit pas attaché, comme bras, fessier, cuisses et jambes de cet imparfait, demouroient pendants et branlans sur l’autre, et luy pouvoit aller sa longueur jusques à my jambe. La nourrice nous adjoustoit qu’il urinoit par tous les deux endroicts ; aussi estoient les membres de cet autre nourris et vivans, et en mesme point que les siens, sauf qu’ils estoient plus petits et menus. Ce double corps et ces membres divers, se rapportans à une seule teste, pourroient bien fournir de favorable prognostique au Roy de maintenir sous l’union de ses loix ces pars et pieces diverses de nostre estat ; mais, de peur que l’evenement ne le démente, il vaut mieux le laisser passer devant, car il n’est que de deviner en choses faictes : Ut quum facta sunt, tum ad conjecturam aliqua interpretatione revocantur. Comme on dict d’Epimenides qu’il devinoit à reculons. Je viens de voir un pastre en Medoc, de trente ans ou environ, qui n’a aucune montre des parties genitales : il a trois trous par où il rend son eau incessamment ; il est barbu, a desir, et recherche l’attouchement des femmes. Ce que nous appellons monstres, ne le sont pas à Dieu, qui voit en l’immensité de son ouvrage l’infinité des formes qu’il y a comprinses ; et est à croire que cette figure qui nous estonne, se rapporte et tient à quelque autre figure de mesme genre inconnu à l’homme. De sa toute sagesse il ne part rien que bon et commun et reglé ; mais nous n’en voyons pas l’assortiment et la relation. Quod crebro videt, non miratur, etiam si cur fiat nescit. Quod ante non vidit, id, si evenerit, ostentum esse censet. Nous apelons contre nature ce qui advient contre la coustume : rien n’est que selon elle, quel qu’il soit. Que cette raison universelle et naturelle chasse de nous l’erreur et l’estonnement que la nouvelleté nous apporte.


De la colere
Chap. XXXI.



PLUTARQUE est admirable par tout, mais principalement où il juge des actions humaines. On peut voir les belles choses qu’il dit en la comparaison de Lycurgus et de Numa, sur le propos de la grande simplesse que ce nous est d’abandonner les enfans au gouvernement et à la charge de leurs peres. La plus part de nos polices, comme dict Aristote, laissent à chacun, en maniere des Cyclopes, la conduitte de leurs femmes et de leurs enfans, selon leur folle et indiscrete fantasie ; et quasi les seules Lacedemonienne et Cretense ont commis aux loix la discipline de l’enfance. Qui ne voit qu’en un estat tout dépend de son education et nourriture ? et cependant, sans aucune discretion, on la laisse à la mercy des parens, tant fols et meschans qu’ils soient. Entre autres choses, combien de fois m’a-il prins envie, passant par nos rues, de dresser une farce, pour venger des garçonnetz que je voyoy escorcher, assommer et meurtrir à quelque pere ou mere furieux et forcenez de colere’Vous leur voyez sortir le feu et la rage des yeux,

rabie jecur incendente, feruntur
Praecipites, ut saxa jugis abrupta, quibus mons.
Subtrahitur, clivoque latus pendente recedit,

(et, selon Hippocrates, les plus dangereuses maladies sont celles qui desfigurent le visage), à tout une voix tranchante et esclatante, souvent contre qui ne faict que sortir de nourrisse. Et puis les voylà stropiets, eslourdis de coups ; et nostre justice qui n’en fait compte, comme si ces esboitemens et eslochements n’estoient pas des membres de nostre chose publique :

Gratum est quod patriae civem populoque dedisti,
Si facis ut patriae sit idoneus, utilis agris,
Utilis et bellorum et pacis rebus agendis.

Il n’est passion qui esbranle tant la sincérité des jugemens que la colere. Aucun ne feroit doubte de punir de mort le juge qui, par colere, auroit condamné son criminel : pourquoy est il non plus permis aux peres et aux pedantes de fouetter les enfans et les chastier estans en colere ? ce n’est plus correction, c’est vengeance. Le chatiement tient lieu de medecine aux enfans : et souffririons nous un medecin qui fut animé et courroucé contre son patient ? Nous mesmes, pour bien faire, ne devrions jamais mettre la main sur nos serviteurs, tandis que la colere nous dure. Pendant que le pouls nous bat et que nous sentons de l’émotion, remettons la partie ; les choses nous sembleront à la verité autres, quand nous serons r’acoisez et refroidis : c’est la passion qui commande lors, c’est la passion qui parle, ce n’est pas nous. Au travers d’elle, les fautes nous apparoissent plus grandes, comme les corps au travers d’un brouillas. Celuy qui a faim, use de viande ; mais celuy qui veut user de chastiement, n’en doibt avoir faim ny soif. Et puis, les chastiemens qui se font avec poix et discretion, se reçoivent bien mieux et avec plus de fruit de celuy qui les souffre. Autrement, il ne pense pas avoir esté justement condamné par un homme agité d’ire et de furie ; et allegue pour sa justification les mouvements extraordinaires de son maistre, l’inflammation de son visage, les sermens inusitez, et cette sienne inquietude et precipitation temeraire :

Ora tument ira, nigrescunt sanguine venae,
Lumina Gorgoneo saevius igne micant.

Suetone recite que Lucius Saturninus ayant esté condamné par Caesar, ce qui luy servit le plus envers le peuple (auquel il appella) pour luy faire gaigner sa cause, ce fut l’animosité et l’aspreté que Caesar avoit apporté en ce jugement. Le dire est autre chose que le faire : il faut considerer le presche à part et le prescheur à part. Ceux-là se sont donnez beau jeu, en nostre temps, qui ont essayé de choquer la verité de nostre Église par les vices des ministres d’icelle ; elle tire ses tesmoignages d’ailleurs : c’est une sotte façon d’argumenter et qui rejetteroit toutes choses en confusion. Un homme de bonnes meurs peut avoir des opinions fauces, et un meschant peut prescher verité, voire celuy qui ne la croit pas. C’est sans doute une belle harmonie quand le faire et le dire vont ensemble, et je ne veux pas nier que le dire, lors que les actions suyvent, ne soit de plus d’authorité et efficace : comme disoit Eudamidas oyant un philosophe discourir de la guerre : Ces propos sont beaux, mais celuy qui les dict n’en est pas croyable, car il n’a pas les oreilles accoustumées au son de la trompette. Et Cleomenes, oyant un Rhetoricien harenguer de la vaillance, s’en print fort à rire ; et, l’autre s’en scandalizant, il luy dict : J’en ferois de mesmes si c’estoit une arondelle qui en parlast ; mais, si c’estoit un aigle, je l’orrois volontiers. J’apperçois, ce me semble, és escrits des anciens, que celuy qui dit ce qu’il pense, l’assene bien plus vivement que celuy qui se contrefait. Oyez Cicero parler de l’amour de la liberté, oyez en parler Brutus : les escrits mesmes vous sonnent que cettuy-cy estoit homme pour l’acheter au pris de la vie. Que Cicero, pere d’eloquence, traite du mespris de la mort ; que Seneque en traite aussi : celuy là traine languissant, et vous sentez qu’il vous veut resoudre de chose dequoy il n’est pas resolu ; il ne vous donne point de cœur, car luy-mesmes n’en a point ; l’autre vous anime et enflamme. Je ne voy jamais autheur, mesmement de ceux qui traictent de la vertu et des offices, que je ne recherche curieusement quel il a esté. Car les Ephores, à Sparte, voyant un homme dissolu proposer au peuple un advis utile, luy commanderent de se taire et prierent un homme de bien de s’en attribuer l’invention et le proposer. Les escrits de Plutarque, à les bien savourer, nous le descouvrent assez, et je pense le connoistre jusques dans l’ame ; si voudrois-je que nous eussions quelques memoires de sa vie ; et me suis jetté en ce discours à quartier à propos du bon gré que je sens à Aulus Gellius de nous avoir laissé par escrit ce conte de ses meurs qui revient à mon sujet de la cholere. Un sien esclave, mauvais homme et vicieux, mais qui avoit les oreilles aucunement abreuvées des leçons de philosophie, ayant esté pour quelque sienne faute dépouillé par le commandement de Plutarque, pendant qu’on le fouettoit, grondoit au commencement que c’estoit sans raison et qu’il n’avoit rien fait ; mais en fin, se mettant à crier et à injurier bien à bon escient son maistre, luy reprochoit qu’il n’estoit pas philosophe, comme il s’en vantoit ; qu’il luy avoit souvent ouy dire qu’il estoit laid de se courroucer, voire qu’il en avoit fait un livre ; et ce que lors, tout plongé en la colere, il le faisoit si cruellement battre, démentoit entierement ses escris. A cela Plutarque, tout froidement et tout rassis : Comment, dit-il, rustre, à quoy juges tu que je sois à cette heure courroucé ? Mon visage, ma voix, ma couleur, ma parole te donne elle quelque tesmoignage que je sois esmeu ? Je ne pense avoir ny les yeux effarouchez, ny le visage troublé, ny un cry effroyable. Rougis-je ? escume-je ? m’eschappe-il de dire chose dequoy j’aye à me repentir ? tressaux-je ? fremis-je de courroux ? car, pour te dire, ce sont là les vrais signes de la colere. Et puis, se destournant à celuy qui fouettoit : Continuez, luy dit-il, tousjours vostre besoigne, pendant que cettuy-cy et moy disputons. Voylà son conte. Architas Tarentinus, revenant d’une guerre où il avoit esté capitaine general, trouva tout plein de mauvais mesnage en sa maison, et ses terres en frische par le mauvais gouvernement de son receveur ; et, l’ayant fait appeller : Va, luy dict-il, que, si je n’estois en cholere, je t’estrillerois bien’Platon de mesme, s’estant eschauffé contre l’un de ses esclaves, donna à Speusippus charge de le chastier, s’excusant d’y mettre la main luy-mesme sur ce qu’il estoit courroucé. Charillus, Lacedemonien, à un Elote qui se portoit trop insolemment et audacieusement envers luy : Par les Dieux ! dit-il, si je n’estois courroucé, je te ferois tout à cet heure mourir. C’est une passion qui se plaist en soy et qui se flatte. Combien de fois, nous estans esbranlez soubs une fauce cause, si on vient à nous presenter quelque bonne defence ou excuse, nous despitons nous contre la verité mesme et l’innocence ? J’ay retenu à ce propos un merveilleux exemple de l’antiquité. Piso, personnage par tout ailleurs de notable vertu, s’estant esmeu contre un sien soldat dequoy, revenant seul du fourrage, il ne luy sçavoit rendre compte où il avoit laissé un sien compaignon, tint pour averé qu’il l’avoit tué, et le condamna soudain à la mort. Ainsi qu’il estoit au gibet, voicy arriver ce compaignon esgaré. Toute l’armée en fit grand feste, et, apres force caresses et accolades des deux compaignons, le bourreau meine l’un et l’autre en la presence de Piso, s’attendant bien toute l’assistance que ce luy seroit à luy-mesmes un grand plaisir. Mais ce fut au rebours : car, par honte et despit, son ardeur qui estoit encore en son effort, se redoubla ; et, d’une subtilité que sa passion luy fournit soudain, il en fit trois coulpables par ce qu’il en avoit trouvé un innocent, et les fist depescher tous trois : le premier soldat, par ce qu’il y avoit arrest contre luy ; le second qui s’estoit escarté, par ce qu’il estoit cause de la mort de son compaignon ; et le bourreau, pour n’avoir obey au commandement qu’on luy avoit fait. Ceux qui ont à négotier avec des femmes testues, peuvent avoir essaié à quelle rage on les jette, quand on oppose à leur agitation le silence et la froideur, et qu’on desdaigne de nourrir leur courroux. L’orateur Celius estoit merveilleusement cholere de sa nature. A un qui souppoit en sa compaignie, homme de molle et douce conversation et qui, pour ne l’esmouvoir, prenoit party d’approuver tout ce qu’il disoit et d’y consentir, luy, ne pouvant souffrir son chagrin se passer ainsi sans aliment : Nie moy donc quelque chose, de par les Dieux ! fit-il, affin que nous soyons deux. Elles de mesmes ne se courroucent qu’affin qu’on se contre-courrouce, à l’imitation des loix de l’amour. Phocion, à un homme qui luy troubloit son propos en l’injuriant asprement, n’y fit autre chose que se taire et luy donner tout loisir d’espuiser sa cholere ; cela faict, sans aucune mention de ce trouble, il recommença son propos en l’endroict où il l’avoit laissé. Il n’est replique si piquante comme est un tel mespris. Du plus cholere homme de France (et c’est tousjours imperfection, mais plus excusable à un homme militaire, car en cet exercice il y a certes des parties qui ne s’en peuvent passer) je dy souvent que c’est le plus patient homme que je cognoisse à brider sa cholere : elle l’agite de telle violence et fureur,

magno veluti cum flamma sonore
Virgea suggeritur costis undantis aheni,
Exultantque aestu latices ; furit intus aquaï
Fumidus atque alte spumis exuberat amnis ;
Nec jam se capit unda ; volat vapor ater ad auras,

qu’il faut qu’il se contraingne cruellement pour la moderer. Et pour moy, je ne sçache passion pour laquelle couvrir et soustenir je peusse faire un tel effort. Je ne voudrois mettre la sagesse à si haut pris. Je ne regarde pas tant ce qu’il faict que combien il luy couste à ne faire pis. Un autre se vantoit à moy du reglement et douceur de ses meurs, qui est, à la verité, singuliere. Je luy disois que c’estoit bien quelque chose, notamment à ceux comme luy d’eminente qualité sur lesquels chacun a les yeux, de se presenter au monde tousjours bien temperez ; mais que le principal estoit de prouvoir au dedans et à soy-mesme, et que ce n’estoit pas, à mon gré, bien mesnager ses affaires que de se ronger interieurement : ce que je craingnois qu’il fit, pour maintenir ce masque et cette reglée apparence par le dehors. On incorpore la cholere en la cachant ; comme Diogenes dict à Demosthenes, lequel, de peur d’estre apperceu en une taverne, se reculoit au dedans : Tant plus tu te recules arriere, tant plus tu y entres. Je conseille qu’on donne plustost une buffe à la joue de son valet, un peu hors de saison, que de geiner sa fantasie pour representer cette sage contenance ; et aymerois mieux produire mes passions que de les couver à mes despens : elles s’alanguissent en s’esvantant et en s’exprimant ; il vaut mieux que leur poincte agisse au dehors que de la plier contre nous. Omnia vitia in aperto leviora sunt ; et tunc perniciosissima, cum simulata sanitate subsidunt. J’advertis ceux qui ont loy de se pouvoir courroucer en ma famille : premierement, qu’ils mesnagent leur cholere et ne l’espandent pas à tout pris, car cela en empesche l’effect et le poix : la criaillerie temeraire et ordinaire passe en usage et faict que chacun la mesprise ; celle que vous employez contre un serviteur pour son larcin, ne se sent point, d’autant que c’est celle mesme qu’il vous a veu employer cent fois contre luy pour avoir mal rinsé un verre ou mal assis une escabelle ; --secondement, qu’ils ne se courroussent point en l’air, et regardent que leur reprehension arrive à celuy de qui ils se plaignent, car ordinairement ils crient avant qu’il soit en leur presence, et durent à crier un siecle apres qu’il est party,

et secum petulans amentia certat.

Ils s’en prennent à leur ombre et poussent cette tempeste en lieu où personne n’en est ny chastié ny interessé, que du tintamarre de leur voix tel qui n’en peut mais. J’accuse pareillement aux querelles ceux qui bravent et se mutinent sans partie ; il faut garder ces Rodomontades où elles portent :

Mugitus veluti cum prima in praelia taurus
Terrificos ciet atque irasci in cornua tentat,
Arboris obnixus trunco, ventosque lacessit
Ictibus, et sparsa ad pugnam proludit arena.

Quand je me courrouce, c’est le plus vifvement, mais aussi le plus briefvement et secretement que je puis : je me pers bien en vitesse et en violence, mais non pas en trouble, si que jettant à l’abandon et sans chois toute sorte de parolles injurieuses, et que je ne regarde d’assoir pertinemment mes pointes où j’estime qu’elles blessent le plus : car je n’y employe communement que la langue. Mes valets en ont meilleur marché aux grandes occasions qu’aux petites : les petites me surprennent ; et le mal’heur veut que, dépuis que vous estes dans le precipice, il n’importe qui vous ayt donné le branle, vous allez tousjours jusques au fons : la cheute se presse, s’esmeut et se haste d’elle mesme. Aux grandes occasions, cela me paye qu’elles sont si justes que chacun s’attend d’en voir naistre une raisonnable cholere ; je me glorifie à tromper leur attente : je me bande et prepare contre celles cy, elles me mettent en cervelle et menassent de m’emporter bien loing si je les suivoy. Aiséement je me garde d’y entrer, et suis assez fort, si je l’atens, pour repousser l’impulsion de cette passion, quelque violente cause qu’elle aye ; mais, si elle me preoccupe et saisit une fois, elle m’emporte, quelque vaine cause qu’elle ayt. Je marchande ainsin avec ceux qui peuvent contester avec moy : Quand vous me sentirez esmeu le premier, laissez moy aller à tort ou à droict ; j’en feray de mesme à mon tour. La tempeste ne s’engendre que de la concurrence des choleres qui se produisent volontiers l’une de l’autre, et ne naissent en un point. Donnons à chacune sa course, nous voylà tousjours en paix. Utile ordonnance, mais de difficile execution. Par fois m’advient il aussi de representer le courroussé, pour le reiglement de ma maison, sans aucune vraye emotion. A mesure que l’aage me rend les humeurs plus aigres, j’estudie à m’y opposer, et feray, si je puis, que je seray dores en advant d’autant moins chagrin et difficile que j’auray plus d’excuse et d’inclination à l’estre, quoy que par-cy devant je l’aye esté entre ceux qui le sont le moins. Encore un mot pour clorre ce pas. Aristote dit que la colere sert par fois d’arme à la vertu et à la vaillance. Cela est vray-semblable ; toutesfois ceux qui y contredisent respondent plaisamment que c’est un’arme de nouvel usage : car nous remuons les autres armes, cette cy nous remue ; nostre main ne la guide pas, c’est elle qui guide nostre main ; elle nous tient, nous ne la tenons pas.


Defence de Seneque et de Plutarque
Chap. XXXII.



LA familiarité que j’ay avec ces personnages icy, et l’assistance qu’ils font à ma vieillesse et à mon livre massonné purement de leurs despouilles, m’oblige à espouser leur honneur. Quant à Seneque, par-my une miliasse de petits livrets, que ceux de la Religion pretendue reformée font courir pour la deffence de leur cause, qui partent par fois de bonne main et qu’il est grand dommage n’estre embesoignée à meilleur subject, j’en ay veu autres-fois un qui, pour alonger et remplir la similitude qu’il veut trouver du gouvernement de nostre pauvre feu Roy Charles neufiesme avec celuy de Neron, apparie feu Monsieur le Cardinal de Lorraine avec Seneque, leurs fortunes d’avoir esté tous deux les premiers au gouvernement de leurs princes, et quant et quant leurs meurs, leurs conditions et leurs deportemens. En-quoy, à mon opinion, il faict bien de l’honneur au-dict Seigneur Cardinal : car, encore que je soys de ceux qui estiment autant son esprit, son eloquence, son zele envers sa religion et service de son Roy, et sa bonne fortune d’estre nay en un siecle où il fut si nouveau et si rare, et quant et quant si necessaire pour le bien public, d’avoir un personnage Ecclesiastique de telle noblesse et dignité, suffisant et capable de sa charge, si est-ce qu’à confesser la verité, je n’estime sa capacité de beaucoup pres telle, ny sa vertu si nette et entiere ny si ferme, que celle de Seneque. Or ce livre de quoy je parle, pour venir à son but, faict une description de Seneque tres-injurieuse, ayant emprunté ces reproches de Dion, l’historien, duquel je ne crois aucunement le tesmoignage : car, outre ce qu’il est inconstant, qui, apres avoir appellé Seneque tres-sage tantost et tantost ennemy mortel des vices de Neron, le fait ailleurs avaritieux, usurier, ambitieux, lache, voluptueux et contre-faisant le philosophe à fauces enseignes, sa vertu paroist si vive et vigoureuse en ses escrits, et la defence y est si claire à aucunes de ces imputations, comme de sa richesse et despence excessive, que je n’en croiroy aucun tesmoignage au contraire. Et d’avantage, il est bien plus raisonnable de croire en telles choses les historiens Romains que les Grecs et estrangers. Or Tacitus et les autres parlent tres-honorablement et de sa vie et de sa mort, et nous le peignent en toutes choses personnage tres-excellent et tres-vertueux. Et je ne veux alleguer autre reproche contre le jugement de Dion que cetuy-cy, qui est inevitable : c’est qu’il a le sentiment si malade aux affaires Romaines qu’il ose soustenir la cause de Julius Caesar contre Pompeius et d’Antonius contre Cicero. Venons à Plutarque. Jean Bodin est un bon autheur de nostre temps, et accompagné de beaucoup plus de jugement que la tourbe des escrivailleurs de son siecle, et merite qu’on le juge et considere. Je le trouve un peu hardy en ce passage de sa Methode de l’histoire, où il accuse Plutarque non seulement d’ignorance (sur-quoy je l’eusse laissé dire, car cela n’est pas de mon gibier), mais aussi en ce que cet autheur escrit souvent des choses incroyables et entierement fabuleuses (ce sont ses mots). S’il eust dit simplement : les choses autrement qu’elles ne sont, ce n’estoit pas grande reprehension : car ce que nous n’avons pas veu, nous le prenons des mains d’autruy et à credit, et je voy que à escient il recite par fois diversement mesme histoire ; comme le jugement des trois meilleurs capitaines qui eussent onques esté, faict par Hannibal, il est autrement en la vie de Flaminius, autrement en celle de Pyrrhus. Mais de le charger d’avoir pris pour argent content des choses incroyables et impossibles, c’est accuser de faute de jugement le plus judicieux autheur du monde. Et voicy son exemple : Comme, ce dit-il, quand il recite qu’un enfant de Lacedemone se laissa deschirer tout le ventre à un renardeau qu’il avoit desrobé, et le tenoit caché soubs sa robe, jusques à mourir plustost que de descouvrir son larecin. Je trouve, en premier lieu, cet exemple mal choisi, d’autant qu’il est bien mal-aisé de borner les efforts des facultez de l’ame, là où des forces corporelles nous avons plus de loy de les limiter et cognoistre ; et à cette cause, si c’eust été à moy à faire, j’eusse plustost choisi un exemple de cette seconde sorte ; et il y en a de moins croyables, comme, entre autres, ce qu’il recite de Pyrrhus, que, tout blessé qu’il estoit, il donna si grand coup d’espée à un sien ennemy armé de toutes pieces, qu’il le fendit du haut de la teste jusques en bas, si que le corps se partit en deux parts. En son exemple, je n’y trouve pas grand miracle, ny ne reçois l’excuse de quoy il couvre Plutarque, d’avoir adjousté ce mot : Comme on dit, pour nous advertir et tenir en bride nostre creance. Car, si ce n’est aux choses receues par authorité et reverence d’ancienneté ou de religion, il n’eust voulu ny recevoir luy mesme ny nous proposer à croire choses de soy incroyables ; et que ce mot : Comme on dit, il ne l’employe pas en ce lieu pour cet effect, il est aysé à voir par ce que luy mesme nous raconte ailleurs, sur ce subject de la patience des enfans Lacedemoniens, des exemples advenuz de son temps, plus mal-aisez à persuader : comme celuy que Cicero a tesmoigné aussi avant luy, pour avoir, à ce qu’il dict, esté sur les lieux, que jusques à leur temps il se trouvoit des enfans, en cette preuve de patience à quoy on les essayoit devant l’autel de Diane, qui soufroyent d’y estre foytez jusques à ce que le sang leur couloit par tout, non seulement sans s’escrier, mais encore sans gemir, et aucuns jusques à y laisser volontairement la vie. Et ce que Plutarque aussi recite, avec cent autres tesmoins, que, au sacrifice, un charbon ardant s’estant coulé dans la manche d’un enfant Lacedemonien, ainsi qu’il encensoit, il se laissa brusler tout le bras jusques à ce que la senteur de la chair cuyte en vint aux assistans. Il n’estoit rien, selon leur coustume, où il leur alast plus de la reputation, ny dequoy ils eussent à souffrir plus de blasme et de honte, que d’estre surpris en larecin. Je suis si imbu de la grandeur de ces hommes là que non seulement il ne me semble, comme à Bodin, que son conte soit incroyable, que je ne le trouve pas seulement rare et estrange. L’histoire Spartaine est pleine de mille plus aspres exemples et plus rares : elle est à ce pris toute miracle. Marcellinus recite, sur ce propos du larecin, que de son temps il ne s’estoit encores peu trouver aucune sorte de tourment qui peut forcer les Egyptiens surpris en ce mesfaict, qui estoit fort en usage entre eux, de dire seulement leur nom. Un paisan Espagnol, estant mis à la geine sur les complices de l’homicide du praeteur Lutius Piso, crioit, au millieu des tormens, que ses amys ne bougeassent et l’assistassent en toute seureté, et qu’il n’estoit pas en la douleur de luy arracher un mot de confession ; et n’en eust on autre chose pour le premier jour. Le lendemain, ainsi qu’on le ramenoit pour recommencer son tourment, s’esbranlant vigoureusement entre les mains de ses gardes, il alla froisser sa teste contre un paroy et s’y tua. Epicharis, ayant soulé et lassé la cruauté des satellites de Neron et soustenu leur feu, leurs bastures, leurs engins, sans aucune voix de revelation de sa conjuration, tout un jour, raportée à la geine l’endemain, les membres tous brisez, passa un lasset de sa robe dans l’un bras de sa chaize à tout un nœud courant et, y fourrant sa teste, s’estrangla du pois de son cors. Ayant le corage d’ainsi mourir et se desrober aux premiers tourmens, semble elle pas à escient avoir presté sa vie à cette espreuve de sa patiance pour se moquer de ce tyran et encorager d’autres à semblable entreprinse contre luy ? Et qui s’enquerra à nos argolets des experiences qu’ils ont eues en ces guerres civiles, il se trouvera des effets de patience, d’obstination et d’opiniatreté, par-my nos miserables siecles et en cette tourbe molle et effeminée encore plus que l’Egyptienne, dignes d’estre comparez à ceux que nous venons de reciter de la vertu Spartaine. Je sçay qu’il s’est trouvé des simples paysans s’estre laissez griller la plante des pieds, ecrazer le bout des doits à tout le chien d’une pistole, pousser les yeux sanglants hors de la teste à force d’avoir le front serré d’une grosse corde, avant que de s’estre seulement voulu mettre à rançon. J’en ay veu un, laissé pour mort tout nud dans un fossé, ayant le col tout meurtry et enflé d’un licol qui y pendoit encore, avec lequel on l’avoit tirassé toute la nuict à la queue d’un cheval, le corps percé en cent lieux à coups de dague, qu’on luy avoit donné non pas pour le tuer, mais pour luy faire de la douleur et de la crainte ; qui avoit souffert tout cela, et jusques à y avoir perdu parolle et sentiment, resolu, à ce qu’il me dict, de mourir plustost de mille morts (comme de vray, quand à sa souffrance, il en avoit passé une toute entiere) avant que rien promettre ; et si estoit un des plus riches laboureurs de toute la contrée. Combien en a l’on veu se laisser patiemment brusler et rotir pour des opinions empruntées d’autruy, ignorées et inconnues ! J’ay cogneu cent et cent femmes, car ils disent que les testes de Gascongne ont quelque prerogative en cela, que vous eussiez plustost faict mordre dans le fer chaut que de leur faire desmordre une opinion qu’elles eussent conçeue en cholere. Elles s’exasperent à l’encontre des coups et de la contrainte. Et celuy qui forgea le conte de la femme qui, pour aucune correction de menaces et bastonades, ne cessoit d’appeller son mary pouilleux, et qui, precipitée dans l’eau, haussoit encores, en s’estouffant, les mains et faisoit au dessus de sa teste signe de tuer des poux, forgea un conte duquel, en verité, tous les jours on voit l’image expresse en l’opiniastreté des femmes. Et est l’opiniastreté sœur de la constance, au moins en vigueur et fermeté. Il ne faut pas juger ce qui est possible et ce qui ne l’est pas, selon ce qui est croyable et incroyable à nostre sens, comme j’ay dit ailleurs ; et est une grande faute, et en laquelle toute-fois la plus part des hommes tombent (ce que je ne dis pas pour Bodin), de faire difficulté de croire d’autruy ce qu’eux ne sçauroient faire. Ou ne voudroient. Il semble à chascun que la maistresse forme de nature est en luy ; touche et rapporte à celle là toutes les autres formes. Les allures qui ne se reglent aux siennes, sont faintes et artificielles. Quelle bestiale stupidité ! Moy, je considere aucuns hommes fort loing au-dessus de moy : noméement entre les anciens : et encores que je reconnoisse clairement mon impuissance à les suyvre de mes pas, je ne laisse pas de les suyvre à veue et juger les ressorts qui les haussent ainsin, desquels je apperçoy aucunement en moy les semences : comme je fay aussi de l’extreme bassesse des esprits, qui ne m’estonne et que je ne mescroy non plus. Je voy bien le tour que celles là se donnent pour se monter ; et admire leur grandeur ; et ces eslancemens que je trouve tres-beaux, je les embrasse ; et si mes forces n’y vont, au moins mon jugement s’y applique tres-volontiers. L’autre exemple qu’il allegue des choses incroyables et entierement fabuleuses dites par Plutarque, c’est qu’Agesilaus fut mulcté par les Ephores pour avoir attiré à soy seul le cœur et volonté de ses citoyens. Je ne sçay quelle marque de fauceté il y treuve ; mais tant y a que Plutarque parle là de choses qui luy devoyent estre beaucoup mieux connues qu’à nous ; et n’estoit pas nouveau en Grece de voir les hommes punis et exilez pour cela seul d’agreer trop à leurs citoyens, tesmoin l’Ostracisme et le Petalisme. Il y a encore en ce mesme lieu un’autre accusation qui me pique pour Plutarque, où il dict qu’il a bien assorty de bonne foy les Romains aux Romains et les Grecz entre eux, mais non les Romains aux Grecz, tesmoin, dit-il, Demostenes et Cicero, Caton et Aristides, Sylla et Lisander, Marcellus et Pelopidas, Pompeius et Agesilaus ; estimant qu’il a favorisé les Grecz de leur avoir donné des compaignons si dispareils. C’est justement attaquer ce que Plutarque a de plus excellent et louable : car en ces comparaisons (qui est la piece plus admirable de ses œuvres et en laquelle, à mon advis, il s’est autant pleu), la fidelité et syncerité de ses jugemens égale leur profondeur et leur pois. C’est un philosophe qui nous apprend la vertu. Voyons si nous le pourrons garentir de ce reproche de prevarication et fauceté. Ce que je puis panser avoir donné occasion à ce jugement, c’est ce grand et esclatant lustre des noms Romains que nous avons en la teste. Il ne nous semble point que Demosthenes puisse égaler la gloire d’un consul, proconsul et questeur de cette grande republique. Mais qui considerera la verité de la chose et les hommes en eux mesmes, à quoy Plutarque a plus visé, et à balancer leurs meurs, leurs naturels, leur suffisance que leur fortune, je pense, au rebours de Bodin, que Ciceron et le vieux Caton en doivent de reste à leurs compaignons. Pour son dessein, j’eusse plustost choisi l’exemple du jeune Caton comparé à Phocion : car, en ce païr, il se trouveroit une plus vray-semblable disparité à l’advantage du Romain. Quand à Marcellus, Sylla et Pompeius, je voy bien que leurs exploits de guerre sont plus enflez, glorieux et pompeus que ceux des Grecs que Plutarque leur apparie ; mais les actions les plus belles et vertueuses, non plus en la guerre qu’ailleurs, ne sont pas tousjours les plus fameuses. Je voy souvent des noms de capitaines estouffez soubs la splendeur d’autres noms de moins de merite : tesmoin Labienus, Ventidius, Telesinus et plusieurs autres. Et, à le prendre par là, si j’avois à me plaindre pour les Grecs, pourrois-je pas dire que beaucoup moins est Camillus comparable à Themistocles, les Gracches à Agis et Cleomenes, Numa à Licurgus ? Mais c’est folie de vouloir juger d’un traict les choses à tant de visages. Quand Plutarque les compare, il ne les égale pas pourtant. Qui plus disertement et conscientieusement pourroit remarquer leurs differences ? Vient-il à parangonner les victoires, les exploits d’armes, la puissance des armées conduites par Pompeius, et ses triumphes, avec ceux d’Agesilaus : Je ne croy pas, dit-il, que Xenophon mesme, s’il estoit vivant, encore qu’on luy ait concédé d’écrire tout ce qu’il a voulu à l’advantage d’Agesilaus, osast le mettre en comparaison. Parle-il de conferer Lisander à Sylla : Il n’y a, dit-il, point de comparaison, ny en nombre de victoires, ny en hazard de batailles : car Lisander ne gaigna seulement que deux batailles navales, etc. Cela, ce n’est rien desrober aux Romains : pour les avoir simplement presentez aux Grecs, il ne leur peut avoir fait injure, quelque disparité qui y puisse estre ; et Plutarque ne les contrepoise pas entiers ; il n’y a en gros aucune preference : il apparie les pieces et les circonstances, l’une apres l’autre, et les juge separément. Parquoy, si on le vouloit convaincre de faveur, il falloit en esplucher quelque jugement particulier, ou dire en general qu’il auroit failly d’assortir tel Grec à tel Romain : d’autant qu’il y en auroit d’autres plus correspondans pour les apparier, et se rapportans mieux.


L’histoire de Spurina
Chap. XXXIII.



LA philosophie ne pense pas avoir mal employé ses moyens quand elle a rendu à la raison la souveraine maistrise de nostre ame et l’authorité de tenir en bride nos appetits. Entre lesquels ceux qui jugent qu’il n’en y a point de plus violens que ceux que l’amour engendre, ont cela pour leur opinion, qu’ils tiennent au corps et à l’ame, et que tout l’homme en est possedé : en maniere que la santé mesme en depend, et est la medecine par fois contrainte de leur servir de maquerellage. Mais, au contraire, on pourroit aussi dire que le meslange du corps y apporte du rabais et de l’affoiblissement : car tels desirs sont subjects à satieté et capables de remedes materiels. Plusieurs, ayans voulu delivrer leurs ames des alarmes continuelles que leur donnoit cet appetit, se sont servis d’incision et destranchement des parties esmeues et alterées. D’autres en ont du tout abatu la force et l’ardeur par frequente application de choses froides, comme de neige et de vinaigre. Les haires de nos aieuls estoient de cet usage ; c’est une matiere tissue de poil de cheval, dequoy les uns d’entr’eux faisoient des chemises, et d’autres des ceintures à geéner leurs reins. Un prince me disoit, il n’y a pas long temps, que pendant sa jeunesse, un jour de feste solemne, en la court du Roy François premier, où tout le monde estoit paré, il luy print envie de se vestir de la haire, qui est encore chez luy, de monsieur son pere ; mais, quelque devotion qu’il eust, qu’il ne sceut avoir la patience d’attendre la nuict pour se despouiller, et en fut long temps malade, adjoustant qu’il ne pensoit pas qu’il y eust chaleur de jeunesse si aspre que l’usage de cette recepte ne peut amortir : toutesfois à l’advanture ne les a-il pas essayées les plus cuisantes ; car l’experience nous faict voir qu’une telle esmotion se maintient bien souvent soubs des habits rudes et marmiteux, et que les haires ne rendent pas tousjours heres ceux qui les portent. Xenocrates y proceda plus rigoureusement : car ses disciples, pour essayer sa continence, luy ayant fourré dans son lict Laïs, cette belle et fameuse courtisane, toute nue, sauf les armes de sa beauté et folastres apasts, ses philtres, sentant qu’en despit de ses discours et de ses regles, le corps, revesche, commençoit à se mutiner, il se fit brusler les membres qui avoient presté l’oreille à cette rebellion. Là où les passions qui sont toutes en l’ame, comme l’ambition, l’avarice et autres, donnent bien plus à faire à la raison : car elle n’y peut estre secourue que de ses propres moyens, ny ne sont ces appetits-là capables de satieté, voire ils s’esguisent et augmentent par la jouyssance. Le seul exemple de Julius Caesar peut suffire à nous montrer la disparité de ces appetits, car jamais homme ne fut plus adonné aux plaisirs amoureux. Le soin curieux qu’il avoit de sa personne, en est un tesmoignage, jusques à se servir à cela des moyens les plus lascifs qui fussent lors en usage, comme de se faire pinceter tout le corps et farder de parfums d’une extreme curiosité. Et de soy il estoit beau personnage, blanc, de belle et allegre taille, le visage plein, les yeux bruns et vifs, s’il en faut croire Suetone, car les statues qui se voyent de luy à Rome, ne raportent pas bien par tout à cette peinture. Outre ses femmes, qu’il changea à quatre fois, sans conter les amours de son enfance avec le Roy de Bithynie Nicomedes, il eust le pucelage de cette tant renommée Royne d’Aegipte, Cleopatra, tesmoin le petit Caesarion qui en nasquit. Il fit aussi l’amour à Eunoé, Royne de Mauritanie, et, à Romme, à Posthumia femme de Servius Sulpitius ; à Lollia, de Gabinius ; à Tertulla, de Crassus ; et à Mutia mesme, femme du grand Pompeius : qui fut la cause, disent les historiens Romains, pourquoy son mary la repudia, ce que Plutarque confesse avoir ignoré ; et les Curions pere et fils reprocherent depuis à Pompeius, quand il espousa la fille de Caesar, qu’il se faisoit gendre d’un homme qui l’avoit fait coqu, et que luy-mesme avoit accoustumé appeller Aegisthus. Il entretint, outre tout ce nombre, Servilia, sœur de Caton et mere de Marcus Brutus, dont chacun tient que proceda cette grande affection qu’il portoit à Brutus, par ce qu’il estoit nay en temps auquel il y avoit apparence qu’il fust nay de luy. Ainsi j’ay raison, ce me semble, de le prendre pour homme extremement adonné à cette desbauche et de complexion tres-amoureuse. Mais l’autre passion de l’ambition, dequoy il estoit aussi infiniment blessé, venant à combattre celle là, elle luy fit incontinent perdre place. Me ressouvenant sur ce propos de Mechmet, celuy qui subjugua Constantinople et apporta la finale extermination du nom Grec, je ne sache point ou ces deux passions se trouvent plus egalement balancées : pareillement indefatigable ruffien et soldat. Mais quand en sa vie elles se presentent en concurrence l’une de l’autre, l’ardeur querelleuse gourmande tous-jours l’amoureuse ardeur. Et ceste-cy, encore que ce fust hors sa naturelle saison, ne regaigne pleinement l’authorité souveraine, que quand il se trouva en grande vieillesse, incapable de plus soustenir le faix des guerres. Ce qu’on recite, pour un exemple contraire, de Ladislaus, Roy de Naples, est remerquable, que, bon capitaine, courageux et ambitieux, il se proposoit pour fin principale de son ambition l’execution de sa volupté et jouissance de quelque rare beauté. Sa mort fut de mesme. Ayant rangé par un siege bien poursuivy la ville de Florence si à destroit que les habitans estoient apres à composer de sa victoire, il la leur quita pour veu qu’ils luy livrassent une fille de leur ville, dequoy il avoit ouy parler, de beauté excellente. Force fut de la luy accorder, et garantir la publique ruine par une injure privée. Elle estoit fille d’un medecin fameux de son temps, lequel, se trouvant engagé en si villaine necessité, se resolut à une haute entreprinse. Comme chacun paroit sa fille et l’attournoit d’ornements et joyaux qui la peussent rendre aggreable à ce nouvel amant, luy aussi luy donna un mouchoir exquis en senteur et en ouvrage, duquel elle eust à se servir en leurs premieres approches, meuble qu’elles n’y oublient guere en ces quartiers là. Ce mouchoir, empoisonné selon la capacité de son art, venant à se frotter à ces chairs esmeues et pores ouverts, inspira son venin si promptement, qu’ayant soudain changé leur sueur chaude en froide, ils expirerent entre les bras l’un de l’autre. Je m’en revois à Caesar. Ses plaisirs ne luy firent jamais desrober une seule minute d’heure, ny destourner un pas des occasions qui se presentoient pour son agrandissement. Cette passion regenta en luy si souverainement toutes les autres, et posseda son ame d’une authorité si pleine, qu’elle l’emporta où elle voulut. Certes j’en suis despit quand je considere au demeurant la grandeur de ce personnage et les merveilleuses parties qui estoient en luy, tant de suffisance en toute sorte de sçavoir qu’il n’y a quasi science en quoy il n’ait escrit. Il estoit tel orateur que plusieurs ont preferé son eloquence à celle de Cicero ; et luy-mesmes, à mon advis, n’estimoit luy devoir guere en cette partie ; et ses deux Anticatons, furent principalement escrits pour contre-balancer le bien dire que Cicero avoit employé en son Caton. Au demeurant, fut-il jamais ame si vigilante, si active et si patiente de labeur que la sienne ? et sans doubte encore estoit elle embellie de plusieurs rares semences de vertu, je dy vives, naturelles et non contrefaictes. Il estoit singulierement sobre et si peu delicat en son manger qu’Oppius recite qu’un jour, luy ayant esté presenté à table, en quelque sauce, de l’huyle medeciné au lieu d’huyle simple, il en mangea largement pour ne faire honte à son hoste. Une autre-fois, il fit fouetter son bolenger pour luy avoir servy d’autre pain que celuy du commun. Caton mesme avoit accoustumé de dire de luy que c’estoit le premier homme sobre qui se fut acheminé à la ruyne de son pays. Et quant à ce que ce mesme Caton l’appella un jour yvrongne (cela advint en cette façon. Estans tous deux au Senat, où il se parloit du fait de la conjuration de Catilina, de laquelle Caesar estoit soupçonné, on luy apporta de dehors un brevet à cachetes. Caton, estimant que ce fut quelque chose dequoy les conjurez l’advertissent, le somma de le luy donner ; ce que Caesar fut contraint de faire pour eviter un plus grand soupçon. C’estoit de fortune une lettre amoureuse que Servilia, sœur de Caton, luy escrivoit. Caton, l’ayant leue, la luy rejetta en luy disant : Tien, yvrongne), cela, dis-je, fut plustost un mot de desdain et de colere qu’un expres reproche de ce vice, comme souvent nous injurions ceux qui nous faschent, des premieres injures qui nous viennent à la bouche, quoy qu’elles ne soient nullement deues à ceux à qui nous les attachons. Joinct que ce vice que Caton luy reproche, est merveilleusement voisin de celuy auquel il avoit surpris Caesar : car Venus et Bacchus se conviennent volontiers, à ce que dict le proverbe. Mais, chez moy, Venus est bien plus allegre, accompaignée de la sobrieté. Les exemples de sa douceur et de sa clemence envers ceux qui l’avoient offencé, sont infinis ; je dis outre ceux qu’il donna pendant le temps que la guerre civile estoit encore en son progrés, desquels il fait luy-mesmes assez sentir par ses escris qu’il se servoit pour amadouer ses ennemis et leur faire moins craindre sa future domination et sa victoire. Mais si faut il dire que ces exemples là s’ils ne sont suffisans à nous tesmoigner sa naïve douceur, ils nous montrent au moins une merveilleuse confiance et grandeur de courage en ce personnage. Il luy est advenu souvent de renvoyer des armées toutes entieres à son ennemy apres les avoir vaincues, sans daigner seulement les obliger par serment, sinon de le favoriser, au-moins de se contenir sans luy faire guerre. Il a prins à trois et à quatre fois tels capitaines de Pompeius, et autant de fois remis en liberté. Pompeius declaroit ses ennemis tous ceux qui ne l’accompaignoient à la guerre ; et luy, fit proclamer qu’il tenoit pour amis tous ceux qui ne bougeoient et qui ne s’armoyent effectuellement contre luy. A ceux de ses capitaines qui se desroboient de luy pour aller prendre autre condition, il r’envoioit encore les armes, chevaux et equipage. Les villes qu’il avoit prinses par force, il les laissoit en liberté de suyvre tel party qu’il leur plairoit, ne leur donnant autre garnison que la memoire de sa douceur et clemence. Il deffendit, le jour de sa grande bataille de Pharsale, qu’on ne mit qu’à toute extremité la main sur les citoyens Romains. Voylà des traits bien hazardeux, selon mon jugement ; et n’est pas merveilles si, aux guerres civiles que nous sentons, ceux qui combattent comme luy l’estat ancien de leur pays, n’en imitent l’exemple : ce sont moyens extraordinaires, et qu’il n’appartient qu’à la fortune de Caesar et à son admirable pourvoyance de heureusement conduire. Quand je considere la grandeur incomparable de cette ame, j’excuse la victoire de ne s’estre peu depestrer de luy, voire en cette tres-injuste et tres-inique cause. Pour revenir à sa clemence, nous en avons plusieurs naifs exemples au temps de sa domination, lors que, toutes choses estant reduites en sa main, il n’avoit plus à se feindre. Caius Memmius avoit escrit contre luy des oraisons tres-poignantes, ausquelles il avoit bien aigrement respondu ; si ne laissa-il bien tost apres de aider à le faire Consul. Caius Calvus, qui avoit faict plusieurs epigrammes injurieux contre luy, ayant employé de ses amis pour le reconcilier, Caesar se convia luy mesme à luy escrire le premier. Et nostre bon Catulle, qui l’avoit testonné si rudement sous le nom de Mamurra, s’en estant venu excuser à luy, il le fit ce jour mesme soupper à sa table. Ayant esté adverty d’aucuns qui parloient mal de luy, il n’en fit autre chose que declarer, en une sienne harangue publique, qu’il en estoit adverty. Il craignoit encore moins ses ennemis qu’il ne les haissoit. Aucunes conjurations et assemblées qu’on faisoit contre sa vie luy ayant esté descouvertes, il se contenta de publier par edit qu’elles luy estoient connues, sans autrement en poursuyvre les autheurs. Quant au respect qu’il avoit à ses amis, Caius Oppius voyageant avec luy et se trouvant mal, il luy quitta un seul logis qu’il y avoit, et coucha toute la nuict sur la dure et au descouvert. Quant à sa justice, il fit mourir un sien serviteur qu’il aimoit singulierement, pour avoir couché avecques la femme d’un chevalier Romain, quoy que personne ne s’en plaignit. Jamais homme n’apporta ny plus de moderation en sa victoire, ny plus de resolution en la fortune contraire. Mais toutes ces belles inclinations furent alterées et estouffées par cette furieuse passion ambitieuse, à laquelle il se laissa si fort emporter qu’on peut aisément maintenir qu’elle tenoit le timon et le gouvernail de toutes ses actions. D’un homme liberal elle en rendit un voleur publique pour fournir à cette profusion et largesse, et luy fit dire ce vilain et tres-injuste mot, que si les plus meschans et perdus hommes du monde luy avoient esté fidelles au service de son agrandissement, il les cheriroit et avanceroit de son pouvoir aussi bien que les plus gens de bien ; l’enyvra d’une vanité si extreme qu’il osoit se vanter en presence de ses concitoyens d’avoir rendu cette grande Republique Romaine un nom sans forme et sans corps, et dire que ses responces devoient meshuy servir de loix, et recevoir assis le corps du Senat venant vers luy, et souffrir qu’on l’adorat et qu’on luy fit en sa presence des honneurs divins. Somme, ce seul vice, à mon advis, perdit en luy le plus beau et le plus riche naturel qui fut onques, et a rendu sa memoire abominable à tous les gens de bien, pour avoir voulu chercher sa gloire de la ruyne de son pays et subversion de la plus puissante et fleurissante chose publique que le monde verra jamais. Il se pourroit bien, au contraire, trouver plusieurs exemples de grands personnages ausquels la volupté a faict oublier la conduicte de leurs affaires, comme Marcus Antonius et autres ; mais où l’amour et l’ambition seroient en égale balance et viendroient à se chocquer de forces pareilles, je ne fay aucun doubte que cette-cy ne gaignast le pris de la maistrise. Or, pour me remettre sur mes brisées, c’est beaucoup de pouvoir brider nos appetits par le discours de la raison, ou de forcer nos membres, par violence, à se tenir en leur devoir ; mais de nous foitter pour l’interest de nos voisins, de non seulement nous deffaire de cette douce passion qui nous chatouille, du plaisir que nous sentons de nous voir aggreables à autruy et aymez et recherchez d’un chascun, mais encore de prendre en haine et à contre-cœur nos graces qui en sont cause, et de condamner nostre beauté par ce que quelque autre s’en eschauffe, je n’en ay veu guere d’exemples. Cettuy-cy en est : Spurina, jeune homme de la Toscane,

Qualis gemma micat, fulvum quae dividit aurum,
Aut collo decus aut capiti, vel quale, per artem
Inclusum buxo aut Oricia terebintho,
Lucet ebur,

estant doué d’une singuliere beauté, et si excessive que les yeux plus continents ne pouvoient en souffrir l’esclat continemment, ne se contentant point de laisser sans secours tant de fiévre et de feu qu’il alloit attisant par tout, entra en furieux despit contre soy-mesmes et contre ces riches presens que nature luy avoit faits, comme si on se devoit prendre à eux de la faute d’autruy, et détailla et troubla, à force de playes qu’il se fit à escient et de cicatrices, la parfaicte proportion et ordonnance que nature avoit si curieusement observée en son visage. Pour en dire mon advis, j’admire telles actions plus que je ne les honnore : ces excez sont ennemis de mes regles. Le dessein en fut beau et consciencieux, mais, à mon advis, un peu manque de prudence. Quoy ? si sa laideur servit depuis à en jetter d’autres au peché de mespris et de haine ou d’envie pour la gloire d’une si rare recommandation, ou de calomnie, interpretant cette humeur à une forcenée ambition. Y a il quelque forme de laquelle le vice ne tire, s’il veut, occasion à s’exercer en quelque maniere ? Il estoit plus juste et aussi plus glorieux qu’il fist de ces dons de Dieu un subject de vertu examplaire et de reglement. Ceux qui se desrobent aux offices communs et à ce nombre infiny de regles espineuses à tant de visages qui lient un homme d’exacte preud’hommie en la vie civile, font, à mon gré, une belle espargne, quelque pointe d’aspreté peculiere qu’ils s’enjoignent. C’est aucunement mourir pour fuir la peine de bien vivre. Ils peuvent avoir autre pris ; mais le pris de la difficulté, il ne m’a jamais semblé qu’ils l’eussent, ny qu’en malaisance, il y ait rien au delà de se tenir droit emmy les flots de la presse du monde, respondant et satisfaisant loyalement à tous les membres de sa charge. Il est à l’adventure plus facile de se passer nettement de tout le sexe, que de se maintenir deuement de tout point en la compaignie de sa femme ; et a l’on de quoy couler plus incurieusement en la pauvreté qu’en l’abondance justement dispensée : l’usage conduict selon raison a plus d’aspreté que n’a l’abstinence. La moderation est vertu bien plus affaireuse que n’est la souffrance. Le bien vivre du jeune Scipion a mille façons ; le bien vivre de Diogenes n’en a qu’une. Cette-cy surpasse d’autant en innocence les vies ordinaires, comme les exquises et accomplies la surpassent en utilité et en force.


Observations sur les moyens de faire la guerre de Julius Cæsar.
Chap. XXXIIII.



ON recite de plusieurs chefs de guerre, qu’ils ont eu certains livres en particuliere recommandation : comme le grand Alexandre, Homere : Scipion l’Aphricain, Xenophon ; Marcus Brutus, Polybius ; Charles cinquiesme, Philippe de Comines ; et dit-on, de ce temps, que Machiavel est encores ailleurs en credit ; mais le feu Mareschal Strossy, qui avoit pris Caesar pour sa part, avoit sans doubte bien mieux choisi : car, à la verité, ce devroit estre le breviaire de tout homme de guerre, comme estant le vray et souverain patron de l’art militaire. Et Dieu sçait encore de quelle grace et de quelle beauté il a fardé cette riche matiere, d’une façon de dire si pure, si delicate et si parfaicte, que, à mon goust, il n’y a aucuns escrits au monde qui puissent estre comparables aux siens en cette partie. Je veux icy enregistrer certains traicts particuliers et rares, sur le faict de ses guerres, qui me sont demeurez en memoire. Son armée estant en quelque effroy pour le bruit qui couroit des grandes forces que menoit contre lui le Roy Juba, au lieu de rabatre l’opinion que ses soldats en avoyent prise et appetisser les moyens de son ennemy, les ayant faict assembler pour les r’asseurer et leur donner courage, il print une voye toute contraire à celle que nous avons accoustumé : car il leur dit qu’ils ne se missent plus en peine de s’enquerir des forces que menoit l’ennemy, et qu’il en avoit eu bien certain advertissement ; et lors il leur en fit le nombre surpassant de beaucoup et la vérité et la renommée qui en couroit en son armée, suyvant ce que conseille Cyrus en Xenophon ; d’autant que la tromperie n’est pas si grande de trouver les ennemis par effet plus foybles qu’on n’avoit esperé, que, les ayant jugez foybles par reputation, les trouver apres à la verité bien forts. Il accoustumoit sur tout ses soldats à obeyr simplement, sans se mesler de contreroller ou parler des desseins de leur capitaine, lesquels il ne leur communiquoit que sur le point de l’execution ; et prenoit plaisir, s’ils en avoyent descouvert quelque chose, de changer sur le champ d’advis pour les tromper ; et souvent, pour cet effect, ayant assigné un logis en quelque lieu, il passoit outre et alongeoit la journée, notamment s’il faisoit mauvais temps et pluvieux. Les Souisses, au commencement de ses guerres de Gaule, ayans envoyé vers luy pour leur donner passage au travers des terres des Romains, estant deliberé de les empescher par force, il leur contrefit toutes-fois un bon visage, et print quelques jours de delay à leur faire responce, pour se servir de ce loisir à assembler son armée. Ces pauvres gens ne sçavoyent pas combien il estoit excellent mesnager du temps : car il redit maintes-fois que c’est la plus souveraine partie d’un capitaine que la science de prendre au point les occasions, et la diligence, qui est en ses exploits à la verité inouye et incroyable. S’il n’estoit guiere conscientieux en cela, de prendre advantage sur son ennemy sous couleur d’un traité d’accord, il l’estoit aussi peu en ce qu’il ne requeroit en ses soldats autre vertu que la vaillance, ny ne punissoit guiere autres vices que la mutination et la desobeïssance. Souvent, apres ses victoires, il leur lachoit la bride à toute licence, les dispensant pour quelque temps des regles de la discipline militaire, adjoutant à cela qu’il avoit des soldats si bien creez que, tous perfumez et musquez, ils ne laissoient pas d’aller furieusement au combat. De vray, il aymoit qu’ils fussent richement armez, et leur faisoit porter des harnois gravez, dorez et argentez, afin que le soing de la conservation de leurs armes les rendit plus aspres à se defendre. Parlant à eux, il les appelloit du nom de compaignons, que nous usons encore : ce qu’Auguste, son successeur, reforma, estimant qu’il l’avoit fait pour la necessité de ses affaires et pour flater le cœur de ceux qui ne le suyvoient que volontairement ;

Rheni mihi Caesar in undis
Dux erat, hic socius : facinus quos inquinat, aequat ; .

mais que cette façon estoit trop rabaissée pour la dignité d’un Empereur et general d’armée, et remit en train de les appeller seulement soldats. A cette courtoisie Caesar mesloit toutes-fois une grande severité à les reprimer. La neufiesme legion s’estant mutinée au pres de Plaisance, il la cassa avec ignominie, quoy que Pompeius fut lors encore en pieds, et ne la reçeut en grace qu’avec plusieurs supplications. Il les rapaisoit plus par authorité et par audace, que par douceur. Là où il parle de son passage de la riviere du Rhin vers l’Alemaigne, il dit qu’estimant indigne de l’honneur du peuple Romain qu’il passast son armée à navires, il fit dresser un pont afin qu’il passat à pied ferme. Ce fut là qu’il batist ce pont admirable dequoy il dechifre particulierement la fabrique : car il ne s’arreste si volontiers en nul endroit de ses faits, qu’à nous representer la subtilité de ses inventions en telle sorte d’ouvrages de main. J’y ay aussi remarqué cela, qu’il fait grand cas de ses exhortations aux soldats avant le combat : car, où il veut montrer avoir esté surpris ou pressé, il allegue tousjours cela, qu’il n’eust pas seulement loysir de haranguer son armée. Avant cette grande bataille contre ceux de Tournay : Caesar, dict-il, ayant ordonné du reste, courut soudainement où la fortune le porta, pour enhorter ses gens ; et rencontrant la dixiesme legion, il n’eust loisir de leur dire, sinon qu’ils eussent souvenance de leur vertu accoustumée, qu’ils ne s’estonnassent point et soustinsent hardiment l’effort des adversaires ; et par ce que l’ennemy estoit des-jà approché à un jet de trait, il donna le signe de la bataille ; et de là estant passé soudainement ailleurs pour en encourager d’autres, il trouva qu’ils estoyent des-jà aux prises. Voylà ce qu’il en dict en ce lieu là. De vray, sa langue luy a fait en plusieurs lieux de bien notables services ; et estoit, de son temps mesme, son eloquence militaire en telle recommendation que plusieurs en son armée recueilloyent ses harangues ; et par ce moyen il en fut assemblé des volumes qui ont duré long temps apres luy. Son parler avoit des graces particulieres, si que ses familiers, et, entre autres, Auguste, oyant reciter ce qui en avoit esté recueilli, reconnoissoit jusques aux phrases et aux mots ce qui n’estoit pas du sien. La premiere fois qu’il sortit de Rome avec charge publique, il arriva en huit jours à la riviere du Rhone, ayant dans sa coche devant luy un secretaire ou deux qui escrivoyent sans cesse, et derriere luy celuy qui portoit son espée. Et certes, quand on ne feroit qu’aler, à peine pourroit on atteindre à cette promptitude dequoy, tousjours victorieux, ayant laissé la Gaule et suyvant Pompeius à Brindes, il subjuga l’Italie en dix-huict jours, revint de Brindes à Rome ; de Rome il s’en alla au fin fonds de l’Espaigne, où il passa des difficultez extremes en la guerre contre Affranius et Petreius, et au long siege de Marseille. De là il s’en retourna en la Macedoine, battit l’armée Romaine à Pharsale, passa de là, suyvant Pompeius, en Aegypte, laquelle il subjuga ; d’Aegypte il vint en Syrie et au pays du Pont où il combatit Pharnaces ; de là en Afrique, où il deffit Scipion et Juba, et rebroussa encore par l’Italie en Espaigne, où il deffit les enfans de Pompeius,

Ocior et coeli flammis et tigride foeta.
Ac veluti montis saxum de vertice praeceps
Cum ruit avulsum vento, seu turbidus imber
Proluit, aut annis solvit sublapsa vetustas,
Fertur in abruptum magno mons improbus actu,
Exultatque solo, silvas, armenta virosque
Involvens secum.

Parlant du siege d’Avaricum, il dit que c’estoit sa coustume de se tenir nuict et jour pres des ouvriers, qu’il avoit en besoigne. En toutes entreprises de consequence, il faisoit tousjours la descouverte luy mesme, et ne passa jamais son armée en lieu qu’il n’eut premierement reconnu. Et, si nous croyons Suetone, quand il fit l’entreprise de trajetter en Angleterre il fut le premier à sonder le gué. Il avoit accoustumé de dire qu’il aimoit mieux la victoire qui se conduisoit par conseil, que par force. Et, en la guerre contre Petreius et Afranius, la fortune luy presentant une bien apparante occasion d’advantage, il la refusa, dit-il, esperant avec un peu plus de longueur, mais moins de hazard, venir à bout de ses ennemis. Il fit aussi là un merveilleux traict, de commander à tout son ost de passer à nage la riviere sans aucune necessité,

rapuitque ruens in praelia miles,
Quod fugiens timuisset, iter ; mox uda receptis
Membra fovent armis, gelidosque a gurgite, cursu
Restituunt artus.

Je le trouve un peu plus retenu et consideré en ses entreprinses qu’Alexandre : car cettuy-cy semble rechercher et courir à force les dangiers, comme un impetueux torrent qui choque et attaque sans discretion et sans chois tout ce qu’il rencontre :

Sic tauri-formis volvitur Aufidus,
Qui Regna Dauni perfluit Appuli,
Dum saevit, horrendamque cultis
Diluviem meditatur agris.

Aussi estoit-il embesoigné en la fleur et premiere chaleur de son aage, là où Caesar s’y print estant des-jà meur et bien avancé. Outre ce qu’Alexandre estoit d’une temperature plus sanguine, colere et ardente, et si esmouvoit encore cette humeur par le vin, duquel Caesar estoit tres-abstinent : mais où les occasions de la necessité se presentoyent et où la chose le requeroit, il ne fut jamais homme faisant meilleur marché de sa personne. Quant à moy, il me semble lire en plusieurs de ses exploits une certaine resolution de se perdre, pour fuyr la honte d’estre vaincu. En cette grande bataille qu’il eut contre ceux de Tournay, il courut se presenter à la teste des ennemis sans bouclier, comme il se trouva, voyant la pointe de son armée s’esbranler : ce qui luy est advenu plusieurs autres-fois. Oyant dire que ses gens estoyent assiegez, il passa desguisé au travers l’armée ennemie pour les aller fortifier de sa presence. Ayant trajecté à Dirrachium avec bien petites forces, et voyant que le reste de son armée, qu’il avoit laissée à conduire à Antonius, tardoit à le suivre, il entreprit luy seul de repasser la mer par une tres-grande tormente, et se desroba pour aller reprendre luy mesme le reste de ses forces, les ports de delà et toute la mer estant saisie par Pompeius. Et quant aux entreprises qu’il a faites à main armée, il y en a plusieurs qui surpassent en hazard tout discours de raison militaire : car avec combien foibles moyens entreprint-il de subjuguer le Royaume d’Aegypte, et, depuis, d’aller attaquer les forces de Scipion et de Juba, de dix parts plus grandes que les siennes ? Ces gens là ont eu je ne sçay quelle plus qu’humaine confiance de leur fortune. Et disoit-il qu’il failloit executer, non pas consulter, les hautes entreprises. Apres la bataille de Pharsale, ayant envoyé son armée devant en Asie, et passant avec un seul vaisseau le destroit de l’Helespont, il rencontra en mer Lucius Cassius avec dix gros navires de guerre ; il eut le courage non seulement de l’attendre, mais de tirer droit vers luy et le sommer de se rendre ; et en vint à bout. Ayant entrepris ce furieux siege d’Alexia, où il y avoit quatre vints mille hommes de deffence, toute la Gaule s’estant eslevée pour luy courre sus et lever le siege, et dressé une armée de cent neuf mille chevaux et de deux cens quarante mille hommes de pied, quelle hardiesse et maniacle confiance fut ce de n’en vouloir abandonner son entreprise et se resoudre à deux si grandes difficultez ensemble ? Lesquelles toutesfois il soustint ; et, apres avoir gaigné cette grande bataille contre ceux de dehors, rengea bien tost à sa mercy ceux qu’il tenoit enfermez. Il en advint autant à Lucullus au siege de Tigranocerta contre le Roy Tigranes, mais d’une condition dispareille, veu la mollesse des ennemis à qui Lucullus avoit affaire. Je veux icy remarquer deux rares evenemens et extraordinaires sur le fait de ce siege d’Alexia : l’un, que les Gaulois, s’assemblans pour venir trouver là Caesar, ayans faict denombrement de toutes leurs forces, resolurent en leur conseil de retrancher une bonne partie de cette grande multitude, de peur qu’ils n’en tombassent en confusion. Cet exemple est nouveau de craindre à estre trop ; mais, à le bien prendre, il est vray-semblable que le corps d’une armée doit avoir une grandeur moderée et reglée à certaines bornes, soit pour la difficulté de la nourrir, soit pour la difficulté de la conduire et tenir en ordre. Au-moins seroit il bien aisé à verifier, par exemple, que ces armées monstrueuses en nombre n’ont guere rien fait qui vaille. Suivant le dire de Cyrus en Xenophon, que ce n’est pas le nombre des hommes, ains le nombre des bons hommes, qui faict l’advantage, le demeurant servant plus de destourbier que de secours. Et Bajazet print le principal fondement à sa resolution de livrer journée à Tamburlan, contre l’advis de tous ses capitaines, sur ce que le nombre innombrable des hommes de son ennemy lui donnoit certaine esperance de confusion. Scanderberch, bon juge et tres expert, avoit accoustumé de dire que dix ou douze mille combattans fideles devoient baster à un suffisant chef de guerre pour garantir sa reputation en toute sorte de besoin militaire. L’autre point, qui semble estre contraire et à l’usage et à la raison de la guerre, c’est que Vercingentorix, qui estoit nommé chef et general de toutes les parties des Gaules revoltées, print party de s’aller enfermer dans Alexia. Car celuy qui commande à tout un pays ne se doit jamais engager qu’au cas de cette extremité qu’il y alat de sa derniere place et qu’il n’y eut rien plus à esperer qu’en la deffence d’icelle ; autrement il se doit tenir libre, pour avoir moyen de pourvoir en general à toutes les parties de son gouvernement. Pour revenir à Caesar, il devint, avec le temps, un peu plus tardif et plus consideré, comme tesmoigne son familier Oppius : estimant qu’il ne devoit aysement hazarder l’honneur de tant de victoires, lequel une seule defortune luy pourroit faire perdre. C’est ce que disent les Italiens, quand ils veulent reprocher cette hardiesse temeraire qui se void aux jeunes gens, les nommant necessiteux d’honneur, bisognosi d’honore, et qu’estant encore en cette grande faim et disete de reputation, ils ont raison de la chercher à quelque pris que ce soit, ce que ne doivent pas faire ceux qui en ont desjà acquis à suffisance. Il y peut avoir quelque juste moderation en ce desir de gloire, et quelque sacieté en cet appetit, comme aux autres ; assez de gens le practiquent ainsi. Il estoit bien esloigné de cette religion des anciens Romains, qui ne se vouloyent prevaloir en leurs guerres que de la vertu simple et nayfve ; mais encore y apportoit il plus de conscience que nous ne ferions à cette heure, et n’approuvoit pas toutes sortes de moyens pour acquerir la victoire. En la guerre contre Ariovistus, estant à parlementer avec luy, il y survint quelque remuement entre les deux armées, qui commença par la faute des gens de cheval d’Ariovistus ; sur ce tumulte, Caesar se trouva avoir fort grand advantage sur ses ennemis ; toutesfois il ne s’en voulut point prevaloir, de peur qu’on luy peut reprocher d’y avoir procedé de mauvaise foy. Il avoit accoustumé de porter un accoustrement riche au combat et de couleur esclatante pour se faire remarquer. Il tenoit la bride plus estroite à ses soldats, et les tenoit plus de court ? estant pres des ennemis. Quand les anciens Grecs vouloyent accuser quelqu’un d’extreme insuffisance, ils disoyent en commun proverbe qu’il ne sçavoit ny lire ny nager. Il avoit cette mesme opinion, que la science de nager estoit tres-utile à la guerre, et en tira plusieurs commoditez : s’il avoit à faire diligence, il franchissoit ordinairement à nage les rivieres qu’il rencontroit, car il aymoit à voyager à pied comme le grand Alexandre. En Aegypte, ayant esté forcé, pour se sauver, de se mettre dans un petit bateau, et tant de gens s’y estant lancez quant et luy qu’il estoit en danger d’aller à fons, il ayma mieux se jetter en la mer et gaigna sa flote à nage, qui estoit plus de deux cents pas de là, tenant en sa main gauche ses tablettes hors de l’eau et trainant à belles dents sa cotte d’armes, afin que l’ennemy n’en jouyt, estant des-jà bien avancé sur l’eage. Jamais chef de guerre n’eust tant de creance sur ses soldats : au commancement de ses guerres civiles, les centeniers luy offrirent de soudoyer, chacun sur sa bourse, un homme d’armes ; et les gens de pied, de le servir à leurs despens, ceux qui estoyent plus aysez entreprenants encore à deffrayer les plus necessiteux. Feu monsieur l’Admiral de Chatillon nous fit veoir dernierement un pareil cas en nos guerres civiles, car les François de son armée fournissoient de leurs bourses au payement des estrangers qui l’accompaignoient ; il ne se trouveroit guiere d’exemples d’affection si ardente et si preste parmy ceux qui marchent dans le vieux train, soubs l’ancienne police des loix. La passion nous commande bien plus vivement que la raison. Il est pourtant advenu, en la guerre contre Annibal, qu’à l’exemple de la liberalité du peuple Romain en la ville, les gendarmes et Capitaines refusarent leur paye ; et appelloit on au camp de Marcellus mercenaires ceux qui en prenoient. Ayant eu du pire aupres de Dirrachium, ses soldats se vindrent d’eux mesmes offrir à estre chastiez et punis, de façon qu’il eust plus à les consoler qu’à les tencer. Une sienne seule cohorte soustint quatre legions de Pompeius plus de quatre heures, jusques à ce qu’elle fut quasi toute deffaicte à coups de trait ; et se trouva dans la trenchée cent trente mille flesches. Un soldat nommé Scaeva, qui commandoit à une des entrées, s’y maintint invincible, ayant un œil crevé, une espaule et une cuisse percées, et son escu faucé en deux cens trente lieux. Il est advenu à plusieurs de ses soldats pris prisonniers d’accepter plustost la mort que de vouloir promettre de prendre autre party. Granius Petronius pris par Scipion en Affrique, Scipion, ayant faict mourir ses compaignons, luy manda qu’il luy donnoit la vie, car il estoit homme de reng et questeur. Petronius respondit que les soldats de Caesar avoient accoustumé de donner la vie aux autres, non la recevoir ; et se tua tout soudain de sa main propre. Il y a infinis exemples de leur fidelité : il ne faut pas oublier le traict de ceux qui furent assiegez à Salone, ville partizane pour Caesar contre Pompeius, pour un rare accident qui y advint. Marcus Octavius les tenoit assiegez ; ceux de dedans estans reduits en extreme necessité de toutes choses, en maniere que, pour supplier au deffaut qu’ils avoient d’hommes, la plus part d’entre eux y estans morts et blessez, ils avoient mis en liberté tous leurs esclaves, et pour le service de leurs engins avoient esté contraints de coupper les cheveux de toutes les femmes pour en faire des cordes, outre une merveilleuse disette de vivres, et ce neant moins resolus de jamais ne se rendre. Apres avoir trainé ce siege en grande longueur, d’où Octavius estoit devenu plus nonchalant et moins attentif à son entreprinse, ils choisirent un jour sur le midy, et, ayant rangé les femmes et les enfans sur leurs murailles pour faire bonne mine, sortirent en telle furie sur les assiegeans qu’ayant enfoncé le premier, le second et tiers corps de garde, et le quatriesme et puis le reste, et ayant fait du tout abandonner les tranchées, les chasserent jusques dans les navires ; et Octavius mesmes se sauva à Dyrrachium, où estoit Pompeius. Je n’ay point memoire pour cett’heure d’avoir veu aucun autre exemple où les assiegez battent en gros les assiegeans et gaignent la maistrise de la campaigne, ny qu’une sortie ait tiré en consequence une pure et entiere victoire de bataille.


De trois bonnes femmes.
Chap. XXXV.



IL n’en est pas à douzaines, comme chacun sçait, et notamment aux devoirs de mariage : car c’est un marché plein de tant d’espineuses circonstances qu’il est malaisé que la volonté d’une femme s’y maintienne entiere long temps. Les hommes, quoy qu’ils y soient avec un peu meilleure condition, y ont prou affaire. La touche d’un bon mariage, et sa vraye preuve, regarde le temps que la societé dure : si elle a esté constamment douce, loyalle et commode. En nostre siecle, elles reservent plus communéement à estaller leurs bons offices et la vehemence de leur affection envers leurs maris perdus ; cherchent au moins lors à donner tesmoignage de leur bonne volonté. Tardif tesmoignage et hors de saison. Elles preuvent plustost par là qu’elles ne les aiment que morts. La vie est plaine de combustion ; le trespas, d’amour et de courtoisie. Comme les peres cachent l’affection envers leurs enfans, elles volontiers, de mesmes, cachent la leur envers le mary pour maintenir un honneste respect. Ce mistere n’est pas de mon goust : elles ont beau s’escheveler et esgratigner, je m’en vois à l’oreille d’une femme de chambre et d’un secretaire : Comment estoient-ils ? Comment ont-ils vescu ensemble ? Il me souvient tousjours de ce bon mot : jactantius moerent, quae minus dolent. Leur rechigner est odieux aux vivans et vain aux morts. Nous dispenserons volontiers qu’on rie apres, pourveu qu’on nous rie pendant la vie. Est ce pas de quoy resusciter de despit, qui m’aura craché au nez pendant que j’estoy, me vienne froter les pieds quand je commence à n’estre plus. S’il y a quelque honneur à pleurer les maris, il n’appartient qu’à celles qui leur ont ry : celles qui ont pleuré en la vie, qu’elles rient en la mort, au dehors comme au dedans. Aussi ne regardez pas à ces yeux moites et à cette piteuse voix ; regardez ce port, ce teinct et l’embonpoinct de ces joues soubs ces grands voiles : c’est par-là qu’elle parle françois. Il en est peu de qui la santé n’aille en amendant, qualité qui ne sçait pas mentir. Cette ceremonieuse contenance ne regarde pas tant derriere soy que devant ; c’est acquest plus que payement. En mon enfance, une honneste et tres-belle dame, qui vit encores, vefve d’un prince, avoit je ne sçay quoy plus en sa parure qu’il n’est permis par les loix de nostre vefvage ; à ceux qui le lui reprochoient : C’est, disoit elle, que je ne practique plus de nouvelles amitiez, et suis hors de volonté de me remarier. Pour ne disconvenir du tout à nostre usage, j’ay icy choisy trois femmes qui ont aussi employé l’effort de leur bonté et affection autour la mort de leurs maris ; ce sont pourtant exemples un peu autres, et si pressans qu’ils tirent hardiment la vie en consequence. Pline le jeune avoit, pres d’une sienne maison, en Italie, un voisin merveilleusement tourmenté de quelques ulceres qui luy estoient survenus és parties honteuses. Sa femme, le voyant si longuement languir, le pria de permettre qu’elle veit à loisir et de pres l’estat de son mal, et qu’elle luy diroit plus franchement que aucun autre ce qu’il avoit à en esperer. Apres avoir obtenu cela de luy et l’avoir curieusement consideré, elle trouva qu’il estoit impossible qu’il en peut guerir, et que tout ce qu’il avoit à attandre, c’estoit de trainer fort long temps une vie doloureuse et languissante : si luy conseilla, pour le plus seur et souverain remede, de se tuer ; et le trouvant un peu mol à une si rude entreprise : Ne pense point, luy dit elle, mon amy, que les douleurs que je te voy souffrir, ne me touchent autant qu’à toy, et que, pour m’en delivrer, je ne me veuille servir moy-mesme de cette medecine que je t’ordonne. Je te veux accompaigner à la guerison comme j’ay fait à la maladie : oste cette crainte, et pense que nous n’aurons que plaisir en ce passage qui nous doit delivrer de tels tourmens : nous nous en irons heureusement ensemble. Cela dit, et ayant rechauffé le courage de son mary, elle resolut qu’ils se precipiteroient en la mer par une fenestre de leur logis qui y respondoit. Et pour maintenir jusques à sa fin cette loyale et vehemente affection dequoy elle l’avoit embrassé pendant sa vie, elle voulut encore qu’il mourust entre ses bras ; mais, de peur qu’ils ne luy faillissent et que les estraintes de ses enlassemens ne vinssent à se relascher par la cheute et la crainte, elle se fit lier et attacher bien estroittement avec luy par le faux du corps, et abandonna ainsi sa vie pour le repos de celle de son mary. Celle-là estoit de bas lieu ; et parmy telle condition de gens il n’est pas si nouveau d’y voir quelque traict de rare bonté,

extrema per illos
Justitia excedens terris vestigia fecit.

Les autres deux sont nobles et riches, où les exemples de vertu se logent rarement. Arria, femme de Cecinna Paetus, personnage consulaire, fut mere d’un’autre Arria, femme de Thrasea Paetus, celuy duquel la vertu fut tant renommée du temps de Neron, et, par le moyen de ce gendre, mere-grand de Fannia, car la ressemblance des noms de ces hommes et femmes et de leurs fortunes en a fait mesconter plusieurs. Cette premiere Arria, Cecinna Paetus, son mary, ayant esté prins prisonnier par les gens de l’Empereur Claudius, apres la deffaicte de Scribonianus, duquel il avoit suivy le party, supplia ceux qui l’en amenoient prisonnier à Rome, de la recevoir dans leur navire, où elle leur seroit de beaucoup moins de despence et d’incommodité qu’un nombre de personnes qu’il leur faudroit pour le service de son mary, et qu’elle seule fourniroit à sa chambre, à sa cuisine et à tous autres offices. Ils l’en refuserent ; et elle, s’estant jettée dans un bateau de pécheur qu’elle loua sur le champ, le suyvit en cette sorte depuis la Sclavonie. Comme ils furent à Rome, un jour, en presence de l’Empereur, Junia, vefve de Scribonianus, s’estant accostée d’elle familierement pour la societé de leurs fortunes, elle la repoussa rudement avec ces paroles : Moy, dit-elle, que je parle à toy, ny que je t’escoute, toy au giron de laquelle Scribonianus fut tué ? et tu vis encore’Ces paroles, avec plusieurs autres signes, firent sentir à ses parents qu’elle estoit pour se deffaire elle-mesme, impatiente de supporter la fortune de son mary. Et Thrasea, son gendre, la suppliant sur ce propos de ne se vouloir perdre, et luy disant ainsi : Quoy ! si je courois pareille fortune à celle de Caecinna, voudriez vous que ma femme, vostre fille, en fit de mesme ? --Comment donq ? si je le voudrois ? respondit-elle : ouy, ouy, je le voudrois, si elle avoit vescu aussi long temps et d’aussi bon accord avec toy que j’ay faict avec mon mary. Ces responces augmentoient le soing qu’on avoit d’elle, et faisoient qu’on regardoit de plus pres à ses deportemens. Un jour, apres avoir dict à ceux qui la gardoient : Vous avez beau faire, vous me pouvez bien faire plus mal mourir, mais de me garder de mourir, vous ne sçauriez, s’eslançant furieusement d’une chaire où elle estoit assise, s’alla de toute sa force chocquer la teste contre la paroy voisine ; duquel coup estant cheute de son long esvanouye et fort blessée, apres qu’on l’eut à toute peine faite revenir : Je vous disois bien, dit-elle, que si vous me refusiez quelque façon aisée de me tuer, j’en choisirois quelque autre, pour mal-aisée qu’elle fut. La fin d’une si admirable vertu fut telle : son mary Paetus n’ayant pas le cœur assez ferme de soy-mesme pour se donner la mort, à laquelle la cruauté de l’Empereur le rengeoit, un jour entre autres, apres avoir premierement emploié les discours et enhortements propres au conseil qu’elle luy donnoit à ce faire, elle print le poignart que son mary portoit, et le tenant trait en sa main, pour la conclusion de son exhortation : Fais ainsi, Paetus, luy dit-elle. Et en mesme instant, s’en estant donné un coup mortel dans l’estomach, et puis l’arrachant de sa playe, elle le luy presenta, finissant quant et quant sa vie avec cette noble, genereuse et immortelle parole : Paete, non dolet. Elle n’eust loisir que de dire ces trois paroles d’une si belle substance : Tien, Paetus, il ne m’a poinct faict mal :

Casta suo gladium cum traderet Arria Paeto,
Quem de visceribus traxerat ipsa suis :
Si qua fides, vulnus quod feci, non dolet, inquit ;
Sed quod tu facies, id mihi, Paete, dolet.

Il est bien plus vif en son naturel et d’un sens plus riche : car et la playe et la mort de son mary, et les siennes, tant s’en faut qu’elles luy poisassent ; qu’elle en avoit esté la conseillere et promotrice ; mais, ayant fait cette haute et courageuse entreprinse pour la seule commodité de son mary, elle ne regarde qu’à luy encores au dernier trait de sa vie, et à luy oster la crainte de la suivre en mourant. Paetus se frappa tout soudain, de ce mesme glaive : honteux, à mon advis, d’avoir eu besoin d’un si cher et pretieux enseignement. Pompeia Paulina, jeune et tres-noble Dame Romaine, avoit espousé Seneque en son extreme vieillesse. Neron, son beau disciple, ayant envoyé ses satellités vers luy pour luy denoncer l’ordonnance de sa mort (ce qui se faisoit en cette maniere : quand les Empereurs Romains de ce temps avoient condamné quelque homme de qualité, ils luy mandoient par leurs officiers de choisir quelque mort à sa poste, et de la prendre dans tel ou tel delay qu’ils luy faisoient prescrire selon la trempe de leur cholere, tantost plus pressé, tantost plus long, luy donnant terme pour disposer pendant ce temps là de ses affaires, et quelque fois lui ostant le moyen de ce faire par la briefveté du temps ; et si le condamné estrivoit à leur ordonnance, ils menoient des gens propres à l’executer, ou lui coupant les veines des bras et des jambes, ou luy faisant avaller du poison par force ; mais les personnes d’honneur n’attendoient pas cette necessité, et se servoient de leurs propres medecins et chirurgiens à cet effet), Seneque ouit leur charge d’un visage paisible et asseuré, et apres demanda du papier pour faire son testament ; ce que luy ayant esté refusé par le capitaine, se tournant vers ses amis : Puis que je ne puis, leur dit-il, vous laisser autre chose en reconnoissance de ce que je vous doy, je vous laisse au moins ce que j’ay de plus beau, à sçavoir l’image de mes meurs et de ma vie, laquelle je vous prie conserver en vostre mesmoire, affin qu’en ce faisant vous acqueriez la gloire de sinceres et veritables amis. Et quant et quant appaisant tantost l’aigreur de la douleur qu’il leur voyoit souffrir, par douces paroles, tantost roidissant sa voix pour les en tancer : Où sont, disoit-il, ces beaux preceptes de la philosophie ? que sont devenues les provisions que par tant d’années nous avons faictes contre les accidents de la fortune ? La cruauté de Neron nous estoit elle inconnue ? Que pouvions nous attendre de celuy qui avoit tué sa mere et son frere, sinon qu’il fit encore mourir son gouverneur, qui l’a nourry et eslevé ? Apres avoir dit ces paroles en commun, il se destourna à sa femme, et, l’embrassant estroittement, comme, par la pesanteur de la douleur, elle deffailloit de cœur et de forces, la pria de porter un peu plus patiemment cet accident pour l’amour de luy, et que l’heure estoit venue où il avoit à montrer, non plus par discours et par disputes, mais par effect, le fruict qu’il avoit tiré de ses estudes, et que sans doubte il embrassoit la mort, non seulement sans douleur, mais avecques allegresse : Parquoy, m’amie, disoit-il, ne la des-honore par tes larmes, affin qu’il ne semble que tu t’aimes plus que ma reputation ; appaise ta douleur et te console en la connoissance que tu as eu de moy et de mes actions, conduisant le reste de ta vie par les honnestes occupations ausquelles tu es adonnée. A quoy Paulina ayant un peu repris ses esprits et reschauffé la magnanimité de son courage par une tres-noble affection : Non, Seneca, respondit-elle, je ne suis pas pour vous laisser sans ma compaignie en telle necessité ; je ne veux pas que vous pensiez que les vertueux exemples de vostre vie ne m’ayent encore appris à sçavoir bien mourir ; et quand le pourroy-je ny mieux, ny plus honnestement, ny plus à mon gré, qu’avecques vous ? Ainsi faictes estat que je m’en vay quant et vous. Lors Seneque, prenant en bonne part une si belle et glorieuse deliberation de sa femme, et pour se delivrer aussi de la crainte de la laisser apres sa mort à la mercy et cruauté de ses ennemys : Je t’avoy, Paulina, dit-il, conseillé ce qui servoit à conduire plus heureusement ta vie : tu aymes donc mieux l’honneur de la mort ; vrayement je ne te l’envieray poinct : la constance et la resolution soyent pareilles à nostre commune fin, mais la beauté et la gloire soit plus grande de ta part. Cela fait, on leur couppa en mesme temps les veines des bras ; mais par ce que celles de Seneque, reserrées tant par la vieillesse que par son abstinence, donnoient au sang le cours trop long et trop lache, il commanda qu’on luy couppat encore les veines des cuisses ; et, de peur que le tourment qu’il en souffroit, n’attendrit le cœur de sa femme, et pour se delivrer aussy soy-mesme de l’affliction qu’il portoit de la veoir en si piteux estat, apres avoir tres-amoureusement pris congé d’elle, il la pria de permettre qu’on l’emportat en la chambre voisine, comme on feist. Mais, toutes ces incisions estant encore insuffisantes pour le faire mourir, il commande à Statius Anneus, son medecin, de luy donner un breuvage de poison, qui n’eust guiere non plus d’effect, car, pour la foiblesse et froideur des membres, elle ne peut arriver jusques au cœur. Par ainsin on luy fit outre-cela aprester un baing fort chaud ; et lors, sentant sa fin prochaine, autant qu’il eust d’haleine, il continua des discours tres-excellans sur le suject de l’estat où il se trouvoit, que ses secretaires recueillirent tant qu’ils peurent ouyr sa voix, et demeurerent ses parolles dernieres long temps despuis en credit et honneur és mains des hommes (ce nous est une bien facheuse perte qu’elles ne soyent venues jusques à nous). Comme il sentit les derniers traicts de la mort, prenant de l’eau du being toute sanglante, il en arrousa sa teste en disant : Je voue cette eau à Juppiter le liberateur. Neron, adverty de tout cecy, craignant que la mort de Paulina, qui estoit des mieux apparentées dames Romaines et envers laquelle il n’avoit nulles particulieres inimitiez, luy vint à reproche, renvoya en toute diligence luy faire r’atacher ses playes : ce que ses gens d’elle firent sans son sçeu, estant des-jà demy morte et sans aucun sentiment. Et ce que, contre son dessein, elle vesquit dépuis, ce fut tres-honorablement et comme il appartenoit à sa vertu, montrant par la couleur blesme de son visage combien elle avoit escoulé de vie par ses blessures. Voylà mes trois contes tres-veritables, que je trouve aussi plaisans et tragiques que ceux que nous forgeons à nostre poste pour donner plaisir au commun ; et m’estonne que ceux qui s’adonnent à cela, ne s’avisent de choisir plutost dix mille tres-belles histoires qui se rencontrent dans les livres, où ils auroient moins de peine et apporteroient plus de plaisir et profit. Et qui en voudroit bastir un corps entier et s’entretenant, il ne faudroit qu’il fournit du sien que la liaison, comme la soudure d’un autre metal ; et pourroit entasser par ce moyen force veritables evenemens de toutes sortes, les disposant et diversifiant, selon que la beauté de l’ouvrage le requerroit, à peu pres comme Ovide a cousu et r’apiecé sa Metamorphose, de ce grand nombre de fables diverses. En ce dernier couple, cela est encore digne d’estre consideré, que Paulina offre volontiers à quiter la vie pour l’amour de son mary, et que son mary avoit autre-fois quitté aussi la mort pour l’amour d’elle. Il n’y a pas pour nous grand contre-pois en cet eschange ; mais, selon son humeur Stoïque, je croy qu’il pensoit avoir autant faict pour elle, d’alonger sa vie en sa faveur, comme s’il fut mort pour elle. En l’une des lettres qu’il escrit à Lucilius, apres qu’il luy a fait entendre comme, la fiebvre l’ayant pris à Rome, il monta soudain en coche pour s’en aller à une sienne maison aux champs, contre l’opinion de sa femme qui le vouloit arrester, et qu’il luy avoit respondu que la fiebvre qu’il avoit, ce n’estoit pas fiebvre du corps, mais du lieu, il suit ainsin : Elle me laissa aller, me recommandant fort ma santé. Or, moy qui sçay que je loge sa vie en la mienne, je commence de pourvoir à moy pour pourvoir à elle : le privilege que ma viellesse m’avoit donné, me rendant plus ferme et plus resolu à plusieurs choses, je le pers, quand il me souvient qu’en ce vieillard il y en a une jeune à qui je profite. Puis que je ne la puis ranger à m’aymer plus courageusement, elle me renge à m’aymer moymesme plus curieusement : car il faut prester quelque chose aux honnestes affections ; et par fois, encore que les occasions nous pressent au contraire, il faut r’appeller la vie, voire avecque tourment ; il faut arrester l’ame entre les dents, puis que la loy de vivre, aux gens de bien, ce n’est pas autant qu’il leur plait, mais autant qu’ils doivent. Celuy qui n’estime pas tant sa femme ou un sien amy que d’en allonger sa vie, et qui s’opiniastre à mourir, il est trop delicat et trop mol : il faut que l’ame se commande cela, quand l’utilité des nostres le requiert ; il faut par fois nous prester à nos amis, et, quand nous voudrions mourir pour nous, interrompre notre dessein pour eux. C’est tesmoignage de grandeur de courage, de retourner en la vie pour la consideration d’autruy, comme plusieurs excellens personnages ont faict ; et est un traict de bonté singuliere de conserver la vieillesse (de laquelle la commodité plus grande, c’est la nonchalance de sa durée et un plus courageux et desdaigneux usage de la vie), si on sent que cet office soit doux, agreable et profitable à quelqu’un bien affectionné. Et en reçoit on une tres-plaisante recompense, car qu’est-il plus doux que d’estre si cher à sa femme qu’en sa consideration on en devienne plus cher à soy-mesme ? Ainsi ma Pauline m’a chargé non seulement sa crainte, mais encore la mienne. Ce ne m’a pas esté assez de considerer combien resoluement je pourrois mourir, mais j’ay aussi consideré combien irresoluement elle le pourroit souffrir. Je me suis contrainct à vivre, et c’est quelquefois magnanimité que vivre. Voylà ses mots, excellens comme est son usage.


Des plus excellens hommes.
Chap. XXXVI.



SI on me demandoit le chois de tous les hommes qui sont venus à ma connoissance, il me semble en trouver trois excellens au dessus de tous les autres. L’un Homere : non pas qu’Aristote ou Varro (pour exemple) ne fussent à l’adventure aussi sçavans que luy, ny possible encore qu’en son art mesme Vergile ne luy soit comparable : je le laisse à juger à ceux qui les connoissent tous deux. Moy qui n’en connoy que l’un, puis dire cela seulement selon ma portée, que je ne croy pas que les Muses mesmes allassent au delà du Romain :

Tale facit carmen docta testudine, quale
Cynthius impositis temperat articulis.

Toutesfois, en ce jugement, encore ne faudroit il pas oublier que c’est principalement d’Homere que Vergile tient sa suffisance ; que c’est son guide et maistre d’escole, et qu’un seul traict de l’Iliade a fourny de corps et de matiere à cette grande et divine Eneide. Ce n’est pas ainsi que je conte : j’y mesle plusieurs autres circonstances qui me rendent ce personnage admirable, quasi au dessus de l’humaine condition. Et, à la verité, je m’estonne souvent que luy, qui a produit et mis en credit au monde plusieurs deitez par son auctorité, n’a gaigné reng de Dieu luy mesme. Estant aveugle, indigent ; estant avant que les sciences fussent redigées en regle et observations certaines, il les a tant connues que tous ceux qui se sont meslez depuis d’establir des polices, de conduire guerres, et d’escrire ou de la religion ou de la philosophie, en quelque secte que ce soit, ou des ars, se sont servis de luy comme d’un maistre tres-parfaict en la connoissance de toutes choses, et de ses livres comme d’une pepiniere de toute espece de suffisance,

Qui quid sit pulchrum, quid turpe, quid utile, quid non,
Plenius ac melius Chrysippo ac Crantore dicit ;

et, comme dit l’autre,

A quo, ceu fonte perenni,
Vatum Pyeriis labra rigantur aquis.

Et l’autre,

Adde Heliconiadum comites, quorum unus Homerus
Astra potitus.

Et l’autre,

Cujusque ex ore profuso
Omnis posteritas latices in carmina duxit,
Amnémque in tenues ausa est deducere rivos,
Unius foecunda bonis.

C’est contre l’ordre de nature qu’il a faict la plus excellente production qui puisse estre : car la naissance ordinaire des choses, elle est imparfaicte ; elles s’augmentent, se fortifient par l’accroissance : l’enfance de la poësie et de plusieurs autres sciences, il l’a rendue meure, parfaicte et accomplie. A cette cause le peut on nommer le premier et dernier des poëtes, suyvant ce beau tesmoignage que l’antiquité nous a laissé de luy, que, n’ayant eu nul qu’il peut imiter avant luy, il n’a eu nul apres luy qui le peut imiter. Ses parolles, selon Aristote, sont les seules parolles qui ayent mouvement et action ; ce sont les seuls mots substantiels. Alexandre le grand, ayant rencontré parmy les despouilles de Darius un riche coffret, ordonna que on le luy reservat pour y loger son Homere, disant que c’estoit le meilleur et plus fidelle conseiller qu’il eut en ses affaires militaires. Pour cette mesme raison disoit Cleomenes, fils d’Anaxandridas, que c’estoit le Poëte des Lacedemoniens, par ce qu’il estoit tres-bon maistre de la discipline guerriere. Cette louange singuliere et particuliere luy est aussi demeurée, au jugement de Plutarque, que c’est le seul autheur du monde qui n’a jamais soulé ne dégousté les hommes, se montrant aux lecteurs tousjours tout autre, et fleurissant tousjours en nouvelle grace. Ce folastre d’Alcibiades, ayant demandé à un qui faisoit profession des lettres, un livre d’Homere, luy donna un soufflet par ce qu’il n’en avoit point : comme qui trouveroit un de nos prestres sans breviaire. Xenophanes se pleignoit un jour à Hieron, tyran de Syracuse, de ce qu’il estoit si pauvre qu’il n’avoit dequoy nourrir deux serviteurs : Et quoy, luy respondit-il, Homere, qui estoit beaucoup plus pauvre que toy, en nourrit bien plus de dix mille, tout mort qu’il est. Que n’estoit ce dire, à Panaetius, quand il nommoit Platon l’Homere des philosophes ? Outre cela, quelle gloire se peut comparer à la sienne ? Il n’est rien qui vive en la bouche des hommes comme son nom et ses ouvrages ; rien si cogneu et si reçeu que Troye, Helene et ses guerres, qui ne furent à l’advanture jamais. Nos enfans s’appellent encore des noms qu’il forgea il y a plus de trois mille ans. Qui ne cognoit Hector et Achilles ? Non seulement aucunes races particulieres, mais la plus part des nations cherchent origine en ses inventions. Mahumet, second de ce nom, Empereur des Turcs, escrivant à nostre Pape Pie second : Je m’estonne, dit-il, comment les Italiens se bandent contre moy, attendu que nous avons nostre origine commune des Troyens, et que j’ay comme eux interest de venger le sang d’Hector sur les Grecs, lesquels ils vont favorisant contre moy. N’est-ce pas une noble farce de laquelle les Roys, les choses publiques et les Empereurs vont jouant leur personnage tant de siecles, et à laquelle tout ce grand univers sert de theatre ? Sept villes Grecques entrarent en debat du lieu de sa naissance, tant son obscurité mesmes luy apporta d’honneur :

Smyrna, Rhodos, Colophon, Salamis, Chios, Argos, Athemae.

L’autre, Alexandre le Grand. Car qui considerera l’aage qu’il commença ses entreprises ; le peu de moyen avec lequel il fit un si glorieux dessein ; l’authorité qu’il gaigna en cette sienne enfance parmy les plus grands et experimentez capitaines du monde desquels il estoit suyvi ; la faveur extraordinaire dequoy fortune embrassa et favorisa tant de siens exploits hazardeux, et à peu que je ne die temeraires :

impellens quicquid sibi summa petenti
Obstaret, gaudensque viam fecisse ruina ; cette grandeur, d’avoir, à l’aage de trente trois ans, passé victorieux toute la terre habitable, et en une demye vie avoir atteint tout l’effort de l’humaine nature, si que vous ne pouvez imaginer sa durée legitime et la continuation de son accroissance en vertu et en fortune jusques à un juste terme d’aage, que vous n’imaginez quelque chose au dessus de l’homme ; d’avoir faict naistre de ses soldats tant de branches royales, laissant apres sa mort le monde en partage à quatre successeurs, simples capitaines de son armée, desquels les descendans ont dépuis si long temps duré, maintenant cette grande possession ; tant d’excellentes vertus qui estoyent en luy, justice, temperance, liberalité, foy en ses parolles, amour envers les siens, humanité envers les vaincus (car ses meurs semblent à la verité n’avoir aucun juste reproche, ouy bien aucunes de ses actions particulieres, rares et extraordinaires ; mais il est impossible de conduire si grands mouvemens avec les reigles de la justice : telles gens veulent estre jugez en gros par la maistresse fin de leurs actions. La ruyne de Thebes, le meurtre de Menander et du Medecin d’Ephestion, de tant de prisonniers Persiens à un coup, d’une troupe de soldats Indiens non sans interest de sa parolle, des Cosseïens jusques aux petits enfans, sont saillies un peu mal excusables. Car, quant à Clytus, la faute en fut amendée outre son pois, et tesmoigne cette action, autant que toute autre, la debonnaireté de sa complexion, et que c’estoit de soy une complexion excellemment formée à la bonté ; et a esté ingenieusement dict de luy qu’il avoit de la Nature ses vertus, de la Fortune ses vices. Quant à ce qu’il estoit un peu vanteur, un peu trop impatient d’ouyr mesdire de soy, et quant à ses mangeoires, armes et mors ? qu’il fit semer aux Indes, toutes ces choses me semblent pouvoir estre condonnées à son aage et à l’estrange prosperité de sa fortune) ; qui considerera quand et quand tant de vertus militaires, diligence, pourvoyance, patience, discipline, subtilité, magnanimité, resolution, bonheur, en quoy, quand l’authorité d’Hannibal ne nous l’auroit apris, il a esté le premier des hommes ; les rares beautez et conditions de sa personne jusques au miracle ; ce port et ce venerable maintien soubs un visage si jeune, vermeil et flamboyant ;
Quem Venus ante alios astrorum diligit ignes,
Extulit os sacrum coelo, tenebrasque resolvit ;

l’excellence de son sçavoir et capacité ; la durée et grandeur de sa gloire, pure, nette, exempte de tache et d’envie ; et qu’encore long temps apres sa mort ce fut une religieuse croyance d’estimer que ses medailles portassent bon-heur à ceux qui les avoyent sur eux ; et que plus de Roys et Princes ont escrit ses gestes qu’autres Historiens n’ont escrit les gestes d’autre Roy ou Prince que ce soit, et qu’encore à present les Mahumetans, qui mesprisent toutes autres histoires, reçoivent et honnorent la sienne seule par special priviliege : il confessera, tout cela mis ensemble, que j’ay eu raison de le preferer à Caesar mesme, qui seul m’a peu mettre en doubte du chois. Et il ne se peut nier qu’il n’y aye plus du sien en ses exploits, plus de la fortune en ceux d’Alexandre. Ils ont eu plusieurs choses esgales, et Caesar à l’adventure aucunes plus grandes. Ce furent deux feux ou deux torrens a ravager le monde par divers endroits,

Et velut immissi diversis partibus ignes
Arentem in silvam et virgulta sonantia lauro,
Aut ubi decursu rapido de montibus altis
Dant sonitum spumosi amnes et in aequora currunt,
Quisque suum populatus iter.

Mais quand l’ambition de Caesar auroit de soy plus de moderation, elle a tant de mal’heur, ayant rencontré ce vilain subject de la ruyne de son pays et de l’empirement universel du monde, que toutes pieces ramassées et mises en la balance, je ne puis que je ne panche du costé d’Alexandre. Le tiers et le plus excellent, à mon gré, c’est Epaminondas. De gloire, il n’en a pas à beaucoup pres tant que d’autres (aussi n’est-ce pas une piece de la substance de la chose) ; de resolution et de vaillance, non pas de celle qui est esguisée par l’ambition, mais de celle que la sapience et la raison peuvent planter en une ame bien reglée, il en avoit tout ce qui s’en peut imaginer. De preuve de cette sienne vertu, il en a fait autant, à mon advis, qu’Alexandre mesme et que Caesar : car, encore que ses exploits de guerre ne soient ny si frequens ny si enflez, ils ne laissent pas pourtant, à les bien considerer et toutes leurs circonstances, d’estre aussi poisants et roides, et portant autant de tesmoignage de hardiesse et de suffisance militaire. Les Grecs luy ont faict cet honneur, sans contredit, de le nommer le premier homme d’entre eux : mais estre le premier de la Grece, c’est facilement estre le prime du monde. Quant à son sçavoir et suffisance, ce jugement ancien nous en est resté, que jamais homme ne sçeut tant, et parla si peu que luy. Car il estoit Pythagorique de secte. Et ce qu’il parla nul ne parla jamais mieux. Excellent orateur et tres-persuasif. Mais quant à ses meurs et conscience, il a de bien loing surpassé tous ceux qui se sont jamais meslé de manier affaires. Car en cette partie, qui doit estre principalement considerée, qui seule marque veritablement quels nous sommes, et laquelle je contrepoise seule à toutes les autres ensemble, il ne cede à aucun philosophe, non pas à Socrates mesme. En cettuy-cy l’innocence est une qualité propre, maistresse, constante, uniforme, incorruptible. Au parangon de laquelle elle paroist en Alexandre subalterne, incertaine, bigarrée, molle et fortuite. L’ancienneté jugea qu’à esplucher par le menu tous les autres grands capitaines, il se trouve en chascun quelque speciale qualité qui le rend illustre. En cettuy-cy seul, c’est une vertu et suffisance pleine par tout et pareille ; qui, en tous les offices de la vie humaine, ne laisse rien à desirer de soy, soit en occupation publique ou privée, ou paisible ou guerriere, soit à vivre, soit à mourir grandement et glorieusement. Je ne connois nulle ny forme ny fortune d’homme que je regarde avec tant d’honneur et d’amour. Il est bien vray que son obstination à la pauvreté, je la trouve aucunement scrupuleuse, comme elle est peinte par ses meilleurs amis. Et cette seule action, haute pour tant et tres digne d’admiration, je la sens un peu aigrette pour, par souhait mesme, m’en desirer l’imitation. Le seul Scipion Aemylian, qui luy donneroit une fin aussi fiere et illustre et la connoissance des sciences autant profonde et universelle, me pourroit mettre en doubte du chois. O quel desplaisir le temps m’a faict d’oster de nos yeux à poinct nommé, des premieres, la couple de vies justement la plus noble qui fust en Plutarque, de ces deux personages, par le commun consentement du monde l’un le premier des Grecs, l’autre des Romains ! Quelle matiere, quel oeuvrier ! Pour un homme non sainct, mais galant homme qu’ils nomment, de meurs civiles et communes, d’une hauteur moderée, la plus riche vie que je sçache à estre vescue entre les vivans, comme on dict, et estoffée de plus de riches parties et desirables, c’est, tout consideré, celle d’Alcibiades à mon gré. Mais quant à Epaminondas, pour exemple d’une excessive bonté, je veux adjouster icy aucunes de ses opinions. Le plus doux contentement qu’il eust en toute sa vie, il tesmoigna que c’estoit le plaisir qu’il avoit donné à son pere et à sa mere de sa victoire de Leuctres : il couche de beaucoup, preferant leur plaisir au sien si juste et si plein d’une tant glorieuse action. Il ne pensoit pas qu’il fut loisible, pour recouvrer mesmes la liberté de son pays, de tuer un homme sans connoissance de cause : voylà pourquoy il fut si froid à l’entreprise de Pelopidas, son compaignon, pour la delivrance de Thebes. Il tenoit aussi qu’en une bataille il falloit fuyr le rencontre d’un amy qui fut au party contraire, et l’espargner. Et son humanité à l’endroit des ennemis mesmes l’ayant mis en soupçon envers les Baeotiens de ce qu’apres avoir miraculeusement forcé les Lacedemoniens de luy ouvrir le pas qu’ils avoyent entreprins de garder à l’entrée de la Morée pres de Corinthe, il s’estoit contenté de leur avoir passé sur le ventre sans les poursuyvre à toute outrance, il fut deposé de l’estat de Capitaine general : tres-honorablement pour une telle cause et pour la honte que ce leur fut d’avoir par necessité à le remonter tantost apres en son degré, et reconnoistre combien de luy dependoit leur gloire et leur salut, la victoire le suyvant comme son ombre par tout où il guidast. La prosperité de son pays mourut aussi, comme elle estoit née, avec luy.


De la ressemblance des enfans aux peres.
Chap. XXXVII.



CE fagotage de tant de diverses pieces se faict en cette condition, que je n’y mets la main que lors qu’une trop lasche oisiveté me presse, et non ailleurs que chez moy. Ainsin il s’est basty à diverses poses et intervalles, comme les occasions me detiennent ailleurs par fois plusieurs moys. Au demeurant, je ne corrige point mes premieres imaginations par les secondes ; ouy à l’aventure quelque mot, mais pour diversifier, non pour oster. Je veux representer le progrez de mes humeurs, et qu’on voye chaque piece en sa naissance. Je prendrois plaisir d’avoir commencé plus-tost et à reconnoistre le trein de mes mutations. Un valet qui me servoit à les escrire soubs moy pensa faire un grand butin de m’en desrober plusieurs pieces choisies à sa poste. Cela me console qu’il n’y fera pas plus de gain que j’y ay fait de perte. Je me suis envieilly de sept ou huict ans depuis que je commençay : ce n’a pas esté sans quelque nouvel acquest. J’y ay pratiqué la colique par la liberalité des ans. Leur commerce et longue conversation ne se passe aisément sans quelque tel fruit. Je voudroy bien, de plusieurs autres presens qu’ils ont à faire à ceux qui les hantent long temps, qu’ils en eussent choisi quelqu’un qui m’eust esté plus acceptable : car ils ne m’en eussent sçeu faire que j’eusse en plus grande horreur, des mon enfance : c’estoit à point nommé, de tous les accidents de la vieillesse, celuy que je craignois le plus. J’avoy pensé mainte-fois à part moy que j’alloy trop avant, et qu’à faire un si long chemin, je ne faudroy pas de m’engager en fin en quelque malplaisant rencontre. Je sentois et protestois assez qu’il estoit heure de partir, et qu’il falloit trencher la vie dans le vif et dans le sein, suyvant la regle des chirurgiens quand ils ont à coupper quelque membre ; qu’à celuy qui ne la rendoit à temps, Nature avoit accoustumé faire payer de bien rudes usures. Mais c’estoient vaines propositions. Il s’en faloit tant que j’en fusse prest lors, que, en dix-huict mois ou environ qu’il y a que je suis en ce malplaisant estat, j’ay des-jà appris à m’y accommoder. J’entre des-jà en composition de ce vivre coliqueux ; j’y trouve de quoy me consoler et dequoy esperer. Tant les hommes sont acoquinez à leur estre miserable, qu’il n’est si rude condition qu’ils n’acceptent pour s’y conserver ! Oyez Maecenas : Debilem facito manu, Debilem pede, coxa, Lubricos quate dentes : Vita dum superest bene est. Et couvroit Tamburlan d’une sotte humanité la cruauté fantastique qu’il exerçoit contre les ladres en faisant mettre à mort autant qu’il en venoit à sa connoissance, pour, disoit-il, les delivrer de la vie qu’ils vivoient si penible. Car il n’y avoit nul d’eux qui n’eut mieux aymé estre trois fois ladre que de n’estre pas. Et Antisthenes le Stoïcien estant fort malade et s’escriant : Qui me delivrera de ces maux ? Diogenes, qui l’estoit venu voir, luy presentant un cousteau : Cestuy-cy, si tu veux, bientost.--Je ne dis pas de la vie, repliqua il, je dis des maux. Les souffrances qui nous touchent simplement par l’ame, m’affligent beaucoup moins qu’elles ne font la pluspart des autres hommes : partie par jugement (car le nombre estime plusieurs choses horribles, ou evitables au pris de la vie, qui me sont à peu pres indifferentes) ; partie par une complexion stupide et insensible que j’ay aux accidents qui ne donnent à moy de droit fil, laquelle complexion j’estime l’une des meilleures pieces de ma naturelle condition. Mais les souffrances vrayement essentielles et corporelles, je les gouste bien vifvement. Si est-ce pour tant que, les prevoyant autresfois d’une veue foible, delicate et amollie par la jouyssance de cette longue et heureuse santé et repos que Dieu m’a presté la meilleure part de mon aage, je les avoy conceues par imagination si insupportables qu’à la verité j’en avois plus de peur que je n’y ay trouvé de mal : par où j’augmente tousjours cette creance que la pluspart des facultez de nostre ame, comme nous les employons, troublent plus le repos de la vie qu’elles n’y servent. Je suis aus prises avec la pire de toutes les maladies, la plus soudaine, la plus douloureuse, la plus mortelle et la plus irremediable. J’en ay desjà essayé cinq ou six bien longs accez et penibles : toutes-fois, ou je me flatte, ou encores y a-il en cet estat dequoy se soustenir, à qui a l’ame deschargée de la crainte de la mort, et deschargée des menasses, conclusions et consequences dequoy la medecine nous enteste. Mais l’effet mesme de la douleur n’a pas cette aigreur si aspre et si poignante qu’un homme rassis en doive entrer en rage et en desespoir. J’ay au-moins ce profit de la cholique, que ce que je n’avoy encore peu sur moy pour me concilier du tout et m’accointer à la mort, elle le parfera : car d’autant plus elle me pressera et importunera, d’autant moins me sera la mort à craindre. J’avoy desjà gaigné cela de ne tenir à la vie que par la vie seulement ; elle desnouera encore cette intelligence ; et Dieu veuille qu’en fin, si son aspreté vient à surmonter mes forces, elle ne me rejette à l’autre extremité, non moins vitieuse, d’aymer et desirer à mourir !

Summum nec metuas diem, nec optes.

Ce sont deux passions à craindre, mais l’une a son remede bien plus prest que l’autre. Au demourant, j’ay tousjours trouvé ce precepte ceremonieux, qui ordonne si rigoureusement et exactement de tenir bonne contenance et un maintien desdaigneux et posé à la tollerance des maux. Pourquoy la philosophie, qui ne regarde que le vif et les effects, se va elle amusant à ces apparences externes ? Qu’elle laisse ce soing aux farceurs et maistres de Rhetorique qui font tant d’estat de nos gestes. Qu’elle condonne hardiment au mal cette lacheté voyelle, si elle n’est ny cordiale, ny stomacale ; et preste ces plaintes volontaires au genre des soupirs, sanglots, palpitations, pallissements que Nature a mis hors de nostre puissance. Pourveu que le courage soit sans effroy, les parolles sans desespoir, qu’elle se contente ! Qu’importe que nous tordons nos bras pourveu que nous ne tordons nos pensées ! Elle nous dresse pour nous, non pour autruy ; pour estre, non pour sembler. Qu’elle s’arreste à gouverner nostre entendement qu’elle a pris à instruire ; qu’aux efforts de la cholique, elle maintienne l’ame capable de se reconnoistre, de suyvre son train accoustumé ; combatant la douleur et la soustenant, non se prosternant honteusement à ses pieds ; esmeue et eschauffée du combat, non abatue et renversée ; capable de commerce, capable d’entretien jusques à certaine mesure. En accidents si extremes c’est cruauté de requerir de nous une démarche si composée. Si nous avons beau jeu, c’est peu que nous ayons mauvaise mine. Si le corps se soulage en se plaignant, qu’il le face ; si l’agitation luy plaist, qu’il se tourneboule et tracasse à sa fantasie ; s’il luy semble que le mal s’evapore aucunement (comme aucuns medecins disent que cela aide à la delivrance des femmes enceintes) pour pousser hors la voix avec plus grande violence, ou, s’il en amuse son tourment, qu’il crie tout à faict. Ne commandons point à cette voix qu’elle aille, mais permettons le luy. Epicurus ne permet pas seulement à son sage de crier aux torments, mais il le luy conseille. Pugiles etiam, quum feriunt in jactandis coestibus, ingemiscunt, quia profundenda voce omne corpus intenditur, venitque plaga vehementior. Nous avons assez de travail du mal sans nous travailler à ces regles superflues. Ce que je dis pour excuser ceux qu’on voit ordinairement se tempester aux secousses et assaux de cette maladie : car, pour moy, je l’ay passée jusques à cette heure avec un peu meilleure contenance : non pourtant que je me mette en peine pour maintenir cette decence exterieure, car je fay peu de compte d’un tel advantage, je preste en cela au mal autant qu’il veut ; mais, ou mes douleurs ne sont pas si excessives, ou j’y apporte plus de fermeté que le commun. Je me plains, je me despite quand les aigres pointures me pressent, mais je n’en viens point à me perdre, comme celuy là, Ejulatu, questu, gemitu, fremitibus Resonando multum flebiles voces refert. Je me taste au plus espais du mal et ay tousjours trouvé que j’estoy capable de dire, de penser, de respondre aussi sainement qu’en une autre heure ; mais non si constamment, la douleur me troublant et destournant. Quant on me tient le plus atterré et que les assistants m’espargnent, j’essaye souvent mes forces et entame moy-mesmes des propos les plus esloignez de mon estat. Je puis tout par un soudain effort ; mais ostez en la durée. O que n’ay je la faculté de ce songeur de Cicero qui, songeant embrasser une garse, trouva qu’il s’estoit deschargé de sa pierre emmy ses draps ! Les miennes me desgarsent estrangement ! Aux intervalles de cette douleur excessive, que mes ureteres languissent sans me poindre si fort, je me remets soudain en ma forme ordinaire, d’autant que mon ame ne prend autre alarme que la sensible et corporelle ; ce que je doy certainement au soing que j’ay eu à me preparer par discours à tels accidens,

laborum
Nulla mihi nova nunc facies inopinaque surgit ;
Omnia praecepi atque animo mecum ante peregi.

Je suis essayé pourtant un peu bien rudement pour un apprentis, et d’un changement bien soudain et bien rude, estant cheu tout à coup d’une tres-douce condition de vie et tres-heureuse à la plus doloreuse et penible qui se puisse imaginer : car, outre ce que c’est une maladie bien fort à craindre d’elle mesme, elle fait en moy ses commencemens beaucoup plus aspres et difficiles qu’elle n’a accoustumé. Les accés me reprennent si souvent que je ne sens quasi plus d’entiere santé. Je maintien toutesfois jusques à cette heure mon esprit en telle assiette que, pourveu que j’y puisse apporter de la constance, je me treuve en assez meilleure condition de vie que mille autres, qui n’ont ny fiévre ny mal que celuy qu’ils se donnent eux mesmes par la faute de leur discours. Il est certaine façon d’humilité subtile qui naist de la presomption, comme cette-cy, que nous reconnoissons nostre ignorance en plusieurs choses, et sommes si courtois d’avouer qu’il y a és ouvrages de nature aucunes qualitez et conditions qui nous sont imperceptibles, et des quelles nostre suffisance ne peut descouvrir les moyens et les causes. Par cette honneste et conscientieuse declaration, nous esperons gaigner qu’on nous croira aussi de celles que nous dirons entendre. Nous n’avons que faire d’aller trier des miracles et des difficultez estrangeres ; il me semble que, parmy les choses que nous voyons ordinairement, il y a des estrangetez si incomprehensibles qu’elles surpassent toute la difficulté des miracles. Quel monstre est-ce, que cette goute de semence dequoy nous sommes produits, porte en soy les impressions, non de la forme corporelle seulement, mais des pensemens et des inclinations de nos peres ? Cette goute d’eau, où loge elle ce nombre infiny de formes ? Et comme portent elles ces ressemblances, d’un progrez si temeraire et si desreglé que l’arriere fils respondra à son bisayeul, le neveu à l’oncle ? En la famille de Lepidus, à Romme, il y en a eu trois, non de suitte, mais par intervalles, qui nasquirent un mesme oeuil couvert de cartilage. A Thebes, il y avoit une race qui portoit, des le ventre de la mere, la forme d’un fer de lance ; et, qui ne le portoit, estoit tenu illegitime. Aristote dict qu’en certaine nation où les femmes estoient communes, on assignoit les enfans à leurs peres par la ressemblance. Il est à croire que je dois à mon pere cette qualité pierreuse, car il mourut merveilleusement affligé d’une grosse pierre qu’il avoit en la vessie ; il ne s’apperceut de son mal que le soixante-septiesme an de son aage, et avant cela il n’en avoit eu aucune menasse ou ressentiment aux reins, aux costez, ny ailleurs ; et avoit vescu jusques lors en une heureuse santé et bien peu subjette à maladies ; et dura encores sept ans en ce mal, trainant une fin de vie bien douloureuse. J’estoy nay vingt cinq ans, et plus, avant sa maladie, et durant le cours de son meilleur estat, le troisiesme de ses enfans en rang de naissance. Où se couvoit tant de temps la propension à ce defaut ? Et, lors qu’il estoit si loing du mal, cette legere piece de sa substance dequoy il me bastit, comment en portoit elle pour sa part une si grande impression ? Et comment encore si couverte que, quarante cinq ans apres, j’aye commencé à m’en ressentir, seul jusques à cette heure entre tant de freres et de soeurs, et tous d’une mere ? Qui m’esclaircira de ce progrez, je le croiray d’autant d’autres miracles qu’il voudra ; pourveu que, comme ils font, il ne me donne pas en payement une doctrine beaucoup plus difficile et fantastique que n’est la chose mesme Que les medecins excusent un peu ma liberté, car, par cette mesme infusion et insinuation fatale, j’ay receu la haine et le mespris de leur doctrine : cette antipathie que j’ay à leur art, m’est hereditaire. Mon pere a vescu soixante et quatorze ans, mon ayeul soixante et neuf, mon bisayeul pres de quatre vingts, sans avoir gousté aucune sorte de medecine ; et, entre eux, tout ce qui n’estoit de l’usage ordinaire, tenoit lieu de drogue. La medecine se forme par exemples et experience ; aussi fait mon opinion. Voylà pas une bien expresse experience et bien advantageuse ? Je ne sçay s’ils m’en trouveront trois en leurs registres, nais, nourris et trespassez en mesme foyer, mesme toict, ayans autant vescu soubs leurs regles. Il faut qu’ils m’advouent en cela que, si ce n’est la raison, au-moins que la fortune est de mon party ; or, chez les medecins, fortune vaut bien mieux que la raison. Qu’ils ne me prennent point à cette heure à leur advantage ; qu’ils ne me menassent point, atterré comme je suis : ce seroit supercherie. Aussi, à dire la verité, j’ay assez gaigné sur eux par mes exemples domestiques, encore qu’ils s’arrestent là. Les choses humaines n’ont pas tant de constance : il y a deux cens ans, il ne s’en faut que dix-huict, que cet essay nous dure, car le premier nasquit l’an mil quatre cens deux. C’est vrayement bien raison que cette experience commence à nous faillir. Qu’ils ne me reprochent point les maux qui me tiennent asteure à la gorge : d’avoir vescu sain quarante sept ans pour ma part, n’est ce pas assez ? quand ce sera le bout de ma carriere, elle est des plus longues. Mes ancestres avoient la medecine à contrecoeur par quelque inclination occulte et naturelle : car la veue mesme des drogues faisoit horreur à mon pere. Le seigneur de Gaviac, mon oncle paternel, homme d’Église, maladif dés sa naissance, et qui fit toutefois durer cette vie debile jusques à soixante-sept ans, estant tombé autrefois en une grosse et vehemente fiévre continue, il fut ordonné par les medecins qu’on luy declaireroit, s’il ne se vouloit aider (ils appellent secours ce qui le plus souvent est empeschement), qu’il estoit infalliblement mort. Ce bon homme, tout effrayé comme il fut de cette horrible sentence, si respondit-il : Je suis donq mort. Mais Dieu rendit tantost apres vain ce prognostique. Le dernier des freres, ils estoient quatre, Sieur de Bussaguet, et de bien loing le dernier, se soubmit seul à cet art, pour le commerce, ce croy-je, qu’il avoit avec les autres arts, car il estoit conseiller en la court de parlement, et luy succeda si mal qu’estant par apparence de plus forte complexion, il mourut pourtant long temps avant les autres, sauf un, le sieur de Sainct Michel. Il est possible que j’ay receu d’eux cette dispathie naturelle à la medecine ; mais s’il n’y eut eu que cette consideration, j’eusse essayé de la forcer. Car toutes ces conditions qui naissent en nous sans raison, elles sont vitieuses, c’est une espece de maladie qu’il faut combatre ; il peut estre que j’y avois cette propension, mais je l’ay appuyée et fortifiée par les discours qui m’en ont estably l’opinion que j’en ay. Car je hay aussi cette consideration de refuser la medecine pour l’aigreur de son goust ; ce ne seroit aisement mon humeur, qui trouve la santé digne d’estre r’achetée par tous les cauteres et incisions les plus penibles qui se facent. Et suyvant Epicurus, les voluptez me semblent à eviter, si elles tirent à leur suite des douleurs plus grandes, et les douleurs à rechercher, qui tirent à leur suite des voluptez plus grandes. C’est une pretieuse chose que la santé, et la seule qui merite à la verité qu’on y employe, non le temps seulement, la sueur, la peine, les biens, mais encore la vie à sa poursuite ; d’autant que sans elle la vie nous vient à estre penible et injurieuse. La volupté, la sagesse, la science et la vertu, sans elle, se ternissent et esvanouissent ; et aux plus fermes et tendus discours que la philosophie nous veuille imprimer au contraire, nous n’avons qu’à opposer l’image de Platon estant frappé du haut mal ou d’une apoplexie, et en cette presupposition la deffier de s’ayder de ces nobles et riches facultez de son ame. Toute voye qui nous meneroit à la santé, ne se peut dire pour moy ny aspre, ny chere. Mais j’ay quelques autres apparences qui me font estrangement deffier de toute cette marchandise. Je ne dy pas qu’il n’y en puisse avoir quelque art ; qu’il n’y ait, parmy tant d’ouvrages de nature, des choses propres à la conservation de nostre santé, cela est certain. J’entens bien qu’il y a quelque simple qui humecte, quelque autre qui asseche ; je sçay, par experience, et que les refforts produisent des vents, et que les feuilles du sené lachent le ventre ; je sçay plusieurs telles experiences, comme je sçay que le mouton me nourrit et que le vin m’eschauffe ; et disoit Solon que le menger estoit, comme les autres drogues, une medecine contre la maladie de la faim. Je ne desadvoue pas l’usage que nous tirons du monde, ny ne doubte de la puissance et uberté de nature, et de son application à nostre besoing. Je vois bien que les brochets et les arondes se trouvent bien d’elle. Je me deffie des inventions de nostre esprit, de nostre science et art, en faveur duquel nous l’avons abandonnée et ses regles, et auquel nous ne sçavons tenir moderation ny limite. Comme nous appellons justice le pastissage des premieres loix qui nous tombent en main et leur dispensation et pratique, souvent tres inepte et tres inique, et comme ceux qui s’en moquent et qui l’accusent n’entendent pas pourtant injurier cette noble vertu, ains condamner seulement l’abus et profanation de ce sacré titre ; de mesme, en la medecine, j’honnore bien ce glorieux nom, sa proposition, sa promesse si utile au genre humain, mais ce qu’il designe entre nous, je ne l’honnore ny l’estime. En premier lieu, l’experience me le fait craindre : car, de ce que j’ay de connoissance, je ne voy nulle race de gens si tost malade et si tard guerie que celle qui est sous la jurisdiction de la medecine. Leur santé mesme est alterée et corrompue par la contrainte des regimes. Les medecins ne se contentent point d’avoir la maladie en gouvernement, ils rendent la santé malade, pour garder qu’on ne puisse en aucune saison eschapper leur authorité. D’une santé constante et entiere, n’en tirent ils pas l’argument d’une grande maladie future ? J’ay esté assez souvent malade : j’ay trouvé, sans leurs secours, mes maladies aussi douces à supporter (et en ay essayé quasi de toutes les sortes) et aussi courtes qu’à nul’autre : et si n’y ay point meslé l’amertume de leurs ordonnances. La santé, je l’ay libre et entiere, sans regle et sans autre discipline que de ma coustume et de mon plaisir. Tout lieu m’est bon à m’arrester, car il ne me faut autres commoditez, estant malade, que celles qu’il me faut estant sain. Je ne me passionne point d’estre sans medecin, sans apotiquaire et sans secours ; dequoy j’en voy la plus part plus affligez que du mal. Quoy ! eux mesmes nous font ils voir de l’heur et de la durée en leur vie, qui nous puisse tesmoigner quelque apparent effet de leur science ? Il n’est nation qui n’ait esté plusieurs siecles sans la medecine, et les premiers siecles, c’est à dire les meilleurs et les plus heureux ; et du monde la dixiesme partie ne s’en sert pas encores à cette heure ; infinies nations ne la cognoissent pas, où l’on vit et plus sainement et plus longuement qu’on ne fait icy ; et parmy nous le commun peuple s’en passe heureusement. Les Romains avoyent esté six cens ans avant que de la recevoir ; mais, apres l’avoir essayée, ils la chasserent de leur ville par l’entremise de Caton le Censeur, qui montra combien aysément il s’en pouvoit passer, ayant vescu quatre vingts et cinq ans, et fait vivre sa femme jusqu’à l’extreme vieillesse, non pas sans medecine, mais ouy bien sans medecin : car toute chose qui se trouve salubre à nostre vie, se peut nommer medecine. Il entretenoit, ce dict Plutarque, sa famille en santé par l’usage (ce me semble) du lievre : comme les Arcades, dict Pline, guerissent toutes maladies avec du laict de vache. Et les Lybiens, dict Herodote, jouyssent populairement d’une rare santé par cette coustume qu’ils ont, apres que leurs enfans ont atteint quatre ans, de leur cauteriser et brusler les veines du chef et des temples, par où ils coupent chemin pour leur vie à toute defluxion de rheume. Et les gens de village de ce païs, à tous accidens, n’employent que du vin le plus fort qu’ils peuvent, meslé à force safran et espice : tout cela avec une fortune pareille. Et, à dire vray, de toute cette diversité et confusion d’ordonnances, quelle autre fin et effect apres tout y a il que de vuider le ventre ? ce que mille simples domestiques peuvent faire. Et si ne sçay si c’est si utillement qu’ils disent, et si nostre nature n’a point besoing de la residence de ses excremens jusques à certaine mesure, comme le vin a de sa lie pour sa conservation. Vous voyez souvent des hommes tres sains tomber en vomissemens ou flux de ventre par accident estranger, et faire un grand vuidange d’excremens sans besoin aucun precedent et sans aucune utilité suivante, voire avec empirement et dommage. C’est du grand Platon que j’apprins naguieres que, de trois sortes de mouvements qui nous appartiennent, le dernier et le pire est celuy des purgations, que nul homme, s’il n’est fol, doit entreprendre qu’a l’extreme necessité. On va troublant et esveillant le mal par oppositions contraires. Il faut que ce soit la forme de vivre qui doucement l’allanguisse et reconduise à sa fin : les violentes harpades de la drogue et du mal sont tousjours à nostre perte, puis que la querelle se desmesle chez nous et que la drogue est un secours infiable, de sa nature ennemi à nostre santé et qui n’a accez en nostre estat que par le trouble. Laissons un peu faire : l’ordre qui pourvoid aux puces et aux taulpes, pourvoid aussi aux hommes qui ont la patience pareille à se laisser gouverner que les puces et les taulpes. Nous avons beau crier bihore, c’est bien pour nous enrouer, mais non pour l’avancer. C’est un ordre superbe et impiteux. Nostre crainte, nostre desespoir le desgoute et retarde de nostre aide, au lieu de l’y convier ; il doibt au mal son cours comme à la santé. De se laisser corrompre en faveur de l’un au prejudice des droits de l’autre, il ne le fera pas : il tomberoit en desordre. Suyvons, de par Dieu ! suyvons ! Il meine ceux qui suyvent ; ceux qui ne le suyvent pas, il les entraine, et leur rage et leur medecine ensemble. Faictes ordonner une purgation à vostre cervelle, elle y sera mieux employée qu’à vostre estomach. On demandoit à un Lacedemonien qui l’avoit fait vivre sain si long temps : L’ignorance de la medecine, respondit il. Et Adrian l’Empereur crioit sans cesse, en mourant, que la presse des medecins l’avoit tué. Un mauvais luicteur se fit medecin : Courage, luy dit Diogenes, tu as raison ; tu mettras à cette heure en terre ceux qui t’y ont mis autresfois. Mais ils ont cet heur, selon Nicocles, que le soleil esclaire leur succez, et la terre cache leur faute ; et, outre-cela, ils ont une façon bien avantageuse de se servir de toutes sortes d’evenemens, car ce que la fortune, ce que la nature, ou quelque autre cause estrangere (desquelles le nombre est infini) produit en nous de bon et de salutaire, c’est le privilege de la medecine de se l’attribuer. Tous les heureux succez qui arrivent au patient qui est soubs son regime, c’est d’elle qu’il les tient. Les occasions qui m’ont guery, moy, et qui guerissent mille autres qui n’appellent point les medecins à leurs secours, ils les usurpent en leurs subjects ; et, quant aux mauvais accidents, ou ils les desavouent tout à fait, en attribuant la coulpe au patient par des raisons si vaines qu’ils n’ont garde de faillir d’en trouver tousjours assez bon nombre de telles : Il a descouvert son bras, il a ouy le bruit d’un coche,

rhedarum transitus arcto
Vicorum inflexu ; .

on a entrouvert sa fenestre ; il s’est couché sur le costé gauche, ou passé par sa teste quelque pensement penible. Somme, une parolle, un songe, une oeuillade, leur semble suffisante excuse pour se descharger de faute. Ou, s’il leur plait, ils se servent encore de cet empirement, et en font leurs affaires par cet autre moyen qui ne leur peut jamais faillir, c’est de nous payer, lors que la maladie se trouve rechaufée par leurs applications, de l’asseurance qu’ils nous donnent qu’elle seroit bien autrement empirée sans leurs remedes. Celuy qu’ils ont jetté d’un morfondement en une fievre quotidienne, il eust eu sans eux la continue. Ils n’ont garde de faire mal leurs besoignes, puis que le dommage leur revient à profit. Vrayement, ils ont raison de requerir du malade une application de creance favorable : il faut qu’elle le soit, à la verité, en bon escient et bien soupple, pour s’appliquer à des imaginations si mal aisées à croire. Platon disoit bien à propos qu’il n’apartenoit qu’aux medecins de mentir en toute liberté, puis que nostre salut despend de la vanité et fauceté de leurs promesses. Aesope, autheur de tres-rare excellence et duquel peu de gens descouvrent toutes les graces, est plaisant à nous representer cette authorité tyrannique qu’ils usurpent sur ces pauvres ames affoiblies et abatues par le mal et la crainte ; car il conte qu’un malade estant interrogé par son medecin quelle operation il sentoit des medicamens qu’il luy avoit donnez : J’ay fort sué, respondit-il.--Cela est bon, dit le medecin. A une autre fois il luy demanda encore comme il s’estoit porté dépuis : J’ay eu un froid extreme, fit-il, et ay fort tremblé.--Cela est bon, suyvit le medecin. A la troisiesme fois il luy demanda de rechef comment il se portoit : Je me sens, dit-il, enfler et bouffir comme d’ydropisie.--Voylà qui va bien, adjousta le medecin. L’un de ses domestiques venant apres à s’enquerir à luy de son estat : Certes, mon amy, respond-il, à force de bien estre je me meurs. Il y avoit en Aegypte une loy plus juste par laquelle le medecin prenoit son patient en charge, les trois premiers jours, aux perils et fortunes du patient ; mais, les trois jours passez, c’estoit aux siens propres : car quelle raison y a il qu’Aesculapius, leur patron, ait esté frappé du foudre pour avoir r’amené Heleine de mort à vie ;

Nam pater omnipotens, aliquem indignatus ab umbris
Mortalem infernis ad lumina surgere vitae,
Ipse repertorem medicinae talis et artis
Fulmine Phoebigenam stygias detrusit ad undas ;

et ses suyvans soyent absous qui envoyent tant d’ames de la vie à la mort ? Un medecin vantoit à Nicocles son art estre de grande auctorité : Vrayment c’est mon, dict Nicocles, qui peut impunement tuer tant de gens. Au demeurant, si j’eusse esté de leur conseil, j’eusse rendu ma discipline plus sacrée et mysterieuse : ils avoyent assez bien commencé, mais ils n’ont pas achevé de mesme. C’estoit un bon commencement d’avoir fait des dieux et des demons autheurs de leur science, d’avoir pris un langage à part, une escriture à part ; quoy qu’en sente la philosophie, que c’est follie de conseiller un homme pour son profit par maniere non intelligible : Ut si quis medicus imperet ut sumat : Terrigenam, herbigradam, domiportam, sanguine cassam. C’estoit une bonne regle en leur art, et qui accompaigne toutes les arts fantastiques, vaines et supernaturelles, qu’il faut que la foy du patient preoccupe par bonne esperance et asseurance leur effect et operation. Laquelle reigle ils tiennent jusques là que le plus ignorant et grossier medecin, ils le trouvent plus propre à celuy qui a fiance en luy que le plus experimenté inconnu. Le chois mesmes de la pluspart de leurs drogues est aucunement mysterieux et divin : le pied gauche d’une tortue, l’urine d’un lezart, la fiante d’un Elephant, le foye d’une taupe, du sang tiré soubs l’aile droite d’un pigeon blanc ; et pour nous autres coliqueux (tant ils abusent desdaigneusement de nostre misere), des crotes de rat pulverisées, et telles autres singeries qui ont plus le visage d’un enchantement magicien que de science solide. Je laisse à part le nombre imper de leur pillules, la destination de certains jours et festes de l’année, la distinction des heures à cuillir les herbes de leurs ingrediens, et cette grimace rebarbative et prudente de leur port et contenance, dequoy Pline mesme se moque. Mais ils ont failly, veux je dire, de ce qu’à ce beau commancement ils n’ont adjousté cecy, de rendre leurs assemblées et consultations plus religieuses et secretes : aucun homme profane n’y devoit avoir accez, non plus qu’aux secretes ceremonies d’Aesculape. Car il advient de cette faute que leur irresolution, la foiblesse de leurs argumens, divinations et fondements, l’apreté de leurs contestations, pleines de haine, de jalousie et de consideration particuliere, venant à estre descouverts à un chacun, il faut estre merveilleusement aveugle, si on ne se sent bien hazardé entre leurs mains. Qui veid jamais medecin se servir de la recepte de son compaignon sans en retrancher ou y adjouster quelque chose. Ils trahissent assez par là leur art, et nous font voir qu’ils y considerent plus leur reputation, et par consequent leur profit, que l’interest de leurs patiens. Celuy là de leurs docteurs est plus sage, qui leur a anciennement prescript, qu’un seul se mesle de traiter un malade : car, s’il ne fait rien qui vaille, le reproche à l’art de la medecine n’en sera pas fort grand pour la faute d’un homme seul ; et, au rebours, la gloire en sera grande, s’il vient à bien rencontrer : là où, quand ils sont beaucoup, ils descrient tous les coups le mestier, d’autant qu’il leur advient de faire plus souvent mal que bien. Ils se devoyent contenter du perpetuel desaccord qui se trouve és opinions des principaux maistres et autheurs anciens de cette science, lequel n’est conneu que des hommes versez aux livres, sans faire voir encore au peuple les controverses et inconstances de jugement qu’ils nourrissent et continuent entre eux. Voulons nous un exemple de l’ancien debat de la medecine ? Hierophilus loge la cause originelle des maladies aux humeurs ; Erasistratus, au sang des arteres ; Asclepiades, aux atomes invisibles s’escoulants en nos pores ; Alcmaeon, en l’exuperance ou defaut des forces corporelles ; Diocles, en l’inequalité des elemens du corps et en la qualité de l’air que nous respirons ; Strato, en l’abondance, crudité et corruption de l’alimant que nous prenons ; Hippocrates la loge aux esprits. Il y a l’un de leurs amis, qu’ils connoissent mieux que moy, qui s’escrie à ce propos que la science la plus importante qui soit en nostre usage, comme celle qui a charge de nostre conservation et santé, c’est, de mal’heur, la plus incertaine, la plus trouble et agitée de plus de changemens. Il n’y a pas grand danger de nous m’esconter à la hauteur du soleil ou en la fraction de quelque supputation astronomique ; mais icy, où il va de tout nostre estre, ce n’est pas sagesse de nous abandonner à la mercy de l’agitation de tant de vents contraires. Avant la guerre Peloponesiaque, il n’y avoit pas grands nouvelles de cette science ; Hippocrates la mit en credit. Tout ce que cettuy-cy avoit estably, Chrysippus le renversa ; dépuis, Erasistratus, petit fils d’Aristote, tout ce que Chrysippus en avoit escrit. Apres ceux-cy survindrent les Empiriques, qui prindrent une voye toute diverse des anciens au maniement de cet art. Quand le credit de ces derniers commença à s’envieillir, Herophilus mit en usage une autre sorte de medecine, que Asclepiades vint à combattre et aneantir à son tour. A leur reng vindrent aussi en authorité les opinions de Themison, et dépuis de Musa, et, encore apres, celles de Vexius Valens, medecin fameux par l’intelligence qu’il avoit avecques Messalina. L’Empire de la medecine tomba du temps de Neron à Tessalus, qui abolit et condamna tout ce qui en avoit esté tenu jusques à luy. La doctrine de cettuy-cy fut abatue par Crinas de Marseille, qui apporta de nouveau de regler toutes les operations medecinales aux ephemerides et mouvemens des astres, manger, dormir et boire à l’heure qu’il plairoit à la Lune et à Mercure. Son auctorité feut bien tost apres supplantée par Charinus, medecin de cette mesme ville de Marseille. Cettuy-cy combattoit non seulement la medecine ancienne, mais encore le publique et tant de siecles auparavant accoustumé usage des bains chauds. Il faisoit baigner les hommes dans l’eau froide, en hyver mesme, et plongeoit les malades dans l’eau naturelle des ruisseaux. Jusques au temps de Pline, aucun Romain n’avoit encore daigné exercer la medecine ; elle se faisoit par des estrangers et Grecs, comme elle se fait entre nous, François, par des Latineurs : car, comme dict un tres-grand medecin, nous ne recevons pas aiséement la medecine que nous entendons, non plus que la drogue que nous ceuillons. Si les nations desquelles nous retirons le gayac, la salseperille et le bois de-squine, ont des medecins, combien pensons nous, par cette mesme recommandation de l’estrangeté, la rareté et la cherté, qu’ils facent feste de nos choux et de nostre persil : car qui oseroit mespriser les choses recherchées de si loing, au hasard d’une si longue peregrination et si perilleuse ? Depuis ces anciennes mutations de la medecine, il y en a eu infinies autres jusques à nous, et le plus souvent mutations entieres et universelles, comme sont celles que produisent de nostre temps Paracelse, Fioravanti et Argenterius : car ils ne changent pas seulement une recepte, mais, à ce qu’on me dict, toute la contexture et police du corps de la medecine, accusant d’ignorance et de piperie ceux qui en ont faict profession jusques à eux. Je vous laisse à penser où en est le pauvre patient ! Si encor nous estions asseurez, quand ils se mescontent, qu’il ne nous nuisist pas, s’il ne nous profite, ce seroit une bien raisonnable composition, de se hazarder d’acquerir du bien sans se mettre en danger de perte. Aesope faict ce conte, qu’un qui avoit achepté un More esclave, estimant que cette couleur luy fust venue par accident et mauvais traictement de son premier maistre, le fit medeciner de plusieurs bains et breuvages avec grand soing : il advint que le More n’en amenda aucunement sa couleur basanée, mais qu’il en perdit entierement sa premiere santé. Combien de fois nous advient-il de voir les medecins imputans les uns aux autres la mort de leurs patiens. Il me souvient d’une maladie populaire qui fut aux villes de mon voisinage, il y a quelques années, mortelle et tres-dangereuse : cet orage estant passé, qui avoit emporté un nombre infini d’hommes, l’un des plus fameux medecins de toute la contrée vint à publier un livret touchant cette matiere, par lequel il se ravise de ce qu’ils avoient usé de la seignée, et confesse que c’est l’une des causes principales du dommage qui en estoit advenu. Davantage, leurs autheurs tiennent qu’il n’y a aucune medecine qui n’ait quelque partie nuisible, et si celles mesmes qui nous servent, nous offencent aucunement, que doivent faire celles qu’on nous applique du tout hors de propos ? De moy, quand il n’y auroit autre chose, j’estime qu’à ceux qui hayssent le goust de la medecine, ce soit un dangereux effort, et de prejudice, de l’aller avaller à une heure si incommode avec tant de contre-cœur ; et croy que cela essaye merveilleusement le malade en une saison où il a tant besoin de repos. Outre ce que, à considerer les occasions sur-quoy ils fondent ordinairement la cause de nos maladies, elles sont si legeres et si delicates que j’argumente par là qu’une bien petite erreur en la dispensation de leurs drogues peut nous apporter beaucoup de nuisance. Or, si le mesconte du medecin est dangereux, il nous va bien mal, car il est bien mal aisé qu’il n’y retombe souvent : il a besoing de trop de pieces, considerations et circonstances pour affuter justement son dessein ; il faut qu’il connoisse la complexion du malade, sa temperature, ses humeurs, ses inclinations, ses actions, ses pensements mesmes et ses imaginations ; il faut qu’il se responde des circonstances externes, de la nature du lieu, condition de l’air et du temps, assiette des planettes et leurs influances ; qu’il sçache en la maladie les causes, les signes, les affections, les jours critiques ; en la drogue, le poix, la force, le pays, la figure, l’aage, la dispensation ; et faut que toutes ces pieces, il les sçache proportionner et raporter l’une à l’autre pour en engendrer une parfaicte symmetrie. A quoy s’il faut tant soit peu, si de tant de ressorts il y en a un tout seul qui tire à gauche, en voylà assez pour nous perdre. Dieu sçait de quelle difficulté est la connoissance de la pluspart de ces parties : car, pour exemple, comment trouvera-il le signe propre de la maladie, chacune estant capable d’un infiny nombre de signes ? Combien ont ils de debats entr’eux et de doubtes sur l’interpretation des urines ! Autrement d’où viendroit cette altercation continuelle que nous voyons entr’eux sur la connoissance du mal ? Comment excuserions nous cette faute, où ils tombent si souvent, de prendre martre pour renard ? Aux maux que j’ay eu, pour peu qu’il y eut de difficulté, je n’en ay jamais trouvé trois d’accord. Je remarque plus volontiers les exemples qui me touchent. Dernierement, à Paris, un gentil-homme fust taillé par l’ordonnance des medecins, auquel on ne trouva de pierre non plus à la vessie qu’à la main ; et là mesmes, un Evesque qui m’estoit fort amy, avoit esté instamment sollicité par la pluspart des medecins qu’il appelloit à son conseil, de se faire tailler ; j’aydoy moy mesme, soubs la foy d’autruy, à le luy suader : quand il fust trespassé et qu’il fust ouvert, on trouva qu’il n’avoit mal qu’aux reins. Ils sont moins excusables en cette maladie, d’autant qu’elle est aucunement palpable. C’est par là que la chirurgie me semble beaucoup plus certaine, par ce qu’elle voit et manie ce qu’elle fait ; il y a moins à conjecturer et à deviner, là où les medecins n’ont point de speculum matricis qui leur découvre nostre cerveau, nostre poulmon et nostre foye. Les promesses mesmes de la medecine sont incroiables : car, ayant à prouvoir à divers accidents et contraires, qui nous pressent souvent ensemble et qui ont une relation quasi necessaire, comme la chaleur du foye et froideur de l’estomach, ils nous vont persuadant que, de leurs ingrediens, cettuy-cy eschaufera l’estomach, cet autre refreschira le foye ; l’un a sa charge d’aller droit aux reins, voire jusques à la vessie, sans estaler ailleurs ses operations, et conservant ses forces et sa vertu, en ce long chemin et plein de destourbiers, jusques au lieu au service duquel il est destiné par sa proprieté occulte ; l’autre assechera le cerveau ; celuy là humectera le poulmon. De tout cet amas ayant faict une mixtion de breuvage, n’est ce pas quelque espece de resverie d’esperer que ces vertus s’aillent divisant et triant de cette confusion et meslange, pour courir à charges si diverses ? Je craindrois infiniement qu’elles perdissent ou eschangeassent leurs ethiquetes et troublassent leurs quartiers. Et qui pourroit imaginer que, en cette confusion liquide, ces facultez ne se corrompent, confondent et alterent l’une l’autre ? Quoy, que l’execution de cette ordonnance dépend d’un autre officier, à la foy et mercy duquel nous abandonnons encore un coup nostre vie ? Comme nous avons des prepouintiers, des chaussetiers pour nous vestir, et en sommes d’autant mieux servis que chacun ne se mesle que de son subject et a sa science plus restreinte et plus courte que n’a un tailleur qui embrasse tout ; et comme, à nous nourrir, les grands, pour plus de commodité, ont des offices distinguez de potagiers et de rostisseurs, de quoy un cuisinier qui prend la charge universelle, ne peut si exquisement venir à bout ; de mesme, à nous guerir, les Aegyptiens avoient raison de rejetter ce general mestier de medecin et descoupper cette profession : à chaque maladie, à chaque partie du corps, son ouvrier, car elle en estoit bien plus propremant et moins confuséement traictée de ce qu’on ne regardoit qu’à elle specialement. Les nostres ne s’advisent pas que qui pourvoid à tout, ne pourvoid à rien ; que la totale police de ce petit monde leur est indigestible. Cependant qu’ils craignent d’arrester le cours d’un dysenterique pour ne luy causer la fiévre, ils me tuarent un amy qui valoit mieux que tout, tant qu’ils sont. Ils mettent leurs divinations au poids, à l’encontre des maux presents, et, pour ne guerir le cerveau au prejudice de l’estomac offencent l’estomac et empirent le cerveau par ces drogues tumultuaires et dissentieuses. Quant à la varieté et foiblesse des raisons de cet art, elle est plus apparente qu’en aucun autre art : Les choses aperitives sont utiles à un homme coliqueus, d’autant qu’ouvrant les passages et les dilatant, elles acheminent cette matiere gluante de laquelle se bastit la grave et la pierre, et conduisent contre-bas ce qui se commence à durcir et amasser aux reins. Les choses aperitives sont dangereuses à un homme coliqueus, d’autant qu’ouvrant les passages et les dilatant, elles acheminent vers les reins la matiere propre à bastir la grave, lesquels s’en saisissant volontiers pour cette propension qu’ils y ont, il est malaisé qu’ils n’en arrestent beaucoup de ce qu’on y aura charrié ; d’avantage, si de fortune il s’y rencontre quelque corps un peu plus grosset qu’il ne faut pour passer tous ces destroicts qui restent à franchir pour l’expeller au dehors, ce corps estant esbranlé par ces choses aperitives et, jetté dans ces canaus estroits, venant à les boucher, acheminera une certaine mort et tres-doloreuse. Ils ont une pareille fermeté aux conseils qu’ils nous donnent de nostre regime de vivre : Il est bon de tomber souvent de l’eau, car nous voyons par experience qu’en la laissant croupir nous lui donnons loisir de se descharger de ses excremens et de sa lye, qui servira de matiere à bastir la pierre en la vessie ; il est bon de ne tomber point souvent de l’eau, car les poisans excrements qu’elle traine quant et elle, ne s’emporteront poinct s’il n’y a de la violence, comme on void, par experience, qu’un torrent qui roule avecques roideur, baloye bien plus nettement le lieu où il passe, que ne le faict le cours d’un ruisseau mol et lache. Pareillement, il est bon d’avoir souvent affaire aux femmes, car cela ouvre les passages et achemine la grave et le sable. Il est bien aussi mauvais, car cela eschaufe les reins, les lasse et affoiblit. Il est bon de se baigner aux eaux chaudes, d’autant que cela relache et amollit les lieux où se croupit le sable et la pierre ; mauvais aussi est-il, d’autant que cette application de chaleur externe aide les reins à cuire, durcir et petrifier la matiere qui y est disposée. A ceux qui sont aux bains, il est plus salubre de manger peu le soir, affin que le breuvage des eaux qu’ils ont à prendre lendemain matin, face plus d’operation, rencontrant l’estomac vuide et non empesché ; au rebours, il est meilleur de manger peu au disner pour ne troubler l’operation de l’eau, qui n’est pas encore parfaite, et ne charger l’estomac si soudain apres cet autre travail, et pour laisser l’office de digerer à la nuict, qui le sçait mieux faire que ne faict le jour, où le corps et l’esprit sont en perpetuel mouvement et action. Voilà comment ils vont bastelant et baguenaudant à nos despens en tous leurs discours. Et ne me sçauroient fournir proposition à laquelle je n’en rebatisse une contraire de pareille force. Qu’on ne crie donq plus apres ceux qui, en ce trouble, se laissent doucement conduire à leur appetit et au conseil de nature, et se remettent à la fortune commune. J’ay veu, par occasion de mes voyages, quasi tous les bains fameux de Chrestienté, et depuis quelques années ay commencé à m’en servir : car en general j’estime le baigner salubre, et croy que nous encourons non legeres incommoditez en nostre santé, pour avoir perdu cette coustume, qui estoit generalement observée au temps passé quasi en toutes les nations, et est encores en plusieurs, de se laver le corps tous les jours ; et ne puis pas imaginer que nous ne vaillions beaucoup moins de tenir ainsi nos membres encroutez et nos pores estouppés de crasse. Et, quant à leur boisson, la fortune a faict premierement qu’elle ne soit aucunement ennemie de mon goust ; secondement elle est naturelle et simple, qui au-moins n’est pas dangereuse, si elle est vaine ; dequoy je pren pour respondant cette infinité de peuples de toutes sortes et complexions qui s’y assemble. Et encores que je n’y aye apperceu aucun effect extraordinaire et miraculeux, ains que, m’en informant un peu plus curieusement qu’il ne se faict, j’aye trouvé mal fondez et faux tous les bruits de telles operations qui se sement en ces lieux là et qui s’y croient (comme le monde va se pipant aiséement de ce qu’il desire) ; toutesfois aussi n’ay-je veu guere de personnes que ces eaux ayent empiré, et ne leur peut-on sans malice refuser cela qu’elles n’esveillent l’appetit, facilitent la digestion et nous prestent quelque nouvelle allegresse, si on n’y va par trop abbatu de forces, ce que je desconseille de faire Elles ne sont pas pour relever une poisante ruyne ; elles peuvent appuyer une inclination legere, ou prouvoir à la menace de quelque alteration. Qui n’y apporte assez d’allegresse pour pouvoir jouir le plaisir des compagnies qui s’y trouvent, et des promenades et exercices à quoy nous convie la beauté des lieux où sont communément assises ces eaux, il perd sans doubte la meilleure piece et plus asseurée de leur effect. A cette cause, j’ay choisi jusques à cette heure à m’arrester et à me servir de celles où il y avoit plus d’amenité de lieu, commodité de logis, de vivres et de compaignies, comme sont en France les bains de Banieres ; en la frontiere d’Allemaigne et de Lorraine, ceux de Plombieres ; en Souysse, ceux de Bade ; en la Toscane, ceux de Lucques, et notamment ceux della Villa, desquels j’ay usé plus souvent et à diverses saisons. Chaque nation a des opinions particulieres touchant leur usage, et des loix et formes de s’en servir toutes diverses, et, selon mon experience, l’effect quasi pareil. Le boire n’est aucunement receu en Allemaigne ; pour toutes maladies, ils se baignent et sont à grenouiller dans l’eau quasi d’un soleil à l’autre. En Italie, quand ils boivent neuf jours, ils s’en beignent pour le moins trente, et communement boivent l’eau mixtionnée d’autres drogues pour secourir son operation. On nous ordonne icy de nous promener pour la digerer ; là, on les arreste au lict, où ils l’ont prise, jusques à ce qu’ils l’ayent vuidée, leur eschauffant continuellement l’estomach et les pieds. Comme les Allemans ont de particulier de se faire generallement tous corneter et vantouser avec scarification dans le bain, ainsin ont les Italiens leurs doccie, qui sont certaines gouttieres de cette eau chaude qu’ils conduisent par des cannes, et vont baignant une heure le matin et autant l’apresdinée, par l’espace d’un mois, ou la teste, ou l’estomac, ou autre partie du corps à laquelle ils ont affaire. Il y a infinies autres differences de coustumes en chasque contrée ; ou, pour mieux dire, il n’y a quasi aucune ressemblance des unes aux autres. Voilà comment cette partie de medecine à laquelle seule je me suis laissé aller, quoy qu’elle soit la moins artificielle, si a elle sa bonne part de la confusion et incertitude qui se voit par tout ailleurs en cet art. Les poetes disent tout ce qu’ils veulent avec plus d’emphase et de grace, tesmoing ces deux epigrammes :

Alcon hesterno signum Jovis attigit. Ille,
Quamvis marmoreus, vim patitur medici.
Ecce hodie, jussus transferri ex aede vetusta,
Effertur, quamvis sit Deus atque lapis.

Et l’autre :

Lotus nobiscum est hilaris, coenavit et idem,
Inventus mane est mortuus Andragoras.
Tam subitae mortis causam, Faustine, requiris ?
In somnis medicum viderat Hermocratem.

Sur quoy je veux faire deux contes. Le Baron de Caupene en Chalosse et moy avons en commun le droict de patronage d’un benefice qui est de grande estendue, au pied de nos montaignes, qui se nomme Lahontan. Il est des habitans de ce coin, ce qu’on dit de ceux de la valée d’Angrougne : ils avoient une vie à part, les façons, les vestemens et les meurs à part ; regis et gouvernez par certaines polices et coustumes particulieres, receues de pere en fils, ausquelles ils s’obligeoient sans autre contrainte que de la reverence de leur usage. Ce petit estat s’estoit continué de toute ancienneté en une condition si heureuse que aucun juge voisin n’avoit esté en peine de s’informer de leur affaire, aucun advocat employé à leur donner advis, ny estranger appellé pour esteindre leurs querelles, et n’avoit on jamais veu aucun de ce destroict à l’aumosne. Ils fuyoient les alliances et le commerce de l’autre monde, pour n’alterer la pureté de leur police : jusques à ce, comme ils recitent, que l’un d’entre eux, de la memoire de leurs peres, ayant l’ame espoinçonnée d’une noble ambition, s’alla adviser, pour mettre son nom en credit et reputation, de faire l’un de ses enfans maistre Jean ou maistre Pierre ; et, l’ayant faict instruire à escrire en quelque ville voisine, en rendit en fin un beau notaire de village. Cettuy-cy, devenu grand, commença à desdaigner leurs anciennes coustumes et à leur mettre en teste la pompe des regions de deçà. Le premier de ses comperes à qui on escorna une chevre, il luy conseilla d’en demander raison aux juges Royaux d’autour de là, et de cettuy-cy à un autre, jusques à ce qu’il eust tout abastardy. A la suite de cette corruption, ils disent qu’il y en survint incontinent un’autre de pire consequence, par le moyen d’un medecin à qui il print envie d’espouser une de leurs filles et de s’habituer parmy eux. Cettuy-cy commença à leur apprendre premierement le nom des fiebvres, des reumes et des apostumes, la situation du cœur, du foye et des intestins, qui estoit une science jusques lors tres-esloignée de leur connoissance ; et, au lieu de l’ail, dequoy ils avoient apris à chasser toutes sortes de maux, pour aspres et extremes qu’ils fussent, il les accoustuma, pour une tous ou pour un morfondement, à prendre les mixtions estrangeres, et commença à faire trafique, non de leur santé seulement, mais aussi de leur mort. Ils jurent que dépuis lors seulement ils ont aperçeu que le serain leur appesantissoit la teste, que le boyre, ayant chaut, apportoit nuissance, et que les vents de l’automne estoyent plus griefs que ceux du printemps ; que, dépuis l’usage de cette medecine, ils se trouvent accablez d’une legion de maladies inaccoustumées, et qu’ils apperçoivent un general deschet en leur ancienne vigueur, et leurs vies de moitié racourcies. Voylà le premier de mes contes. L’autre est qu’avant ma subjection graveleuse, oyant faire cas du sang de bouc à plusieurs, comme d’une manne celeste envoyée en ces derniers siecles pour la tutelle et conservation de la vie humaine, et en oyant parler à des gens d’entendement comme d’une drogue admirable et d’une operation infallible ; moy qui ay tousjours pensé estre en bute à tous les accidens qui peuvent toucher tout autre homme, prins plaisir, en pleine santé, à me garnir de ce miracle, et commanday chez moy qu’on me nourrit un bouc selon la recepte : car il faut que ce soit aux mois les plus chaleureux de l’esté qu’on le retire, et qu’on ne luy donne à manger que des herbes aperitives, et à boire que du vin blanc. Je me rendis de fortune chez moy le jour qu’il devoit estre tué ; on me vint dire que mon cuysinier trouvoit dans la panse deux ou trois grosses boules qui se choquoient l’une l’autre parmy sa mengeaille. Je fus curieux de faire apporter toute cette tripaille en ma presence, et fis ouvrir cette grosse et large peau : il en sortit trois gros corps, legiers comme des esponges, de façon qu’il semble qu’ils soient creuz, durs au demeurant par le dessus et fermes, bigarrez de plusieurs couleurs mortes ; l’un perfect en rondeur, à la mesure d’une courte boule ; les autres deux, un peu moindres, ausquels l’arrondissement est imperfect, et semble qu’il s’y acheminat. J’ay trouvé, m’en estant fait enquerir à ceux qui ont accoustumé d’ouvrir de ces animaux, que c’est un accident rare et inusité. Il est vray-semblable que ce sont des pierres cousines des nostres ; et, s’il est ainsi, c’est une esperance bien vaine aux graveleux de tirer leur guerison du sang d’une beste qui s’en aloit elle mesme mourir d’un pareil mal. Car de dire que le sang ne se sent pas de cette contagion et n’en altere sa vertu accoustumée, il est plustost à croire qu’il ne s’engendre rien en un corps que par la conspiration et communication de toutes les parties : la masse agit tout’entiere, quoy que l’une piece y contribue plus que l’autre, selon la diversité des operations. Parquoy il y a grande apparence qu’en toutes les parties de ce bouc il y avoit quelque qualité petrifiante. Ce n’estoit pas tant pour la crainte de l’advenir, et pour moy, que j’estoy curieux de cette experience ; comme c’estoit qu’il advient chez moy, ainsi qu’en plusieurs maisons, que les femmes y font amas de telles menues drogueries pour en secourir le peuple, usant de mesme recepte à cinquante maladies, et de telle recepte qu’elles ne prennent pas pour elles, et si triomphent en bons evenemens. Au demeurant, j’honore les medecins, non pas, suyvant le precepte, pour la necessité, car à ce passage on en oppose un autre du prophete reprenant le Roy Asa d’avoir eu recours au medecin, mais pour l’amour d’eux mesmes, en ayant veu beaucoup d’honnestes hommes et dignes d’estre aimez. Ce n’est pas à eux que j’en veux, c’est à leur art, et ne leur donne pas grand blasme de faire leur profit de nostre sotise, car la plus part du monde faict ainsi. Plusieurs vacations et moindres et plus dignes que la leur n’ont fondement et appuy qu’aux abuz publiques. Je les appelle en ma compaignie quand je suis malade, s’ils se r’encontrent à propos, et demande à en estre entretenu, et les paye comme les autres. Je leur donne loy de me commander de m’abrier chaudement, si je l’ayme mieux ainsi, que d’un’autre sorte ; ils peuvent choisir, d’entre les porreaux et les laictues, dequoy il leur plaira que mon bouillon se face, et m’ordonner le blanc ou le clairet ; et ainsi de toutes autres choses qui sont indifferentes à mon appetit et usage. J’entans bien que ce n’est rien faire pour eux, d’autant que l’aigreur et l’estrangeté sont accidans de l’essance propre de la medecine. Licurgus ordonnoit le vin aux Spartiates malades. Pourquoy ? par ce qu’ils en haissoyent l’usage, sains : tout ainsi qu’un gentil’homme, mon voisin, s’en sert pour drogue tres-salutaire à ses fiebvres, parce que de sa nature il en hait mortellement le goust. Combien en voyons nous d’entr’eux estre de mon humeur ? desdaigner la medecine pour leur service, et prendre une forme de vie libre et toute contraire à celle qu’ils ordonnent à autruy ? Qu’est-ce cela, si ce n’est abuser tout destroussément de nostre simplicité ? Car ils n’ont pas leur vie et leur santé moins chere que nous, et accommoderoyent leurs effects à leur doctrine, s’ils n’en cognoissoyent eux mesmes la fauceté. C’est la crainte de la mort et de la douleur, l’impatience du mal, une furieuse et indiscrete soif de la guerison, qui nous aveugle ainsi : c’est pure lacheté qui nous rend nostre croyance si molle et maniable. La plus part pourtant ne croyent pas tant comme ils souffrent. Car je les oy se plaindre et en parler comme nous ; mais ils se resolvent en fin : Que feroy-je donq ? Comme si l’impatience estoit de soy quelque meilleur remede que la patience. Y a il aucun de ceux qui se sont laissez aller à cette miserable subjection, qui ne se rende esgalement à toute sorte d’impostures ? qui ne se mette à la mercy de quiconque a cette impudence de luy donner promesse de sa guerison ? Les Babyloniens portoient leurs malades en la place : le medecin c’estoit le peuple, chacun des passants ayant par humanité et civilité à s’enquerir de leur estat et, selon son experience, leur donner quelque advis salutaire. Nous n’en faisons guere autrement. Il n’est pas une simple femmelette de qui nous n’employons les barbotages et les brevets ; et, selon mon humeur, si j’avoy à en accepter quelqu’une, j’accepterois plus volontiers cette medecine qu’aucune autre, d’autant qu’au-moins il n’y a nul dommage à craindre. Ce que Homere et Platon disoyent des Aegyptiens, qu’ils estoyent tous medecins, il se doit dire de tous peuples : il n’est personne qui ne se vante de quelque recette, et qui ne la hazarde sur son voisin, s’il l’en veut croire. J’estoy l’autre jour en une compagnie, où je ne sçay qui de ma confrairie aporta la nouvelle d’une sorte de pillules compilées de cent et tant d’ingrediens de conte fait ; il s’en esmeut une feste et une consolation singuliere : car quel rocher soustiendroit l’effort d’une si nombreuse baterie ? J’entens toutesfois, par ceux qui l’essayerent, que la moindre petite grave ne daigna s’en esmouvoir. Je ne me puis desprendre de ce papier, que je n’en die encore ce mot sur ce qu’ils nous donnent pour respondant de la certitude de leurs drogues l’experience qu’ils ont faite. La plus part, et, ce croy-je, plus des deux tiers des vertus medecinales, consistent en la quinte essence ou proprieté occulte des simples, de laquelle nous ne pouvons avoir autre instruction que l’usage, car quinte essence n’est autre chose qu’une qualité de laquelle par nostre raison nous ne sçavons trouver la cause. En telles preuves, celles qu’ils disent avoir acquises par l’inspiration de quelque Daemon, je suis content de les recevoir (car, quant aux miracles, je n’y touche jamais) ; ou bien encore les preuves qui se tirent des choses qui, pour autre consideration, tombent souvent en nostre usage, comme si, en la laine, dequoy nous avons accoustumé de nous vestir, il s’est trouvé par accident quelque occulte proprieté desiccative qui guerisse les mules au talon, et si au reffort, que nous mangeons pour la nourriture, il s’est rencontré quelque operation apperitive. Galen recite qu’il advint à un ladre de recevoir guerison par le moyen du vin qu’il beut, d’autant que de fortune une vipere s’estoit coulée dans le vaisseau. Nous trouvons en cet exemple le moyen et une conduite vray-semblable à cette experience, comme aussi en celles ausquelles les medecins disent avoir esté acheminez par l’exemple d’aucunes bestes. Mais, en la plus part des autres experiences à quoy ils disent avoir esté conduis par la fortune et n’avoir eu autre guide que le hazard, je trouve le progrez de cette information incroyable. J’imagine l’homme regardant au tour de luy le nombre infiny des choses, plantes, animaux, metaux. Je ne sçay par où luy faire commencer son essay ; et quand sa premiere fantasie se jettera sur la corne d’un elan, à quoy il faut prester une creance bien molle et aisée, il se trouve encore autant empesché en sa seconde operation. Il luy est proposé tant de maladies et tant de circonstances, qu’avant qu’il soit venu à la certitude de ce point où doit joindre la perfection de son experience, le sens humain y perd son latin ; et avant qu’il ait trouvé parmy cette infinité de choses que c’est cette corne ; parmy cette infinité de maladies, l’epilepsie ; tant de complexions, au melancolique ; tant de saisons, en hyver ; tant de nations, au François ; tant d’aages, en la vieillesse ; tant de mutations celestes, en la conjonction de Venus et de Saturne ; tant de parties du corps, au doigt : à tout cela n’estant guidé ny d’argument, ny de conjecture, ny d’exemple, ny d’inspiration divine, ains du seul mouvement de la fortune, il faudroit que ce fut par une fortune parfectement artificielle, reglée et methodique. Et puis, quand la guerison fut faicte, comment se peut il asseurer que ce ne fut que le mal fut arrivé à sa periode, ou un effect du hazard, ou l’operation de quelque autre chose qu’il eust ou mangé, ou beu, ou touché ce jour là, ou le mérite des prieres de sa mere grand ? Davantage, quand cette preuve auroit esté parfaicte, combien de fois fut elle reiterée ? et cette longue cordée de fortunes et de r’encontres, r’enfilée, pour en conclurre une regle ? Quand elle sera conclue, par qui est-ce ? De tant de millions il n’y a que trois hommes qui se meslent d’enregistrer leurs experiences. Le sort aura il r’encontré à point nommé l’un de ceux cy ? Quoy, si un autre et si cent autres ont faict des experiences contraires ? A l’avanture, verrions nous quelque lumiere, si tous les jugements et raisonnements des hommes nous estoyent cogneuz. Mais que trois tesmoins et trois docteurs regentent l’humain genre, ce n’est pas là raison : il faudroit que l’humaine nature les eust deputez et choisis, et qu’ils fussent declarez nos syndics par expresse procuration.


A Madame de Duras


Madame, vous me trouvates sur ce pas dernierement que vous me vintes voir. Par ce qu’il pourra estre que ces inepties se rencontreront quelque fois entre vos mains, je veux aussi qu’elles portent tesmoignage que l’autheur se sent bien fort honoré de la faveur que vous leur ferez. Vous y reconnoistrez ce mesme port et ce mesme air que vous avez veu en sa conversation. Quand j’eusse peu prendre quelque autre façon que la mienne ordinaire et quelque autre forme plus honorable et meilleure, je ne l’eusse pas faict ; car je ne veux tirer de ces escrits sinon qu’ils me representent à vostre memoire au naturel. Ces mesmes conditions et facultez, que vous avez pratiquées et receuillies, Madame, avec beaucoup plus d’honneur et de courtoisie qu’elles ne meritent, je les veux loger (mais sans alteration et changement) en un corps solide qui puisse durer quelques années ou quelques jours apres moy, où vous les retrouverez, quand il vous plaira vous en refreschir la memoire, sans prendre autrement la peine de vous en souvenir : aussi ne le valent elles pas. Je desire que vous continuez en moy la faveur de vostre amitié, par ces mesmes qualitez par le moyen desquelles elle a esté produite. Je ne cherche aucunement qu’on m’ayme et estime mieux mort que vivant. L’humeur de Tibere est ridicule, et commune pourtant, qui avoit plus de soin d’estendre sa renommée à l’advenir qu’il n’avoit de se rendre estimable et agreable aux hommes de son temps. Si j’estoy de ceux à qui le monde peut devoir louange, je l’en quitteroy et qu’il me la payast d’advance ; qu’elle se hastat et amoncelat toute autour de moy, plus espesse qu’alongée, plus pleine que durable ; et qu’elle s’evanouit hardiment quand et ma cognoissance, et que ce doux son ne touchera plus mes oreilles. Ce seroit une sotte humeur d’aller, à cette heure que je suis prest d’abandonner le commerce des hommes, me produire à eux par une nouvelle recommandation. Je ne fay nulle recepte des biens que je n’ay peu employer à l’usage de ma vie. Quel que je soye, je le veux estre ailleurs qu’en papier. Mon art et mon industrie ont esté employez à me faire valoir moy-mesme ; mes estudes, à m’apprendre à faire, non pas à escrire. J’ay mis tous mes efforts à former ma vie. Voylà mon mestier et mon ouvrage. Je suis moins faiseur de livres que de nulle autre besoigne. J’ay desiré de la suffisance pour le service de mes commoditez presentes et essentielles, non pour en faire magasin et reserve à mes heritiers. Qui a de la valeur, si le face paroistre en ses meurs, en ses propos ordinaires, à traicter l’amour ou des querelles, au jeu, au lict, à la table, à la conduite de ses affaires, et oeconomie de sa maison. Ceux que je voi faire des bons livres sous des mechantes chausses, eussent premierement faict leurs chausses, s’ils m’en eussent creu. Demandez à un Spartiate s’il aime mieux estre bon rhetoricien que bon soldat ; non pas moy, que bon cuisinier, si je n’avois qui m’en servist. Mon Dieu ! Madame, que je haïrois une telle recommandation d’estre habile homme par escrit, et estre un homme de neant et un sot ailleurs. J’ayme mieux encore estre un sot, et icy et là, que d’avoir si mal choisi où employer ma valeur. Aussi il s’en faut tant que j’attende à me faire quelque nouvel honneur par ces sotises, que je feray beaucoup si je n’y en pers point de ce peu que j’en avois aquis. Car, outre ce que cette peinture morte et muete desrobera à mon estre naturel, elle ne se raporte pas à mon meilleur estat, mais beaucoup descheu de ma premiere vigueur et allegresse, tirant sur le flestry et le rance. Je suis sur le fond du vaisseau, qui sent tantost le bas et la lye. Au demeurant, Madame, je n’eusse pas osé remuer si hardiment les misteres de la medecine, attendu le credit que vous et tant d’autres luy donnez, si je n’y eusse esté acheminé par ses autheurs mesme. Je croy qu’ils n’en ont que deux anciens Latins, Pline et Celsus. Si vous les voyez quelque jour, vous trouverez qu’ils parlent bien plus rudement à leur art que je ne fay : je ne fay que la pincer, ils l’esgorgent. Pline se mocque, entre autres choses, dequoy, quand ils sont au bout de leur corde, ils ont inventé cette belle deffaite de r’envoyer les malades qu’ils ont agitez et tormentez pour neant de leurs drogues et regimes, les uns au secours des voeuz et miracles, les autres aux eaux chaudes. (Ne vous courroussez pas, Madame, il ne parle pas de celles de deçà qui sont soubs la protection de vostre maison, et qui sont toutes Gramontoises). Ils ont une tierce deffaite pour nous chasser d’aupres d’eux et se descharger des reproches que nous leur pouvons faire du peu d’amendement à noz maux, qu’ils ont eu si long temps en gouvernement qu’il ne leur reste plus aucune invention à nous amuser : c’est de nous envoier cercher la bonté de l’air de quelque autre contrée. Madame, en voylà assez : vous me donnez bien congé de reprendre le fil de mon propos, duquel je m’estoy destourné pour vous entretenir. Ce fut, ce me semble, Periclés, lequel estant enquis comme il se portoit : Vous le pouvez, fit-il, juger par là, en montrant des brevets qu’il avoit, attachez au col et au bras. Il vouloit inferer qu’il estoit bien malade, puis qu’il en estoit venu jusques-là d’avoir recours à choses si vaines et de s’estre laissé equipper en cette façon. Je ne dy pas que je ne puisse estre emporté un jour à cette opinion ridicule de remettre ma vie et ma santé à la mercy et gouvernement des medecins : je pourray tomber en cette resverie, je ne me puis respondre de ma fermeté future ; mais lors aussi, si quelqu’un s’enquiert à moy comment je me porte, je luy pourray dire comme Periclés : Vous le pouvez juger par là, montrant ma main chargée de six dragmes d’opiate : ce sera un bien evident signe d’une maladie violente. J’auray mon jugement merveilleusement desmanché ; si l’impatience et la frayeur gaignent cela sur moy, on en pourra conclurre une bien aspre fiévre en mon ame. J’ay pris la peine de plaider cette cause, que j’entens assez mal, pour appuyer un peu et conforter la propension naturelle contre les drogues et pratique de nostre medecine, qui s’est derivée en moy par mes ancestres, afin que ce ne fust pas seulement une inclination stupide et temeraire, et qu’elle eust un peu plus de forme ; et aussi que ceux qui me voyent si ferme contre les enhortemens et menaces qu’on me fait quand mes maladies me pressent, ne pensent pas que ce soit simple opiniastreté, ou qu’il y ait quelqu’un si facheux qui juge encore que ce soit quelque esguillon de gloire : qui seroit un desir bien assené de vouloir tirer honneur d’une action qui m’est commune avec mon jardinier et mon muletier. Certes, je n’ay point le cœur si enflé, ne si venteux, qu’un plaisir solide, charnu et moeleus comme la santé, je l’alasse eschanger pour un plaisir imaginaire, spirituel et aerée. La gloire, voire celle des quatre fils Aymon, est trop cher achetée à un homme de mon humeur, si elle luy couste trois bons accez de cholique. La santé, de par Dieu ! Ceux qui ayment nostre medecine, peuvent aussi avoir leurs considerations bonnes, grandes et fortes : je ne hay point les fantasies contraires aux miennes. Il s’en faut tant que je m’effarouche de voir de la discordance de mes jugemens à ceux d’autruy, et que je me rende incompatible à la societé des hommes pour estre d’autre sens et party que le mien, qu’au rebours, comme c’est la plus generale façon que nature aye suivy que la varieté, et plus aux esprits qu’aux cors, d’autant qu’ils sont de substance plus souple et susceptible de plus de formes, je trouve bien plus rare de voir convenir nos humeurs et nos desseins. Et ne fut jamais au monde deux opinions pareilles, non plus que deux poils ou deux grains. Leur plus universelle qualité, c’est la diversité.