Essais d’histoire parlementaire de la Grande-Bretagne/01

La bibliothèque libre.



ESSAIS


D’HISTOIRE PARLEMENTAIRE.

I.
LORD CHATHAM.
— CORRESPONDANCE DE WILLIAM PITT.[1]

À l’époque où le gouvernement de la restauration penchait déjà vers sa chute, l’étude plus ou moins approfondie de l’histoire d’Angleterre était devenue un objet de prédilection pour les esprits réfléchis, et même pour beaucoup d’esprits superficiels. Frappés de la similitude qu’offraient, sous tant de rapports, les phases révolutionnaires des deux pays, et surtout les circonstances qui avaient accompagné, dans l’un et dans l’autre, le rétablissement de la dynastie déchue, ils se demandaient si le parallèle serait poussé plus loin encore. Pour résoudre la question, ils comparaient, ils pesaient les analogies comme les dissemblances. Les uns faisaient entendre assez clairement que, dans leurs convictions comme dans leurs désirs, cette question était affirmativement résolue. Les autres dissimulaient leur pensée ou essayaient même, peut-être avec sincérité, de signaler entre les deux situations des différences assez fondamentales pour rendre tous ces rapprochemens insignifians et sans portée. On ne saurait nier que cette thèse conjecturale, débattue alors dans une multitude d’écrits dont la pensée était certainement plus polémique qu’historique, n’ait puissamment contribué à préparer l’opinion au grand évènement de 1830. Bien des hommes qui, mécontens du régime de la restauration, eussent pourtant reculé devant la pensée de renouveler, pour la renverser, les catastrophes terribles de 1792, accueillirent avec complaisance l’idée que sa chute pourrait être le résultat d’une révolution pareille à celle de 1688, d’où sortirait, sans bouleversement, sans effusion de sang, un nouvel ordre de choses fondé sur la légalité et sur la liberté. La plus forte barrière qui, dans les temps de partis et de désaffection, s’élève encore contre les révolutions, et qui suffit souvent pour les empêcher, alors que tout semble les appeler, la terreur vague et profonde que les ames timides ou consciencieuses éprouvent des conséquences ignorées qui en pensent sortir, s’affaiblit ainsi et disparut presque complètement devant la perspective encourageante créée par les réminiscences de 1688. Lorsqu’on se fut habitué à considérer un tel dénouement comme la solution éventuelle de la lutte engagée entre le libéralisme et les principes de l’ancienne monarchie, l’évènement ne fut plus seulement possible, il devint probable.

Il est juste d’ajouter que l’influence du grand exemple que l’Angleterre nous avait donné ne borna pas là ses effets. Après avoir été une des causes morales de la chute de la branche aînée des Bourbons, elle a agi bien plus efficacement encore pour empêcher que leur défaite ne fût le signal du triomphe complet de l’anarchie. Il s’est trouvé là une école politique qui avait puisé, dans l’étude des faits accomplis chez nos voisins, à une époque analogue, la confiance nécessaire pour ne pas se laisser décourager par les vives attaques des niveleurs et des républicains, pour oser les combattre avec l’espérance du succès. Lors même qu’on devrait reconnaître que cette école, comme on le lui a souvent reproché, s’exagérait les analogies sur lesquelles elle fondait son système, il n’en serait pas moins vrai qu’en propageant la conviction de ces analogies, elle leur donnait une sorte de réalité que parut bientôt constater l’heureuse répression des tentatives anarchiques. Quelle que soit, d’ailleurs, la part qu’on voudra faire à l’esprit d’imitation dans les faits dont nous avons été témoins il y a dix ans, il est impossible de ne pas être frappé du parallèle qu’ils continuent à former avec les faits correspondans de l’histoire d’Angleterre, parallèle incomplet sans doute à quelques égards, mais dont les termes sont, cependant, plus multipliés, plus minutieux même que ne le pensent ceux qui n’ont sur ce sujet que des notions générales.

On eût pu croire qu’après avoir vu une fois encore les annales de la Grande-Bretagne devenir pour la France comme un recueil de prophéties où il nous avait été donné de lire d’avance nos destinées, la curiosité, de plus en plus excitée par une coïncidence aussi soutenue, chercherait de nouvelles révélations dans cette espèce de livre sibyllin toujours ouvert devant nous, et que nous mettrions quelque prix à savoir exactement comment s’était consolidé et affermi, de l’autre côté de la Manche, le grand changement dont nous venions de présenter la reproduction presque complète. La tâche de nous initier à cette période de l’histoire d’Angleterre s’offrait comme un vaste champ ouvert à nos historiens et à nos publicistes, et on devait présumer qu’ils y trouveraient d’autant plus d’attraits que ce champ n’avait pas été exploré, que l’ignorance la plus absolue régnait, parmi nous, sur tout ce qui a suivi l’avènement de Guillaume III.

Au moment où j’écris, cette tâche n’a pas été accomplie, cette ignorance est encore aussi profonde[2]. On sait vaguement, en France, que Guillaume, roi en Hollande et stathouder en Angleterre, suivant une expression consacrée, employa les quatorze années de son règne en efforts impuissans pour dominer l’opposition successive des tories et des whigs : on a des données un peu plus précises sur les luttes de ces deux partis pendant le règne de la reine Anne, parce qu’elles eurent pour résultat de sauver la France en dissolvant la grande alliance formée contre Louis XIV, parce que, d’ailleurs, l’éclat de la polémique soutenue avec tant de talent par les Swift, les Steele, les Addison, les Bolingbroke, attache à ces luttes cette espèce d’intérêt littéraire qui est pour les faits politiques la plus sûre garantie d’un grand lointain retentissement ; mais nos connaissances historiques ne vont pas plus loin. Il est peu de personnes qui ne considèrent l’intronisation de la maison de Hanovre, il y a cent vingt-sept ans, comme le dernier terme des agitations sérieuses produites par la révolution, qui ne pensent que si depuis cette époque, les tentatives faites à main armée par les Stuarts ont pu à deux reprises jeter dans la Grande-Bretagne un moment de désordre matériel, aucune perturbation vraiment grave n’y a, pendant ce long intervalle, entravé la marche régulière et constitutionnelle du gouvernement, que la royauté y a toujours été respectée, le pouvoir exercé avec dignité, les partis contenus dans leurs débats les plus violens par un sentiment profond de la grandeur et des intérêts du pays ; en un mot, que sous George Ier, sous George II, et dans les premières années de George III, l’Angleterre s’est montrée ce que nous la voyons aujourd’hui, ou plutôt encore ce que nous l’avons vue il y a quelques années.

Telle n’est pourtant pas, à beaucoup près la vérité. En Angleterre, comme en tout pays, l’expérience nécessaire pour diriger un gouvernement représentatif, bien qu’on y fût mieux préparé qu’ailleurs, n’a pu être acquise qu’au prix de longues et pénibles épreuves. L’esprit public, qu’on y admire à si juste titre, ne s’est formé que peu à peu, et n’est arrivé que lentement à se concilier avec l’esprit de parti, élément indispensable des états libres. Là aussi il a fallu bien du temps pour réparer les atteintes fâcheuses que portent aux principes d’ordre public et de morale politique les révolutions les plus inévitables et les plus modérées, pour rallier au gouvernement nouveau les soutiens naturels du pouvoir, ces classes de propriétaires, portées par instinct à se défier des changemens, alors même qu’elles n’y sont pas décidément hostiles, ces hommes timides et honnêtes que tout gouvernement doit s’attacher à rassurer, s’il veut lui-même s’affermir, parce que, hors d’état de rien créer par eux-mêmes, ils possèdent ce singulier privilége que leur seule adhésion peut consolider ce que d’autres ont fondé. Là, enfin, la dynastie nouvelle, long-temps en butte aux outrages des factions, accusée à chaque instant de sacrifier à ses propres intérêts les intérêts de l’état, insultée tout à la fois par ceux qui avaient contrarié son avénement et par ceux même qui, l’ayant favorisé, se croyaient en droit de lui reprocher amèrement son ingratitude dès qu’elle hésitait à satisfaire leurs exigences, la dynastie nouvelle vit s’écouler des générations entières avant de parvenir à inspirer ce respect religieux qui fait la force morale du trône, mais que les peuples accordent difficilement aux institutions qu’ils ont élevées de leurs mains, qui sont nées sous leurs yeux. Pendant près d’un siècle, l’Angleterre fut en proie à des dissensions d’autant plus incessantes, qu’elles prenaient leur source, non pas dans l’antagonisme des grands principes politiques, — la révolution y avait mis fin, — mais dans les innombrables et mobiles combinaisons des intérêts de coteries et des ambitions personnelles.

De tels faits sont la meilleure réfutation de l’opinion trop accréditée qui conclut, de ce que la France n’est pas encore arrivée à l’état normal du gouvernement représentatif, qu’elle doit désespérer d’y arriver jamais. Je ne veux certes pas dire que les évènemens accomplis en Angleterre sont le type exact de ceux qui s’accompliront parmi nous. La situation des deux pays présente des différences qui ne permettent pas de procéder par des inductions aussi rigoureuses. Sous le régime établi à Londres par la révolution de 1688, le parti favorable à la restauration fut long-temps beaucoup plus nombreux et plus populaire que ne l’est, sous le gouvernement actuel de la France, le parti légitimiste. D’un autre côté, la maison de Hanovre n’avait pas à lutter contre une opinion radicale et démocratique s’érigeant en patrone de la liberté ; l’ancienne fraction républicaine était morte avec le puritanisme, qui en était l’ame, ne laissant après elle qu’un souvenir à la fois sanglant et ridicule. L’aristocratie, plus puissante sous sa forme moderne qu’elle ne l’avait jamais été aux temps féodaux, était en pleine possession du pays, et bien que pendant assez long-temps une portion considérable de cette aristocratie, surtout dans les rangs secondaires, soit restée attachée à la cause des Stuarts, l’union des grandes familles whigs, c’est-à-dire des maisons les plus illustres et les plus riches, était hautement proclamée comme la base la plus solide de la succession protestante. Tout cela, je le répète, ressemble trop peu, en beaucoup de points, à ce qui existe aujourd’hui en France, pour qu’il fût raisonnable de puiser, dans une assimilation arbitraire, des inductions aussi inexactes que les termes de la comparaison dont on les ferait découler. De ce qu’on a réussi en Angleterre avec de tels élémens, il serait certainement peu logique de conclure, avec une pleine assurance, que le même succès est promis à un gouvernement placé dans des conditions en partie différentes ; mais ce qui ressort incontestablement des souvenirs historiques rappelés tout à l’heure, c’est qu’il serait contre toute vérité et contre toute justice d’imputer exclusivement à l’organisation démocratique de la France ces longues oscillations dont la Grande-Bretagne n’a pas été préservée par la puissance de son aristocratie ; c’est que si, en Angleterre, le temps a fini par y mettre un terme, il est permis d’espérer qu’il amènera pour la France le même résultat ; c’est enfin que quelques années ne suffisent pas pour apprécier les chances d’avenir et de solidité d’un établissement politique.

Ce serait sans contredit un livre d’un grand intérêt que celui qui nous présenterait sous cet aspect l’histoire de l’Angleterre au XVIIIe siècle ; mais, je le répète, cette histoire, qui, même chez les Anglais, n’existe guère encore d’une manière un peu satisfaisante qu’à l’état de mémoires et de biographies, n’a pas été seulement essayée parmi nous. Sans avoir la prétention de combler la lacune que je viens de signaler, je me propose, dans le travail auquel les réflexions qui précèdent serviront d’introduction, de raconter la vie publique d’un homme qui remplit, pour ainsi dire, toute cette époque, qui résume tout ce que la politique de l’Angleterre eut d’énergique et de puissant pendant une moitié du XVIIIe siècle, et dont la carrière variée offre successivement le curieux tableau des grandeurs et des imperfections les plus extrêmes par lesquelles puisse passer un gouvernement libre, s’agitant, au sortir d’une révolution, pour trouver enfin son assiette définitive : je veux parler de l’illustre lord Chatham.

I.

William Pitt n’appartenait pas, par sa naissance, à cette haute aristocratie qui a été si long-temps en possession exclusive du gouvernement de la Grande-Bretagne. On a donc pu, avec quelque raison, l’appeler un homme nouveau ; cependant, si l’on voulait attacher à ce mot le sens absolu dans lequel on le prend aujourd’hui, celui d’un homme partant des basses régions de l’état social pour s’élever au sommet, il cesserait de lui être applicable. William Pitt était issu, en effet, d’une ancienne famille que son grand-père, gouverneur de Madras, avait élevée encore en l’enrichissant. La fille de ce gouverneur, tante, par conséquent, du futur ministre, avait épousé le comte Stanhope, un des personnages les plus considérables de l’époque de la reine Anne et de George Ier. — Le jeune Pitt, né le 15 novembre 1708, fit ses études au collége d’Eton et à l’université d’Oxford. Une maladie qui devait plus tard exercer sur lui de cruels ravages, la goutte, l’obligea à quitter l’université avant d’avoir pris ses degrés. Il voyagea pour sa santé en France et en Italie. À son retour en Angleterre, il entra comme cornette dans un régiment de cavalerie. Quelque minimes que fussent cette position et les avantages pécuniaires qui y étaient attachés, ils n’étaient pas à dédaigner pour un cadet de famille dont le patrimoine ne dépassait pas cent livres sterling de revenu. Telle était encore, à vingt-sept ans, la position de l’homme destiné à gouverner un jour son pays, lorsqu’en 1735 il fut envoyé à la chambre des communes par un bourg dont son grand-père avait fait l’acquisition, par Old-Sarum. On sait que ces bourgs pourris, comme on s’habitua plus tard à les appeler, étaient alors la seule porte ouverte pour les hommes à qui leur fortune ne permettait pas ces énormes dépenses, indispensables partout où l’élection avait quelque réalité.

Au moment où Pitt commença sa carrière politique, George II occupait depuis huit années le trône sur lequel la maison de Hanovre était montée vingt ans vaut auparavant dans la personne de son père. L’avénement de cette dynastie, véritable complément de la révolution de 1688, avait été par cela même l’avénement définitif du parti whig. Le parti tory, qui, sous le roi Guillaume et sous la reine Anne, avait pu lui disputer le pouvoir, se trouvait depuis lors réduit à une opposition impuissante, dont il ne devait plus sortir jusqu’au jour où les évènemens, en changeant complètement la face du pays, l’auraient lui-même absolument transformé. Ce jour était bien éloigné encore. Les tories, associés un moment à la révolution par le sentiment du danger dont le fanatisme imprudent de Jacques II avait menacé l’église anglicane, n’avaient jamais pu s’habituer aux résultats d’une catastrophe qui avait porté atteinte aux droits du trône, presque aussi chers à leur loyauté que ceux de l’église. Les doctrines de souveraineté nationale et de liberté populaire sur lesquelles se fondait le régime nouveau leur étaient souverainement antipathiques. Dominés par l’aversion profonde et instinctive qu’elles leur inspiraient, les uns avaient fini par s’unir aux partisans de la dynastie déchue et par conspirer avec eux son rétablissement ; d’autres, sans vouloir pousser aussi loin la réaction, avaient, à leur insu, concouru au même but en poussant le gouvernement créé par la révolution dans des voies qui ne pouvaient que le perdre, puisque c’étaient celles du système tombé, en s’efforçant de l’entraîner à professer des maximes incompatibles avec son existence, puisqu’elles étaient la négation directe des principes au nom desquels s’était faite cette révolution. Tous ou presque tous, dans les derniers instans de la reine Anne, lorsque la pensée de rappeler le prétendant pour écarter la maison de Hanovre avait paru acquérir quelque consistance et offrir des chances de succès, ils avaient pris une attitude telle que cette maison n’avait pu s’empêcher de voir en eux des ennemis irréconciliables dont la ruine absolue était la condition première de sa sûreté. Aussi George Ier, lorsqu’il fut devenu roi, non content de les abandonner à la vengeance des whigs, avait-il employé toute son influence à les accabler. Leurs chefs, proscrits, traduits en justice ou réduits à prendre la fuite, n’avaient pu qu’à grand’peine sauver leur vie, et si le temps avait bientôt mis fin, pour les personnes, à cet état de proscription, le parti n’en était pas moins resté exclu de la direction des affaires et presque sans espoir d’y revenir autrement que par une révolution violente.

Les whigs dominaient donc sans partage ; mais, suivant l’immuable loi des passions humaines, ils s’étaient divisés aussitôt que leurs adversaires s’étaient trouvés hors de combat. À défaut de luttes de principes et d’opinions, les rivalités individuelles avaient suscité entre eux de misérables querelles, auxquelles, dans les premiers temps surtout, il était à peine possible d’assigner même un prétexte d’utilité générale. On avait vu, pendant plusieurs années, des ministres, tous sortis du sein de ce parti, se succéder les uns aux autres plutôt par l’effet de sourdes intrigues et selon les caprices des préférences royales qu’au gré des variations de l’esprit public. Après diverses vicissitudes, sir Robert Walpole, plus calme, plus patient, plus habile qu’aucun de ses rivaux, était enfin parvenu à fixer entre ses mains le pouvoir et à le garder même sous deux souverains successifs. Au moment où Pitt entra à la chambre des communes, il y avait déjà treize ans que durait ce ministère, qui tient une place si marquante dans les annales de la Grande-Bretagne.

Walpole a été l’objet de jugemens bien divers. Calomnié de son vivant comme tout homme qui occupe long-temps le pouvoir, il a trouvé depuis des appréciateurs trop indulgens peut-être. Je crois qu’on lui ferait justice en disant que, dans un temps où l’habitude des révolutions avait presque détruit toute morale politique, ce ministre, sans être à beaucoup près plus corrompu que ses contemporains, sans être même, il s’en faut, le plus corrompu d’entre eux, eut le malheur de fonder son système de gouvernement sur les vices mêmes de son siècle, qu’entendant à merveille les intérêts matériels et positifs de son pays, il ne comprit pas assez la nécessité de satisfaire aussi des besoins d’une plus noble nature, des sentimens qui peuvent sommeiller quelque temps chez un peuple, mais qui s’y réveillent tôt ou tard ; qu’enfin, en s’abandonnant trop complètement à son aversion naturelle pour les intelligences élevées, pour les caractères indépendans qui osaient conserver à côté de lui la spontanéité de leurs pensées, il en vint à jeter dans l’opposition tous les hommes d’un mérite éminent, à ne plus compter parmi ses partisans que ceux dont l’esprit étroit, la conscience facile, étaient également hors d’état, soit de lui faire obstacle, soit de lui prêter un appui efficace.

Peu à peu une coalition formidable s’était organisée contre lui dans le sein du parlement. Au petit nombre de jacobites qui avaient trouvé moyen d’y pénétrer, aux tories qui, sous la direction de sir William Wyndham, y formaient depuis long-temps la masse de l’opposition, s’étaient joints les whigs dissidens, parmi lesquels William Pulteney et lord Carteret occupaient le premier rang. Ces derniers, moins nombreux que les tories, compensaient cette infériorité par une force morale qui manquait à leurs alliés. Leurs noms, signalés par de nombreux services rendus à la cause de la liberté et de la nouvelle dynastie, devaient rallier bien des mécontens qui eussent craint de s’unir aux champions exclusifs de la prérogative royale. La coalition ainsi formée était animée de cette confiance absolue que ressentent d’ordinaire les partis depuis long-temps éloignés du pouvoir, lorsqu’ils commencent à entrevoir la possibilité de le ressaisir, lorsque le souvenir de leurs fautes passées est assez éloigné pour ne plus gêner et embarrasser leur marche au milieu de circonstances toutes différentes, lorsqu’enfin l’action du temps, en les renouvelant, a amené dans leur sein un grand nombre d’hommes étrangers aux déceptions comme aux rancunes du passé et par conséquent accessibles encore à ces illusions généreuses, à ces espérances illimitées que détruit si promptement le contact des affaires. Mettre fin au système de corruption qui asservissait le parlement aux volontés du ministre, remplacer dans les rapports extérieurs, par une politique plus fière, plus digne, plus conforme aux intérêts permanens et aux alliances naturelles du pays, la politique timide et exclusivement pacifique de Walpole, tel était le double but que se proposait la coalition. En tout temps, dans tous les pays, c’est sur un semblable terrain que les coalitions de partis se sont formées. De pareils griefs, vrais ou simulés, sont en effet les seuls qui puissent réunir contre un gouvernement des partis intérieurs divisés de tendances et de principes.

C’est au milieu des whigs dissidens que William Pitt prit place en entrant à la chambre des communes. Ses relations personnelles, comme la direction naturelle de son esprit et de son caractère, l’appelaient nécessairement de ce côté. Il y avait déjà plusieurs mois qu’il siégeait au parlement, lorsque, le 29 avril 1736, il y prit pour la première fois la parole à l’appui d’une motion de Pulteney, qui avait proposé une adresse au roi à l’occasion du mariage du prince de Galles. Rien, dans ce qui nous a été conservé de ce discours, n’offre la trace d’une pensée ou d’une expression remarquable. Il est pourtant certain qu’il produisit une très vive sensation, et que ce début suffit pour assurer au jeune Pitt un rang distingué parmi les orateurs sur qui reposait l’avenir du parti whig. Suivant toute apparence, un tel succès était dû moins encore au talent dont avait fait preuve le nouveau député qu’à l’habileté avec laquelle il avait su tirer parti de la position du prince de Galles, déjà signalé à la faveur des mécontens, suivant l’usage héréditaire de la maison de Hanovre, par son opposition à la politique de son père.

On assure que Walpole, frappé de ce brillant début et comptant sur le succès des moyens qui lui avaient gagné tant de partisans, voulut les employer aussi pour désarmer le formidable adversaire qui venait de se révéler. Il lui fit, dit-on, proposer un avancement rapide dans la carrière militaire, s’il consentait à renoncer à celle du parlement. Cette offre étrange fut refusée, et l’attitude de Pitt n’ayant pu laisser aucun doute sur la voie dans laquelle il continuerait à marcher, on le destitua de l’emploi subalterne qu’il occupait dans l’armée. Par l’effet de cette mesure maladroite, Pitt se vit en un instant entouré de cette auréole de popularité qui, dans les gouvernemens libres, est la conséquence presque infaillible des rigueurs du pouvoir. Célébré par les journaux, chanté par les poètes comme le champion et le martyr de la liberté, il ne tarda pas à obtenir un dédommagement plus substantiel, et que sa position de fortune lui rendait alors presque nécessaire. En récompense d’un discours dans lequel il s’était prononcé pour l’augmentation de la dotation du prince de Galles, ce prince lui donna dans sa maison un emploi beaucoup plus lucratif que le grade militaire qu’on venait de lui ôter.

À partir de ce moment, Pitt prit une part considérable à toutes les discussions de la chambre des communes, et après Pulteney et Wyndham il en devint bientôt le membre le plus important. On admirait dès lors en lui ces hautes facultés intellectuelles et ces qualités physiques dont la réunion tant recommandée, tant recherchée par les anciens comme nécessaire pour constituer la perfection de l’art oratoire, s’est si rarement rencontrée dans les temps modernes. Une taille élevée, une tournure majestueuse, des traits nobles et beaux, un œil d’aigle, un regard perçant dont la seule atteinte suffisait pour déconcerter ses adversaires, une voix douce et forte, claire et harmonieuse tout à la fois, tels étaient les dons naturels qui, lorsqu’il prenait la parole, plaçaient d’avance son auditoire sous une sorte de fascination. Il ne négligeait rien de ce qui pouvait en augmenter et en prolonger l’effet : son geste, son action, son débit, soigneusement étudiés, l’ensemble même de son costume, avaient une dignité grave qui, s’étendant peu à peu à ses habitudes sociales, à son langage, aux formes de sa correspondance, devint pour lui comme une seconde nature et imprima à toute sa personne un caractère en quelque sorte officiel dont la familiarité ne pouvait approcher. La grandeur de la pensée, la force de l’imagination, répondaient en lui à cet appareil imposant. Il abondait en grands mouvemens, en inspirations brillantes. Par des saillies soudaines et inattendues, il savait faire jaillir de l’incident le plus insignifiant des effets entraînans et vraiment irrésistibles. Il possédait une puissance d’invective sans exemple peut-être chez les modernes. Son élocution, vive, énergique, colorée, avait un éclat, une richesse, une facilité, dus en grande partie à l’étude approfondie de ces classiques qui seront toujours une des sources de la haute éloquence. On doit facilement comprendre qu’avec cette merveilleuse organisation, si admirablement perfectionnée par l’étude et le travail, il n’ait pas tardé à dominer le parlement. Ses contemporains, subjugués, éblouis, ne conservaient pas le sang-froid nécessaire pour s’apercevoir de ce qui manquait bien souvent à ces magnifiques harangues, une argumentation logique, des faits précis, en un mot les ressources de la véritable et complète dialectique.

Pour qu’on pût apprécier à sa juste valeur le redoutable champion qui venait de s’élever contre l’administration de Walpole, il fallait qu’un débat vraiment important fournît à son génie l’occasion de se développer tout entier. C’est ce qui arriva bientôt. La question de la paix ou de la guerre surgit tout à coup après vingt-cinq années d’un repos profond, à peine interrompu par quelques insignifiantes hostilités. Le maintien de la paix avait été l’objet constant et presque exclusif de la politique de Walpole. Outre les calculs et les goûts personnels qui pouvaient l’y porter, il avait incontestablement de très fortes raisons pour en faire le but de tous ses efforts. La Grande-Bretagne, renfermant dans son sein un parti encore nombreux dévoué à la cause du prétendant, n’était pas seulement exposée, en cas de guerre avec une puissance étrangère, aux chances ordinaires d’une pareille lutte ; elle avait encore à craindre des soulèvemens intérieurs qui, se combinant avec les agressions des ennemis du dehors, pouvaient mettre en danger le gouvernement établi. C’était là évidemment son côté faible. L’expérience du passé ne permettait guère de douter que tout état étranger engagé contre elle dans une guerre sérieuse ne recourût tôt ou tard à cette arme terrible. C’était en grande partie le sentiment de ce danger qui avait engagé Walpole à intervertir le système des alliances naturelles de l’Angleterre pour rechercher de préférence celle du gouvernement français, que sa puissance et la situation de son territoire mettaient plus qu’aucun autre en mesure, soit de prêter un appui efficace aux tentatives du prétendant, soit de les déjouer et de les paralyser. Tout récemment encore, le cabinet de Londres avait fait à cette alliance un bien grand sacrifice : se retirant dans une neutralité absolue au milieu de l’Europe en armes, il avait abandonné l’Autriche, la vieille alliée de l’Angleterre, aux attaques de la France et de l’Espagne réunies. Cette lutte inégale avait valu aux deux branches de la maison de Bourbon la Lorraine et les Deux-Siciles, et ce qui prouve que la politique pacifique de Walpole s’accordait, au moins dans une certaine mesure, avec les besoins et les dispositions véritables de la nation, c’est que l’impassibilité avec laquelle il avait assisté aux conquêtes de la France n’avait pas excité dans le parlement des réclamations assez vives pour lui causer des embarras bien sérieux.

Cette patience inaccoutumée touchait pourtant à son terme. Le système de paix, après avoir triomphé des graves difficultés qui l’avaient long-temps menacé, allait échouer contre une question dans laquelle le droit était équivoque, l’intérêt secondaire, mais qui blessait vivement les susceptibilités nationales, rendues plus irritables d’ailleurs par les sacrifices auxquels elles s’étaient résignées. On était depuis long-temps en querelle avec le gouvernement espagnol au sujet de la contrebande faite par les commerçans anglais sur les côtes des colonies américaines, et des mesures répressives auxquelles l’Espagne avait recours pour y mettre fin. Ces mesures avaient pris progressivement un caractère de rigueur qui n’épargnait pas même toujours le commerce licite. Les commerçans anglais se plaignaient de saisies illégales, de traitemens barbares infligés aux équipages des navires capturés. Non contens de réclamer des indemnités, ils demandaient que l’Espagne renonçât au droit de visite qui donnait lieu à de tels abus. L’Espagne, sans se refuser absolument à indemniser les individus injustement maltraités, ne voulait pas consentir à abandonner un droit de recherche parfaitement légal, suivant elle, et qui, d’ailleurs, était la seule garantie efficace contre des fraudes ruineuses pour son trésor. La question, on le voit, n’était pas simple : elle offrait de délicates complications, et d’un côté comme de l’autre il y avait des griefs réels à faire valoir ; mais, en Angleterre, l’opinion s’était passionnée pour les réclamations du commerce, et on s’indignait de n’avoir pas encore obtenu justice de ce qui paraissait une monstrueuse iniquité. Le parlement retentissait à ce sujet des plus véhémentes déclamations.

Walpole comprit ce que cette situation avait de dangereux. Avec son bon sens pratique, il prévoyait qu’une guerre maritime contre l’Espagne ferait un mal énorme au commerce, sans procurer au pays un dédommagement de quelque importance. Il sentait pourtant que cette guerre devenait de jour en jour plus probable, et que bientôt, si on n’arrivait à une transaction, il ne serait plus possible de l’éviter. Il redoubla donc d’efforts pour faire comprendre au cabinet de Madrid la nécessité de se concerter dans le but de prévenir une rupture également regrettable pour les deux parties. Un moment il crut y avoir réussi. Une convention préliminaire qui semblait préparer un arrangement définitif fut signée à Madrid, et l’annonce de cet évènement eut pour effet immédiat de calmer un peu les esprits ; mais cette impression ne dura pas. Lorsqu’on connut en détail les clauses de la convention, bien éloignées en réalité des prétentions de l’opinion publique en Angleterre, l’irritation, un instant apaisée, se réveilla avec plus de force. Elle éclata dans la chambre des communes, où le ministère ne parvint qu’avec beaucoup de peine à faire voter une adresse de félicitation en réponse à la communication royale du traité préliminaire. Le discours de Pitt contre le projet d’adresse, plein de chaleur et d’un patriotisme un peu déclamatoire, est considéré comme le plus remarquable qui ait été prononcé dans cette discussion (8 mars 1739).

Comme l’opposition l’avait prévu, la convention de Madrid ne termina rien, et l’Espagne continuant à se refuser aux concessions qu’on lui demandait, la guerre éclata. Le système de Walpole était enfin renversé sans que son opinion personnelle se fût modifiée. Il commit alors une grande faute. Au lieu de tomber noblement avec la politique pacifique dont on s’était habitué à le considérer comme le représentant, il voulut conduire lui-même cette guerre qu’il n’avait pas cessé de désapprouver. Moins aveuglé par un intérêt personnel bien mal entendu, il eût compris qu’il n’y avait pour lui aucun avantage possible dans la position à laquelle il se résignait ; que, si la guerre était heureuse, l’opposition y trouverait un texte commode pour lui reprocher de l’avoir tant différée et d’en avoir ainsi diminué les chances favorables ; que, si au contraire elle tournait mal, cette même opposition en rejetterait sur lui la responsabilité en alléguant avec quelque raison qu’on est rarement apte à bien exécuter une entreprise dont on a blâmé le principe. — C’est ce qui arriva en effet. Cette guerre, si populaire à son début, ne le resta pas long-temps. Ouverte par un succès brillant, la prise de Porto-Bello, elle fut ensuite moins heureuse. Des tentatives manquées et, bien plus encore, les pertes éprouvées par le commerce qui avait tant appelé les hostilités, changèrent en un mécontentement presque universel l’ardeur belliqueuse dont tous les esprits s’étaient d’abord montrés saisis. Ainsi qu’il était facile de le prévoir, c’est sur Walpole que retomba cette irritation et il se vit en butte dans le parlement à d’incessantes attaques.

Pitt parut encore au premier rang parmi ses adversaires. Un bill avait été proposé pour faciliter au gouvernement le recrutement de la flotte. Fidèle à ce principe de toutes les oppositions systématiques, de refuser aux gouvernans les moyens d’exécuter les grandes choses dont on leur impose l’obligation, il ne manqua pas de combattre ce bill par les invectives les plus passionnées contre les rigueurs de la presse maritime ; il signala à l’indignation publique une administration oppressive, trop ignorante pour être vraiment redoutable, mais qui semblait trouver son unique satisfaction à tourmenter, à ruiner les citoyens, à les dépouiller de leur liberté. Le frère du ministre, Horace Walpole, crut pourvoir répondre à ces emportemens par l’expression du dédain qu’inspirait à un diplomate vieilli dans les affaires une aussi étrange forme de polémique ; il tourna en ridicule ces assertions tranchantes, ces furieuses injures, ces retentissantes périodes déclamées avec des gestes véhémens et une affectation théâtrale qui trahissaient, suivant lui, l’inexpérience de la jeunesse. Pitt fut vivement blessé de cette appréciation sévère et méprisante. Sa réplique fut accablante, et on la cite encore comme un des exemples les plus frappans de la virulence qui, à cette époque, rapprochait parfois la tribune britannique de celle des peuples de l’antiquité. « Je ne m’arrêterai pas, s’écria-t-il, à rechercher si la jeunesse peut être, contre qui que ce soit, un sujet de reproche ; mais ce que je ne crains pas d’affirmer, c’est que la vieillesse peut devenir justement un objet de mépris, lorsque l’expérience qu’elle procure n’a pas été mise à profit dans un but de perfectionnement, lorsque le vice continue à la dominer après que les passions se sont éteintes. Le malheureux qui, vainement averti par le funeste résultat de tant d’erreurs accumulées, persiste dans son égarement, et en qui l’âge ne fait qu’aggraver la stupidité par l’obstination, ce malheureux n’a droit, sans doute, qu’à l’horreur ou au mépris, et ses cheveux blancs ne doivent pas le mettre à l’abri de l’insulte. » Le reste du discours répondait à cet incroyable début. Quinze ans après, Pitt était l’ami politique de celui qu’il avait ainsi outragé, il recherchait les conseils de l’homme d’état qu’il avait si prématurément stigmatisé comme accablé sous la décrépitude d’une vieillesse corrompue.

Chaque jour, les attaques dirigées contre Walpole devenaient plus vives et plus pressantes. Un membre de la chambre des communes proposa une adresse au roi pour demander qu’il fût éloigné des affaires. Pitt appuya la proposition. Il accusa le ministre d’avoir constamment travaillé à l’agrandissement de la maison de Bourbon, de s’être rendu l’esclave de la France, d’avoir imprimé à la guerre engagée contre l’Espagne une direction funeste qui avait coûté la vie à des milliers de soldats anglais. — En dépit de ses efforts, le projet d’adresse fut repoussé mais ce devait être là le dernier succès de Walpole. Il sentait lui-même l’affaiblissement de son parti, et ne pouvant se résigner à une retraite dont il avait laissé échapper l’occasion opportune et favorable, certain d’ailleurs de la confiance illimitée du roi, il se raidissait de toutes les forces qui lui restaient, il frappait à toutes les portes pour prolonger son pouvoir expirant. Un fait à peine croyable, mais irréfragablement démontré par des documens authentiques, c’est qu’il essaya d’entrer en négociation avec le prétendant, alors retiré à Rome, et lui fit offrir de travailler à lui rendre le trône, si les jacobites étaient autorisés à voter pour les candidats ministériels dans les élections générales qui se préparaient. Le piége était si grossier, que le prétendant lui-même n’y fut pas pris, malgré cette inépuisable crédulité qui rend les émigrés accessibles à toutes les illusions.

Le résultat des élections donna à l’opposition une majorité incontestable. Walpole essaya pourtant encore de faire face à l’orage : il attendit la réunion du parlement ; mais après plusieurs échecs successifs, il dut enfin subir la loi de la nécessité. Le 5 janvier 1742, il donna sa démission après s’être fait conférer la pairie sous le titre de comte d’Oxford. Consulté par le roi sur la formation d’un nouveau cabinet, il mit une habileté machiavélique à diriger les négociations qui s’ouvrirent dans ce but, de manière à diviser le parti victorieux, à empêcher l’administration nouvelle de s’établir solidement, enfin à se préparer un retour prompt et triomphant dont se flattait encore son incurable ambition. Il est probable que cet espoir eût été trompé alors même que sa mort, survenue deux ans après sa retraite, n’eût pas coupé court à tous ses projets ; cependant il vécut assez pour voir la dissolution complète de la coalition sous laquelle il avait succombé, et la chute irrémédiable, l’humiliation profonde de son grand rival, William Pulteney.

C’était à ce dernier, comme au chef principal des whigs mécontens, que le roi avait dû s’adresser pour le charger de composer un ministère auquel la nouvelle chambre des communes pût accorder son concours. Pulteney se trouva dans une situation très délicate. Dans l’ardeur de la lutte et pour écarter les soupçons qu’on voulait jeter sur le désintéressement de son opposition, il avait plus d’une fois proclamé sa détermination invariable de n’accepter jamais aucun emploi du gouvernement. Par cet engagement inconsidéré, il s’était créé des embarras qui maintenant pesaient sur lui de tout leur poids. Beaucoup d’hommes d’état, surtout à cette époque, n’en eussent tenu aucun compte, ou les eussent éludés par quelqu’une de ces distinctions subtiles qui ne font jamais défaut dans de semblables conjonctures. Pulteney voulut tenir sa parole, mais il ne sut pas faire le sacrifice entier, et il en perdit tout le mérite. Il crut qu’il pourrait, tout en restant en dehors du ministère, l’organiser de manière à y conserver une influence dominante. Il se laissa entraîner, sans consulter ses amis, dont peut-être il craignait la désapprobation, dans des pourparlers qui tendaient à partager les portefeuilles entre quelques-uns des chefs de l’opposition et une partie des collègues de Walpole. Ces pourparlers, qu’on avait voulu d’abord tenir secrets, excitèrent naturellement l’inquiétude de ceux des opposans qui n’y avaient pas été admis. Dans une réunion générale du parti, Pulteney fut vivement interpellé, et ses réponses, peu explicites, loin de calmer les défiances de ses anciens adhérens, leur donnèrent la conviction qu’il les avait trahis. Une éclatante rupture fut le résultat immédiat de cette conférence, en sorte que l’armée victorieuse se trouva dissoute avant même d’avoir recueilli le fruit de sa victoire.

Dans cet état de choses, Pulteney n’était plus en mesure de faire la loi à la cour, il dut accepter une transaction dans laquelle elle se ménagea des avantages marqués. Refusant pour lui-même les fonctions de premier lord de la trésorerie qu’on lui avait offertes, il s’était d’abord proposé d’en investir lord Carteret, l’un de ses auxiliaires les plus éminens dans sa lutte contre le précédent ministère. Le roi, toujours secrètement dirigé par les conseils de Walpole, ne voulut pas y consentir. Ce poste important fut donné à lord Wilmington. Deux autres collègues de Walpole, le duc de Newcastle, agent principal de cette négociation, et son frère Henri Pelham, furent maintenus dans leurs emplois de secrétaire d’état et de payeur-général de l’armée. Quant à lord Carteret, il dut se contenter d’un autre poste de secrétaire d’état. Pulteney lui-même, comprenant sans doute qu’après ce qui s’était passé, sa position dans la chambre des communes ne serait plus supportable, entra à la chambre haute avec le titre de comte de Bath. Il y prit place pour la première fois le même jour que Walpole, qui, l’abordant d’un air de bonhomie, lui dit malicieusement : « Eh bien ! milord, à dater d’aujourd’hui, nous sommes certainement, vous et moi, les deux êtres les plus insignifians de l’Angleterre. » Pulteney ne se releva pas de cette chute. Par l’acceptation de la pairie, il avait perdu jusqu’à la force morale attachée à cette réputation de désintéressement qui lui tenait tant à cœur. Bien qu’il ait encore vécu plus de vingt ans, son nom n’a plus figuré que dans d’obscures et impuissantes intrigues de cour.

La crise ministérielle qui avait suivi la retraite de Walpole n’avait donc satisfait complètement aucun parti. Sans parler même des tories, condamnés par leurs antécédens au stérile honneur de servir d’auxiliaires à toutes les oppositions, une portion considérable des whigs qui avaient combattu le précédent cabinet était restée en dehors des arrangemens convenus entre Pulteney et le duc de Newcastle. C’est assez dire qu’elle était hostile au résultat de ces arrangemens. La fraction dont je veux parler, c’est celle qu’on appelait alors le parti cobhamite, parce qu’elle avait pour chef avoué le vieux lord Cobham, l’un des principaux officiers-généraux de cette époque, homme considérable et populaire. Autour de lui se groupaient plusieurs jeunes députés d’un mérite éminent, tels que George, depuis lord Littleton, tels que les quatre frères Grenville, dont l’aîné, Richard, fut connu plus tard sous le nom de lord Temple, neveux, comme Littleton, de lord Cobham ; tels enfin que Pitt, qui devait, plusieurs années après, épouser la sœur des Grenville. Comme tous les partis de ce temps d’oligarchie, celui dont il s’agit s’était plutôt formé dans des vues d’ambition personnelle et d’intérêts de famille que pour assurer le triomphe d’un principe ou même d’une mesure de quelque importance ; mais ce qui le distinguait des autres, ce qui l’élevait fort au-dessus de ces misérables coteries, types complets de médiocrité et d’étroit égoïsme, c’étaient les talens distingués de la plupart des hommes dont il se composait. Cela explique parfaitement l’immense influence que cette réunion a exercée pendant trente années sur les destinées de l’Angleterre, bien que, parmi les subdivisions du parti whig, ce ne fût pas, à beaucoup près, celle qui comptait dans son sein les plus grandes maisons et les fortunes les plus considérables, bien que, par ses exigences impérieuses et hautaines, elle se fût attiré de bonne heure d’implacables ressentimens. Ceux dont elle avait blessé l’amour-propre ou dérangé la fortune l’accusaient de personnalité, d’hypocrisie, lui reprochaient de faire servir à ses calculs intéressés l’affectation du patriotisme et de toutes les vertus, de ne reculer devant aucun moyen, pas même devant l’agitation la plus factieuse, pas même devant les outrages à la royauté, pour peu qu’elle y vît une chance d’atteindre l’objet de toutes ses préoccupations, de s’imposer à la couronne, et d’accaparer à son profit les places et les pensions, contre lesquelles elle déclamait si chaleureusement lorsqu’elle était hors du pouvoir. Ces accusations, fort exagérées sans doute, mais non pas dépourvues de toute vérité, restaient impuissantes, et les hommes même qui les avaient exprimées avec le plus d’amertume étaient tôt ou tard forcés de s’allier à des rivaux investis du seul titre qui, dans un gouvernement libre, donne un droit légitime à la direction des affaires, l’éloquence unie au caractère et à l’intelligence. Tant que Pitt et ses amis restèrent unis, rien ne put leur résister.

À l’époque dont je retrace en ce moment l’histoire, les cobhamites n’avaient pas encore atteint ce haut degré d’influence, mais déjà leur hostilité était pour le cabinet un danger des plus sérieux. Elle eut bientôt l’occasion de se manifester. Walpole, qui, en présidant secrètement à la formation de ce cabinet, s’était beaucoup plus préoccupé de ce qui le touchait personnellement que de la cause publique avait eu soin de faire imposer par le roi aux nouveaux ministres l’obligation de le protéger contre les poursuites juridiques auxquelles le parti victorieux pourrait vouloir le soumettre. L’engagement secret qu’ils avaient pris à cet effet était au moins soupçonné. Les contraindre à se dépopulariser en l’avouant, et pour cela diriger contre Walpole des accusations que les esprits encore irrités accueilleraient avec une extrême faveur, c’était pour l’opposition un moyen assuré de succès. Une proposition tendant à ordonner une enquête sur l’ensemble des actes de l’administration dont Walpole avait été le chef pendant vingt années fut soumise à la chambre des communes le 9 mars 1743. Pitt l’appuya énergiquement. Pour en démontrer les avantages, il prétendit que le ministre déchu avait conservé dans sa retraite apparente une influence qui le rendait encore l’ame du gouvernement, et qu’une condamnation trop bien méritée pourrait seule lui enlever, protestant d’ailleurs que cette seule considération, et non pas le désir de la vengeance portait à réclamer en principe une justice que rien n’empêcherait d’adoucir dans l’application. La motion fut rejetée par une majorité de deux voix ; mais, presque immédiatement reproduite avec un amendement qui restreignait aux dix dernières années l’époque soumise à l’enquête, et qui, par conséquent, désintéressait plusieurs personnages devenus les adversaires de Walpole après avoir été quelque temps ses collègues, elle fut adoptée. Un comité fut nommé pour y donner suite. Il est vrai que des obstacles adroitement suscités par le gouvernement arrêtèrent la procédure à peine commencée, et qu’on fut obligé de l’abandonner. Quelque soin qu’eussent pris les ministres nouveaux de dissimuler leur intervention, ce manége ne trompa personne. Lord Carteret, à qui on l’imputait particulièrement, fut accusé d’apostasie et de trahison. Il perdit tout ce qui lui restait de popularité. Le but de l’opposition était donc atteint.

Ce qui désignait surtout lord Carteret à la haine des cobhamites, c’est qu’il commençait à prendre dans le ministère la position principale que Pulteney avait essayé de lui ménager. La direction des affaires étrangères, dont il était chargé comme secrétaire d’état, lui avait donné un moyen facile de gagner les bonnes graces du roi. George II, semblable en cela à son père, s’était toujours montré enclin à subordonner la politique extérieure de la Grande-Bretagne aux intérêts de son électorat de Hanovre, dans lequel il voyait le patrimoine de sa famille, sa propriété, son asile assuré, tandis qu’étranger aux usages, aux principes et presque à la langue de l’Angleterre, il était loin de se considérer comme inébranlablement affermi sur un sol bouleversé naguère par tant de révolutions, et de vouloir y concentrer toutes ses chances d’avenir. Cette tendance le conduisait à s’immiscer et à engager avec lui son royaume dans certaines questions continentales dont l’intérêt, pour les Anglais, était au moins fort douteux mais jusqu’alors son penchant naturel, contrarié par les dispositions toutes différentes du parlement et par ses ministres eux-mêmes, n’avait pu se satisfaire que d’une manière très imparfaite. Un grand évènement qui menaçait de changer la face de l’Europe vint lui fournir de puissans argumens pour entraîner enfin l’Angleterre dans son système favori.

L’empereur Charles VI était mort quelque temps auparavant. La ligne masculine de la maison d’Autriche s’était éteinte en lui. La France avait formé, avec l’Espagne, la Prusse, la Saxe, la Bavière, la Sardaigne, une puissante coalition dans le but de dépouiller sa fille Marie-Thérèse de la plus grande partie de son héritage. Cette princesse, réduite aux seules ressources qu’elle trouvait dans son courage et dans le dévouement du peuple hongrois, paraissait hors d’état de tenir tête à une aussi formidable ligue. Déjà la Silésie, la Lusace, la Bohême, l’Autriche antérieure étaient conquises. Il n’en fallait pas tant pour réveiller dans la nation anglaise ses vieux sentimens d’affection pour la cour de Vienne et sa jalousie invétérée contre la France. Ce n’est pas ici le lieu de raconter les négociations compliquées qui, après quelques vicissitudes, sauvèrent l’Autriche, déjà à moitié délivrée par la bravoure de ses populations, enlevèrent à la France presque tous ses alliés, la réduisirent momentanément à une pénible défensive, et transportèrent le théâtre de la guerre des bords du Danube à ceux du Rhin et de l’Escaut. Il suffira de dire que le roi George II, toujours dirigé par sa pensée dominante, eut encore le malheur, alors même qu’il entrait dans la pensée du pays en secourant Marie-Thérèse, de blesser les susceptibilités et d’éveiller les défiances nationales par la nature des dispositions qu’il prit à cet effet. Allié de la reine de Hongrie en sa double qualité de roi d’Angleterre et d’électeur de Hanovre, il imagina de faire passer à la solde britannique seize mille hommes de troupes hanovriennes qui devaient être employés à garder les Pays-Bas autrichiens. Cette combinaison, à laquelle lord Carteret donna son assentiment et son appui avec un zèle d’autant plus méritoire aux yeux du roi que les autres ministres n’y étaient pas aussi favorables, rencontra dans l’opinion une opposition très vive. On pensa généralement qu’elle était moins conçue dans l’intérêt de l’Angleterre et de l’Autriche que dans celui du Hanovre, qui y trouvait l’avantage d’entretenir son armée aux dépens du trésor britannique, et de faire, sans obérer ses finances, une guerre dont il recueillerait les avantages éventuels.

Pitt, toujours empressé à saisir, dans les questions politiques, le côté national, ne laissa pas échapper une aussi belle occasion d’augmenter sa popularité. Lorsque la chambre des communes eut à délibérer sur le bill qui demandait les fonds nécessaires pour l’entretien des troupes hanovriennes, il attaqua avec une grande force la mesure adoptée par le cabinet. Il s’attacha à prouver que, sous aucun rapport, elle n’était propre à atteindre le but important vers lequel elle semblait dirigée ; qu’en destinant les auxiliaires à défendre les Pays-Bas que rien ne menaçait alors, tandis que l’Autriche était assaillie au centre de sa puissance, on avait évidemment obéi à une arrière-pensée ; que le Hanovre, obligé par les traités à secourir la reine de Hongrie, n’avait pas le droit de se faire indemniser par l’Angleterre de l’accomplissement d’une obligation conforme, d’ailleurs, à ses intérêts les plus évidens. Récapitulant avec une amère ironie les accusations souvent lancées par l’opposition contre ce qu’il ne craignit pas d’appeler une partialité ridicule, ingrate, perfide pour les possessions allemandes du roi, contre les voyages annuels de George II dans ce délicieux pays, contre les sommes énormes employées à l’agrandir ou à l’enrichir, « on ne peut plus en douter, s’écria-t-il enfin, ce grand, ce puissant, ce formidable royaume n’est plus considéré que comme une dépendance, comme une province d’un misérable électorat ; en prenant à notre solde les troupes hanovriennes, on ne fait que mettre la dernière main au plan depuis long-temps formé et suivi avec une si rare persévérance pour asservir complètement notre malheureuse nation. »

Le bill passa pourtant, mais seulement à la majorité de 260 voix contre 193. Ce résultat n’était pas fait pour décourager l’opposition. L’année suivante, le jour même de l’ouverture de la session, l’adresse en réponse au discours du roi avait à peine été proposée, que Pitt se leva pour la combattre. Il reconnut que le gouvernement avait complètement changé sa politique extérieure, si long-temps accusée de pusillanimité ; mais il le blâma d’avoir passé d’un extrême à l’autre, de l’excès de la timidité à un véritable accès de donquichotisme : « Naguère, dit-il, on négociait avec l’univers, on acceptait tout traité, même le plus déshonorant ; on refuserait aujourd’hui la paix la plus raisonnable. » Le projet d’adresse complimentait le roi sur le courage dont il avait fait preuve peu de mois auparavant à la bataille de Dettingen, sur les dangers qu’il y avait courus. Pitt demanda la suppression de ce passage, et les motifs qu’il allégua à l’appui de cette demande la rendaient, s’il se peut, plus injurieuse encore. Non content d’insulter l’armée hanovrienne dont la lâcheté avait, suivant lui, compromis la victoire remportée par les soldats anglais, il affecta de jeter des doutes sur la conduite même du roi. « Supposez, dit-il, qu’il résultât de la connaissance plus approfondie des faits que sa majesté n’a couru aucun danger ou n’en a pas couru de plus graves que ceux auxquels elle est journellement exposée, lorsque sa voiture vient à verser, ou son cheval à broncher, l’adresse, telle qu’on la propose, ne serait-elle pas pour notre souverain un affront, une insulte, plutôt qu’un compliment ? » Dans un discours prononcé peu de temps après, il repoussa avec une égale véhémence le vote d’un nouveau subside réclamé en faveur des troupes électorales. Il exprima l’opinion qu’il serait plus avantageux de remettre directement à l’Autriche l’argent perdu à solder les plus mauvais soldats de l’Europe ; c’est ainsi qu’il qualifiait les Hanovriens (12 janvier 1744).

Si, dans l’emportement imprévoyant de son opposition, il en était arrivé au point de ne pas ménager les affections et la personne même du roi, on doit concevoir qu’il n’épargnait pas davantage le ministre influent, ce lord Carteret dans lequel il ne pouvait voir qu’un renégat. Rien n’égale la virulence outrageante des apostrophes qu’il lui jetait en toute occasion. Tantôt il l’appelait un exécrable ministre, qui semblait s’être enivré de cette potion dont l’effet, au dire des poètes, était d’effacer de l’esprit des hommes le souvenir de leur patrie ; tantôt il le désignait comme le ministre hanovrien, comme l’instrument pervers des plus honteux desseins. Il lui reprochait de n’avoir d’autre appui, d’autres partisans, que les seize mille Allemands enrôlés par lui au service de l’Angleterre. Personne n’eût pu prévoir alors que, quelques années après, Pitt consentirait à siéger dans le conseil à côté de l’homme qu’il traitait comme un vil scélérat, et que plus tard, lorsque la marche du temps, sans calmer ses passions ardentes, les aurait tournées contre d’autres adversaires, lorsque lord Carteret aurait cessé de vivre, il lui rendrait devant la chambre des pairs ce magnifique hommage : « Ses talens faisaient honneur à cette chambre et à l’humanité. Dans les départemens supérieurs de l’administration, il n’avait pas d’égal, et je m’enorgueillis de déclarer que c’est à son amitié, à ses leçons, que je dois tout ce que je suis. »

Pitt, par la véhémence de son opposition, devenait de plus en plus cher au parti dont il flattait les ressentimens. Il en reçut alors un témoignage singulier. L’héroïne des whigs, la célèbre duchesse de Marlborough, lui légua en mourant une somme de dix mille livres sterling, en récompense de ses efforts pour la défense des lois et de la liberté du pays. Dénué comme il l’était de fortune personnelle, il trouva dans ce legs l’avantage précieux d’une honorable indépendance. Vingt ans après, lorsqu’il avait déjà atteint l’apogée de sa réputation, un autre testament lui prouva d’une manière plus significative encore l’admiration qu’il inspirait. Sir William Pyment, homme d’un caractère bizarre et d’opinions ardentes, lui laissa toute sa fortune, consistant en deux mille livres sterling de revenu, sans compter un capital de trente mille livres. Ces deux legs ne sont pas les seuls qu’il ait dus à l’esprit de parti : circonstance unique peut-être dans l’histoire des temps modernes, et qui constitue un nouveau trait de ressemblance entre l’illustre orateur anglais et les grands hommes de l’antiquité, que leurs nombreux admirateurs s’honoraient d’inscrire dans leurs testamens.

Cependant le ministère dans lequel lord Carteret jouait un rôle si considérable avait déjà éprouvé une modification importante. Le premier lord de la trésorerie, lord Wilmington, était mort, et le roi lui avait donné pour successeur le payeur-général de l’armée, Henri Pelham, qui ne tarda pas à être créé aussi chancelier de l’échiquier (juillet 1743) ; Pelham, je l’ai déjà dit, était frère du duc de Newcastle, l’un des secrétaire d’état. Tous deux avaient fait partie de l’administration de Walpole. Le nouveau chef du cabinet, sans posséder des talens du premier ordre, était un homme de sens, d’expérience et de modération. Le duc, personnage ridicule et médiocre, mais considérable par son rang et par son immense fortune, puisait dans l’excès de son ambition, si l’on peut honorer de ce nom l’amour démesuré des jouissances du pouvoir, une souplesse de caractère et une aptitude à l’intrigue qui le maintinrent pendant quarante ans dans tous les cabinets successifs. Ces deux frères, étroitement unis malgré des dissentimens passagers, étaient appelés par le concours de leurs facultés très diverses à exercer une grande influence. Ils voyaient avec jalousie le crédit que lord Carteret, devenu lord Granville par la mort de sa mère, s’était acquis sur l’esprit du roi ; ils éprouvaient aussi quelque inquiétude des rapports d’intimité dans lesquels il était resté avec lord Bath, le célèbre Pulteney. Prévoyant d’ailleurs que son extrême impopularité ne lui permettrait pas de résister bien long-temps aux attaques de l’opposition, ils résolurent de se séparer de lui assez tôt pour ne pas être enveloppés dans sa disgrace. — À cet effet, ils s’abouchèrent avec lord Cobham et ses amis. Ils lui proposèrent la formation d’une administration nouvelle dont lord Granville serait exclu, où entreraient plusieurs cobhamites, et dont le principe avoué serait la diminution du subside hanovrien. Une seule difficulté arrêta quelque temps la conclusion de cette négociation. Le ressentiment que les injurieuses attaques de Pitt avaient inspiré au roi ne permettait pas de croire que ce prince consentît à lui faire une part dans la répartition des fonctions publiques. D’un autre côté, l’opposition ne pouvait laisser proscrire ainsi le plus puissant de ses chefs. On finit pourtant par s’arranger : le duc de Newcastle promit d’employer toute son influence à vaincre les préventions royales, pourvu qu’on lui en laissât le temps, et sur cette parole Pitt consentit à ajourner ses prétentions.

Il ne restait plus qu’à exécuter cette espèce de complot. Le parlement était sur le point de se réunir. Dans un conseil de cabinet tenu pour préparer les matières qui devaient lui être soumises, lord Granville proposa de demander les fonds nécessaires pour solder, comme les années précédentes, seize mille soldats hanovriens. Il trouva cette fois une résistance inattendue ; et lorsqu’on alla aux voix, la majorité du conseil, d’accord avec les deux Pelham, vota pour réduire à huit mille le nombre de ces auxiliaires. Lord Granville donna sa démission (novembre 1744). Tout était prêt pour le remplacer ; le nouveau cabinet fut aussitôt formé. Lord Chesterfield, chef de l’opposition de la chambre des lords, devint vice-roi d’Irlande et en même temps ambassadeur en Hollande. Le duc de Bedford fut mis à la tête de l’amirauté. Lord Harrington succéda à lord Granville dans le poste de secrétaire d’état. Deux des jeunes cobhamites, George Lyttleton et George Grenville, obtinrent des emplois subordonnés à la trésorerie et à l’amirauté ; enfin lord Cobham lui-même fut promu à la dignité de maréchal, et bientôt après fit partie du conseil de régence pendant un voyage du roi en Allemagne. — Ce ministère, connu sous le nom de ministère aux larges bases (broad bottom), parce qu’il s’était formé de l’accord de toutes les nuances du parti whig avec quelques tories, réunit pendant quelque temps dans le parlement l’unanimité des suffrages. Le système politique n’avait pourtant subi aucune modification essentielle. On avait, il est vrai, suivant le vœu de l’ancienne opposition, diminué le nombre des troupes hanovriennes entretenues par l’Angleterre pour protéger les états autrichiens, et la somme provenant de cette réduction avait été remise, à titre de subside, au cabinet de Vienne ; mais celui-ci s’était bien gardé de l’employer à autre chose qu’à prendre à sa solde ces mêmes Hanovriens congédiés du service anglais. Se contenter d’un tel revirement, c’était faire bon marché des principes ; mais on avait pourvu à la satisfaction des ambitions personnelles, et à cette époque plus qu’à aucune autre, c’était le moyen le plus certain de s’assurer l’appui des hommes influens. Aussi, la session qui suivit cet arrangement n’offrit-elle aucune difficulté sérieuse. Pitt, laissé en dehors de l’administration, y voyait ses amis installés. On lui avait fait concevoir à lui-même de grandes espérances. Il n’hésita pas à soutenir franchement le nouveau cabinet. Un évènement qui, en réveillant l’animosité des grands partis, semblait devoir faire trêve à de mesquines intrigues, vint d’ailleurs bientôt fournir plus qu’un prétexte à ceux qui pouvaient se sentir embarrassés de leur attitude nouvelle d’auxiliaires de l’administration.

La prolongation de la guerre étrangère avait tiré les partisans de la dynastie déchue de l’apathie dans laquelle ils étaient depuis long-temps plongés. La France, après quelques hésitations, avait conçu le projet d’employer contre l’Angleterre cette arme peu loyale. Une expédition de douze mille hommes avait été sur le point de s’embarquer pour donner la main aux jacobites. Ce qu’on a peine à comprendre aujourd’hui, ce qu’attestent pourtant tous les mémoires du temps, c’est que cette expédition, si elle eût eu lieu, aurait probablement opéré une contre-révolution, non pas que le parti jacobite eût alors dans la Grande-Bretagne une de ces immenses majorités numériques qui ne demandent un point d’appui pour se manifester et tout entraîner après elles, mais par l’effet de l’absence complète d’esprit public, de la lassitude des partis, du dégoût universel qu’inspiraient les perpétuelles variations de leurs chefs, en un mot de l’immoralité politique qui peut-être est l’inévitable résultat des longues crises révolutionnaires. L’armée anglaise était peu nombreuse et presque tout employée sur le continent. La population n’était nullement disposée à s’armer pour la remplacer, et telle était la situation qu’au dire d’un des principaux officiers-généraux de cette époque, le maréchal Wade, cinq mille Français débarquant sur un point de la côte eussent conquis l’Angleterre sans avoir à livrer une seule bataille, à moins que les forces hollandaises, dont le secours était promis au cabinet de Londres, ne fussent arrivées à temps pour les repousser.

En comparant un pareil état de choses à l’attitude que la nation anglaise prit quelques années après, pendant la guerre de sept ans, à celle qu’elle devait prendre un demi-siècle plus tard, en présence des formidables préparatifs d’invasion ordonnés par Napoléon, on apprend à ne pas trop s’affecter de l’affaiblissement momentané des forces morales d’un grand peuple, et à ne pas confondre une lassitude passagère avec une déchéance complète et définitive. — Heureusement pour l’Angleterre et pour la maison de Hanovre, d’autres préoccupations empêchèrent la France de donner suite à l’expédition projetée. C’est alors que le fils aîné du prétendant, l’héroïque Charles-Édouard, déçu dans ses espérances d’une puissante coopération étrangère, osa tenter presque seul la grande entreprise de la restauration des Stuarts. On sait ce qu’il put faire à la tête d’une poignée de montagnards écossais ; on sait à quel danger fut un moment exposé le gouvernement du roi George.

Le parlement avait été convoqué extraordinairement pour aviser aux moyens d’y faire face. Pitt appuya avec chaleur toutes les demandes du gouvernement. On avait proposé d’introduire, dans l’adresse par laquelle la chambre des communes protestait de son dévouement au roi, un amendement qui eût réclamé une extension des franchises électorales comme le meilleur moyen d’affermir le trône en lui conciliant l’affection des peuples. Pitt n’eut pas de peine à faire écarter une proposition qui, dans de telles conjonctures, ne pouvait que nuire à la cause commune en laissant entrevoir des divisions d’opinions. Il combattit aussi avec succès une motion qui refusait aux officiers des corps de volontaires levés pour repousser les insurgés la permanence de leurs grades, et qui par conséquent eût pu affaiblir leur zèle.

La guerre civile durait encore, le prince Charles-Édouard occupait encore l’Écosse à la tête d’une armée victorieuse, lorsqu’une nouvelle crise de cabinet, bien étrange dans ses circonstances, vint prouver une fois de plus combien à cette époque les grands intérêts publics s’effaçaient devant les intérêts et les ressentimens personnels.

Malgré l’énergique appui que Pitt donnait au gouvernement, il continuait à rester en dehors de l’administration. Le duc de Newcastle et son frère, vivement pressés par lord Cobham de l’y faire entrer comme ils l’avaient promis, se disaient impuissans à vaincre la répugnance du roi. Les cobhamites en murmuraient, et déjà Pitt lui-même commençait à laisser entrevoir des symptômes de mécontentement. D’un autre côté, lord Bath et lord Granville, ou, pour les appeler par les noms qu’ils portaient au temps de leur popularité, Pulteney et lord Carteret, ces deux chefs déchus de l’ancienne opposition whig, avaient pris une position singulière, qui, à ce qu’ils espéraient, devait les reporter bientôt au pouvoir. Ils affectaient de plaindre le roi, esclave, suivant eux, d’une faction qui lui imposait ses volontés et ses caprices ; ils parlaient de la nécessité de mettre fin à cette tyrannie, de retirer le gouvernement des mains de ceux qui en faisaient un véritable monopole et d’appeler aux fonctions publiques les partis auxquels cette oligarchie égoïste donnait une injurieuse exclusion. Par ce langage, si propre à flatter les penchans naturels de la royauté, ils s’insinuaient de plus en plus dans la faveur de George II, et en même temps, s’il faut en croire des assertions qui, dans leur singularité, n’ont rien de contraire aux mœurs politiques de ce siècle, ils faisaient des avances à lord Cobham ; ils lui promettaient, s’il voulait s’unir à eux, de joindre leurs efforts aux siens pour ouvrir à Pitt la carrière des emplois publics. On ajoute que ces avances furent repoussées.

Évidemment, la situation devenait menaçante pour les chefs du ministère, les deux frères Pelham. Elle l’était d’autant plus que, comme ils ne l’ignoraient pas, le roi ne leur avait pas pardonné la violence qu’ils lui avaient faite en l’obligeant à se séparer de lord Granville. Dans cet état de choses, ils comprirent qu’il fallait, à tout prix, s’assurer l’alliance déjà chancelante des cobhamites. Après s’être concertés avec eux, ils proposèrent au roi d’opérer, dans les rangs secondaires de l’administration, quelques changemens dont le but était de donner à Pitt la secrétairerie de la guerre, poste important et qu’il désirait particulièrement. Le roi s’y refusa tout en laissant entrevoir qu’il pourrait consentir à conférer quelque autre emploi à l’homme qui lui inspirait une aversion si profonde ; mais les ministres s’étaient trop engagés pour accepter cette transaction. Le duc de Newcastle, sur qui reposait ordinairement la conduite des négociations avec la couronne, donna sa démission, qui fut suivie le lendemain de celle de presque tous ses collègues. En réponse à cette démonstration menaçante, George II appela à son secours les deux personnages dont les conseils avaient contribué à l’entraîner dans cette voie de résistance. Sur la démission du duc de Newcastle, il nomma lord Granville secrétaire d’état, réservant à lord Bath la trésorerie. La volonté personnelle du roi triomphait donc, l’irritation qu’avaient excitée en lui les exigences de ses ministres était satisfaite ; mais ce triomphe dura peu. L’opinion publique se prononça avec une extrême vivacité contre un changement qui se manifestait par la retraite des chefs des partis les plus influens. Déjà on assurait qu’un grand nombre d’officiers de l’armée allaient résigner leurs commissions. Ce n’était pas au milieu d’une guerre civile qu’on pouvait pousser plus loin une telle épreuve. Les conseillers de George II le comprirent. Lord Bath n’accepta pas la présidence de la trésorerie ; lord Granville, qui était déjà entré dans les fonctions de secrétaire d’état, s’en démit presque aussitôt, et le 14 février 1746 le ministère dissous le 11 se reconstitua à la demande du roi. Pitt, au lieu de la secrétairerie de la guerre que ce monarque répugnait tant à lui donner, obtint l’emploi de vice-trésorier d’Irlande, sinécure lucrative qui le lia au gouvernement sans lui donner à exercer aucune action particulière. D’autres cobhamites prirent place en même temps dans l’administration. — L’étrange ministère que nous venons de voir succomber, avant même d’avoir essayé la lutte, sous le sentiment de son impuissance absolue, est désigné dans les écrits du temps sous le nom de ministère des trois jours, d’autres disent des quarante-huit heures.

Quoique Pitt n’eût pas encore obtenu une position proportionnée à son importance et à ses légitimes prétentions, il croyait avoir fait, en forçant l’entrée de l’administration, un pas décisif qui lui rendrait tous les autres faciles. Ses espérances ainsi excitées donnèrent une activité singulière au zèle avec lequel il soutenait depuis deux ans le gouvernement. Entrant pleinement dans ce système d’alliances continentales si cher au roi George, il parla en faveur des subsides demandés pour l’Autriche, la Sardaigne et le Hanovre même. Il seconda aussi avec une chaleur extrême la demande d’une dotation de vingt-cinq mille livres sterling en faveur du duc de Cumberland, le fils favori du roi, qui venait de mettre fin, par la victoire de Culloden, à l’audacieuse entreprise de Charles-Édouard. Ces services ne restèrent pas sans récompense. Trois mois après la nomination de Pitt à la vice-trésorerie de l’Irlande, le poste de payeur-général de l’armée vint à vaquer : il lui fut donné aussitôt.

Cet emploi, considéré comme le plus important après ceux des membres même du cabinet, était d’ailleurs alors un des plus lucratifs, le plus lucratif peut-être de tous. Par un abus inconcevable, mais qu’une longue pratique avait en quelque sorte sanctionné, le payeur-général était autorisé à faire valoir pour son compte une somme de cent mille livres sterling, versée d’avance dans sa caisse pour les besoins de l’armée. Bien que cet abus eût plus d’une fois entraîné des conséquences très fâcheuses, il n’était l’objet d’aucune réclamation. Pitt en comprit toute l’énormité. Il y mit fin en envoyant les fonds de sa caisse dans celle de la banque, qui, les gardant sans en payer aucun intérêt et à titre de simple dépôt, devait être naturellement en mesure de les restituer au moment même où ils seraient réclamés pour les nécessités du service. Par cette réforme, il se priva spontanément d’un revenu annuel de trois ou quatre mille livres sterling. Un autre usage de cette époque, c’était que sur les subsides accordés aux gouvernemens étrangers le payeur-général reçût de ces gouvernemens une gratification assez considérable. Pitt refusa aussi de toucher cette gratification lorsqu’elle lui fut offerte. Pour bien apprécier la noblesse d’une telle conduite, on ne doit pas oublier que sa fortune se composait alors presque uniquement du legs de la duchesse de Marlborough, et que les bénéfices auxquels il renonçait, quelque irréguliers, quelque choquans qu’ils nous paraissent aujourd’hui, n’avaient pas ce caractère aux yeux de ses contemporains, habitués à y voir le complément légitime des émolumens attachés à son emploi. De pareils procédés expliquent peut-être, autant que la supériorité de ses talens, l’immense popularité dont il jouissait et l’impuissance où se trouvèrent constamment ses nombreux adversaires d’y porter aucune atteinte sérieuse, malgré les fréquentes variations de sa politique. On ne pouvait pas attribuer ces variations à des calculs sordides, et ces calculs sont la seule chose que l’opinion, si indulgente pour les égaremens des passions, ne pardonne pas aux hommes publics.

Investi de toute la faveur populaire, possédant au plus haut degré celle de la chambre des communes, Pitt était, de la part des ministres, l’objet des égards les plus empressés et d’une extrême déférence. Plus d’une fois il intervint efficacement, comme médiateur, dans les querelles assez vives qui troublaient de temps en temps l’accord du duc de Newcastle et de son frère. On voulait lui dissimuler autant que possible l’infériorité officielle de sa situation pour lui faire prendre patiences et d’ailleurs, dans cette infériorité même, la puissance d’un esprit appelé à la domination ne pouvait manquer de se faire jour.

Le ministère qui comptait dans ses rangs un tel défenseur, et à côté de lui presque toutes les grandes influences du pays, était d’autant plus fort qu’une expérience récente avait appris au roi la difficulté de le renverser, et avait dû lui en ôter pour long-temps la pensée. La réconciliation qui s’opéra bientôt après entre ce ministère et lord Granville, admis un peu plus tard dans le cabinet en qualité de président du conseil, acheva de faire disparaître les obstacles qui auraient pu entraver la marche du gouvernement. Pendant les deux sessions suivantes, il y eut à peu près unanimité dans la chambre des communes. On peut s’étonner de voir un pareil résultat produit par une modification ministérielle qui n’avait donné satisfaction à aucun principe, puisque la direction du gouvernement n’avait pas été changée. C’est qu’en réalité il n’y avait plus de principes en jeu depuis que la révolution consommée par l’avénement de la maison de Hanovre avait résolu toutes les questions alors pendantes, et même avait devancé d’assez loin les exigences de l’esprit public pour que de nouvelles questions n’eussent pas encore eu le temps de s’élever. Les luttes parlementaires se réduisaient donc, je l’ai déjà dit, à des rivalités de coteries et d’ambitions personnelles. Ces rivalités sont peut-être, dans une démocratie, la source la plus inépuisable de troubles et de discordes, parce que les prétentions y sont infinies, parce qu’elles n’ont d’autres limites que l’amour-propre et l’avidité des individus, parce qu’à la place d’un ambitieux à peu près satisfait on est certain d’y voir surgir au même titre dix autres prétendans non moins redoutables ; mais dans une aristocratie telle qu’était alors l’Angleterre, sous un régime où, à défaut d’une grande position de naissance et de fortune, des talens éminens donnent seuls le droit d’aspirer au pouvoir, le nombre de ces prétendans est nécessairement assez restreint pour qu’avec un peu d’adresse il ne soit pas impossible de les contenter tous, au moins pour quelque temps, et par conséquent de faire momentanément disparaître toute espèce d’opposition.

C’est sur ces entrefaites que fut conclu, le 8 octobre 1748, le traité d’Aix-la-Chapelle, qui, après huit années de combats, rendit la paix à l’Europe et au monde. Entre l’Angleterre d’une part, la France et l’Espagne de l’autre, les choses furent exactement rétablies sur le pied où elles étaient avant la guerre. Ces questions de contrebande et de visite qui, malgré tous les efforts de Walpole, avaient mis aux prises les cours de Londres et de Madrid, ne reçurent pas même une solution. On sembla reconnaître qu’elles n’en étaient pas susceptibles, et il n’en fut fait aucune mention dans un traité particulier conclu quelque temps après entre ces deux cours pour régler leurs rapports commerciaux. Un membre des communes ayant objecté, lorsque ce traité fut présenté à leur approbation, que le droit de visite n’y était pas aboli, Pitt fit à ce sujet un aveu remarquable : « J’ai été autrefois, dit-il, l’avocat de semblables réclamations. J’étais jeune alors. J’ai maintenant dix ans de plus, je considère plus froidement les affaires publiques, et j’ai acquis la conviction que, pour que l’Espagne renonçât au droit de visiter les bâtimens anglais sur les côtes de ses colonies, il faudrait qu’elle eût été réduite à cette situation extrême où le vaincu subit toutes les conditions qu’il plaît au vainqueur de lui imposer. » C’était là, certes, une rétractation non équivoque. Déjà, dans une autre occasion, Pitt avait confessé d’une manière plus explicite encore les torts de son ancienne opposition. Le souvenir de Walpole s’étant présenté à lui au milieu d’une discussion où il soutenait une mesure proposée dans l’intérêt du pouvoir, il n’avait pas hésité à faire un pompeux éloge de cet ancien ministre, à s’accuser de l’avoir combattu, et à dire qu’il vénérait sa mémoire.

Cependant une opposition nouvelle s’était organisée sous le patronage du prince de Galles, ouvertement brouillé avec le roi. Formée en partie des restes du torysme, elle avait peu à peu acquis beaucoup de force et même une assez grande popularité. Comme toutes les oppositions, c’était au nom de la liberté menacée, des intérêts nationaux méconnus dans les rapports du pays avec les étrangers, qu’elle avait levé son drapeau. Néanmoins, le ministère se soutenait, parce qu’il continuait à se composer des chefs des partis influens, parce que les premiers orateurs de la chambre des communes siégeaient parmi ses défenseurs. Henri Fox, depuis lord Holland, William Murray, depuis lord Mansfield, le premier secrétaire de la guerre, le second avocat-général, étaient alors, avec Pitt, ses principaux champions.

La mort du prince de Galles, survenue en 1751, eut pour effet de dissoudre la coalition qui commençait à menacer le cabinet et dont les élémens hétérogènes ne pouvaient rester long-temps unis après la rupture du seul lien qui y tînt lieu de principe commun. Toute lutte parlementaire cessa de nouveau pour faire place à ces manœuvres souterraines, à ces complications d’intrigues purement personnelles qui, dans les pays libres, occupent si tristement l’activité des esprits, lorsque les circonstances leur refusent un plus noble aliment.

Le temps s’écoulait, et, malgré les modifications partielles apportées successivement à la composition du ministère, Pitt restait toujours à l’entrée du cabinet sans pouvoir y pénétrer. Sa patience fut longue, plus longue peut-être qu’on n’était en droit de l’espérer. Il comprenait la gravité des obstacles que lui suscitaient les préventions du roi. Long-temps il espéra qu’elles céderaient aux preuves multipliées de sa conversion à la cause du pouvoir. C’était sur les bons offices du duc de Newcastle qu’il comptait pour conquérir enfin la faveur royale. Dans une lettre qu’il lui écrivit pendant un voyage que ce ministre fit à Hanovre à la suite du roi, on ne lit pas sans quelque surprise les expressions obséquieuses par lesquelles il le remercie de lui prêter son appui dans un lieu où il en a un si grand besoin et où il a tant à cœur de consacrer le reste de sa vie à effacer le passé. Pour expliquer, je ne dis pas pour justifier cette humiliation d’un grand caractère et d’une haute intelligence devant un homme aussi médiocre que le duc de Newcastle, il faut tenir compte de ce désespoir dont le génie qui a conscience de lui-même doit quelquefois se sentir saisi en voyant s’écouler les années de sa force et de sa puissance sans être mis en mesure de se révéler.

Le chef du ministère, Henri Pelham, mourut en 1754. Son frère, le duc de Newcastle, l’ayant remplacé à la tête de la trésorerie et du cabinet, un poste de secrétaire d’état se trouva disponible. Pitt semblait naturellement appelé à le remplir, il fut encore écarté. Ses amis obtinrent, il est vrai, dans le mouvement ministériel auquel donna lieu la mort de Pelham, des emplois très importans. Il se résigna donc ou parut se résigner à ce nouveau mécompte, mais ce ne fut pas sans faire entendre des plaintes amères. Il commençait à craindre que le duc de Newcastle ne fût pas parfaitement sincère dans les bons offices qu’il prétendait lui rendre auprès du roi. Le caractère bien connu du vieux duc n’autorisait que trop un pareil soupçon, d’ailleurs il était dans la nature des choses que cet ambitieux personnage, tout en comprenant la nécessité de ménager un homme qu’il eût été dangereux de pousser à bout, ne se souciât pas beaucoup de l’aider à atteindre une position où, traitant d’égal à égal avec les autres ministres, il les eût dominés par son incontestable supériorité.

Dans cette situation, Pitt crut qu’il fallait recourir à d’autres moyens pour forcer la fortune. Il se ligua avec Henri Fox qui, ayant aspiré, comme lui, à la secrétairerie d’état laissée vacante par le duc de Newcastle, éprouvait une égale irritation du renversement de ses espérances. Les choses furent réglées entre eux sur cette base, que, s’ils réussissaient à s’emparer du pouvoir, Fox serait premier lord de la trésorerie et Pitt secrétaire d’état. Bientôt quelques attaques dirigées par ce dernier contre sir Thomas Robinson, que la faveur du roi avait porté au poste dont il s’était vu lui-même repoussé, contre Murray, à qui le duc de Newcastle accordait une confiance particulière, donnèrent le signal des hostilités préparées par cette coalition. Le duc de Newcastle s’en alarma, non sans raison, et, d’accord avec le roi, il mit tout en œuvre pour désunir les nouveaux alliés. Des émissaires leur furent envoyés séparément, Pitt et Fox se firent d’abord la confidence mutuelle des avances dont ils étaient l’objet de la part de la cour ; mais l’union de ces deux rivaux n’était pas à l’épreuve de la jalousie, qu’il était facile de susciter entre eux. La défiance qu’ils s’inspiraient l’un à l’autre ne tarda pas à les séparer, et Fox, jusqu’alors simple secrétaire de la guerre, devint membre du cabinet (avril 1755).

Fox jouissait de la faveur du duc de Cumberland, fils favori du roi et constamment dévoué au parti whig. Pitt, depuis quelque temps, s’était mis, aussi bien que ses beaux-frères les Grenville, en relation avec ce qu’on appelait le parti de Leicester. Ce parti prenait son nom du palais habité par le jeune héritier de la couronne, depuis George III, fils de celui dont la mort avait récemment dissout l’opposition renaissante. Bien que le nouveau prince de Galles fût encore dans un âge qui ne lui permettait pas de jouer, par lui-même, un rôle politique, sa mère et le chef de sa maison, lord Bute, à qui elle accordait une confiance illimitée, étaient devenus le centre d’une coterie qui, composée en partie de tories, affectait de jeter du blâme sur les actes du ministère et sur la direction de la politique personnelle du roi. Sous un souverain plus que septuagénaire les mécontens, les ambitieux, trompés dans leurs espérances, devaient naturellement se rallier à une combinaison à laquelle appartenait l’avenir. Pitt fut bientôt le familier, le conseiller intime et tout-puissant du palais de Leicester, l’allié de ce même lord Bute contre qui il devait un jour soutenir des luttes si violentes. Cependant, comme il n’avait pas ouvertement rompu les liens qui l’unissaient à l’administration, puisqu’il conservait les fonctions de payeur-général de l’armée, les ministres n’avaient pas entièrement renoncé à l’espoir de le calmer et de regagner son appui. Ils entrèrent encore une fois en négociation avec lui, mais il leur déclara nettement que l’offre d’une secrétairerie d’état était la seule qu’il pût accepter. Le duc de Newcastle ayant répondu qu’à cet égard la répugnance du roi était invincible, on dut renoncer à toute idée d’accommodement.

Dans les pourparlers qui précédèrent cette rupture définitive, Pitt avait eu soin de préluder à son opposition en se prononçant d’une manière absolue contre le système d’alliances continentales et de subsides où l’on commençait à s’engager de nouveau. Quelques explications sont nécessaires pour faire comprendre les faits qui vont suivre. Après sept années de paix, une guerre générale était sur le point de se rallumer. Deux causes très diverses la rendaient presque inévitable. En Amérique, les limites mal déterminées entre les possessions françaises du Canada et de la Louisiane et les colonies britanniques donnaient lieu, depuis quelque temps déjà, à des prétentions contraires, et même à des voies de fait qui laissaient peu de place à une transaction. Sur le continent européen, l’impératrice Marie-Thérèse, animée d’un implacable ressentiment contre le grand Frédéric, qui lui avait enlevé la Silésie en profitant des embarras du commencement de son règne, brûlait du désir de reprendre les armes pour se venger. Des négociations très compliquées se suivaient entre les divers cabinets pour préparer ou pour détourner cette lutte. On ne pouvait encore prévoir le résultat de ces délibérations ; mais dans cette incertitude, George II, craignant de voir ses états d’Allemagne attaqués par les Français lorsque l’Angleterre serait en guerre avec eux, cherchait à s’assurer des alliés au moyen de subsides. Dans une de ces visites presque annuelles qu’il faisait à son électorat entre les sessions du parlement, il conclut avec la Russie et avec le landgrave de Hesse-Cassel deux traités par lesquels quarante mille Russes et douze mille Hessois furent pris à la solde de la Grande-Bretagne. Mais, par suite d’un singulier malentendu, le cabinet de Saint-Pétersbourg, avant que le traité qui le concernait eût été communiqué au parlement, qui n’était pas même encore réuni, fit présenter à l’échiquier une lettre de change de cent mille livres sterling, tirée en exécution de ce même traité. Le chancelier de l’échiquier, Legge, ami particulier de Pitt, se décida, après s’être concerté avec lui, à en refuser le paiement (septembre 1755).

Un mois après, le parlement se réunit. Dès la première séance, dans la discussion de l’adresse, Pitt et Legge, le premier toujours payeur-général, le second chancelier de l’échiquier, attaquèrent vivement les traités de subsides conclus par le roi. Pitt surtout parut complètement oublier qu’il appartenait encore à l’administration. Revenant à ses anciennes déclamations contre l’influence de l’intérêt hanovrien, accablant les ministres des traits les plus acérés, ne ménageant pas même le duc de Cumberland, il s’efforça de montrer une banqueroute nationale comme l’infaillible conséquence de la politique qu’on voulait adopter sous le vain prétexte de maintenir la balance du pouvoir et la liberté de l’Europe. Jamais on ne l’avait vu plus éloquent, plus vif, plus incisif, plus hardi ; jamais il n’avait porté plus loin cette puissance de sarcasme qui le distinguait si éminemment. Avant de prendre une telle attitude, il eût été plus loyal à Pitt et à son ami de donner leur démission ; mais leur calcul était sans doute de forcer le pouvoir à se dépopulariser en les destituant. Ce calcul ne fut pas trompé. — Le ministère reçut une nouvelle organisation. Sur la démission concertée de sir Thomas Robinson, qu’on pourvut d’une pension et d’une place de cour, Fox, déjà membre du cabinet, fut enfin nommé secrétaire d’état. Pitt et Legge furent congédiés, aussi bien que les Grenville. Lyttleton, se séparant des hommes avec lesquels il avait jusqu’alors marché, devint chancelier de l’échiquier.

Le cabinet ainsi reconstitué fut appelé le ministère du duc, parce qu’il avait été composé sous le patronage du duc de Cumberland. Par son union, par les talens de plusieurs de ses membres, par la faveur dont il jouissait à la cour, il semblait réunir de grands élémens de force et de durée. Néanmoins il se trouva frappé dès les premiers jours d’un extrême discrédit, dû au principe même de sa formation et à l’hostilité de Pitt, dont la popularité ne cessait de s’accroître, bien qu’on eût été un peu choqué de le voir accepter, en quittant les affaires, une pension de mille livres sterling. La chambre des communes vota pourtant les subsides demandés en faveur de la Russie et de la Hesse, mais ce ne fut pas sans une vive discussion, dans laquelle Pitt redoubla de véhémence pour combattre les propositions du gouvernement. Tout en reconnaissant que les intérêts hanovriens devaient être pris en considération par la politique britannique, il s’indigna contre ceux qui voulaient en faire l’objet principal de cette politique, sans s’inquiéter de précipiter le pays dans une inévitable banqueroute. Il exprima le regret de ne pas avoir la force nécessaire pour briser les fers qui liaient l’Angleterre à l’électorat comme un autre Prométhée à un roc stérile. Il prétendit que, dans les circonstances où l’on se trouvait alors, une guerre maritime était possible autant que nécessaire, mais que l’on n’était pas en état de soutenir une guerre continentale.

Cependant les hostilités avaient enfin éclaté ; et déjà les Français faisaient des préparatifs qui semblaient annoncer le projet de tenter un débarquement sur le territoire britannique. Le danger parut assez grave pour qu’on crût nécessaire d’appeler en Angleterre les troupes hanovriennes et les auxiliaires hessois. La chambre des communes vota, sur la proposition de Fox, une adresse au roi qui avait pour objet de sanctionner cette mesure extraordinaire, en la présentant comme prise pour la défense de la religion et de la liberté. Fox avait donné à entendre que ceux qui s’y montreraient contraires agiraient dans l’intérêt du prétendant. Cette insinuation ne pouvait arrêter un homme tel que Pitt : au milieu de la frayeur et du découragement dont presque tous les esprits étaient alors saisis, il osa soutenir seul que l’Angleterre était assez forte pour se défendre elle-même sur son propre sol.

Cette guerre, qui devait élever si haut la puissance de la Grande-Bretagne, s’ouvrait sous de tristes auspices. Les Français s’emparaient de l’île de Minorque, et l’amiral Byng, envoyé pour la secourir, était repoussé après un combat malheureux. Au Canada, la prise du fort d’Oswego et quelques autres échecs menaçaient la sûreté des colonies anglaises. Dans l’Inde aussi, on éprouvait de graves revers, et Calcutta tombait entre les mains d’un prince du pays. Ces désastres, dus à l’insuffisance des ressources militaires dont le gouvernement pouvait disposer, et aussi à la négligence, aux hésitations qu’il avait mises dans ses préparatifs en présence d’une guerre imminente, excitèrent dans les esprits une grande irritation. Pitt s’en rendit l’interprète au sein de la chambre des communes. Dans ses tonnantes invectives contre les ministres, auteurs, suivant lui, de toutes ces calamités, il s’attaqua surtout au premier lord de l’amirauté, à l’amiral Anson : il s’oublia jusqu’à dire que cet homme illustre n’était pas capable de commander une chaloupe sur la Tamise. — Le roi et son cabinet comprirent que, dans l’état des choses, le concours de l’orateur populaire pouvait seul procurer au gouvernement la force dont il avait besoin. Ils espérèrent d’abord le satisfaire en lui donnant, dans l’administration alors existante, la place qu’il avait si long-temps attendue. Le duc de Newcastle lui annonça que le roi avait l’intention de le prendre à son service ; mais Pitt répondit franchement au premier lord de la trésorerie qu’il n’entrerait pas dans une combinaison à laquelle ce dernier continuerait à présider. Le duc de Devonshire lui fut alors envoyé par le roi pour l’autoriser à composer comme il l’entendrait un nouveau ministère, à la seule condition que Fox en ferait partie. Pitt refusa cette condition. Fox s’étant empressé, dès qu’il en fut informé, de lever par sa démission l’obstacle qui empêchait tout arrangement, les autres ministres suivirent son exemple, et le roi, après de nouvelles et vaines tentatives pour échapper à l’impérieuse volonté du dictateur des communes, dut la subir pleinement. Le duc de Devonshire fut nommé premier lord de la trésorerie, Legge reprit ses fonctions de chancelier de l’échiquier ; Pitt, sous le titre de secrétaire d’état, devint le véritable chef du conseil ; son beau-frère, lord Temple, succéda à Anson comme premier lord de l’amirauté ; ses autres beaux-frères, George et James Grenville, rentrèrent dans les emplois qu’ils avaient antérieurement occupés (octobre 1756). Il est à remarquer qu’au moment où ces arrangemens se négociaient, Pitt était retenu chez lui par une violente attaque de goutte. Lord Temple et lord Bute, chef de la coterie du palais de Leicester, étaient ses intermédiaires et ses fondés de pouvoirs.

À l’age de quarante-huit ans, Pitt se trouvait donc enfin arrivé au but de son ambition, à une position qui lui permettait de mettre en pratique les projets qu’il avait formés pour fonder sa propre gloire sur la grandeur de son pays. Maître absolu du cabinet dont il avait choisi tous les membres, il prenait la direction des affaires au milieu de circonstances dont la gravité, croissant de moment en moment, était faite pour mettre à l’épreuve son courage et ses talens. À la guerre maritime et coloniale engagée depuis l’année précédente allait se joindre une guerre continentale où l’Angleterre devait se trouver dans une position plus désavantageuse que dans aucune des précédentes. Par un étrange intervertissement des alliances habituelles et des rapports culturels, l’Autriche et la France se coalisaient pour dépouiller l’illustre roi de Prusse. Cette alliance, à laquelle devaient accéder successivement la plus grande partie de l’empire, la Russie et la Suède, laissait l’Angleterre sans alliés sur le continent, lui fermait les Pays-Bas, théâtre ordinaire de ses hostilités contre la France, et livrait le Hanovre à l’invasion française. Dans cette situation, le cabinet de Londres devenait forcément l’allié de la Prusse. Aussi le précédent ministère avait-il déjà conclu avec le cabinet de Berlin un traité de subside qui avait pour but d’interdire à toute force étrangère l’entrée du territoire germanique. Frédéric, ainsi assuré de n’être pas complètement abandonné à la ligue formidable conjurée contre lui, s’était décidé à prévenir ses attaques : par une heureuse initiative, il avait conquis la Saxe et enlevé l’armée de l’électeur coalisé avec ses ennemis.

Pitt, trouvant les affaires ainsi engagées, commença par resserrer, au moyen de nouveaux arrangemens, les liens qui unissaient l’Angleterre à la Prusse. La première fois qu’il prit la parole dans la chambre des communes après la réunion du parlement, ce fut pour appuyer la demande d’un subside de deux cent mille livres sterling, au prix duquel le gouvernement prussien s’engageait à concourir à la défense du Hanovre. Fox trouva dans une pareille demande une occasion de sarcasmes piquans contre l’ancien antagoniste du Hanovre et des subsides. Les conjonctures étaient telles, qu’à vrai dire il y avait plus d’apparence que de réalité dans la contradiction reprochée à Pitt : aussi parut-il s’en inquiéter fort peu. — Il se montra plus complètement conséquent à lui-même en faisant voter un but qui, par l’établissement d’une milice bien organisée, mettait la Grande-Bretagne en mesure de repousser une invasion sans appeler à sa défense des soldats étrangers. À la tête de cette milice, il eut soin de placer les principaux propriétaires des comtés, les hommes appartenant à cette classe qu’on appelle en France la noblesse de province. C’était dans son sein que le torysme et même le jacobitisme avaient conservé le plus d’adhérens, et jusqu’à cette époque elle s’était maintenue en grande partie, à l’égard de la maison de Hanovre, dans une attitude d’isolement et d’opposition plus ou moins prononcée. Pitt comprit que dans l’état désespéré où était tombée la cause des Stuarts, alors que Charles-Edouard, naguère si brillant, éteignait dans d’obscurs désordres l’ardeur de son héroïsme, et que son frère venait en acceptant le cardinalat, d’élever une barrière nouvelle entre leurs espérances et le trône enlevé à Jacques II, le parti qui semblait encore attaché à la dynastie déchue n’était plus qu’une illusion sans danger, il comprit que pour en détacher ceux qui y tenaient encore par loyauté, par souvenir, par une exagération de délicatesse, il suffisait de leur ménager une transition honorable, et que cette condition était merveilleusement remplie par la mesure qui les appelait à défendre éventuellement le pays contre une agression étrangère. — C’est dans le même esprit qu’il fit lever, parmi les montagnards d’Écosse, si dévoués quelques années auparavant à la cause du prétendant, un corps de deux mille soldats destinés à aller combattre les Français dans le Canada. Ces montagnards, si cruellement traités après la bataille de Culloden et placés depuis lors sous le poids d’une surveillance dont la rigueur ne pouvait que prolonger leur hostilité furent profondément touchés de la confiance qu’on leur témoignait en les faisant ainsi concourir à la défense de la cause commune. Par l’effet de cette inspiration hardie du génie de Pitt, la maison de Hanovre trouva de braves et vigoureux défenseurs dans le pays même qui pendant la précédente guerre, avait fait en faveur de l’ennemi une si puissante diversion.

Une activité inaccoutumée avait succédé à la mollesse et aux hésitations de l’administration précédente. Une armée s’organisait dans le Hanovre. Déjà des escadres étaient parties pour les Indes orientales et pour les mers d’Amérique. Une expédition dirigée contre les possessions françaises sur la côte occidentale de l’Afrique s’était emparée de l’île de Gorée, et ce faible succès, venant après tant de revers, avait fait éclater en Angleterre un véritable enthousiasme. Aucune opposition ne se manifestait dans les chambres ; mais en dehors du parlement, une attaque vigoureuse se préparait contre le nouveau cabinet, et Pitt, avant de pouvoir donner suite à ses grands desseins, avait encore à traverser une pénible épreuve. Une redoutable coalition s’était formée entre tous les personnages importans qu’il avait si impérieusement exclus du pouvoir. Cette coalition profita habilement, pour le renverser, de l’aversion qu’il inspirait au duc de Cumberland, dont il n’embrassait pas avec assez de chaleur la politique hanovrienne, et de quelques motifs de mécontentement que le premier lord de l’amirauté, lord Temple, avait donnés au roi. Ce dernier fut congédié. Presque aussitôt après, le duc de Cumberland, qui allait partir pour prendre le commandement de l’année du Hanovre, ayant déclaré qu’il lui était impossible d’accepter une telle responsabilité tant que le pouvoir resterait entre les mains d’hommes dont il ne pouvait pas espérer la coopération franche et dévouée, Pitt lui-même fut destitué aussi bien que le chancelier de l’échiquier Legge (avril 1757).

La nouvelle de cette espèce de coup d’état excita dans toute l’Angleterre la plus vive indignation. La popularité, déjà si grande, des hommes qu’il frappait fut portée au comble, parce qu’on voulut voir en eux les défenseurs de la cause de la patrie sacrifiés à une méprisable intrigue de cour. De toutes parts, on vota à Pitt et à Legge des adresses de remerciemens et de regrets ; on y vantait leur loyauté et leur désintéressement ; on les louait d’avoir travaillé à établir un système d’économie, à restreindre l’influence ministérielle, à arrêter le torrent de la corruption par la réduction du nombre des sinécures, à ranimer l’amour presque éteint de la vertu et du pays, à raviver l’esprit militaire, à soutenir la gloire et l’indépendance de la Grande-Bretagne, à la faire respecter de l’étranger, à concilier l’honneur et les vrais intérêts de la couronne avec les droits et les intérêts du peuple, à assurer ainsi au roi et à sa famille l’affection d’une nation libre. Un grand nombre de cités s’empressèrent de décerner le droit de bourgeoisie aux deux ministres destitués, et de leur envoyer dans des boîtes d’or le titre qui le leur conférait. L’enthousiasme dont ils étaient l’objet n’était égalé que par la fureur qui animait presque tous les esprits contre les auteurs connus ou présumés de leur disgrace. Ni le roi ni ses dangereux conseillers ne s’étaient attendus à une pareille explosion. Ce qui est presque incroyable, c’est qu’en s’attaquant à un ministère aussi puissant que celui qu’ils venaient de renverser, ils n’étaient pas même convenus des moyens de le remplacer. Lord Winchelsen et lord Mansfield avaient bien accepté l’héritage de lord Temple et de Legge ; mais Pitt lui-même n’avait pas de successeur, et en présence des manifestations de l’opinion publique, il devenait presque impossible de trouver des hommes assez courageux ou assez aveugles pour braver une telle irritation.

Le roi avait cru pouvoir compter sur le concours du duc de Newcastle et de Fox. Le duc, trop timide pour se jeter dans de telles témérités et d’ailleurs mécontent de Fox, refusa de se mettre à la tête d’une nouvelle combinaison ministérielle. Déconcerté dans cette première tentative, le roi fit porter à Pitt la proposition d’un arrangement qui, en lui rouvrant l’entrée du conseil, l’eût pourtant obligé à partager le pouvoir avec d’autres influences. Lord Temple, objet de l’aversion particulière du roi, n’y devait pas trouver place. Pitt refusa de se séparer de lui. Sans se laisser décourager par ces échecs successifs, George II imagina alors de former un cabinet dans lequel, sous la direction de lord Waldegrave, son favori, se seraient réunis Fox, le duc de Bedford, lord Granville et lord Winchelsea mais Fox et le duc de Bedford reculèrent devant un arrangement qui n’offrait aucune chance de succès. — Près de trois mois s’étaient écoulés dans ces tâtonnemens infructueux. Au milieu des circonstances si graves qui agitaient alors l’Europe, l’opiniâtreté la plus aveugle ne pouvait se faire illusion sur la nécessité impérieuse de mettre fin à un tel état de choses en recourant à la seule force qui fût capable de tirer l’Angleterre des embarras où on l’avait jetée. Le roi reconnut enfin, non sans verser des larmes de dépit, qu’il fallait subir le joug de Pitt. Cédant aux conseils du duc de Newcastle, il lui fit offrir de reprendre le ministère aux conditions qu’il voudrait fixer.

Pitt, cette fois, n’abusa pas de sa victoire. L’expérience de l’année précédente lui avait appris le danger de jeter dans l’opposition un grand nombre de personnages considérables que leur mécontentement devait tôt ou tard entraîner à devenir contre lui les instrumens d’une cour malveillante. Il résolut de les comprendre tous dans son administration, où, après ce qui s’était passé, il était bien sûr de les dominer, où ils lui prêteraient l’appui de leurs talens et de leur influence sans pouvoir être tentés d’attaquer le dictateur populaire qui, tout puissant par le vœu national, consentait à les avoir pour collègues. Le duc de Newcastle, ce membre nécessaire de tous les cabinets, fut rétabli dans ses fonctions de premier lord de la trésorerie, lord Granville conserva celles de président du conseil ; lord Anson reprit la direction de l’amirauté ; Fox, déchu de ses prétentions à un rôle principal, mais réduit par le désordre de ses affaires à la triste nécessité de chercher dans les emplois publics un moyen d’existence, accepta avec reconnaissance, de celui dont il avait été un moment le rival, le poste secondaire, mais lucratif, de payeur-général de l’armée. Pitt lui-même redevint secrétaire d’état ; Legge, chancelier de l’échiquier ; lord Temple obtint la garde du sceau privé, une de ces sinécures qui donnent l’entrée du conseil. Ces deux derniers avec George et James Granville, le premier trésorier de la marine, l’autre l’un des lords de la trésorerie, composaient, dans la nouvelle administration, le parti plus particulièrement dévoué au secrétaire d’état.

II.


Nous voici arrivés à la plus brillante époque de l’existence de Pitt, à cette période de quatre années qui devait lui assigner, parmi les hommes d’état de la Grande-Bretagne, le rang qu’il tenait déjà parmi ses orateurs. Condamné par les circonstances à user jusqu’à cinquante ans toutes les puissances de son génie et de son talent dans ces combats de tribune, dans ces luttes parlementaires dont l’éclat trompeur et les entraînantes séductions cachent souvent tant de stérilité réelle, il allait prouver que son esprit ne s’y était ni faussé, ni rétréci ; que dans ses attaques violentes, injustes même contre ses prédécesseurs, il avait été inspiré par une plus noble passion que le désir pur et simple de les remplacer ; qu’en aspirant au pouvoir, il s’était proposé réellement, non pas de s’en procurer les jouissances matérielles et immédiates ; mais, comme je l’ai déjà dit, de s’illustrer en agrandissant son pays, et qu’enfin cette tâche n’était pas au-dessus de ses forces.

Cette sorte d’omnipotence qu’il avait si long-temps poursuivie, et que l’opinion, l’empire des circonstances, lui déféraient alors, ce n’était pas pour lui un but, mais un moyen. Abandonnant au vieux duc de Newcastle, avec le titre et la représentation extérieure de chef du cabinet, l’exercice du patronage, cette répartition des graces et des faveurs qui, pour les esprits subalternes, est même du pouvoir, dédaignant jusqu’à l’excès peut-être les détails de l’administration, laissant à ses collègues le soin de la faire marcher et de lui ménager des appuis dans le parlement, c’est sur la conduite de la guerre et des négociations engagées pour en assurer le succès qu’il concentra toute son action personnelle. Là, il est vrai, il était bien décidé à ne souffrir aucune contradiction ; sa volonté devait décider sans contrôle de tout ce qui pouvait s’y rattacher directement ou indirectement. La première fois qu’une de ses propositions rencontra dans le conseil une résistance un peu sérieuse, il menaça de donner sa démission. Il n’en fallut pas davantage pour réduire les opposans au silence, et depuis ce moment tout se tut devant lui.

On a raconté de singulières choses de l’obéissance presque servile à laquelle il avait réduit les autres ministres. On a affirmé que les lords de l’amirauté, que lord Anson lui-même, avaient dû consentir à signer sans les lire les ordres relatifs aux expéditions maritimes dont il jugeait à propos de se réserver le secret. Il y a certainement quelque exagération dans de pareils récits, mais cette exagération même prouve quelle idée on se faisait de l’omnipotence de Pitt. — Le grand principe de sa force, que n’expliquerait pas suffisamment la supériorité même de ses talens, c’est que la pensée patriotique dont il était animé, sa passion de relever l’Angleterre de l’abaissement où elle était tombée, répondaient à un grand changement qui s’était depuis peu opéré dans l’opinion, changement que son génie avait deviné comme instinctivement, lorsqu’il ne se révélait pas encore aux intelligences vulgaires. L’Angleterre commençait à se lasser des luttes de partis qui, dégénérées peu à peu en intrigues de coteries, avaient long-temps absorbé toute son activité et comme anéanti son esprit public. Il lui tardait de voir renaître ces jours de grandeur et de conquêtes qui n’avaient plus lui pour elle depuis l’avénement de la maison de Hanovre, et ses sympathies étaient tout acquises au ministre qui comprenait si bien, qui pratiquait si vivement ces nobles inspirations. Mais cette réaction n’avait pas encore pénétré dans le monde officiel, parmi les hommes habitués à se partager comme un patrimoine les places et les honneurs. Là, tout était encore subordonné aux calculs d’un mesquin égoïsme, et les emplois, distribués dans des vues purement personnelles, étaient exercés avec cette négligence, cette absence complète de prévoyance et de zèle qui caractérisent certaines époques malheureuses C’était un vice radical qu’il fallait absolument guérir pour se mettre en état de tenter et d’accomplir de grandes choses ; seulement le remède n’était rien moins que facile à trouver. Pitt sut le découvrir. Doué lui-même d’une rare énergie, d’une activité que rien ne pouvait épuiser, d’un courage que les difficultés et les dangers semblaient exalter encore d’une promptitude de résolution, d’une abondance de ressources qui, au milieu des circonstances les plus critiques, ne le laissaient jamais au dépourvu, il parvint en quelque sorte à transformer ses coopérateurs, faire passer dans leur ame une partie du feu dont il était animé, à porter dans toutes les branches du service public une vigueur, une rapidité, une exactitude depuis long-temps inconnues.

Les échecs éprouvés en dernier lieu par les armes de l’Angleterre étaient dus autant peut-être à la faiblesse de quelques chefs militaires qu’à la mauvaise direction des expéditions et à l’insuffisance des préparatifs. Des exemples rigoureux prouvèrent aux généraux et aux amiraux qu’il y aurait désormais plus de danger à faire incomplètement son devoir qu’à l’accomplir avec audace, et que la perte de l’honneur, celle même de la vie, pouvait être le prix d’un moment d’indécision. Certes, on ne mettra jamais au nombre des mérites de Pitt l’inique exécution de l’amiral Byng, coupable tout au plus d’un peu d’hésitation dans sa tentative pour sauver Minorque : qu’il ait voulu réellement cette exécution, ou qu’il ait eu seulement le tort de ne pas s’y opposer, le supplice d’un innocent immolé aux préventions populaires est un crime dont on voudrait pouvoir laver sa mémoire ; mais d’autres actes d’une sévérité moins exagérée méritent d’autant plus d’être loués, qu’ils portèrent sur des hommes auxquels leur position eût assuré l’impunité de la part d’un gouvernement moins ferme. C’est ainsi que sir John Mordaunt, membre de la chambre des communes, accusé d’avoir fait échouer, par son impéritie et son irrésolution une expédition qu’on l’avait chargé de diriger sur les côtes de Bretagne, fut arrêté et mis en jugement. Il parvint, il est vrai, à se faire acquitter ; mais lord George Sackville, rappelé quelque temps après de l’armée d’Allemagne, où il commandait la division des forces anglaises et où on l’accusait d’avoir compromis le succès d’une bataille en n’exécutant pas les ordres du général en chef, fut moins heureux devant un conseil de guerre, qui le déclara incapable d’être employé à l’avenir. Pitt, en demandant à la chambre des communes l’autorisation nécessaire pour que sir John Mordaunt pût être arrêté et traduit en jugement, n’avait pas craint de flétrir la mollesse et l’incapacité qui avaient signalé les opérations des dernières campagnes, comme aussi l’inexcusable négligence de l’administration militaire. Il avait, sans ménagement comme sans passion, désigné les principaux coupables et en même temps rendu justice au petit nombre d’hommes dont la conduite faisait une honorable exception à cet entraînement presque universel de faiblesse et de désordre. Pour attaquer avec cette hardiesse un mal aussi général, il fallait être bien sûr d’en être exempt soi-même et d’avoir la force d’en triompher. Peu de mois suffirent à Pitt pour opérer cette révolution et pour changer complètement l’aspect de la guerre.

Au moment même où il ressaisissait le pouvoir, les affaires prenaient en Allemagne un aspect vraiment désastreux pour le cabinet de Londres. Le duc de Cumberland, vaincu à Hastenbeck, se voyait réduit à signer avec le maréchal de Richelieu la fameuse convention de Closterseven, qui livrait le Hanovre à l’occupation française et imposait à l’armée hanovrienne l’obligation de ne plus porter les armes. Frédéric II, après avoir perdu contre l’Autrichien Daun la terrible bataille de Kolin, était expulsé de la Bohême. Une seconde armée française, conduite par le prince de Soubise, s’avançait contre lui en Saxe. Des armées russe et suédoise, envahissant ses états du côté du nord, semblaient ne lui laisser aucune chance de salut. Déjà, le petit nombre d’alliés que l’Angleterre s’était ménagés en Allemagne, la Hesse, le Brunswick même, s’empressaient de faire leur paix avec le vainqueur, et le gouvernement britannique allait se trouver entièrement exclu du continent.

La bataille de Rosbach, gagnée par le roi de Prusse sur les Français, changea en un moment cet état de choses. Cette grande victoire n’était certes pas décisive, elle laissait subsister d’immenses dangers, mais elle donnait le temps de respirer, elle faisait entrevoir la possibilité d’une résistance prolongée couronnée par un succès définitif. C’était plus qu’il n’en fallait pour relever la confiance de Pitt. Il s’empressa de concerter avec le vainqueur de Rosbach un plan d’opérations dont la hardiesse, digne de ces deux grands hommes, devait être justifiée par l’évènement. Rompant, sous des prétextes assez légers, la convention de Closterseven, il confia au duc Ferdinand de Brunswick le commandement d’une armée anglo-hanovrienne qui tomba à l’improviste sur les Français, les chassa de l’électorat, les ramena jusqu’au Rhin, et les réduisit à la défense de leur propre territoire. Dans le même moment, Frédéric battait les Autrichiens à Lissa en Silésie. En deux mois, tout avait changé de face.

Je ne poursuivrai pas le récit de cette lutte, qui, pendant sept années, inonda l’Allemagne de sang. Elle eut deux théâtres bien distincts. Entre la Prusse d’une part, l’Autriche et la Russie de l’autre, c’étaient de vraies batailles de géans, des campagnes terribles et savantes, presque comparables à celles qui devaient étonner le monde cinquante ans plus tard. Entre les Français et les Anglo-Hanovriens, les hostilités avaient plutôt le caractère d’une de ces guerres de postes et de surprises mêlées d’alternatives diverses, dont le seul résultat est de faire la réputation de quelques généraux du second ordre. Les Français, plus souvent vaincus, ne purent jamais être chassés définitivement de l’Allemagne ; mais jamais non plus ils ne parvinrent à s’y établir un peu solidement. C’était tout ce que Pitt pouvait désirer. Réduit à l’alliance de la Prusse seule, il ne lui était pas permis d’espérer, sur le continent, cette supériorité que l’Angleterre, aidée d’une grande partie de l’Europe, y avait conquise du temps de Marlborough ; il lui suffisait d’empêcher que la France y fit elle-même des conquêtes qui, lorsqu’on aurait à traiter de la paix, pussent donner au cabinet de Versailles, comme à la fin de la guerre précédente, les moyens de racheter les colonies qu’on lui aurait enlevées au-delà des mers. C’était de ce côté, c’était sur cet élément si favorable à l’Angleterre que Pitt s’était préparé de bonne heure à porter les plus grands coups à la France. L’Angleterre possédait, par rapport à sa rivale, une supériorité de forces maritimes qu’elle avait augmentée encore en lui enlevant, avant toute déclaration de guerre, cinq cents bâtimens de commerce avec les matelots qui les montaient. Le gouvernement français, pour compenser autant que possible son infériorité, avait eu l’idée de confier aux Hollandais certains transports dont la neutralité de leur pavillon eût garanti la sûreté ; Pitt déjoua cette tentative en ordonnant de saisir tout navire hollandais chargé pour le compte de la France.

Cependant des escadres nombreuses, équipées avec une merveilleuse rapidité, allaient, dans toutes les directions, détruire les escadres du gouvernement français, incendier ses ports, ravager ses côtes et porter au loin des troupes de débarquement destinées à lui ravir ses plus précieuses possessions. Il serait trop long d’énumérer les succès qui couronnèrent ces audacieuses entreprises, presque toutes heureusement accomplies, parce qu’alors même que les projets de Pitt n’étaient pas parfaitement combinés, son invincible persévérance finissait par réparer les vices de la première conception et par jeter sur quelques échecs de détail l’éclat éblouissant du résultat définitif. En moins de quatre années, le Sénégal fut conquis ; le Canada, bien que vigoureusement défendu, passa sous la domination britannique ; les établissemens français dans l’Inde, la Guadeloupe, la Dominique, la Désirade, Marie-Galande, éprouvèrent le même sort ; sur les côtes de France, Belle-Île succomba ; les flottes britanniques, victorieuses dans presque toutes les rencontres, purent impunément venir attaquer et brûler les vaisseaux français presque dans les ports et les bassins de Saint-Malo, du Havre, de Cherbourg ; la prise ou la destruction de quarante-quatre vaisseaux de ligne, de soixante-une frégates, de trente-six corvettes, réduisit la marine de la France à un tel état de faiblesse, qu’elle cessa d’opposer, sur aucun point, la moindre résistance, et que le commerce, qu’elle n’était plus en mesure de protéger, se trouva anéanti.

L’Angleterre, à peine sortie d’un état d’affaissement et de marasme politique, s’était ainsi élevée en un moment à un degré de puissance et de grandeur qui rappelait les plus brillantes époques de son histoire. Cette fois, ce n’était point comme naguère au temps de la reine Anne, comme plus tard dans les guerres contre Napoléon, à l’aide d’une coalition puissante qu’elle accablait la France ; c’était au contraire par ses propres forces, aidée seulement de l’alliance prussienne, qu’elle triomphait du gouvernement français, allié aux plus puissans gouvernemens de l’Europe ; et pour qu’il ne manquât rien à la gloire de Pitt, pour qu’il fût bien évident que ces grands résultats lui étaient uniquement dus, il se trouvait que parmi les habiles capitaines qui concouraient, tant sur mer que sur terre, à l’accomplissement de ses projets, aucun n’était doué de facultés assez éminentes et ne jetait personnellement un assez grand éclat, pour en partager l’honneur avec lui. Entre tous ces braves guerriers, le seul colonel Clive, ce fondateur de l’empire britannique dans l’Inde, mérite peut-être, par l’audace et l’originalité de son génie, d’être compté au nombre des hommes vraiment supérieurs.

En présence de ces succès prodigieux, l’Angleterre était devenue unanime. Tous les partis étaient ralliés dans un sentiment d’admiration et de respect pour le ministre qui avait fait succéder de si éclatantes prospérités aux pitoyables dissensions des années précédentes. Les whigs, fiers de voir en lui un de leurs chefs, lui prêtaient le plus cordial appui ; les tories s’y associaient avec d’autant plus d’empressement, que l’adversaire de Fox, objet de leur aversion particulière, était pour eux presque un ami, et que d’ailleurs, comme nous l’avons vu, il affectait de les ménager. Quant aux jacobites, c’est à cette époque qu’on perd, pour ainsi dire, les traces de ce parti, depuis long-temps réduit à une existence presque nominale. Les droits de la maison de Hanovre cessèrent d’être contestés lorsqu’ils eurent reçu la sanction d’une grande gloire.

Quatre sessions consécutives s’écoulèrent sans qu’on vît s’élever dans le parlement le moindre débat politique. Toute opposition, tout grief semblait avoir disparu. Cet accord si extraordinaire était l’expression exacte de celui qui, en dehors des chambres, s’était établi, je le répète, entre tous les partis, et que d’obscurs pamphlétaires essayaient vainement de troubler en dirigeant contre Pitt d’injurieuses attaques qu’il méprisait profondément. Cependant, comme s’il fallait que les plus grands évènemens et les plus grands caractères fussent toujours marqués par quelque côté au coin de la faiblesse humaine, un misérable incident fut sur le point d’arrêter l’Angleterre dans la marche triomphale qu’elle suivait alors. Deux places étaient venues à vaquer dans l’ordre de la Jarretière. Lord Temple désira en obtenir une, et Pitt la demanda pour lui. Ne pouvant vaincre la résistance du roi, qui aimait peu lord Temple et qui avait destiné à d’autres personnages ces hautes distinctions, il menaça sérieusement de donner sa démission. Il fallut une assez longue négociation pour accommoder ce différend.

C’est au milieu de ce torrent de prospérités que, le 25 octobre 1760, George II termina sa longue carrière. Il mourut pleinement réconcilié avec le ministre dont l’arrivée au pouvoir lui avait arraché des larmes, mais qui avait rendu si brillante la fin d’un règne mêlé de tant d’agitations et de fortunes diverses. L’avénement de George III semblait compléter l’heureuse transformation qui venait de s’opérer dans le pays, et on eût pu croire qu’il assurerait pour long-temps l’union des partis. Ce jeune prince se présentait, en effet, sous les auspices les plus favorables. Pour la première fois depuis Charles Ier, et presque depuis Élisabeth, l’Angleterre voyait sur le trône un monarque né et élevé dans son sein, exempt de toute influence étrangère, appartenant, par ses mœurs, par ses affections, par ses habitudes, à la contrée qu’il allait gouverner. À la différence de ses deux prédécesseurs immédiats, il n’avait jamais vu et il ne devait jamais voir le Hanovre, qui n’était pour lui que le berceau de sa famille ; sa longue existence devait se terminer sans qu’il eût quitté une seule fois le territoire insulaire. Enfin, on pouvait dès-lors distinguer en lui une incontestable honnêteté de caractère, l’amour du bien, le sentiment du devoir, des goûts simples, un esprit sérieux.

Malheureusement cet esprit, dépourvu d’élévation, était susceptible de tous les préjugés de situation, de tous ceux que l’éducation pouvait y faire germer, et les idées qu’y avaient déposées les personnes chargées du soin de son enfance n’étaient pas fondées sur une intelligence bien nette du gouvernement constitutionnel. Sa mère, la princesse douairière de Galles, et lord Bute, qui possédait toute la confiance de cette princesse, intimement liée aux tories et en opposition presque permanente contre l’aristocratie whig, avaient nourri le jeune héritier de la couronne dans une aversion défiante contre ces grandes familles qui, maîtresses du parlement, tenaient depuis cinquante ans la royauté dans une véritable tutelle. George II n’avait sans doute pas été étranger à ce sentiment ; mais, chez lui, il était plus que balancé par la haine que lui inspiraient les tories, en qui ce prince avait vu long-temps les ennemis plus ou moins déclarés de sa dynastie. Georges III, au contraire, ne les avait connus que transformés, complètement guéris de leurs penchans jacobites et disposés à reporter à la maison de Hanovre ces principes de religion monarchique qui naguère encore les empêchaient de se rallier à sa cause. Tout attirait donc vers eux un jeune prince naturellement jaloux de son autorité. Lord Bute d’ailleurs avait plus d’un motif pour l’entretenir dans ces dispositions. Avec de l’intelligence, un sens assez droit à beaucoup d’égards, un caractère modéré et bienveillant, des manières imposantes qui pouvaient faire illusion au premier abord, ce seigneur manquai tout à la fois de résolution, d’éloquence, d’esprit d’insinuation. Ne pouvant compter par conséquent, pour arriver et se maintenir au pouvoir, que sur la faveur de son souverain, il devait préférer le système politique dans lequel cette faveur eût constitué un titre suffisant.

Écarter du ministère les hommes qui, séparés ou réunis, l’avaient constamment occupé depuis Walpole, n’y admettre que ceux qui se résigneraient à ne plus y figurer comme les représentans d’une opinion et d’un parti, donner à la volonté et aux affections du monarque une influence prépondérante dans la conduite des affaires et dans la distribution des emplois, tel était donc le but instinctif de la politique du nouveau roi et de son favori. Cependant ils ne la manifestèrent pas tout entière dès le premier moment ; il est même probable qu’ils ne se l’avouèrent pas d’abord complètement à eux-mêmes, et qu’ils crurent à la possibilité d’une transaction entre ce qui existait et ce qu’ils voulaient y substituer. Quelle que fût d’ailleurs leur pensée, la guerre où l’on était engagé, et dont Pitt tenait tous les ressorts entre ses mains puissantes, ne permettait pas de brusquer un changement de ministère. Il faut ajouter que Pitt, lorsqu’il était encore dans l’opposition, avait formé, comme nous l’avons vu, avec lord Bute une liaison qui, un peu moins intime depuis quelque temps, n’avait pourtant jamais été rompue et imposait à ce dernier de grands ménagemens.

Rien ne parut donc changé dans les premiers instans qui suivirent la mort de George II. Lord Bute, bien que décoré immédiatement du titre de conseiller privé, resta même en dehors de l’administration. Ce ne fut qu’au bout de cinq mois qu’il y prit place officiellement par sa nomination à un des deux postes de secrétaire d’état, dont lord Holderness consentit à se démettre moyennant une pension et une sinécure (mars 1761). Un autre membre du cabinet, le chancelier de l’échiquier, Legge, qui sous le règne précédent avait eu le malheur d’encourir la disgrace de George III, alors prince de Galles, ou plutôt celle de lord Bute, fut aussi congédié ; il eut un tory pour successeur ; d’autres tories obtinrent des emplois de cour. Il ne paraît pas que Pitt ait rien fait pour s’opposer à ces mutations, pas même à la destitution du chancelier de l’échiquier, jadis son inséparable compagnon de fortune, mais qui, depuis quelque temps, s’était un peu séparé de lui pour se placer sous le patronage du duc de Newcastle. On lui laissait la direction de la guerre et de la politique extérieure, cela lui suffisait.

Mais les choses ne pouvaient en rester là. Pour faire entrer le gouvernement dans les voies nouvelles où on voulait le pousser, il fallait nécessairement se débarrasser de l’homme qui était en effet le chef du cabinet. Dès qu’on put supposer que lord Bute en avait l’intention, il trouva de nombreux auxiliaires. Pitt, que la hauteur de son génie, la force et l’impétuosité de son caractère, appelaient à la domination, manquait malheureusement des qualités propres à la faire pardonner par ceux qui étaient condamnés à la subir. Sa raideur dédaigneuse, les inégalités d’une humeur souvent aigrie par les souffrances physiques, laissaient trop clairement apercevoir le mépris profond qu’il éprouvait pour la médiocrité. Habitué depuis long-temps à imposer ses volontés à ses collègues, il ne se donnait pas la peine d’essayer de convaincre leur raison et de conquérir leurs sympathies. Ils avaient pu, au milieu des grands dangers publics, se résigner à de pareils traitemens ; mais on conçoit qu’il dut leur tarder de secouer le joug et de voir finir une guerre qui rendait en quelque sorte nécessaire la prolongation de cette dictature.

La paix fut donc le cri de ralliement de la ligue qui se forma contre ce grand homme. La portion de la presse qui lui était hostile, et dont les attaques commençaient à devenir très violentes, en fit le texte habituel de sa polémique. Elle lui reprochait de manquer à ses anciens principes en soutenant à grands frais, au cœur de l’Allemagne, une lutte dont les dépenses excessives conduisaient directement à la ruine du trésor et du crédit public. Elle s’épuisait en déclamations contre l’ambition effrénée qui, dans des vues toutes personnelles, le rendait insatiable de guerres et de conquêtes. Il est vrai que Pitt, toujours impérieux et absolu, voulait, comme il s’en est vanté depuis, profiter de ses victoires, non pas seulement pour anéantir la puissance maritime et coloniale de la France, ce but était déjà atteint, mais pour lui ôter jusqu’à la possibilité de se relever jamais sous ce double rapport. Préoccupé de cette pensée, il se refusait à tout arrangement dans lequel il ne croyait pas voir un moyen de l’accomplir.

La France, épuisée, avait demandé à traiter. Des négociations préliminaires s’étaient ouvertes en même temps à Londres et à Paris. Le cabinet de Versailles offrait de rendre l’île de Minorque, de céder le Canada, le Sénégal ou l’île de Gorée, celle de Tabago, et d’évacuer les places qu’il occupait dans le Hanovre et dans la Hesse. Pitt exigeait plus encore : il voulait tout à la fois le Sénégal et Gorée, et une extension de territoire canadien du côté de la Louisiane ; il refusait certaines facilités absolument indispensables pour que les navigateurs français pussent continuer à se livrer à l’importante pêche de Terre-Neuve ; il éludait toute réponse formelle sur la restitution des établissemens de la France dans l’Inde ; il demandait qu’outre les places du Hanovre et de la Hesse, celles que les généraux de Louis XV avaient conquises dans les états prussiens au nom et pour le compte de l’Autriche fussent rendues à Frédéric ; enfin, il repoussait de la manière la plus péremptoire la réclamation faite pour la restitution des navires capturés avant la guerre. — Ces négociations durèrent trois mois. Les notes échangées entre Pitt et le plénipotentiaire français ont été publiées. Au ton impérieux, à la froide et inflexible opiniâtreté du ministre britannique, on le prendrait pour un de ces proconsuls de Rome républicaine dictant à un ennemi faible et vaincu ces conditions qu’il n’était pas permis de discuter. Les formes même de la politesse moderne, que Pitt adopte avec une sorte de contrainte et de gêne pour répondre à la courtoisie empressée du duc de Choiseul et de son agent, font mieux ressortir encore ce qu’il a de dur et d’hostile dans la substance de ces communications.

Cependant la France, quelque abattue qu’elle fût, était d’autant moins disposée à accepter la paix, telle qu’on voulait la lui imposer, qu’en ce moment même elle avait toute espérance d’obtenir, pour continuer la guerre, les secours de l’Espagne. Ferdinand VI, dont les tendances politiques étaient telles que Pitt avait cru pouvoir lui faire proposer de s’unir à l’Angleterre contre le chef de sa maison, était mort depuis deux ans. Son successeur, Charles III, plus sensible aux affections de famille, ne pouvait voir sans douleur l’abaissement d’un pays gouverné par un Bourbon ; personnellement hostile au cabinet de Londres, il s’effrayait d’ailleurs des immenses progrès de la puissance navale de la Grande-Bretagne. Une négociation était secrètement engagée entre les cours de Versailles et de Madrid pour la conclusion du fameux pacte de famille. Pitt, qui en avait déjà quelques soupçons, cessa d’en douter lorsque l’agent du duc de Choiseul lui eut remis un mémoire par lequel la France s’interposait pour faire régler en même temps que ses propres intérêts, quelques différends alors pendans entre l’Espagne et l’Angleterre. Une pareille innervation dans la situation respective des trois cours, avait certainement quelque chose d’étrange et de provoquant. Pitt s’en montra vivement blessé, et cet incident ne contribua pas peu à hâter la fin des pourparlers. L’ultimatum de la France ayant été rejeté, les négociateurs que les deux gouvernemens s’étaient réciproquement envoyés furent rappelés.

Tout espoir de paix était donc perdu pour le moment. L’ardente activité de Pitt semblait s’en accroître, mais il allait s’apercevoir qu’il n’était plus le maître du conseil. Déjà ce n’était qu’à une très faible majorité qu’il était parvenu à y faire rejeter les propositions de la France. Cette majorité ne tarda pas à lui échapper. Supposant, d’après certaines données, que les Français préparaient une attaque contre Terre-Neuve, il voulut y envoyer quatre vaisseaux de ligne, qui eussent rendu cette attaque impossible. Les autres ministres s’y opposèrent, et il dut renoncer à son projet. L’évènement lui donna bientôt raison : Terre-Neuve tomba pour un moment au pouvoir de la France. Mais Pitt, qui depuis la rupture des négociations regardait une guerre avec l’Espagne comme imminente, s’était mis en mesure de ne pas être pris au dépourvu. Une expédition se préparait par son ordre contre la Martinique et le peu d’établissemens que la France conservait encor de ce côté. Dans sa pensée, elle devait, après en avoir pris possession, enlever aux Espagnols l’importante île de Cuba. Il voulait commencer immédiatement contre eux les hostilités, en interceptant un convoi qui apportait d’Amérique à Cadix un immense trésor. Lord Bute et lord Granville se prononcèrent, dans le conseil, contre une proposition qu’ils trouvaient téméraire et irréfléchie, qui tendait à rendre plus pesant encore le fardeau d’une guerre ruineuse, et qui, en mettant du côté de la Grande-Bretagne le tort au moins apparent d’une agression non provoquée, pouvait lui aliéner l’opinion de l’Europe. Le duc de Newcastle se renferma d’abord dans une sorte de neutralité. À l’exception de lord Temple, tous les autres ministres se rangèrent à l’opinion de lord Bute et de lord Granville. Trois conseils successifs, tenus à quelques jours d’intervalle, n’ayant laissé à Pitt aucune espérance de ramener la majorité à son avis, il termina la lutte par cette déclaration solennelle : « C’est la voix du peuple qui m’a appelé à l’administration des affaires publiques. Je me suis toujours considéré comme comptable envers lui de ma conduite. Je ne puis donc rester dans une situation où je serais responsable de mesures dont la direction ne m’appartiendrait pas. »

Le lendemain, 5 octobre 1761, Pitt et lord Temple déposèrent leur démission entre les mains du roi. George III, sans affecter une hésitation qui n’était pas dans sa pensée, et en avouant même que l’avis unanime de son cabinet l’eût à peine décidé à adopter la proposition de son secrétaire d’état, lui exprima pourtant avec cordialité le regret qu’il éprouvait à se séparer de lui, et la reconnaissance qu’il gardait de ses services. Il lui offrit, comme témoignage de sa gratitude, soit le gouvernement du Canada, sinécure à laquelle on eût attaché un traitement de cinq mille livres sterling, soit la chancellerie du duché de Lancastre. Pitt refusa ces offres ; mais, sur ses insinuations, la pairie fut donnée à sa femme, avec le titre de baronne de Chatham, qui devait passer à sa postérité mâle, et il obtint pour son compte une pension de trois mille livres sterling, transmissible après lui à la nouvelle pairesse aussi bien qu’à leur fils aîné. — Lord Temple fut le seul membre du cabinet, et James Grenville le seul membre de l’administration secondaire, qui se retirèrent avec lui. George Grenville lui-même, que lord Bute était depuis quelque temps parvenu à détacher d’eux en flattant son ambition, conserva son emploi de trésorier de la marine et devint, avec Fox, le principal champion du parti ministériel dans la chambre des communes. Le poste de secrétaire d’état laissé vacant par Pitt fut donné à lord Egremont, fils de cet éloquent Wyndham qui, sous le ministère de Walpole, avait dirigé le parti tory. Le duc de Bedford remplaça lord Temple comme gardien du sceau privé.

Les faveurs que Pitt avait acceptées en abandonnant le pouvoir portèrent quelque atteinte à sa popularité. La médiocrité envieuse, toujours si prompte à signaler les faiblesses ou ce qu’elle veut considérer comme les faiblesses des hommes supérieurs, ne manqua pas d’unir sa voix à celle des ennemis du ministre déchu pour l’accuser de s’être laissé acheter par la cour, d’avoir, au prix de l’argent et des honneurs prodigués à sa famille, sacrifié ses principes et déserté le poste où il pouvait les faire triompher. Dénoncé comme un apostat et un transfuge par la tourbe des pamphlétaires et des journalistes, Pitt trouva d’abord peu de défenseurs ; il se crut obligé de descendre lui-même dans la lice pour se justifier ; il fit publier, sous la forme d’une lettre au greffier en chef de la Cité, une sorte de manifeste remarquable par l’accent de noble fierté qui s’y mêle à celui de la sensibilité blessée. Cet orage dura peu d’ailleurs. Il était dit que Pitt resterait jusqu’à la fin le favori de la nation. Au bout de quelques semaines, ces fâcheuses rumeurs s’étaient entièrement dissipées, et le jour de la solennité annuelle de l’installation du lord maire, tandis que lord Bute était insulté, que le roi lui-même était accueilli avec une froideur marquée, l’apparition de l’ancien ministre excita les acclamations enthousiastes de la multitude. Bientôt, comme à sa première sortie du ministère, la Cité de Londres et les principales villes du royaume lui votèrent des adresses remplies des expressions les plus vives de leur admiration et de leurs regrets. Ces adresses, au milieu des déclamations qu’elles contenaient, présentaient une appréciation fort juste et bien sentie de ce qui avait fait réellement la gloire du ministère de Pitt : elles le remerciaient d’avoir, par son sincère patriotisme, la vigueur de son esprit, son habileté, sa prudence, arraché l’Angleterre à l’état de faiblesse et de pusillanimité où elle était tombée, d’avoir réveillé son énergie, rappelé et surpassé les jours de son ancienne gloire, porté sa puissance, ses conquêtes, son crédit, la prospérité de son commerce à une hauteur jusqu’alors inconnue, réconcilié tous les partis en les unissant pour la défense commune, assuré au pays la jouissance d’une paix profonde au milieu de l’univers en proie aux calamités de la guerre, reporté sur l’ennemi vaincu la terreur de ces invasions dont ses flottes, maintenant anéanties, menaçaient naguère encore la Grande-Bretagne, enfin d’avoir appris aux Anglais que leurs propres forces étaient plus que suffisantes pour défendre leur territoire, et qu’ils n’avaient pas besoin de recourir à ces mercenaires étrangers dont une administration incapable ou perfide leur avait si long-temps imposé le funeste et humiliant secours. Ces adresses se terminaient toutes par les témoignages de la douleur qu’inspirait à la nation la retraite d’un ministre si habile, si patriote, si désintéressé.

La marche des évènemens ne tarda pas à lui procurer un nouveau triomphe en justifiant les prévisions de la politique qu’il avait vainement essayé de faire prévaloir. L’Espagne ayant tout-à-fait jeté le masque qui couvrait encore ses dispositions hostiles, le nouveau cabinet, moins de trois mois après sa formation, se vit obligé de lui déclarer la guerre. Cet ennemi de plus n’arrêta pas le cours des victoires de l’Angleterre. Conformément au plan que Pitt avait préparé l’année précédente, les îles françaises de la Martinique, de Sainte-Lucie, de Saint-Vincent, la riche colonie espagnole de Cuba, furent conquises en quelques mois (1762). Bientôt après, la capitale des Philippines, Manille, éprouva le même sort.

Pitt, se bornant à repousser, dans la chambre des communes, les agressions dirigées contre les actes de son administration par les amis de lord Bute, seconda d’ailleurs très chaudement les propositions ministérielles qui avaient pour objet de donner à la guerre une vive impulsion. Il parla surtout avec une grande énergie à l’appui d’une demande de subsides faite dans le but de pourvoir à la défense du Portugal, attaqué par les Espagnols à cause de son alliance avec l’Angleterre ; il soutint que les hostilités devaient être poussées avec un redoublement de vigueur, que la France, épuisée, ruinée, n’était plus en état de faire une résistance sérieuse, et que l’Angleterre, au contraire, indemnisée par ses conquêtes des sacrifices qu’elles lui avaient coûtés, possédait encore, quoi qu’on en pût dire, des ressources qui lui permettaient de ne pas poser les armes avant d’avoir obtenu une complète satisfaction. — Les pensées que révélait ce langage étaient peu pacifiques, mais les dispositions du ministère l’étaient davantage. Lord Bute voulait sincèrement la paix, nécessaire peut-être, nonobstant les dénégations de Pitt, à l’Angleterre fatiguée par six années de combats, indispensable surtout pour donner au roi et à son favori la possibilité de mettre en pratique leur système de gouvernement intérieur. Le roi de Prusse, fier de ses victoires et réconcilié avec la Russie et la Suède, était peu enclin à une prompte pacification qui ne lui eût pas permis de se venger de l’Autriche. Lord Bute résolut de l’y contraindre en lui retirant le subside que l’Angleterre lui payait annuellement, et dont il n’était guère en mesure de se passer. Cette circonstance devint l’occasion d’une nouvelle rupture dans le sein du ministère. Le duc de Newcastle depuis long-temps mécontent de l’ascendant que prenait le ministre favori et du rôle de plus en plus secondaire auquel il se trouvait lui-même réduit malgré son rang, son âge, sa position officielle de chef du cabinet, saisit avec empressement l’occasion de donner à sa retraite le prétexte spécieux d’un dissentiment sur une question de dignité nationale. Lui, qu’on avait vu pendant quarante ans subir sans murmurer, dans la conduite des affaires, les variations des influences les plus opposées, il protesta contre l’abandon de la politique suivie à l’égard de la Prusse, contre ce qu’il appelait un manque de foi, et, ne pouvant faire prévaloir son opinion, il donna sa démission sans vouloir accepter la pension qu’on lui offrait pour le dédommager de la diminution de son immense fortune, dépensée en grande partie au service de l’état ou plutôt des coteries parlementaires. Lord Bute devint alors premier lord de la trésorerie, et George Grenville lui succéda en qualité de secrétaire d’état (mai 1762).

Lord Bute, délivré ainsi de tout ce qui faisait obstacle à ses projets pacifiques, se hâta d’en profiter pour rouvrir les négociations. La paix, également désirée par les cabinets de Paris, de Londres et de Madrid, devait être bientôt conclue. Elle le fut en effet. Par le traité de Versailles, la France céda à l’Angleterre à peu près ce qu’elle lui avait offert avant ses derniers désastres, et renonça de plus à la restitution des bâtimens pris antérieurement à la guerre. L’Espagne recouvra Cuba et Manille en cédant la Floride, dont la France l’indemnisa d’ailleurs par l’abandon de la Louisiane. Bientôt après, l’Autriche et la Prusse conclurent aussi à Hubertsbourg un traité qui, à leur grand déplaisir, remit toutes choses exactement sur le même pied qu’avant les hostilités, et le monde fut pacifié.

Quelque grands que fussent les avantages recueillis par l’Angleterre pour prix de ses victoires, Pitt avait habitué ses compatriotes à concevoir de si hautes espérances, que ces conditions furent généralement accueillies avec très peu de faveur. Lorsqu’on présenta à l’approbation de la chambre des communes les articles préliminaires du traité de Versailles, Fox ayant proposé d’y adhérer par le vote d’une adresse de remerciement, Pitt prit la parole pour s’y opposer. Bien qu’il fût alors tellement souffrant, que, pour se tenir debout, il dut s’appuyer sur deux de ses amis, il parla pendant trois heures avec l’énergie et l’éloquence qui ne lui faisaient jamais défaut. Il déclara qu’au prix des plus cruelles douleurs, peut-être même au péril de sa vie, il avait voulu venir protester contre un acte par lequel le gouvernement avait effacé tout l’éclat d’une guerre glorieuse, sacrifié les plus chers intérêts du pays, et violé la foi due aux alliés de l’Angleterre. Rappelant les conditions qu’il avait proposées à la France quinze mois auparavant, et qui, suivant lui, étaient encore beaucoup trop douces, qu’il eût rendues plus sévères, si ses collègues le lui eussent permis, il n’eut pas de peine à démontrer combien elles étaient plus avantageuses à l’Angleterre, plus accablantes surtout pour la France, que celles qu’on venait de lui accorder après de nouvelles victoires. Il prétendit que, moyennant les restitutions consenties par le gouvernement britannique, et particulièrement à l’aide des facilités concédées aux Français pour la pêche de Terre-Neuve, ils auraient la possibilité de rétablir un jour leur marine. « La France, dit-il, nous est principalement, sinon exclusivement redoutable comme puissance maritime et commerciale. Ce que nous gagnons sous ce rapport nous est surtout précieux par le dommage qui en résulte pour elle. » Justifiant enfin le système d’alliances continentales, les subsides et les énormes dépenses de la guerre germanique, il résuma son argumentation par ce mot profond et concis : « L’Amérique, messieurs, a été conquise en Allemagne. » Malgré tous ses efforts, le projet d’adresse présenté par Fox fut voté à une forte majorité. Pitt ne fut pas plus heureux dans l’opposition qu’il fit bientôt après à un bill qui soumettait à un droit nouveau et à l’exercice de l’excise certains objets auxquels l’excise ne s’était pas étendu jusqu’alors. C’est dans ce débat qu’il prononça ces paroles fameuses : « La maison d’un sujet anglais est une forteresse. »

Cependant lord Bute, malgré ces succès parlementaires, sentait que le terrain tremblait sous lui. En vain, pour donner à son administration plus d’ensemble et d’homogénéité, avait-il modifié à plusieurs reprises la composition du cabinet, où Fox avait enfin repris place. Ces changemens successifs, effets non équivoques d’un sentiment d’impuissance et de malaise, ne lui donnèrent pas la force dont il avait besoin pour tenir tête à une opposition sans cesse croissante. Les whigs, en voyant exclure, l’un après l’autre, des affaires leurs chefs les plus éminens, commençaient à craindre que le pouvoir ne leur échappât tout-à-fait, et sous le patronage du duc de Cumberland, leur constant protecteur, ils s’organisaient pour combattre le ministère. Le duc de Newcastle, déjà fatigué de sa retraite, cherchait dans des intrigues compliquées un moyen de rendre à sa vieillesse l’activité qui était devenue pour lui une condition d’existence ; rompant avec toutes les traditions de sa longue carrière, ce courtisan assidu, ce serviteur docile de tous les systèmes ministériels auxquels l’Angleterre avait été soumise depuis quarante ans, s’alliait pour la première fois au parti de l’opposition, de la liberté, et portait dans ce tardif noviciat une ardeur factieuse qui surprenait étrangement ses amis comme ses ennemis. Pitt, maître absolu de la Cité, où il venait de faire élire un maire à sa dévotion, soulevait l’opinion contre la marche suivie par le gouvernement. Le ministère était hautement accusé d’avoir terminé une guerre glorieuse par un traité déshonorant dans lequel on voulait voir l’œuvre de la corruption. Les retranchemens de dépenses qu’il avait dû opérer, après la paix, dans un but d’économie, les nouveaux impôts qu’il avait créés pour rétablir l’équilibre dans les finances, augmentaient le mécontentement de ceux-là même qui avaient voulu la guerre, dont ces rigoureuses mesures étaient la conséquence forcée. Enfin le grand grief qui planait par dessus tous les autres, c’était l’influence d’un favori odieux aux grandes familles parce qu’il encourageait dans le roi la volonté de secouer leur joug, odieux au peuple par sa qualité d’Écossais, par ses préférences vraies ou supposées pour les Bretons du nord, que les Bretons du midi ne s’étaient pas encore habitués à considérer comme des compatriotes.

C’est à cette époque qu’on vit s’opérer une modification remarquable dans la physionomie des partis. Depuis long-temps, je l’ai déjà dit, il n’y avait plus en Angleterre de luttes sérieuses d’opinions et de principes, et les partis n’étaient plus que des agrégations de familles puissantes luttant les unes contre les autres pour s’arracher le pouvoir, sans autre drapeau, sans autre point de ralliement, que quelque question de circonstance, sur laquelle même on les voyait souvent varier, suivant les vicissitudes de leur position. Trop fortes contre la royauté pour avoir besoin des secours dangereux de la multitude, elles dédaignaient de flatter ses passions, et Pitt lui-même, en faisant appel à l’exaltation du sentiment national, s’abstenait de provoquer les instincts de liberté démocratique. Lorsque l’anéantissement du parti jacobite eut achevé d’affermir le trône, les choses changèrent d’aspect. George III aspirait sans déguisement à étendre sa prérogative, à briser les entraves dans lesquelles une oligarchie impérieuse avait enchaîné ses deux prédécesseurs ; pour déjouer cette tentative, l’aristocratie comprit la nécessité de se ménager des auxiliaires. Elle chercha à s’assurer la faveur du peuple, en prenant, comme à d’autres époques, la défense de la liberté et des droits de la nation ; elle saisit, elle fit naître les occasions d’engager le combat sur ce nouveau terrain. Sans doute, sous ces apparences nouvelles et grandioses, c’était encore d’intérêts bien étroits, bien personnels qu’il s’agissait ; mais le peuple prenait naturellement au sérieux ce qui n’était qu’un prétexte pour ses nobles agitateurs, et l’expérience de tous les temps a prouvé qu’on ne remue jamais certaines idées sans s’exposer à les faire passer un peu plus tard dans l’ordre des faits.

On revenait donc insensiblement à la lutte primitive des whigs et des tories, des partisans de la liberté et des partisans de la prérogative, lutte moins dangereuse cette fois, parce qu’elle devait se renfermer dans les limites que lui assignaient les principes mieux définis de la constitution. Ce qui est curieux, c’est que le moment où se reformèrent en effet les deux grands partis dont les noms seuls avaient survécu depuis un demi-siècle est précisément celui où ces noms disparurent momentanément du langage habituel, comme si, dans la confusion des derniers temps, ils eussent à tel point perdu leur signification propre, qu’il fût devenu impossible de s’en servir pour désigner clairement des réalités distinctes. Pendant plusieurs années, au lieu de whigs et de tories, on n’entendit presque plus parler que de patriotes et d’amis du roi. Le chef des amis du roi, lord Bute, était peu en état de lutter avec succès contre la formidable opposition dont les rangs grossissaient à chaque instant. Dépourvu également des grands talens, de la haute ambition de Pitt, et de l’esprit d’intrigue, de l’infatigable ténacité du duc de Newcastle, désespérant tout à la fois de tenir tête à ses adversaires et de maintenir l’union parmi les membres du cabinet, craignant peut-être que son extrême impopularité ne finit par compromettre le roi lui-même, il se décida, au moment où l’on s’y attendait le moins, à se retirer des affaires. Il n’y avait pas encore onze mois qu’il avait succédé au duc de Newcastle dans les fonctions de premier ministre. Son seul but en prenant le pouvoir, affecta-t-il de dire, avait été de donner la paix à l’Angleterre ; ce but était atteint (8 avril 1763).

George Grenville le remplaça en qualité de premier lord de la trésorerie, et fut nommé en même temps chancelier de l’échiquier. Homme d’intelligence et de courage, d’une grande intégrité, vieilli dans le travail et la pratique des affaires, il était fait pour figurer utilement parmi les membres principaux de l’administration ; mais il manquait de la hauteur de vues et de caractère nécessaire pour la diriger. Ce qui semble prouver que l’opinion publique ne le jugeait pas au niveau de sa situation, c’est que le ministère dont il était le chef est appelé historiquement le ministère du duc de Bedford, parce que ce seigneur, d’une capacité médiocre, mais puissant parmi les whigs par son rang et sa fortune, y entra, bien qu’assez tardivement, avec le titre de président du conseil. Ce ministère, en butte aux violentes hostilités de Pitt et de ses amis, qui portaient à George Grenville toute la haine qu’on porte à un transfuge, se trouva dès l’abord dans cette pénible situation, que, sans posséder la confiance du roi, il fut considéré par le public comme un instrument de la cour, comme l’organe complaisant de lord Bute, plus puissant, disait-on, dans sa retraite apparente qu’il ne l’avait jamais été dans ses fonctions ministérielles. On affirmait, et les hommes les plus éclairés le croyaient alors que, d’accord avec la princesse douairière de Galles, il dirigeait secrètement, dans une pensée contraire à toute liberté, les résolutions du roi et de ses conseillers officiels. Vainement lord Bute et le roi lui-même protestaient-ils, en toute occasion, contre ces assertions tant répétées ; vainement, pour éviter d’y donner lieu, cessèrent-ils bientôt de se voir. La croyance à cette influence mystérieuse résista à toutes les dénégations ; elle survécut au ministère de George Grenville, et pesa successivement pendant bien des années sur tous ceux qui lui succédèrent, alors même qu’ils étaient composés des hommes les plus ouvertement hostiles à cette influence prétendue, de patriotes qui, après s’être évertués à la combattre, après avoir contribué plus que personne à propager la conviction de son existence, étaient tout surpris de se voir, à leur tour, accusés de la subir.

Deux tristes souvenirs sont restés attachés à l’administration de George Grenville. C’est en cédant, malgré lui, à la malheureuse idée qu’avait conçue le roi de soumettre les colonies américaines à l’impôt du timbre sans le consentement de leurs chambres législatives, qu’il amena ces premiers troubles d’où devait sortir, dix ans plus tard, leur insurrection et leur indépendance ; c’est en dirigeant contre un odieux libelliste, le trop fameux Wilkes, des poursuites maladroites et peut-être illégales, qu’il livra pour plusieurs années Londres et la Grande-Bretagne à une effervescence démagogique inconnue depuis long-temps dans ce pays. Le grand tort du gouvernement dans cette déplorable affaire, c’était d’avoir, en quelque sorte, lié la cause de Wilkes à celle de certains principes de droit et de liberté que des hommes scrupuleux pouvaient se croire obligés de défendre, même dans la personne d’un champion aussi odieux. Lorsque la question fut portée devant le parlement, où le ministère obtint, non sans peine, une victoire vivement disputée, Pitt, à qui l’état de sa santé ne permettait pas alors de prendre part habituellement aux discussions, se fit porter à la chambre des communes pour défendre les principes ainsi compromis. En flétrissant l’irrégularité de la procédure dirigée contre Wilkes, il s’exprima d’ailleurs dans les termes de la plus vive indignation sur ce factieux personnage. Il le présenta comme un misérable dépourvu de tout sentiment généreux et élevé, voué à l’odieuse tâche de semer la division entre les sujets du roi, blasphémateur de son Dieu, calomniateur de son prince, indigne d’appartenir à l’espèce humaine, avec qui il eût rougi d’entretenir aucune relation, et dont la condamnation aurait été pour lui un sujet de joie, si elle eût été régulière, s’il n’eût pas fallu l’acheter au prix des garanties de la liberté. L’énergie de ce langage, justifié par le caractère infâme des écrits de Wilkes, fait d’autant plus d’honneur à Pitt, que ce libelliste jouissait alors d’une grande popularité, et que plusieurs membres marquans de l’opposition n’avaient pas honte d’entretenir avec lui des rapports qu’ils jugeaient favorables au succès de leurs projets. La grande ame de Pitt ne pouvait se prêter à de telles capitulations avec ce qu’il méprisait, et, dans l’horreur que Wilkes lui inspirait, il eût craint de s’avilir, soit en lui donnant la moindre marque de sympathie, soit même en se bornant envers lui à ces molles désapprobations que les chefs de parti laissent parfois tomber sur leurs auxiliaires trop ardens, comme pour éviter tout à la fois de décourager leur zèle et d’en accepter la responsabilité.

Pitt eut encore, quelques mois après ; l’occasion de manifester d’une manière bien remarquable le sentiment qui lui avait dicté ces paroles sévères. Un ecclésiastique de province, qui, à ce qu’il paraît, n’avait qu’une connaissance très incomplète des dispositions des partis et des hommes d’état, lui avait écrit, comme au protecteur de Wilkes, pour lui offrir de faire élire son protégé membre de la chambre des communes par un bourg dont il prétendait pouvoir disposer, et pour solliciter la permission de lui dédier un livre consacré à démontrer les avantages de la rupture de l’union entre l’Angleterre et l’Écosse, thème favori du journal de Wilkes. Pitt, dans une réponse où son irritation lui permit à peine d’observer les formes polies qui lui étaient habituelles, protesta avec indignation contre la liaison étrange qu’on lui supposait, repoussa la pensée de séparer les deux parties de la Grande-Bretagne comme ne pouvant convenir qu’aux vues de la France, et autorisa son correspondant à donner à cette déclaration non équivoque toute la publicité possible.

Cependant le ministère, déconsidéré par ses fautes et atteint d’une impopularité toujours croissante, était d’autant plus ébranlé, que, comme je l’ai dit, il ne possédait pas la confiance du roi. Il était à peine formé, que ce monarque, le jugeant hors d’état de faire face aux difficultés de la situation, avait eu l’idée de le renverser et de rappeler Pitt aux affaires. Ce qui est étrange, c’est que lord Bute, qui alors ne s’était pas encore éloigné de la cour, lord Bute, que le public prenait pour le mentor et l’appui secret de George Grenville, fut l’intermédiaire de cette tentative, dernier acte incontestable de son influence. Pitt, après avoir conféré avec lui, fut admis deux fois en présence du roi. Les premières explications échangées entre le souverain et l’ancien ministre parurent d’abord promettre un prompt arrangement ; mais bientôt des difficultés s’élevèrent. Pitt, d’accord avec lord Temple et aussi avec le duc de Newcastle, dont il s’était un moment rapproché, exigeait un changement absolu de cabinet et la restauration de l’oligarchie des grandes familles whigs. Le roi se refusait à sacrifier entièrement ceux dont il avait, en dernier lieu, accepté les services, et il insistait surtout pour que George Grenville, qui avait peu de fortune, ne fût pas, en cessant d’être le chef du ministère, exclu de toutes fonctions publiques, pour qu’on lui donnât au moins l’emploi lucratif de payeur-général de l’armée. « Ce pauvre Grenville est votre parent, dit-il à Pitt avec une affectueuse bonhomie, vous l’aimiez autrefois ! » Pitt fut inflexible. On ne put s’entendre non plus sur le choix du chef titulaire du nouveau cabinet. Le roi, fatigué de cette lutte opiniâtre, mit fin à la négociation en déclarant qu’il voyait bien qu’on n’arriverait à aucun résultat, que son honneur était engagé, et qu’il ne céderait pas. Pitt, qui s’était flatté de l’espoir d’un autre dénouement, se persuada et persuada au public que c’était aux conseils de lord Bute qu’il fallait attribuer cette rupture.

Le cabinet fut donc maintenu par l’impossibilité où le roi se trouva de le remplacer, mais il est facile de concevoir que cette tentative malheureuse n’avait pas rendu plus cordiales et plus intimes les relations du prince avec ses conseillers. Ce cabinet avait pris, d’ailleurs, à l’égard du roi, surtout depuis qu’il comptait parmi ses membres le duc de Bedford, homme faible et irascible tout à la fois, une attitude qui, tôt ou tard, devait amener une collision. Hors d’état de dominer les questions vraiment majeures, celles où il eût été honorable autant qu’utile de savoir rester les maîtres, les ministres, comme pour s’en venger et se faire illusion sur leur impuissance, contrariaient avec affectation la volonté royale dans les détails secondaires et personnels, portaient même dans cette résistance des formes très peu respectueuses, se plaignaient hautement d’une influence occulte qu’ils ne pouvaient écarter, et faisaient sans cesse apparaître, comme dernier argument, la menace de leur démission.

George III, profondément irrité, se contenait pourtant. Une circonstance qui blessa vivement ses sentimens intimes acheva de lui faire perdre patience. À la suite d’une maladie assez grave dont il fut temporairement atteint, le ministère crut devoir proposer au parlement un bill qui réglait le mode de formation de la régence chargée de gouverner le royaume dans le cas où cette maladie viendrait à se renouveler et à se prolonger. Ce bill était rédigé de telle sorte que la princesse douairière de Galles n’était pas comprise parmi les personnes éventuellement appelées à la régence. La chambre des communes signala et répara cette omission. Malgré les explications embarrassées des ministres, le roi, qui aimait beaucoup sa mère, ne leur pardonna pas ce procédé. Il chargea le duc de Cumberland d’ouvrir avec Pitt et avec lord Temple une nouvelle négociation qui, après de longs pourparlers, échoua comme la précédente et pour le même motif, parce que ces deux hommes d’état, non contens d’exiger l’annulation d’actes impopulaires, à laquelle le roi consentait sans difficulté, voulaient composer exclusivement le cabinet d’hommes appartenant à la fraction des whigs dont ils étaient les chefs. Par suite de leur refus, le roi retomba sous le joug qu’il n’avait fait que rendre plus pesant en essayant de le secouer, et se vit contraint d’accorder à ses ministres l’éloignement de quelques hauts fonctionnaires qui leur étaient suspects comme partisans de lord Bute, particulièrement celui de Fox, élevé peu auparavant à la pairie sous le titre de lord Holland.

Ce fut là le dernier triomphe de George Grenville et du duc de Bedford. Quelques semaines s’étaient à peine écoulées, que George III, de plus en plus exaspéré contre eux, se mit directement en relation avec Pitt et lord Temple, espérant, par son intervention personnelle, les disposer plus facilement à accepter ses offres. Cette nouvelle tentative n’ayant pas obtenu plus de succès que toutes celles qui avaient eu lieu précédemment, le roi résolut de s’adresser à une autre portion de l’ancien parti whig, à celle qui avait toujours montré le plus de modération dans son opposition. Elle avait pour principal représentant dans la chambre des lords le marquis de Rockingham, un de ces hommes qui, par la noblesse de leur caractère, l’élévation de leur esprit, leurs lumières et même la distinction de leurs talens, honorent les partis dans lesquels ils figurent, et, sans avoir toute l’énergie nécessaire pour en devenir véritablement les chefs, savent s’y créer un grand ascendant. C’est à lui et au duc de Newcastle que le duc de Cumberland porta les propositions royales. On les accueillit, et le ministère de George Grenville put enfin être remplacé. Le marquis de Rockingham prit, comme premier lord de la trésorerie, la direction du nouveau cabinet ; le duc de Newcastle, à qui son grand âge ne permettait plus des fonctions bien actives, devint lord du sceau privé ; le duc de Grafton et le général Conway secrétaires d’état, lord Northington chancelier.

Composé en majorité d’hommes justement honorés et dont on ne pouvait suspecter l’attachement aux libertés publiques, formé, sinon avec le concours, du moins, jusqu’à un certain point, avec l’assentiment de Pitt, ce ministère se présentait sous un aspect assez favorable, mais il manquait de force vitale. Ses membres étaient peu unis, aucun d’eux n’avait la supériorité nécessaire pour le faire marcher d’accord, et la mort du duc de Cumberland ne tarda pas à préparer la dissolution d’une combinaison dont il était presque le seul lien. J’ajouterai que, dans l’état de l’opinion, depuis long-temps habituée à considérer le retour de Pitt au pouvoir comme le seul moyen de tirer l’Angleterre de la fâcheuse situation où sa retraite l’avait peu à peu fait tomber, tout ministère dans lequel il n’entrait pas n’avait que bien peu de chances de durée. Pitt d’ailleurs, sans combattre une administration qui s’efforçait, par tous les moyens, de gagner ses bonnes graces, avait bien soin d’établir qu’il ne donnait pas une entière approbation à la politique du marquis de Rockingham et de ses collègues. Le jour même où le parlement se réunit, peu de mois après leur avénement, il prit la parole dans la discussion de l’adresse. Il s’exprima sur leur compte en termes de bienveillance et de haute estime ; mais il ne dissimula pas qu’il ne pouvait leur accorder une confiance absolue, parce qu’il croyait apercevoir encore dans leur marche des traces d’une influence occulte. « Je les prie de me pardonner, ajouta-t-il ; la confiance est un fruit de la jeunesse, et cet âge est depuis long-temps passé pour moi. » Il fut moins courtois pour le ministère précédent, dont il qualifia les actes avec une extrême dureté. Il stigmatisa la prétention de soumettre les colonies à l’impôt du timbre ou à tout autre impôt non voté par elles, comme une violation flagrante d’un droit inhérent à tout sujet anglais. Il posa en principe, que les colons n’étant pas représentés dans le parlement, le parlement n’était pas autorisé à les taxer, bien qu’il possédât à leur égard la plénitude de la souveraineté et du pouvoir législatif, y compris le droit de régler leur navigation et leur commerce. Loin de blâmer la résistance des Américains, il déclara audacieusement qu’il s’en réjouissait ; qu’il n’aurait pas vu sans douleur trois millions d’hommes assez complètement morts à tout sentiment de liberté pour subir volontairement l’esclavage. Il manifesta l’opinion que les forces de la Grande-Bretagne luttant pour une bonne cause suffiraient pour réduire en atômes les colonies insurgées, mais que, contre les colonies défendant une cause aussi sacrée, le succès serait douteux, et que l’Amérique dût-elle succomber, comme Samson embrassant les colonnes du temple, elle entraînerait dans sa chute l’édifice même de la constitution. Il demanda si le moment où toute la maison de Bourbon venait, par le pacte de famille, de s’unir contre la Grande-Bretagne était celui où le cabinet de Londres pouvait penser à affronter les chances d’une véritable guerre civile ? « Il faut, dit-il enfin, il faut que l’acte du timbre soit rappelé absolument, totalement, sans retard ; mais l’acte qui l’abolira doit en même temps proclamer, dans les termes les plus explicites et les moins équivoques, la souveraineté de la métropole sur ses colonies. »

Ce discours a cela de remarquable, qu’il résume en quelque sorte tous ceux que Pitt a prononcés depuis sur la question américaine. Sous un autre rapport encore, il mérite de fixer l’attention : on y trouve une allusion et même une adhésion bien formelle à ces vœux de réforme électorale qui devaient un peu plus tard se révéler avec tant d’énergie. Pitt, parlant de certains bourgs où l’élection était devenue purement nominale, n’hésita pas à dire que c’était là la partie pourrie de la constitution, qu’avant un siècle elle aurait certainement disparu, que, si elle ne tombait pas d’elle-même, il faudrait l’amputer, et que, quant à lui, il désirait l’extension à un plus grand nombre de personnes du droit précieux de se faire représenter dans le parlement.

L’impôt du timbre fut rapporté, et les colonies rentrèrent pour quelques instans dans une apparente tranquillité ; mais ni cette sage mesure, ni d’autres actes également populaires, ne purent donner au cabinet la force qui lui manquait. Sans le servir beaucoup auprès des amis de la liberté, qui, dans leur enthousiasme pour Pitt, considéraient comme autant d’intrus ceux qui détenaient le pouvoir dont il continuait à être exclu, ces actes eurent pour effet de nuire à leurs auteurs dans l’esprit de George III, si jaloux de sa prérogative. Le ministère augmenta encore ce mécontentement en négligeant de demander à la chambre des communes un surcroît de dotation en faveur des jeunes frères du roi.

La situation du pays était réellement grave. L’état incertain des colonies en inquiétant tous les esprits, paralysait l’industrie et le commerce. Un grand nombre d’ouvriers se trouvaient sans emploi, et l’extrême cherté des vivres ajoutait à leur détresse. Ce n’était pas un ministère chancelant qui pouvait, par le rétablissement de la confiance, guérir de telles plaies. Le marquis de Rockingham le sentait parfaitement. Déjà, d’accord avec le roi, il avait fait des démarches auprès de Pitt pour le décider à entrer dans le cabinet et à lui communiquer ainsi la force morale dont il était investi ; mais la manière dont ces avances avaient été reçues avait dû donner la conviction qu’il ne convenait pas au grand orateur de prendre place dans un ministère déjà à moitié usé. Le découragement qui avait atteint le premier ministre ne tarda pas à gagner quelques-uns de ses principaux collègues. Le duc de Grafton, secrétaire-d’état, et le chancelier, lord Northington, donnèrent successivement leur démission en déclarant au roi que le seul parti à prendre était de se mettre purement et simplement entre les mains de celui que l’opinion appelait à la dictature. Dans l’impossibilité de leur trouver des successeurs, il fallut bien suivre ce conseil ; le marquis de Rockingham se démit aussi de ses fonctions, et Pitt reçut du roi l’autorisation de composer un cabinet dont il désignerait à son gré tous les membres (juillet 1766).

III.

Ici commence, dans la vie de ce grand homme, une période que ses admirateurs voudraient en retrancher, et dont au surplus toutes les circonstances ne sont pas parfaitement éclaircies. En même temps que Pitt, le roi avait fait appeler lord Temple, depuis si long-temps lié à la fortune politique du grand orateur, que rien ne semblait pouvoir les séparer. Cette intimité avait pourtant, depuis peu, reçu quelque atteinte. Dans la dernière tentative d’organisation d’un ministère qu’ils avaient faite sans succès quelque temps auparavant, ils ne s’étaient pas trouvés d’accord ; Pitt s’était montré plus disposé que son beau-frère à tenir compte des répugnances et des préférences du roi. Lord Temple, d’ailleurs, s’était réconcilié avec George Grenville, contre qui, au contraire, Pitt continuait à nourrir un implacable ressentiment. Pitt cependant, ne voulant pas pour lui-même le titre de chef du cabinet, offrit à lord Temple les fonctions de premier lord de la trésorerie ; malheureusement celui-ci put bientôt s’apercevoir de tout ce qu’il y avait d’illusoire dans la présidence apparente qu’on lui proposait. Sincèrement et complètement dévoué au parti avec lequel il avait marché jusqu’alors, il entrait dans sa pensée de donner à son propre avénement le caractère du triomphe de ce parti. Il n’exigea pourtant pas le retour aux affaires de George Grenville, et ce fut sans aucune condition qu’il promit le concours de cet ancien ministre ; mais au prix de cette concession, il se crut en droit de demander l’admission, dans le nouveau cabinet, de plusieurs de ses amis. Pitt avait de tout autres vues ; il voulait fonder l’administration qu’il allait diriger sur une coalition de tous les partis, à l’exclusion de George Grenville et du duc de Newcastle, objets en ce moment de son aversion particulière ; il voulait, d’accord en cela avec le roi, faire entrer dans cette administration un assez grand nombre de membres du ministère précédent. Ce plan n’était pas compatible avec celui de lord Temple, qui, voyant successivement repousser tous ses candidats, déclara qu’il ne lui était pas possible d’accepter à de pareilles conditions la responsabilité du pouvoir, que, lorsqu’on l’y avait appelé avec Pitt, il avait cru y être admis sur un pied d’égalité, et que, puisqu’il n’en était pas ainsi, il ne lui restait qu’à se retirer.

La rupture fut complète. Pitt fit assez peu d’efforts pour la prévenir. Peut-être n’en fut-il pas très contrarié, peut-être l’éloignement d’un homme trop considérable pour qu’il n’eût pas à compter avec lui lui parut-il un évènement heureux. Ce qui est certain, c’est qu’il ne sembla pas comprendre d’abord ce qu’il perdait en se séparant d’un tel auxiliaire. Toutefois, l’illusion ne dut pas être de longue durée. Il se trouvait maintenant presque entièrement isolé de cette brillante phalange avec laquelle il était entré trente ans auparavant dans la carrière parlementaire, et dont un seul membre, James Grenville, restait encore lié avec lui. Jusqu’à cette époque, réservant pour les affaires et pour les luttes de tribune ses puissantes facultés, c’était sur lord Temple qu’il avait pris l’habitude de se reposer du soin de négocier avec les individus, de ménager les transactions, de préparer les coalitions et les rapprochemens, si fréquens à cette époque. Privé tout à coup d’un aussi utile collaborateur, il dut se charger lui-même de cette tâche si délicate et si difficile en elle-même, plus difficile encore pour un esprit altier comme le sien, que des souffrances presque continuelles rendaient de jour en jour plus impatient de toute contradiction.

Je crois devoir avertir que les détails dans lesquels je vais entrer sur la suite des négociations engagées pour la formation d’un nouveau ministère ont été puisés dans les versions répandues par les hommes avec lesquels Pitt était alors en opposition. On est donc fondé à n’accepter qu’avec une certaine réserve l’exactitude, sinon des faits en eux-mêmes, au moins du point de vue sous lequel ils sont présentés, et de la pensée, des intentions attribuées aux divers acteurs. Cependant, à défaut d’informations plus authentiques, je ne puis me dispenser de reproduire des assertions qui ont au fond un assez grand air de vraisemblance.

Pitt, dans un sentiment exagéré de confiance, s’était persuadé que tous ceux à qui il voudrait bien faire des propositions les accepteraient avec empressement. À son grand étonnement, il éprouva des refus, et quelques-uns des membres de l’administration du marquis de Rockingham ne consentirent pas à devenir les collègues de son successeur. Il dut alors modifier ses premiers plans : il sollicita le concours d’un des personnages que lord Temple lui avait proposés et qu’il avait exclus, de lord Gower, qui à son tour refusa des offres trop tardives pour ne pas être presque blessantes. De plus en plus déconcerté, il alla frapper à la porte du marquis de Rockingham lui-même, à qui il n’avait pas voulu s’associer lorsque cet homme d’état l’en avait supplié ; comme il eût dû s’y attendre, lord Rockingham refusa de le voir. Il est facile de comprendre ce que l’orgueil de Pitt devait souffrir pendant ces pénibles épreuves. Même au milieu de l’espèce d’abaissement auquel la nécessité le réduisait, cet orgueil se faisait jour, dit-on, d’une manière bien originale, dans le langage qu’il tenait aux hommes dont il sollicitait la coopération. On eût pu croire qu’il voulait cacher sous l’apparence du dédain et de la bravade l’humiliation qu’il éprouvait : à l’un, il faisait dire qu’il ne tenait qu’à lui d’avoir un emploi ; à un autre, que tel poste était encore vacant ; à un troisième, qu’il pouvait prendre ou ne pas prendre, selon que cela lui conviendrait, tel département ministériel. Enfin, l’œuvre si péniblement élaborée de la formation du cabinet s’acheva pourtant. Le duc de Grafton, qui, par sa défection, avait déterminé la retraite de lord Rockingham, fut en récompense porté à la tête de la trésorerie ; le général Conway fut maintenu dans ses fonctions de secrétaire d’état, et eut lord Shelburne pour collègue ; lord Camden, ami particulier de Pitt, devint chancelier, et lord Northington, chancelier du précédent cabinet qu’il avait abandonné comme le duc de Grafton, fut nommé président du conseil. L’ambitieux et brillant Charles Townshend, en qualité de chancelier de l’échiquier, prit la direction du parti ministériel dans la chambre des communes. Lord Granby eut le commandement en chef de l’armée. Enfin, Pitt, n’acceptant pour lui-même que le titre à peu près sans fonctions de gardien du sceau privé, réserva toute l’activité de son esprit et ce qui lui restait de forces physiques pour surveiller, animer et diriger l’ensemble du gouvernement. Comme un de ces usages dont on ne se départ jamais en Angleterre attache la pairie au titre qu’il se faisait ainsi donner, il consentit, ce qu’il n’avait pas voulu quelques années auparavant, à quitter la chambre des communes, et à partir de ce moment c’est sous le titre de comte de Chatham qu’il figure dans l’histoire.

Ces arrangemens excitèrent dans le public une inexprimable surprise. On ne pouvait se rendre compte d’une combinaison qui réunissait à l’improviste et sans que rien y eût préparé les esprits, des hommes appartenant aux opinions les plus diverses, des hommes qui, jusqu’alors, n’avaient eu les uns avec les autres aucune relation. Ce qui ne causait pas un moindre étonnement, c’était la résolution prise par le grand orateur des communes d’abandonner le théâtre de sa gloire et de sa puissance pour se laisser reléguer dans une chambre où il ne pouvait trouver les mêmes élémens de succès. Vainement alléguait-il les progrès de l’âge et des infirmités qui le rendaient peu propre aux fatigues des luttes journalières de la chambre basse. Cette explication paraissait peu naturelle de la part de celui qui se chargeait du gouvernement de l’état. Lord Chesterfield peint, très vivement, dans une de ses lettres, ce mouvement de l’opinion publique : « On est confondu, dit-il, de cette détermination dont on ne peut se rendre compte. Il est inoui, je crois, qu’un homme dans la plénitude de sa puissance, au moment même où son ambition venait d’obtenir le triomphe le plus complet, ait quitté la chambre qui lui avait procuré cette puissance, et qui seule pouvait lui en assurer le maintien, pour se retirer dans l’hôpital des incurables, la chambre des pairs. » Ce dernier trait est remarquable en ce qu’il prouve que l’idée d’appliquer à la pairie cette dédaigneuse qualification n’est pas née en France et de nos jours. Il ne faut pourtant pas en conclure que, du temps de lord Chesterfield, les pairs de la Grande-Bretagne eussent perdu leur ascendant : cet ascendant était peut-être plus grand que jamais ; mais ils l’exerçaient indirectement, ils le déguisaient jusqu’à un certain point, et le rendaient populaire en envoyant leurs puînés et leurs protégés siéger dans l’autre chambre, dont la composition élective, bien que soumise de fait aux grandes influences territoriales, simulait une démocratie bien éloignée encore à cette époque de son avénement réel.

L’opinion était mécontente. Malgré tous les efforts de lord Chatham pour justifier sa conduite, il se voyait à son tour accusé d’avoir subi, comme ses devanciers, l’influence occulte de lord Bute. Il est vrai qu’il fournit un merveilleux prétexte à cette banale imputation en consentant, sur la demande du roi, à rétablir le frère de l’ancien favori dans un emploi important que lui avait ôté le ministère de George Grenville. C’était ainsi, d’ailleurs, qu’on s’expliquait sa rupture avec lord Temple, plus fidèle, disait-on, à ses principes et à son parti ; c’était ainsi qu’on s’expliquait l’acceptation d’une pairie qui devait le soustraire à l’embarras de renier ses antécédens et de répondre aux reproches d’apostasie dans la chambre même où il avait toujours siégé. Ces accusations, développées dans une multitude de journaux et de pamphlets dont les plus mordans émanaient d’un homme illustre depuis, de Burke, qui venait alors de commencer sa carrière comme secrétaire du marquis de Rockingham, produisirent un grand effet. Elles portèrent une telle atteinte à la popularité de lord Chatham, que le conseil de la Cité, animé jusqu’alors pour lui d’un dévouement presque fanatique, rejeta à plusieurs reprises la proposition de le féliciter sur son retour au pouvoir. Sans admettre ce qu’il y avait d’injuste et d’exagéré dans ces inculpations, on doit reconnaître qu’il s’était opéré un rapprochement assez remarquable entre la politique personnelle du roi, constamment dirigée vers la destruction de l’oligarchie des grandes familles whigs, et celle de lord Chatham, mécontent alors d’une partie de ces familles et naturellement porté à désirer l’abaissement d’influences qui ne lui apparaissaient plus que comme de fâcheux obstacles. Ce rapprochement ressort d’une manière bien évidente des termes mêmes de la lettre que le roi écrivit au nouveau lord pour l’inviter à venir recevoir de ses mains le sceau privé, dont la garde lui était confiée : « Je sais, y était-il dit, que le comte de Chatham m’aidera de toutes ses forces à éteindre les distinctions de partis et à rétablir cette subordination envers le gouvernement, qui peut seule préserver la liberté, ce bien inestimable, du danger de dégénérer en licence. »

Cependant lord Chatham, poursuivi par le glorieux souvenir de son premier ministère, crut pouvoir échapper au malaise de ces contentions domestiques en ouvrant de nouveau à l’Angleterre la carrière de la politique extérieure. Il fit proposer au grand Frédéric, qui lui avait toujours témoigné autant de sympathie que d’admiration, de travailler conjointement à former une confédération du nord, dans laquelle l’Angleterre, la Prusse, la Russie et les autres puissances qu’elles pourraient y engager s’uniraient pour balancer l’alliance des souverains de la maison de Bourbon. Frédéric, mécontent du cabinet de Londres, à qui il ne pouvait pardonner de l’avoir abandonné à la fin de la guerre de sept ans, reçut cette proposition avec une extrême froideur, et profita de l’occasion qu’on lui offrait pour rappeler ses griefs. Il ne dissimula pas, d’ailleurs, qu’il lui paraissait bien difficile d’entrer dans un concert de quelque portée avec un gouvernement qui, par l’effet des changemens continuels d’administration, ne présentait aucune garantie de stabilité et de persistance dans ses projets. L’agent britannique ayant répondu que cette mobilité était arrivée à son terme par l’avénement d’un ministre également cher au roi et à la nation, Frédéric répliqua que les renseignemens qui lui parvenaient présentaient les choses sous un tout autre aspect. « Je crains bien, ajouta-t-il, que mon ami ne se soit fait beaucoup de tort en acceptant la pairie. » La négociation n’alla pas plus loin.

La situation intérieure de l’Angleterre semblait peu faite, en réalité, pour inspirer confiance dans la force de son gouvernement. L’extrême cherté des grains, les bruits d’accaparement et de monopole que cet état de chose ne manque jamais de susciter, entretenaient dans le peuple une fermentation dangereuse. Il éclata sur plusieurs points des troubles graves. Pour apaiser les esprits plus encore peut-être que pour arrêter les progrès de la disette, le ministère se décida à prohiber l’exportation du blé. Cette mesure, prise en l’absence des chambres et par conséquent sans leur participation, dépassait incontestablement les limites régulières du pouvoir royal ; mais, justifiée par la force des circonstances, elle n’eût été pour le cabinet le principe d’aucun embarras sérieux, si, lors de la réunion du parlement, quelques-uns des ministres n’eussent eu l’idée malheureuse de la défendre au moyen d’argumens tout différens. Ils crurent devoir alléguer un prétendu droit discrétionnaire inhérent à la couronne, et qui aurait dispensé les dépositaires de son pouvoir de la nécessité d’obtenir un bill d’indemnité. Tel fut le terrain sur lequel se plaça lord Chatham parlant pour la première fois (novembre 1766) devant la chambre des lords. Il fut vigoureusement combattu par lord Temple et lord Lyttleton, par lord Mansfield, le savant jurisconsulte, le défenseur habituel et parfois exagéré de la prérogative royale. Les rôles étaient étrangement intervertis dans ce débat. La conduite de lord Chatham était singulière. On pouvait s’étonner de le voir si gratuitement, si inutilement, prendre la défense d’un principe qui, à d’autres époques, avait tant égaré et compromis la royauté, et qui, même dans son application la plus modérée, devait être au moins suspect aux amis des libertés publiques. Il en résulta que le bill d’indemnité voté par les chambres devint une sorte d’échec pour les ministres, qui prétendaient ne pas en avoir besoin. Ce ne fut ni le seul ni le plus grave qu’ils éprouvèrent. La chambre des communes, par un vote fort inattendu, et qui fut généralement considéré comme la preuve que le cabinet n’y avait pas la majorité, réduisit d’un quart l’impôt territorial (février 1767).

Presque toutes les fractions du parti whig s’étaient réunies contre le cabinet. Lord Temple et George Grenville, le marquis de Rockingham et ses amis, ceux du duc de Newcastle, ceux du duc de Bedford, formaient une coalition à laquelle il n’était pas probable qu’on pût long-temps résister. Lord Chatham voulut essayer de la dissoudre. Il ne semblait pas qu’avec quelque adresse il dût lui être bien difficile d’y réussir ; mais le peu de souplesse de son caractère, l’irritabilité de son humeur, l’embarras inextricable des engagemens contradictoires où il se jeta quelquefois étourdiment, les obstacles imprévus que les préventions royales lui opposèrent en quelques circonstances, toutes ces causes et d’autres encore rendirent au moins infructueuses les tentatives auxquelles il se livra. S’il parvint à gagner en effet quelques individus, d’autres, et particulièrement le duc de Bedford, dont il avait un moment désarmé l’hostilité par des promesses qu’ensuite il ne put ou ne voulut pas tenir, se rejetèrent dans l’opposition avec un surcroît d’irritation et d’amertume. Dans son propre parti, lord Chatham s’aliéna plusieurs personnages considérables, qui, croyant avoir à se plaindre de ce que leurs prétentions ou leurs droits étaient sacrifiés au besoin de satisfaire les nouveau-venus, ne purent tolérer la hauteur dédaigneuse avec laquelle il repoussa leurs réclamations. Je ne m’arrêterai pas davantage à ces négociations impuissantes, dont les monotones et fastidieux détails remplissent les mémoires du temps ; il suffira de dire qu’en résultat définitif elles affaiblirent moins l’opposition que le cabinet.

C’étaient là de tristes occupations pour le grand ministre qui, quelques années auparavant, agitait le monde, écrasait la France et l’Espagne, sauvait la Prusse de sa ruine, et portait l’Angleterre au faîte de la grandeur. Fatigué de ces luttes stériles et plus affecté qu’il ne voulait le paraître de la perte de sa popularité, sa santé ne put résister à de pareilles épreuves. Il tomba si gravement malade, que toute participation aux affaires lui devint absolument impossible. Retiré à la campagne, en proie à des attaques de goutte auxquelles se mêlaient, à ce qu’il paraît, des crises nerveuses d’une extrême violence, il resta pendant plus d’une année étranger à tout ce qui se faisait et à peu près invisible même pour les autres ministres. Dans les conjonctures graves et délicates qui se présentèrent à plusieurs reprises, le cabinet, dont il était l’ame, et qui, en s’abstenant de prendre son avis, eût également craint de s’égarer et de le blesser, s’efforçait vainement d’entrer en communication avec lui. Vainement le chef nominal de ce cabinet, le duc de Grafton, sollicitait un entretien de quelques minutes, absolument nécessaire, disait-il, pour assurer la marche du gouvernement ; la réponse invariable à ces instances, c’était un refus motivé sur le déplorable état de santé qui ne permettait pas à lord Chatham de recevoir son collègue. Dans un moment où les circonstances étaient devenues plus urgentes encore, il ne fallut rien moins que l’intervention personnelle du roi pour triompher de cette résistance : il fallut que George III, qui, par des billets presque journaliers, ne cessait de témoigner à lord Chatham la confiance la plus absolue, et de faire à son dévouement de pathétiques appels, lui annonçât l’intention de se transporter près de son lit, afin d’entendre de sa bouche les conseils qu’il ne pouvait plus recevoir de lui par l’intermédiaire de ses autres ministres. Pour prévenir la visite royale, il accorda enfin au premier lord de la trésorerie une audience qui, comme on le pense bien, ne produisit pas de grands résultats. Ainsi livrés à eux-mêmes et affaiblis par plusieurs défections, les ministres s’épuisaient en vains efforts pour attirer à eux quelques-uns des opposans. Ceux-ci se tenaient étroitement unis. Si de part et d’autre on était assez porté à transiger sur les principes, on l’était beaucoup moins à tomber d’accord sur le partage des emplois. Il n’était pas possible de faire une part à toutes les ambitions : aussi les négociations ouvertes avec le marquis de Rockingham ne tardèrent-elles pas à être rompues.

Dans ce cabinet dépourvu d’énergie et d’homogénéité, il y avait pourtant un ministre actif, ambitieux, doué de grands talens, qui, au lieu de s’effrayer comme les autres de l’abandon où les laissait la maladie de lord Chatham, s’en applaudissait, suivant toute apparence, parce que l’absence de ce grand homme ouvrait un libre champ à ses projets : je veux parler de Charles Townshend, chancelier de l’échiquier, dont l’éloquence, au témoignage de Burke, semblait devoir surpasser un jour celle de Chatham lui-même. Aspirant presque ouvertement à le remplacer, c’était en flattant les principes et les vues personnelles du roi qu’il comptait y parvenir. Dans cette pensée, il avait fait voter un bill qui imposait des droits sur l’importation dans les colonies américaines du thé et de plusieurs autres marchandises, ressuscitant ainsi la dangereuse querelle que le retrait de l’acte du timbre avait à peine commencé à calmer. Déjà Charles Townshend avait obtenu la pairie pour sa femme, il avait fait donner à son frère aîné la vice-royauté de l’Irlande, et il allait vraisemblablement former une nouvelle administration, lorsque (4 septembre 1767) la mort vint l’arrêter à l’entrée d’une carrière qui s’annonçait avec tant d’éclat. Il fut remplacé à l’échiquier par le célèbre lord North. D’autres modifications qui eurent lieu bientôt dans la composition du cabinet, en y introduisant quelques-uns des amis du duc de Bedford, le fortifièrent un peu et prolongèrent son existence, qui semblait sur le point de finir par épuisement.

Formé ainsi des déserteurs, et, à quelques exceptions près, des hommes médiocres de tous les partis, en butte aux attaques de deux oppositions dont l’une était dirigée par le froid et prudent George Grenville, tandis que l’autre avait pour interprète la fougeuse éloquence de Burke, le ministère retomba promptement dans une situation plus difficile que jamais. Le revenu public décroissait, le commerce était en proie aux convulsions d’une crise prolongée. Les colonies, révoltées contre le bill imprudent de Charles Townshend, étaient en scission presque complète avec la métropole. En Angleterre même, les émeutes se multipliaient. Wilkes, depuis long-temps réfugié sur le continent, venait de reparaître à Londres, au mépris des jugemens qui le frappaient. Bravant un gouvernement faible qui n’avait su se déterminer ni à gagner sa facile vénalité ni à invoquer à temps contre lui l’action des lois, il enflammait le peuple par ses pamphlets et ses discours incendiaires, il se faisait élire député au parlement.

Tout absorbée par ces tristes querelles, l’Angleterre avait cessé de peser dans la balance de la politique européenne. Elle laissait le gouvernement français prendre possession de la Corse, et le secrétaire d’état lord Shelburne, qui voulait s’y opposer, ne pouvant obtenir à cet effet l’assentiment de ses collègues, se voyait forcé de donner sa démission. Cependant lord Chatham était toujours membre de ce cabinet, dont les actes démentaient si complètement sa politique. Bien qu’il n’y prît depuis long-temps aucune part, et que l’opinion publique se complût à voir, dans sa retraite absolue, moins encore l’effet de la maladie que celui d’un dissentiment profond, les chefs du gouvernement attachaient toujours beaucoup de prix à conserver l’appui de son nom. On en avait vu un peu auparavant une preuve singulière. Il s’était présenté une de ces rares circonstances où l’intervention directe et personnelle du gardien du sceau privé est indispensablement requise. La santé de lord Chatham ne lui permettant pas d’exercer cette intervention, six semaines s’écoulèrent en délibérations et en recherches sur les moyens d’y suppléer. On finit par s’arrêter à un bizarre expédient : lord Chatham donna sa démission, des commissaires furent nommés pour le remplacer, et, lorsqu’ils eurent accompli l’acte nécessaire, il fut de nouveau appelé à l’emploi dont il venait de se démettre.

Si l’on comprend sans peine l’intérêt qu’avaient les autres ministres à le conserver nominalement dans leurs rangs, on ne se rend pas aussi bien compte des motifs qui purent le déterminer à y rester si long-temps. Sans doute, il lui répugnait de terminer obscurément un second ministère qui devait faire un étrange contraste avec la gloire du premier. Il finit pourtant par sentir qu’en persistant à protéger de son nom des mesures qu’il n’approuvait pas, il en accepterait toute la responsabilité. Déjà très mécontent des voies nouvelles où l’on venait d’entrer à l’égard des colonies, il ne put se résigner à la faiblesse qui tolérait l’agrandissement de la France. Sa démission (octobre 1768), à laquelle il donna pour motif l’état de sa santé, suivit de près celle de lord Shelburne. Comme le poste qu’il occupait n’avait d’autre importance que celle du titulaire, sa retraite n’amena aucun changement dans l’administration, et le public, qui s’y attendait depuis long-temps, y fit à peine quelque attention.

Rendu à la vie privée, lord Chatham s’abstint, pendant une session entière, de toute participation aux débats du parlement. Un repos absolu lui était nécessaire pour rétablir sa santé. Il profita d’ailleurs de ce loisir inaccoutumé pour se réconcilier non seulement avec lord Temple, mais avec George Grenville, avec le marquis de Rockingham, avec tous les chefs marquans du parti whig. Ce parti, qui ne s’était détaché de lui qu’incomplètement et à regret, accueillit avec empressement le retour de son favori. Lorsqu’il reparut dans la lice parlementaire, il avait recouvré toute sa popularité.

Pendant l’année qui venait de s’écouler, d’importans incidens avaient encore aggravé la situation du pays. Les troubles des colonies avaient pris un caractère de plus en plus sérieux, qui avait donné lieu, dans les deux chambres, à de très vifs débats. Le démagogue Wilkes ayant été, comme je l’ai déjà dit, élu membre de la chambre des communes, celle-ci avait annulé l’élection ; mais les électeurs l’avaient renouvelée à plusieurs reprises, en sorte que, pour mettre un terme à cette lutte, elle s’était décidée à considérer comme non avenus les votes donnés à ce factieux, et à recevoir au nombre de ses membres le candidat sur lequel s’étaient réunis les suffrages de la minorité. Cette résolution étrange, repoussée par l’opposition comme la violation flagrante du principe même de la représentation populaire, était devenue dans le parlement, dans la presse, dans le pays tout entier, le texte d’une polémique dont les lettres de Junius nous ont transmis la fougueuse expression.

L’état des colonies et l’affaire de Wilkes, c’étaient donc là les deux grandes questions du moment. C’est par elles que lord Chatham recommença la lutte. Le jour de l’ouverture de la seconde session qui suivit sa sortie du conseil, il prit la parole contre le projet d’adresse en réponse au discours du trône (janvier 1770). Après avoir déploré l’injustice et la maladresse de la politique suivie à l’égard des colonies dont il excusa les torts sans prétendre les justifier complètement, il s’attacha surtout à faire ressortir l’irrégularité de la mesure prise par la chambre des communes pour l’exclusion de Wilkes ; il soutint qu’en inquiétant la nation sur la conservation de ses franchises, elle créait de très grands dangers pour le maintien de l’ordre ; il proposa d’insérer dans l’adresse un amendement conçu dans le sens de ces observations. Lord Mansfield ayant objecté qu’une chambre n’était pas autorisée à s’immiscer dans les actes intérieurs d’une autre branche de la législature, et que se permettre une telle intervention ce serait s’exposer à une collision fâcheuse, lord Chatham, animé par la contradiction, combattit avec une indignation éloquente un système qui, suivant lui, ne tendait à rien moins qu’à permettre à un seul des pouvoirs de l’état de priver un sujet anglais de ses droits les plus précieux et à investir les communes du pouvoir arbitraire enlevé jadis à la royauté. Néanmoins l’adresse fut adoptée telle quelle avait été proposée, et le chancelier lord Camden, ami de lord Chatham, avec qui il avait voté en cette circonstance, fut destitué.

Peu de jours après, un débat plus sérieux s’engagea devant la chambre des lords. Le marquis de Rockingham demanda la formation d’un comité pour prendre en considération l’état du royaume. Dans les développemens par lesquels il appuya son opinion, il traça un tableau rapide de la marche suivie par le gouvernement depuis la mort de George II ; il la montra constamment dirigée par la volonté de faire prévaloir un principe fatal à la liberté, celui que la prérogative royale suffit à elle seule pour soutenir le pouvoir, quelles que soient les personnes chargées de l’administration. Le duc de Grafton, chef du cabinet, sans s’opposer à la discussion approfondie demandée par le marquis de Rockingham, essaya de réfuter immédiatement quelques-unes de ses attaques. Lord Chatham se leva ensuite pour répondre à son ancien collègue. Le discours qu’il prononça en cette occasion est un des plus brillans et des plus violens tout à la fois qui soient sortis de sa bouche. Parlant des troubles qu’avaient excités les persécutions dirigées contre Wilkes, « la constitution, dit-il, a été violée. Si la brèche qu’on y a faite est réparée, le peuple rentrera de lui-même dans un état de tranquillité. Si elle ne l’est pas, puisse la discorde régner à jamais ! Si les serviteurs du roi ne permettent pas qu’une question constitutionnelle soit vidée suivant les formes et les principes de la constitution, il faut qu’elle le soit de quelque autre manière, et plutôt que de voir la nation livrer au despotisme ministériel les droits que tout Anglais tient de sa naissance, j’espère, milords, j’espère, vieux comme je le suis, voir encore cette question résolue par une épreuve franche et décisive entre le peuple et le gouvernement. J’ai été nourri dans les principes de la constitution ; je sais que, lorsque la liberté du sujet a été attaquée et qu’on lui refuse réparation, la résistance est justifiée… La grande charte, la pétition et le bill des droits forment ce que j’appellerai la bible de la constitution britannique. Si quelques-uns des malheureux prédécesseurs de sa majesté se fussent moins confiés aux commentaires de leurs ministres, s’ils eussent mieux connu le texte même de cette bible, notre glorieuse révolution serait restée à l’état de théorie, et on n’aurait pas à rappeler à leurs successeurs une aussi terrible leçon. » Passant de cette appréciation sévère de la politique intérieure du cabinet à l’examen de sa politique extérieure, lord Chatham ne la jugea pas avec moins de rigueur. Il fit un crime au ministère d’avoir laissé la France établir sans obstacle sa domination sur la Corse. Il contesta la doctrine professée par le duc de Grafton, qu’un dommage direct porté à l’honneur et aux intérêts du pays pouvait seul autoriser le gouvernement britannique à s’interposer pour défendre un état faible et arrêter les entreprises d’un voisin ambitieux. « Toutes les fois, s’écria-t-il, que cette politique étroite, égoïste, a prévalu dans nos conseils, nous en avons éprouvé les funestes effets ; le danger, différé, mais agrandi, a exigé plus tard de plus grands efforts. » Après avoir ainsi passé en revue les actes principaux de l’administration et signalé partout l’absence du sentiment de la dignité du pays et de la couronne, l’orateur, cherchant les causes de cette dégradation et de la tolérance qu’elle rencontrait, prétendit les trouver dans la corruption que les richesses énormes acquises à certains personnages par la conquête récente de l’Inde avaient répandue tout autour d’eux, dans la modification profonde qu’elle avait apportée à la composition du parlement en ouvrant à des hommes qui n’avaient aucune racine dans le sol l’entrée de la chambre des communes ; il déclara que la constitution était faussée, et qu’il n’y avait plus de rapports entre les commettans et leurs représentans. Il en prit occasion de revenir, avec une circonspection singulièrement remarquable au milieu de ces violentes déclamations, sur cette question naissante de la réforme électorale, que, quelques années auparavant il avait déjà indiquée. Rappelant ce qu’il avait dit alors, que le droit électoral conféré à certains bourgs était la partie pourrie de la constitution, il fit remarquer néanmoins que, comme c’étaient là des infirmités naturelles, créées par le temps et inhérentes en quelque sorte au corps social, la prudence prescrivait peut-être de conserver un membre paralysé plutôt que de risquer une amputation dont les suites pouvaient être mortelles, qu’il convenait d’essayer des remèdes plus doux, qu’on pourrait atteindre le but en donnant un plus grand nombre de représentans aux comtés et aux grandes villes où la corruption n’avait pas encore pénétré, où la vie politique était réelle. Il termina enfin cette véhémente philippique en annonçant que lui et ses amis étaient désormais irrévocablement unis au marquis de Rockingham et aux siens, non pour se partager les émolumens des emplois, mais pour sauver l’état, et qu’on ne parviendrait plus à les séparer, à quelque artifice qu’on eût recours.

J’ai cru devoir analyser ce discours avec une certaine étendue, parce qu’il caractérise admirablement le mélange de vues élevées, de passions violentes, d’esprit pratique, de fierté nationale, et d’attachement à la liberté qui distinguait si éminemment lord Chatham. Après l’avoir entendu (2 janvier 1770), la chambre des lords s’ajourna à quarante huit heures pour la prise en considération de la motion du marquis de Rockingham. Ce délai expiré, un second ajournement fut encore prononcé pour laisser au ministère le temps de se compléter par la nomination d’un nouveau chancelier. Charles Yorke, qu’on avait déterminé, non sans peine, à accepter la succession de lord Camden, accablé des témoignages de réprobation que cette espèce d’apostasie lui avait attirés de la part de ses anciens amis et même de son frère, s’était tué de désespoir. D’un autre côté, un homme considérable, lord Granby, commandant en chef de l’armée et grand-maître de l’artillerie, venait de se démettre de ces emplois pour attester son opposition au système ministériel. Le duc de Grafton, ne trouvant personne qui consentît à s’associer à une administration si violemment attaquée, se décida à donner lui-même sa démission. Lord North, tout en restant chancelier de l’échiquier, le remplaça comme premier lord de la trésorerie. Les sceaux de la chancellerie furent mis en commission.

Ce n’était là, à vrai dire, ni un changement de système, ni même un changement de personnes. Aussi l’opposition, loin de se calmer, sembla puiser un nouveau degré d’énergie dans la retraite du duc de Grafton. Le marquis de Rockingham, reprenant cette interminable question de l’exclusion de Wilkes, présenta à la chambre des lords un projet de résolution qui tendait, dans une forme indirecte, à blâmer la conduite de la chambre des communes. Ce projet fut rejeté, et le principe même en fut condamné par une décision spéciale comme étant de nature à violer le droit constitutionnel des communes et à opérer une scission entre les deux chambres du parlement. Cette double victoire du parti ministériel avait été précédée de débats fort animés auxquels lord Chatham s’était mêlé avec son ardeur ordinaire.

Bientôt après, un membre de l’opposition, lord Craven, proposa de faire une adresse au roi pour le prier de mettre la marine sur un pied propre à faire respecter la couronne et à protéger le commerce. Lord Chatham, appuyant cette proposition et reprochant au ministère l’organisation vicieuse de la marine, trouva moyen de rattacher ce blâme à l’idée fixe qui était devenue le thème de tous ses discours. Il signala, en termes d’une incroyable violence, cette influence secrète, dangereuse, inconstitutionnelle, basse et perverse tout à la fois, qui n’avait cessé, suivant lui, de dominer le trône depuis l’avénement de George III, cette influence invisible, irresponsable des pernicieux conseils d’un favori, premier auteur de tous les troubles, de tous les malheurs de l’Angleterre et qui, bien qu’absent, exerçait encore au moyen de ses agens confidentiels, une puissance absolue. S’accusant d’avoir été lui-même pendant quelque temps la dupe d’un système aussi fortement organisé, il affirma que, pendant son dernier ministère, des projets importans, pour lesquels il avait obtenu l’assentiment du conseil et du roi, avaient néanmoins été abandonnés et même contrariés dans un moment où sa santé l’empêchait d’en surveiller l’exécution. Il dit qu’on avait abusé de sa loyale confiance, qu’on l’avait trompé, qu’il avait pu se convaincre qu’aucune administration indépendante n’aurait la permission de vivre long-temps. À ces étranges paroles, le duc de Grafton se leva pour défendre le roi contre des imputations dans lesquelles il ne voyait que le produit d’un esprit malade, aigri par ses propres souffrances. Lord Chatham, loin de se laisser arrêter, s’écria qu’il ne rétractait rien, qu’il ne modifiait rien de ce qu’il avait avancé. « J’ai toujours, dit-il, trouvé le roi gracieux et bienveillant dans son cabinet : plus d’une fois sa majesté a poussé la bonté jusqu’à me promettre, non-seulement de me pardonner le défaut d’assiduité auquel ma santé me condamnait, mais encore de faire ce qui dépendrait d’elle pour y suppléer. Au lieu de cela, je n’ai rencontré sur ma route que des obstacles. Les difficultés que j’ai vu s’élever contre toutes mes mesures, grandes ou petites, ne sont pas toutes nées en dehors du gouvernement : elles ont été suscitées, soutenues par la puissance occulte dont je parlais tout à l’heure. J’ai été forcé de reconnaître qu’il y avait derrière le trône quelque chose de plus grand que le trône même. » Ce discours, qui n’empocha pas le rejet de la proposition de lord Craven, devait laisser et laissa dans l’esprit de George III un implacable ressentiment.

Quelques jours s’étaient à peine écoulés qu’un nouveau débat s’ouvrit sur la situation obérée de la liste civile. Lord Chatham, par la violence de son langage, excita à plusieurs reprises les murmures de la chambre. Il s’emporta jusqu’à dire qu’un ministre assez hardi pour endetter la liste civile, pour mettre ainsi la nation dans l’alternative, ou de livrer son souverain à la honte de ne pas payer ses dettes, ou de devenir la proie d’un gouvernement corrompu, méritait la mort. À aucune époque de sa vie parlementaire, on ne l’avait vu plus infatigable, plus assidu, plus virulent dans ses attaques contre l’administration. Sans se laisser décourager par le peu de succès de ses précédentes tentatives, ou plutôt comptant bien plus sur l’effet moral que sur le résultat immédiat de ses agressions, il présenta un bill qui avait encore pour objet l’annulation de l’acte d’exclusion dont la chambre des communes avait frappé Wilkes. Dans le développement qu’il donna à sa proposition, il ne craignit pas de faire des vœux pour la dissolution d’une chambre corrompue, qui, en privant les électeurs de leurs droits constitutionnels, foulait aux pieds les lois et l’ordre politique. D’énergiques réclamations, des cris de rappel à l’ordre, couvrirent cette voix naguère si respectée.

Le conseil de la Cité de Londres ayant envoyé au roi une députation chargée de lui remettre une adresse qui réclamait la réparation de l’outrage fait au droit électoral, la dissolution de la chambre des communes et le renvoi des ministres, George III n’avait répondu aux députés municipaux que par une sévère réprimande dans laquelle cette pétition était repoussée comme irrespectueuse pour le trône, injurieuse pour le parlement, et contraire aux principes de la constitution. Lord Chatham proposa à la chambre haute de déclarer que ceux qui avaient conseillé au roi une telle réponse lui avaient donné un avis très dangereux. S’abaissant à un artifice de démagogue vraiment indigne de lui, il affecta d’imputer aux hommes qui ne partageaient pas son opinion un dédain aristocratique pour la bourgeoisie de Londres, dont il vanta outre mesure le patriotisme et l’attachement à la liberté. À cette motion, rejetée par une forte majorité, il en fit succéder une autre, pour que la chambre des pairs demandât elle-même au roi la dissolution du parlement. Il en donna pour motif le mécontentement universel excité par la conduite d’une chambre qui avait perdu la confiance de la nation ; il parla de nouveau d’augmenter la représentation des comtés pour balancer la corruption des bourgs. Cette proposition, dont très certainement il n’espérait aucun succès, fut repoussée en effet avec des témoignages d’impatience et d’irritation.

La fin de la session mit momentanément un terme à cette lutte acharnée. Si elle avait fait un tort réel à lord Chatham, non-seulement dans la faveur de la cour, mais encore dans l’opinion des hommes loyaux et sensés, elle avait achevé de lui rendre toute sa popularité. Le conseil de la Cité de Londres lui vota une adresse de remercîmens. Comme un passage de cette adresse paraissait supposer qu’il avait exprimé un vœu pour la réduction à trois ans de la durée des parlemens, il protesta, dans sa réponse, contre cette interprétation, qui l’associait aux vues de la fraction la plus exagérée des réformistes ; il eut même soin de restreindre à la manifestation d’un doute le sens de ce qu’il avait dit sur la convenance d’augmenter la représentation des comtés. On aime à le voir, dans le temps même où il semblait le plus abandonné aux écarts de l’esprit de parti, ressaisir par momens sa haute indépendance pour se rattacher aux vieilles doctrines constitutionnelles qui formaient sa religion politique.

Le repos que la clôture de la session lui avait procuré fut de courte durée. Lorsque le parlement se réunit six mois après, une de ces questions de politique extérieure qui prêtent si merveilleusement aux déclamations de l’opposition venait de surgir. Des forces anglaises ayant pris possession des îles Falkland, sur lesquelles l’Espagne alléguait un droit de propriété, une expédition espagnole les en avait expulsées. On négociait pour trouver des termes d’accommodement propres à prévenir une rupture que de part et d’autre on était fort loin de désirer. Le jour même où la chambre des lords se rassembla pour la première fois, le duc de Richmond, blâmant la faiblesse du gouvernement qui laissait impunie l’insulte faite à la couronne britannique, demanda communication des documens relatifs à cette délicate affaire. Les deux secrétaires d’état répondirent que la production de ces documens ne pourrait que compromettre le succès de la négociation ; ils insistèrent beaucoup sur les susceptibilités de l’honneur espagnol, sur les ménagemens infinis dont il fallait user pour ne pas le révolter. Ces objections irritèrent lord Chatham. Prodiguant aux ministres avec l’intempérance de langage qui lui était familière, les qualifications les plus outrageantes, celles d’indignes, de méprisables, de grands criminels, il leur reprocha de se montrer plus jaloux de l’honneur de l’Espagne, coupable de provocation, que de celui même de l’Angleterre offensée. Il se livra contre la nation espagnole aux plus sanglantes, aux plus incroyables invectives. « Je connais bien, dit-il, le caractère de cette nation, en tant au moins qu’elle est représentée par sa cour et par ses ministres, et je croirais déshonorer mon pays en comparant la bonne foi britannique à ce point d’honneur espagnol tant vanté. Le peuple anglais est un peuple franc et loyal ; les Espagnols sont aussi vils, aussi astucieux qu’orgueilleux et insolens. J’ai été souvent obligé de traiter avec leurs ministres, et jamais, dans leurs procédés, je n’ai rien trouvé qui ressemblât à de la droiture ou à un sentiment de dignité, rien qu’une basse astuce et de misérables mensonges. » Après cette outrageante sortie, lord Chatham protesta pourtant qu’il ne voulait pas la guerre, mais une paix honorable et solide, et non une apparence de rapprochement au moyen de ridicules expédiens qui pourraient tout au plus retarder la guerre de quelques mois. Il reprocha au ministère d’altérer les faits, de tromper le public pour endormir les esprits justement exaspérés, et d’avoir, dans ce but, fait répandre le faux bruit que le cabinet de Madrid avait désavoué ses agens. Rentrant ensuite dans ces généralités où se complaisait son éloquence, il accusa les dépositaires du pouvoir de s’être rendus coupables du plus grand crime qu’ils pussent commettre envers leur pays en y semant la désaffection et la discorde par une suite de mesures inconstitutionnelles autant qu’oppressives, et d’avoir, par la lenteur et la faiblesse de leurs préparatifs, livré l’Angleterre sans défense aux attaques de la maison de Bourbon. Il s’écria que, si les chambres persistaient dans leur inaction, si cette maison savait profiter de ses avantages, l’Angleterre, hors d’état de lutter sans alliés contre la France et l’Espagne, était irréparablement perdue, qu’avant un mois elle ne serait plus une nation ; que dans un tel état de choses il croyait remplir un devoir en sonnant l’alarme, en excitant l’esprit public, en tirant, s’il se pouvait, de leur engourdissement les ministres, le roi lui-même ; qu’enfin il ne restait d’autre moyen de salut que de calmer de trop justes mécontentemens, de mettre fin à la déplorable influence des hommes d’argent, de rappeler de la retraite où on les avait relégués les chefs de ces grandes familles whigs auxquelles la maison de Hanovre devait sa couronne, et de former avec leur concours une administration populaire, établie, non plus sur de simples liaisons de parenté ou d’amitié, mais sur des bases larges et nationales (13 novembre 1770).

La chambre des lords refusa d’appuyer ces attaques passionnées. La motion du duc de Richmond fut repoussée. Quelques semaines après, la question à laquelle elle se rapportait fut résolue ou au moins ajournée au moyen d’un accommodement qui, en réalité, la laissait à peu près en suspens. Les îles Falkland furent rendues à l’Angleterre ; mais, avant d’en prendre possession, le cabinet de Londres annonça, dans une forme non officielle, l’intention d’abandonner presque immédiatement un territoire d’une valeur assez douteuse en effet. Cet expédient ne pouvait manquer de soulever l’indignation des opposans. Plusieurs propositions furent faites par lord Chatham et ses amis pour flétrir une transaction dans laquelle ils ne voulaient voir, au lieu de la réparation réclamée par l’Angleterre, qu’un ignominieux compromis. Elles furent écartées par une forte majorité.

Il en fut de même de toutes les motions par lesquelles lord Chatham, reprenant sans cesse, sous des formes habilement variées, les thèmes qu’il jugeait les plus propres à entretenir l’excitation des esprits, s’attacha, pendant le cours de la même session, à provoquer de nouveau l’animadversion publique contre la mesure arbitraire de l’expulsion de Wilkes, et à reproduire le vœu de la dissolution de la chambre des communes. Dans les argumens qu’il présenta à plusieurs reprises pour établir que les droits politiques d’un sujet anglais ne pouvaient être anéantis par une résolution d’une des deux chambres du parlement, dans ceux qu’il opposa à l’étrange théorie professée par lord Mansfield et admise alors en pratique, qu’en matière de presse le jury est seulement appelé à connaître du fait de la publication, tandis que la qualification de l’écrit appartient au juge, il s’éleva à une hauteur d’éloquence, à une puissance de logique, qui lui donnèrent de nouveaux titres à l’admiration et à la reconnaissance des amis de la liberté. Malheureusement la passion l’entraîna souvent à des inconséquences semblables à celles dont j’ai déjà eu à citer trop d’exemples. C’est ainsi qu’on l’entendit se déclarer converti au principe des parlemens triennaux, qu’il repoussait encore quelques mois auparavant, mais que maintenant, disait-il, il jugeait nécessaires pour sauver la constitution et arrêter les progrès de l’énorme influence de la couronne. Dans une autre occasion, faisant allusion aux troubles des colonies, il s’oublia jusqu’à prononcer ces étonnantes paroles : « Bien que je me fasse gloire d’être plus que personne attaché à mon pays, la conduite de ceux qui le gouvernent m’est tellement odieuse, que, si j’avais dix ans de moins, j’irais passer le reste de mes jours dans une contrée qui a déjà donné les preuves les plus éclatantes de son esprit d’indépendance, et mon âge ne m’en empêcherait même pas, si des considérations d’une extrême gravité ne me retenaient ici. »

En constatant ces tristes écarts, qu’excuse jusqu’à un certain point, qu’explique au moins la double irritation des souffrances physiques et de l’ambition déçue, il est une justice que l’on doit rendre à lord Chatham : c’est que l’esprit de parti ne l’entraîna jamais jusqu’à chercher à affaiblir l’administration en refusant au gouvernement les moyens de se faire respecter au dehors. Au moment même où il usait de toute son influence sur la Cité de Londres pour la pousser dans les voies d’une opposition de plus en plus violente, quelques aldermen, sous prétexte de repousser un acte d’oppression, imaginèrent de mettre obstacle à la presse maritime qui venait d’être ordonnée, suivant l’usage, dans le but d’équiper une escadre. On était alors au plus fort de la querelle engagée avec l’Espagne au sujet des îles Falkland ; la guerre se présentait comme possible, comme probable même, et on pouvait craindre que la France ne joignit ses forces à celles de l’Espagne. Le patriotisme de lord Chatham s’émut d’une tentative qui compromettait, dans de telles conjonctures, la supériorité navale de la Grande-Bretagne. Non-seulement il s’efforça de décider les aldermen à s’en désister, mais, au risque de se dépopulariser, il déclara en pleine chambre des lords que, si l’on proposait d’appeler à la barre les magistrats coupables de cet attentat à la sûreté et à la puissance nationales, il voterait pour la proposition.

En dépit de toutes les attaques parlementaires, en dépit des émeutes qu’elles provoquaient parfois, le ministère restait debout. Son nouveau chef, lord North, dont tout le monde à son avénement prédisait la chute prochaine, avait pourtant retrouvé le secret d’une stabilité que le pouvoir ne connaissait plus. Homme d’expérience et de pratique plutôt que d’un génie élevé, financier habile, doué, sinon d’un grand éclat d’éloquence, au moins d’un rare talent de discussion et d’un sang-froid, d’une égalité d’humeur que rien ne pouvait déconcerter, portant dans ses relations avec les individus un charme de manières, un don d’insinuation qui ne laissait aucune place à la malveillance personnelle, il était parvenu à acquérir dans la chambre des communes une influence presque égale à celle que Walpole y avait jadis exercée. Il y avait créé peu à peu une de ces majorités permanentes sans lesquelles il est à peu près impossible de gouverner avec efficacité, parce que, sans elles le gourvernement n’est jamais sûr de son lendemain. L’esprit qui animait cette majorité, le système du cabinet qu’elle soutenait, étaient sans doute peu conformes aux instincts de gloire et de liberté qui ont fait, à diverses époques, la grandeur de l’Angleterre. On comprend que les ames généreuses et les hautes intelligences eussent quelque peine à s’y soumettre ; il est pourtant incontestable que la longue durée du ministère de lord North fut, sous un rapport assez essentiel, un véritable bienfait pour le pays. En maintenant pendant douze années le pouvoir dans les mêmes mains, la majorité mit ces brusques reviremens qui, depuis l’avénement de George III, on pourrait presque dire depuis la chute de Walpole, n’avaient cessé de dissoudre et de recomposer les partis, de diviser et de réunir successivement les hommes politiques, sans autre motif, sans autre prétexte même que leurs intérêts ou leurs ressentimens. Ceux qu’à l’avénement de lord North le hasard avait rassemblés dans la même opposition, où certainement ils n’avaient pas cru entrer pour si long-temps, finirent par s’attacher aux opinions, aux principes dans lesquels ils n’avaient vu d’abord que des armes de guerre, destinées à être jetées de côté lorsqu’elles leur auraient donné la victoire. À la longue, il se forma entre eux, et aussi entre leurs adversaires des liens trop étroits pour qu’il fût facile de les rompre brusquement. La nouvelle génération qui s’élevait dans cet intervalle était d’ailleurs étrangère aux mesquines préoccupations de la génération précédente ; dans son dévouement sincère et passionné aux principes pour lesquels on lui avait appris à combattre, elle ne comprenait même plus ces tristes intrigues qui naguère avaient absorbé et épuisé toute l’énergie morale du pays, et lorsque, après la fin de ce long ministère, quelques hommes éminens, dans des vues d’ambition personnelle, voulurent recommencer cette guerre de défections et de coalitions imprévues dont le duc de Newcastle avait été le héros, et à laquelle lord Chatham lui-même s’était mêlé trop souvent pour sa gloire, l’indignation qu’ils excitèrent, la longue disgrace qui leur fit expier un succès d’un moment, durent leur prouver qu’ils s’étaient trompés d’époque. Le règne des coteries avait fait place à celui des grands partis. Les whigs et les tories se retrouvaient réellement en présence.

Le ministère de lord North fut, on le voit, un de ces régimes de transition que les peuples sont parfois condamnés à subir en expiation de leurs propres écarts et des fautes de leurs gouvernans, régimes tristes et sans éclat, mais nécessaires pour ramener par le calme les esprits égarés aux notions de la vérité et de l’ordre moral. Il est sans doute malheureux pour les ames d’une certaine trempe de venir à de pareils momens, d’avoir à respirer cette pesante atmosphère. Néanmoins on aurait tort de croire qu’un pareil état de choses ne fournisse aucun emploi à leur activité : c’est à elles qu’il appartient de conserver le dépôt des nobles pensées et des grands sentimens, d’empêcher par leurs protestations éloquentes qu’ils ne soient en quelque sorte frappés de proscription, et de nourrir soigneusement ce feu sacré en attendant le jour où la manifestation n’en sera plus inopportune, parce que le peuple sera redevenu capable d’en supporter la lumière.

Tel était alors le rôle que jouaient à la chambre des communes Burke et le jeune Fox. À la chambre des lords, Chatham avait quelque peine à s’y résigner, habitué qu’il était à une existence plus active, à une influence plus directe. Il était d’ailleurs peu satisfait de ses auxiliaires. Si, d’un côté, il s’irritait de la circonspection du marquis de Rockingham et de ses amis, de l’autre les procédés démagogiques et quelquefois illégaux de la Cité de Londres lui inspiraient de l’inquiétude et du dégoût. Découragé par le peu de succès des attaques multipliées qu’il venait de diriger contre le cabinet, aigri et abattu par la maladie, il cessa presque absolument pendant deux années de prendre part aux débats, et même d’assister aux séances. Lorsqu’il y reparut plus tard, ce ne fut plus que pour y traiter une seule question, qui, il est vrai, avait fini par absorber toutes les autres, la question des troubles et bientôt de l’insurrection des colonies.

Dans la vie si dramatique de lord Chatham, il n’y a peut-être rien de plus imposant que la part qu’il prit à ces grandes délibérations. C’est un noble spectacle que celui de ce vieillard s’arrachant de loin en loin de son lit de douleur pour aller signaler à son pays les dangereuses erreurs du gouvernement, annonçant d’avance les malheurs qui devaient en être la conséquence, invoquant la justice, l’humanité, la politique, également méconnues par les mesures de rigueur dirigées contre les Américains ; puis, accablé par cet effort, rentrant dans sa solitude, d’où il ne doit sortir de nouveau que lorsque l’évènement aura vérifié ces tristes prédictions, lorsque d’autres témérités du gouvernement appelleront de sa part d’autres remontrances et d’autres prophéties non moins infructueuses. Jamais peut-être son éloquence ne s’était élevée à une telle hauteur. Je n’analyserai pas ces discours si énergiques, si brillans, si passionnés, où vibre si admirablement l’accent du patriotisme livré à une noble tristesse en présence de calamités dont il ne peut arrêter le cours. Soit qu’il y rende un magnifique hommage à la sagesse, à l’esprit de liberté qui dictaient les manifestes et dirigeaient les premiers actes des insurgés, soit qu’il y proteste contre les attentats du ministère aux droits des colons et au principe même de la constitution britannique, soit qu’il propose d’en appeler aux moyens de clémence et de conciliation, soit qu’avec une assurance vraiment prophétique il prédise l’impuissance d’un recours à la force, le succès de la résistance d’un peuple défendant une cause juste et sainte, le parti que saura en tirer la maison de Bourbon pour venger sur l’Angleterre affaiblie ses anciennes défaites, soit enfin que, dans l’entraînement d’une indignation généreuse, il flétrisse ces mercenaires allemands vendus par leurs méprisables princes pour aller défendre au-delà des mers les intérêts d’un despotisme étranger, ou qu’il dénonce à l’horreur publique la conduite des autorités anglaises excitant contre les insurgés, contre des compatriotes, la férocité de l’indien sauvage, Chatham, exalté par la grandeur du sujet, se surpasse en quelque sorte lui-même et se place au niveau des grands orateurs de l’antiquité dans ce qu’ils nous ont laissé de plus éclatant.

Il faut le reconnaître pourtant : dans cette grande lutte, où la supériorité de son intelligence, sa sagacité, son éloquence, brillèrent d’une si vive splendeur, il ne sut pas complètement se soustraire aux préjugés de ses contemporains. Plus d’une erreur capitale faussait essentiellement le jugement qu’il portait sur la question américaine. Il crut long-temps, par exemple, que la prétention du parlement britannique de taxer les colonies, occasion première de leurs agitations, en était aussi la cause fondamentale, qu’il suffirait de l’abandonner pour les rendre à la tranquillité et que, comme l’affirmaient les colons, comme beaucoup d’entre eux le croyaient encore alors, la pensée de l’indépendance était tout-à-fait étrangère à leurs mouvemens. Pénétré de la conviction qu’ils ne pouvaient, en leur qualité de sujets anglais, être imposés que par leurs propres représentans et non par la chambre des communes où ils n’avaient pas de députés, mais qu’ils étaient d’ailleurs soumis, sous tous les autres rapports, à l’autorité législative du parlement, lord Chatham perdait de vue cette grande vérité, ce secret des gouvernemens libres, que le droit de s’imposer soi-même est surtout précieux par ses conséquences indirectes, et parce que tôt ou tard la force des choses en fait découler la liberté absolue de celui qui l’exerce. Il ne voulait pas voir qu’il est, pour les colonies, un degré de prospérité qui rend impossible la continuation de leur état de dépendance, lorsque cette prospérité repose sur des causes naturelles et intrinsèques, et non pas sur des combinaisons factices liées à leur dépendance même, lorsque d’ailleurs la population qui les habite est douée d’une civilisation et d’une force morale suffisantes pour la mettre en état de se donner un gouvernement. Sous tous ces rapports, lord Chatham se trompait, l’Angleterre entière se trompait avec lui, et peut-être était-il impossible qu’il en fût autrement ; peut-être n’est-il pas dans la nature des choses qu’un souverain ou un peuple reconnaisse la convenance de renoncer à son empire sur un autre peuple avant que l’impossibilité de le maintenir lui ait été démontrée par l’impuissance prolongée de ses efforts contre l’indépendance naissante.

Une autre erreur que lord Chatham partageait également avec tous ses contemporains, et qui ne leur laissait pas la liberté d’esprit nécessaire pour résoudre cette grande question, c’était l’opinion que la perte des colonies entraînerait inévitablement l’abaissement et la ruine de l’Angleterre. Un seul homme, le doyen Tucker, eut alors assez de sagacité pour affirmer que les bénéfices dont l’Amérique, en qualité de province dépendante, était la source pour la Grande-Bretagne, ne pesaient pas un grain de sable dans la balance, comparés aux avantages commerciaux que cette même contrée pourrait lui assurer comme état allié. À la distance où nous sommes aujourd’hui des évènemens, il est aisé de voir ce qui échappait également aux préventions diverses de lord Chatham et de lord North : c’est que l’émancipation des colonies était irrévocablement écrite dans le fait même des progrès de leur population, de leur civilisation et de leurs richesses ; c’est que la différence du résultat de la politique la plus habile à celui de la politique la plus imprudente ne pouvait aller qu’à accélérer ou à retarder de quelques années cet évènement ; c’est qu’enfin, au moment où lord North prit la direction des affaires, les choses étaient peut-être trop avancées déjà pour qu’il fût possible de différer beaucoup une catastrophe préparée par les fautes que l’aveugle opiniâtreté de George III avait imposées aux administrations précédentes. Lord North, comme tant d’autres personnages historiques, est resté chargé, aux yeux de la postérité, de la responsabilité d’évènemens auxquels il avait pris moins de part que ses prédécesseurs, mais dont l’ordre des temps le condamna à subir les conséquences.

Le jour approchait où ces conséquences allaient se développer dans toute leur étendue. Depuis deux ans déjà, les troubles des colonies avaient pris le caractère d’une insurrection formelle ; depuis une année, leur congrès général avait proclamé l’indépendance des États-Unis (4 juillet 1776). Le gouvernement britannique s’était décidé à tenter un effort puissant pour écraser ce qu’il appelait encore la rébellion ; un vaste plan d’opérations avait été combiné, et l’Angleterre en attendait le résultat avec anxiété, lorsqu’on apprit que la principale division de l’armée anglaise, celle du général Burgoyne, entourée par des force supérieures, s’était vue contrainte (16 octobre 1777) de mettre bas les armes. Cet échec, que lord Chatham avait prévu et annoncé, fit en Amérique, en Angleterre et dans toute l’Europe une prodigieuse sensation. Il donna à la nouvelle république cette conséquence que les succès militaires impriment seuls aux droits encore contestés. En portant au plus haut degré l’enthousiasme que la cause américaine excitait déjà dans les esprits, ouverts aux innovations politiques et philosophiques, il accéléra la marche des négociations que les envoyés des États-Unis suivaient depuis long-temps avec la cour de Versailles. Un traité d’alliance fut conclu entre le gouvernement de Louis XVI et celui des insurgés le 6 janvier 1778, au moment même où le cabinet de Londres se décidait enfin à proposer au parlement des moyens de transaction que, quelques années auparavant, l’Amérique eût à peine osé espérer.

Il paraît que dans ces conjonctures, d’autant plus menaçantes qu’alors l’Angleterre n’avait pas un seul allié, l’idée de reporter au pouvoir l’homme qui, à une autre époque, l’avait si glorieusement tirée d’une situation presque aussi difficile, et qui, dans ces derniers temps, en plaidant si éloquemment la cause des colonies, s’était acquis en Amérique une popularité immense, se présenta à quelques esprits. Il y eut même, entre des intermédiaires subalternes, un commencement de négociation, bientôt abandonnée, il est vrai, et dont il est assez difficile d’apprécier la véritable portée, parce qu’on peut supposer que ces intermédiaires avaient pris beaucoup sur eux. Ce qui est assez singulier, c’est que lord Bute, depuis si long-temps voué à la retraite, était mêlé à cette tentative. Lord Chatham refusa nettement d’accepter son concours, qu’on prétendit ensuite, et peut-être avec raison, ne lui avoir été offert que par suite d’un malentendu, et les choses en restèrent là. C’était un glorieux témoignage de la puissance morale attachée au nom de lord Chatham et au souvenir de son premier ministère que cet appel fait par l’opinion, au milieu des dangers de la patrie, à un vieillard accablé sous le poids des infirmités. Il n’y a probablement pas lieu de regretter, ni dans l’intérêt de sa propre gloire, ni dans celui du pays, qu’il n’ait pas répondu à un tel appel. Il est plus que douteux qu’en prenant la direction des affaires, et lors même que sa santé eût été moins altérée, il eût réussi à prévenir ou même à retarder des évènemens déjà presque accomplis. Quoiqu’il en soit de la démarche faite de la part ou au nom de lord Bute, il est certain qu’à cette époque le parti de la cour montrait quelque disposition à s’entendre avec lord Chatham. Ce qui explique cette tendance à un rapprochement naguère encore si imprévu, c’est que, d’accord sur ce point avec les amis du roi, il se prononçait ouvertement contre l’idée de reconnaître l’indépendance des colonies, tandis qu’une fraction considérable de l’opposition, celle dont le marquis de Rockingham était le chef, en était déjà venue à considérer cette reconnaissance comme nécessaire.

Le duc de Richmond fit dans ce sens, à la chambre des lords, une proposition formelle, qui souleva la patriotique colère de lord Chatham. Jamais, dans les plans de transaction qu’il avait conçus en faveur des colons, sa pensée n’était allée au-delà d’une combinaison qui, en laissant au roi la souveraineté des provinces américaines, les eût seulement affranchies de la suprématie du parlement, et leur eût donné une législation aussi bien qu’une administration particulière. Abandonner complètement les colonies, leur permettre de s’organiser en un état distinct et allié de la France, c’était une humiliation dont il ne pouvait supporter la pensée. Malgré l’épuisement où le réduisaient ses souffrances, il se fit porter à la chambre des lords. On peut comprendre quelle fut l’émotion de cette assemblée lorsqu’elle le vit entrer pâle, exténué, dans l’appareil de la maladie, appuyé sur son jeune fils et sur son gendre, mais conservant encore dans son attitude, dans son regard, dans toute sa personne, cet aspect imposant et majestueux qui, depuis quarante ans, exerçait une telle fascination sur tous ceux qui l’écoutaient. Il prit la parole au milieu d’un profond silence, d’une voix faible d’abord, mais qui ne tarda pas à s’animer. « Après une longue absence, dit-il, une absence que je regrette, mais que mes infirmités m’ont imposée malgré moi, j’ai fait un effort pour venir, la dernière fois peut-être qu’il me sera possible d’entrer dans cette enceinte, y manifester toute mon indignation de l’idée que j’apprends y avoir été exprimée. Je me félicite de ce que la tombe ne s’est pas encore fermée sur moi, de ce que j’ai encore assez de vie pour protester contre le démembrement de cette noble et antique monarchie. Abattu comme je le suis par la douleur, je suis peu capable d’assister mon pays dans ce moment d’extrême danger ; mais, milords, tant que je conserverai le sentiment et la mémoire, jamais je ne consentirai à priver le royal rejeton de la maison de Brunswick, l’héritier de la princesse Sophie, de la plus belle partie de son héritage. Où est l’homme qui osera conseiller une telle mesure ? Milords, sa majesté a reçu de ses prédécesseurs un empire aussi vaste que glorieux. Ternirons-nous la gloire de notre nation par un abandon ignominieux de ses droits et de ses plus belles possessions ? Ce grand royaume, qui a survécu tout entier aux déprédations des Danois, aux incursions des Écossais, à la conquête des Normands, qui a soutenu sans en être ébranlé les menaces de l’Armada espagnole, tombera-t-il devant la maison de Bourbon ? Nous ne sommes donc plus ce que nous étions ? Un peuple qui, il y a dix-sept ans, était la terreur du monde, s’abaissera-t-il jusqu’à dire à son ancien, à son implacable ennemi : Prenez-nous ce que nous avons de plus précieux, donnez-nous seulement la paix ?… Au nom du ciel, s’il est absolument nécessaire d’opter entre la paix et la guerre, si la première ne peut être conservée avec honneur, pourquoi ne pas commencer la guerre sans hésitation ? Je ne connais pas bien, je l’avoue, l’état actuel des ressources de ce royaume ; mais j’ai la confiance qu’elles suffiront pour défendre ses justes droits. Quoi qu’il en soit, milords, tout vaut mieux que le désespoir. Faisons au moins un effort, et si nous devons succomber, succombons comme des hommes ! » Ce furent là les dernières paroles de lord Chatham. Le duc de Richmond lui ayant répondu avec une aigreur qui sembla le blesser vivement, il voulut répliquer. Deux ou trois fois il essaya de se lever, mais ses forces le trahirent. Il retomba évanoui sur son siége. On l’emporta, et la chambre, vivement émue, ajourna la discussion. C’était le 7 avril 1778 que se passait cette scène imposante ; le 11 mai, lord Chatham, qui s’était fait conduire dans une de ses maisons de campagne, y rendait le dernier soupir à l’âge de soixante-dix ans.

Dès le lendemain, un membre de l’opposition, le colonel Barré, proposa à la chambre des communes de voter une adresse au roi pour demander que les funérailles du grand homme qui venait d’expirer se fissent aux frais de l’état, et qu’un monument lui fût élevé à Westminster. Lord North adhéra avec empressement à cette motion, en exprimant le regret de n’avoir pas eu le temps d’en prendre l’initiative. L’adresse passa à l’unanimité. Le jour suivant, lord North apporta le consentement royal au vœu manifesté par la chambre. Une autre adresse, à laquelle il s’associa également et que plusieurs membres appuyèrent en vantant le rare désintéressement de lord Chatham, appela la munificence royale sur la famille de l’illustre mort. Un bill fut voté en conséquence pour allouer à son fils aîné et à ses successeurs dans la pairie une pension de quatre mille livres sterling. Enfin, vingt mille livres sterling furent affectées au paiement de ses dettes. Il est à remarquer que ces résolutions, adoptées à l’unanimité dans la chambre des communes, ne le furent pas dans celle des lords sans quelque dissidence, et que la proposition d’assister en corps à ses funérailles y fut rejetée à la majorité d’une voix. Le conseil de la Cité de Londres, ayant vainement demandé que les restes de lord Chatham lui fussent remis pour être enterrés dans la cathédrale de Saint-Paul, lui fit élever aussi un superbe monument.

Telle fut la fin de ce grand homme d’état, éclatante, dramatique, comme son existence tout entière. L’immense popularité dont il avait presque constamment joui de son vivant lui a survécu, et s’est maintenue sans altération jusqu’à nos jours. Sa mémoire, chère à tous les partis, est restée environnée d’une sorte d’auréole nationale. Il est demeuré pour tous les Anglais le plus glorieux symbole de la puissance et de l’honneur britanniques, de l’amour de la liberté, de l’attachement profond et sincère aux vieilles institutions du pays. Ce n’est pas seulement à ses grandes actions et à son incomparable éloquence qu’il faut attribuer cette admiration enthousiaste. Il y avait, dans tout l’ensemble de son organisation, dans l’originalité hardie de son langage et de ses manières, dans la dignité libre et fière qui les distingua toujours, quelque chose de singulièrement propre à captiver les imaginations. Sa physionomie morale rappelait celle des grands hommes de l’antiquité, et, sans tomber comme d’autres personnages des temps modernes dans l’affectation et la bizarrerie, il avait su se soustraire, ou plutôt sa puissante nature l’avait soustrait de prime-abord à la débilitante influence des convenances arbitraires de notre civilisation raffinée et un peu factice. Le contact des coteries oligarchiques et le maniement des affaires les plus compliquées n’avaient altéré en rien l’énergique grandeur, la majestueuse simplicité de ses sentimens et de ses instincts.

Ce noble caractère n’était pourtant pas exempt de graves imperfections ; cette longue et glorieuse carrière ne fut pas, à beaucoup près, constamment irréprochable. Lord Chatham avait les défauts inséparables peut-être, jusqu’à un certain point, de ses rares facultés. Son patriotisme, violent et exclusif comme celui des peuples anciens, je pourrais dire comme celui des Anglais, le portait à méconnaître les lois de la modération et même de la justice dans les rapports avec les gouvernemens ennemis ou rivaux de l’Angleterre. L’âpre vivacité avec laquelle il servait la cause de son pays et de la liberté, il la portait, tout aussi indomptable, dans ses passions, dans ses ressentimens. La juste confiance qu’il avait en lui-même et qui faisait une partie de sa force le rendait impérieux, hautain, impatient de toute contradiction. Né pour le pouvoir et pour l’action, doué de tout ce qui est nécessaire pour commander efficacement aux hommes, le malaise qu’il éprouvait lorsque les circonstances contrariaient cette vocation naturelle lui inspirait une irritation qu’il ne pouvait maîtriser, il ne sut jamais être juste envers ceux qui occupaient la place à laquelle il se croyait appelé, et trop souvent, pour les renverser, il prit à leur égard, à l’égard du roi lui-même, à qui il ne pardonnait pas de les soutenir, une attitude vraiment factieuse.

Sans doute, ce n’est pas là ce type de grandeur morale et de dévouement absolu à la patrie qu’on se plaît généralement à présenter comme le portrait de lord Chatham. Le mobile principal de conduite, c’était l’ambition ; mais cette ambition, fondée sur l’amour de la gloire, sur le désir de s’immortaliser en agrandissant son pays, sur la noble satisfaction qu’un homme de génie et de courage éprouve à réaliser les conceptions de son esprit, n’avait rien de commun avec le sentiment qui porte les ames médiocres à chercher de vulgaires jouissances dans l’exercice du pouvoir. Loin de se proposer comme un objet définitif le maniement matériel des affaires et la distribution des faveurs qui en dépendent, lord Chatham, en cherchant à s’emparer de l’administration, n’eut constamment qu’un but, celui de fonder un gouvernement libre et aristocratique au dedans, puissant et redouté au dehors. C’est vers ce but qu’il travailla constamment à conduire l’Angleterre, et, si elle y est arrivée, c’est surtout à lui qu’elle le doit, bien qu’à plusieurs reprises il eût vu s’écrouler l’édifice si laborieusement élevé par ses mains, bien qu’en mourant il ait pu croire que ses efforts avaient complètement échoué.

Il est facile, je l’ai déjà dit, de signaler, dans le cours de cette lutte poursuivie avec tant de persévérance, plus d’une inconséquence, plus d’une contradiction de détail ; c’est là le tribut payé par les passions et les faiblesses de l’humanité, et pour s’en étonner, il faudrait n’avoir étudié ni le cœur humain ni l’histoire ; mais de telles inconséquences se perdent dans l’unité de la pensée qui résume pour ainsi dire la vie des hommes véritablement grands, et dans laquelle s’idéalise leur souvenir. Lord Chatham a pu, dans des momens d’entraînement, soit déserter au pouvoir quelques-uns des principes secondaires qu’il avait proclamés dans l’opposition, soit, lorsqu’il y était rentré, chercher à embarrasser les ministres ses rivaux, en contrariant des mesures qu’il eût prises à leur place, ou que même il avait prises en effet dans des circonstances analogues. Il a pu porter successivement des jugemens divers sur les mêmes hommes, suivant qu’ils figuraient parmi ses amis politiques ou parmi ses adversaires. Si l’histoire doit lui reprocher ces faiblesses, il faut dire aussi que ces faiblesses disparaissent presque complètement aux yeux de la postérité, qui, s’attachant aux traits généraux de sa physionomie, ne veut voir en lui que le patriote inébranlable, le défenseur de la constitution, l’un des fondateur du système qui a porté si haut la fortune de la Grande-Bretagne. Et qu’on ne croie pas que cette indulgence de l’opinion publique envers les hommes qui ont agrandi ou illustré une nation, cette disposition à oublier leurs fautes en considération de leurs services, a pour unique cause une admiration enthousiaste ou une aveugle reconnaissance : elle repose, à vrai dire, sur un sentiment de justice et de vérité non calculé peut-être, purement instinctif, et dont ceux qui l’éprouvent auraient quelque peine à se rendre compte, mais qui n’en est pas moins réel. Quand on pense sérieusement à tout ce qu’il faut d’énergie pour prendre une part active et efficace au gouvernement des états, à l’ardeur, à la passion qu’il est nécessaire d’y porter pour ne pas se laisser décourager par les dégoûts et les déceptions sans nombre réservés aux hommes publics, à tout ce qu’il doit y avoir d’amer et de poignant dans les mécomptes de l’ambition, dont les jouissances même sont parfois si âpres et si violentes, il est impossible de ne pas comprendre que les organisations propres à de tels combats ne peuvent être jugées d’après les règles ordinaires. La force même qui leur a été donnée pour remplir leur mission nécessaire, en les livrant aux plus terribles tentations, les expose à des écarts qu’on ne doit pas justifier sans doute, qu’on ne doit surtout pas ériger en actes de vertu, mais qu’il faut, pour être équitable, excuser dans une certaine mesure toutes les fois qu’il est possible d’en rattacher le principe à des intentions généreuses où à de nobles illusions, toutes les fois que rien de bas, de sordide, de grossièrement égoïste ne se mêle au sentiment qui les a inspirés.

Je n’ai plus que peu de mots à dire pour terminer cette esquisse de la vie et du caractère de lord Chatham. Des mœurs exemplaires, l’amour de la famille, une extrême bienveillance pour les amis dont le cercle restreint composait sa société habituelle, tel est l’aspect sous lequel on s’accorde à nous le montrer dans la vie privée. Sa conversation était pleine d’agrément ; il aimait beaucoup la musique ; il avait beaucoup de goût pour la poésie et pour la littérature légère. Enfin, le jardinage et les autres occupations de la campagne lui procuraient des distractions auxquelles il semblait se plaire singulièrement. Ce n’est pas sans quelque peine que l’imagination accepte ce portrait de l’homme d’état si sévère, si impérieux, je dirai presque si intraitable dans sa vie politique. L’histoire cependant est remplie de pareils contrastes.


Louis de Viel-Castel.
  1. Correspondence of William Pitt, earl of Chatham, 4 vol. London, Murray.
  2. Nous ne devons pas oublier cependant que M. Duvergier de Hauranne travaille à une histoire parlementaire de la Grande-Bretagne, que l’on dit assez avancée. Si quelqu’un était appelé, par ses études antérieures, à tenter une pareille entreprise, c’est assurément l’honorable publiciste. Nos lecteurs savent tout ce qu’on peut attendre d’un esprit aussi distingué.