Essais de morale et de politique (trad. Lasalle)/23

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Essais de morale et de politique
Chapitre XXIII
Traduction par Antoine de La Salle.
Œuvres12 (p. 242-246).

XXIII. De la fausse prudence de l’égoïste.

La fourmi est un animal qui entend fort bien ses petits intérêts, et n’en est pas moins un fléau pour les jardins et les vergers. Les hommes qui s’aiment trop eux-mêmes, sont, comme elle, un fléau pour le public. Sachez donc vous partager sagement entre votre propre intérêt et l’intérêt commun ; soyez juste envers vous-même, sans être injuste envers les autres, sur-tout envers votre patrie et votre roi. Est-il rien de plus vil que de faire de son seul intérêt le centre de toutes ses actions ? c’est être tout matériel et tout terrestre. Car la terre est fixe et immobile sur son centre ; mais tout ce qui a de l’affinité avec les cieux, tend à quelque autre être, comme à son centre, et auquel il est utile. L’égoïsme d’un prince qui rapporte tout à son seul intérêt, est, à certains égards, un mal plus supportable ; car l’intérêt du prince n’est pas l’intérêt d’un seul homme, mais encore celui d’un grand nombre d’autres, le bien et le mal qui lui arrivent intéressant presque toujours la fortune publique. Mais, lorsque ce vice est l’unique mobile d’un sujet dans une monarchie, ou d’un citoyen dans une république, c’est une vraie calamité. Toutes les affaires qui passent par ses mains, se sentent de ses vues intéressées. Il les détourne de leur direction naturelle, pour les diriger vers ses fins particulières, qui sont presque toujours excentriques, et fort différentes de celles du maître ou de l’état. Ainsi, que les princes, ou les états, ne donnent leur confiance qu’à des hommes exempts de ce vice, s’ils ne veulent que leur service ne soit plus que l’accessoire. Ce qui rend les hommes de ce caractère plus dangereux, c’est qu’il n’y a aucune proportion entre le bien qu’ils se font à eux-mêmes, et le mal qu’ils font aux autres. Ce seroit déjà une assez grande disproportion, que l’intérêt du sujet fût préféré à celui du maître ; mais c’est bien pis, quand les plus grands intérêts du maître sont sacrifiés au plus petit avantage du sujet. Or, telle est la conduite de ces ministres, trésoriers, ambassadeurs, généraux, officiers, ou autres serviteurs infidèles et corrompus, dont nous parlons ici. En ajoutant dans la balance le poids de leur vil intérêt, ils la font toujours trébucher de leur côté, et ruinent ainsi les plus importantes affaires de leur maître. Le plus souvent l’avantage qu’ils tirent de ces infidélités, n’est proportionné qu’à leur fortune ; au lieu que le mal qu’ils font en échange, est proportionné à celle de leur maître. Car ces égoïstes ne sont rien moins que scrupuleux, et ils ne feront pas difficulté de mettre le feu à la maison de leurs voisins pour cuire leurs œufs. Cependant ces mêmes hommes sont souvent en faveur auprès de leur maître ; parce qu’après leur propre intérêt, ils n’en ont point de plus cher que celui de plaire à ce maître ; et ils sacrifient sans cesse à l’un ou à l’autre de ces deux buts, les plus grands intérêts du souverain ou de l’état.

Cette prudence de l’égoïste s’ébranche en plusieurs espèces, toutes plus pernicieuses les unes que les autres. C’est tantôt la prudence des rats, qui ne manquent pas d’abandonner une maison, quand elle est près de s’écrouler ; tantôt celle du renard, qui chasse le bléreau du trou qu’il avoit creusé pour lui[1] ; quelquefois aussi celle du crocodile, qui répand des larmes, quand il veut dévorer. Mais, ce qu’il ne faut pas oublier, c’est que ces hommes qui sont ainsi amans d’eux-mêmes, sans avoir de rivaux (genre de caractère que Cicéron attribue à Pompée), finissent ordinairement par échouer dans leurs desseins ; et après n’avoir, durant toute leur vie, sacrifié qu’à eux-mêmes, finissent par être eux-mêmes des victimes immolées à l’inconstance de la fortune, à laquelle pourtant ils se flattoient d’avoir coupé les ailes par leur prudence intéressée[2].

  1. Le traducteur latin dit : pour lui-même ; mais le texte anglois dit : to him, et non to himself.
  2. L’égoïsme est tout à la fois un crime et une sottise ; tout homme qui dupe les autres finissant toujours par être dupe de lui-même ; et l’égoïste n’est qu’un ignorant qui ne voit pas que l’égoïsme des autres hommes réagit naturellement contre le sien. Car tout être sensible est forcé, par cela seul qu’il est sensible, et par conséquent a droit de vouloir son propre bonheur et de le vouloir sans cesse : son bonheur, dis-je, est sa première, sa seconde, sa centième, sa millième, sa dernière fin, le but de tous ses buts, et le bonheur des mouvemens, son âme et sa vie, en réveillant dans leurs esprits ce germe de raison que la nature y a déposé, et au fond de leur cœur, ce germe de vertu que la nature y a planté ;

    Le désir de plaire au sexe formé pour plaire lui-même, et qui à la longue n’estime que ce qui est vraiment estimable ;

    Le suave plaisir d’aimer et d’être aimé ;

    Celui d’être content de soi, de se sentir dans l’ordre, d’être parfaitement d’accord avec soi-même, et d’être un instrument bien accordé ;

    La paix avec les autres, ainsi qu’arec soi-même, et une douce sécurité ;

    En fin, l’espoir fondé de reposer, dans un éternel accroissement de lumières et d’amour, sur le sein du grand Être, par qui tout est, et qui est tout.

    Voilà bien des appuis pour nos devoirs, et bien des garans pour assurer à tout homme qui les remplit, la jouissance de ses véritables droits ; et le plus souvent le prix est dans la tâche même. La vertu n’est donc rien moins qu’une chinère poétique ; mais la vraie semence du bonheur, et la plus douce de toutes les réalités. La morale est donc susceptible de démonstrations géométriques, autres n’est tout au plus pour lui que le moyen, et plus souvent encore n’est que le prétexte : quoi qu’en puissent dire cette multitude immense d’hypocrites-égoïstes qui, en vendant leur sotte personne, ou leur sotte denrée, le plus cher qu’ils peuvent, feignent de la donner gratis, et ces autres hypocrites qui feignent de croire ce mensonge impudent, afin de pouvoir, à leur tour, mentir aussi impudemment, sans s’exposer à recovoir un démenti. Or, si chaque individu de notre espèce, à titre d’être sensible, est forcé de vouloir sans cesse son propre bonheur ; et si celui des autres ne peut être pour lui qu’un moyen de se rendre heureux lui-même, tout homme qui vit en société, ayant besoin des autres qui ont aussi besoin de lui, comme tous ceux avec lesquels il est obligé de vivre, sont d’une nature toute semblable à la sienne, il ne peut donc espérer d’être long-temps épargné et secondé par les autres, qu’autant que les autres le croiront habituellement disposé à les épargner et les seconder eux-mêmes ; et ils ne lui croiront long-temps une telle disposition, qu’autant qu’il aura soin de la leur prouver par des services trèsréels et très effectifs. Car à la longue il est impossible de faire illusion sur ce point, même aux sots, qui sont, au contraire, les plus spirituels sur l’article de leur intérêt immédiat, parce qu’ils n’ont que ce genre d’esprit, et ne pensent qu’à cela. Ainsi, dans toutes ses entreprises, sur-tout dans celles dont l’exécution exige un certain temps, il faut tâcher de combiner et de concilier perpétuellement l’utilité de tous ceux qu’on emploie, avec sa propre utilité ; d’abord celle des autres, afin d’être juste envers eux, et de pouvoir long-temps compter sur eux ; puis sa propre utilité, afin d’être juste envers soi-même, de n’être pas dupe et de pouvoir long-temps compter sur sa propre activité. Car les actes de générosité, même dans l’homme le plus généreux, ne sont que des actes passagers. Et s’il l’étoit toujours, il ne pourroit l’être long-temps, la plupart des hommes n’ayant pas même assez de prudence pour travailler à conserver l’instrument dont ils ont besoin, et finissant par oublier un homme qui s’oublie trop lui-même. On ne boit point pour étancher la soif de son voisin, mais pour étancher sa propre soif ; il en est de même des besoins du cœur et de l’esprit : et si l’on aide les autres à satisfaire leurs besoins, c’est pour satisfaire actuellement, ou dans un autre temps, ses propres besoins. Ainsi, celui qui ne s’occupe que des autres, est une dupe ; celui qui ne s’occupe que de lui-même, est un fripon ; et à la longue il est dupe de son propre égoïsme. Mais celui qui, s’occupant toujours et des autres et de lui-même, sème son propre bonheur dans celui des autres, et celui des autres dans le sien, est l’homme tout à la fois juste et prudent ; c’est l’homme complet.

    Ajoutez à ce motif ei clair, si sensible et si solide, cet amour machinal que la nature inspire à l’homme pour tout animal d’une forme semblable à la sienne ;

    La tendre commisération qui le force à s’identifier avec l’homme souffrant, et à le secourir ;

    Ce plaisir qu’éprouve un homme expansif et généreux, en faisant rayonner sur le visage d’un infortuné une douce joie qui reflue dans son propre cœur.

    Ajoutez encore l’amour de la belle gloire, et l’estime expansive des gens de bien ;

    Le plaisir d’influer sur les autres hommes, de leur communiquer ses pensées, ses sentimens, ses mouvemens, son âme et sa vie, en réveillant dans leurs esprits ce germe de raison que la nature y a déposé, et au fond de leur cœur, ce germe de vertu que la nature y a planté ;

    Le désir de plaire au sexe formé pour plaire lui-même, et qui à la longue n’estime que ce qui est vraiment estimable ;

    Le suave plaisir d’aimer et d’être aimé ;

    Celui d’être content de soi, de se sentir dans l’ordre, d’être parfaitement d’accord avec soi-même, et d’être un instrument bien accordé ;

    La paix avec les autres, ainsi qu’arec soi-même, et une douce sécurité ;

    En fin, l’espoir fondé de reposer, dans un éternel accroissement de lumières et d’amour, sur le sein du grand Être, par qui tout est, et qui est tout.

    Voilà bien des appuis pour nos devoirs, et bien des garans pour assurer à tout homme qui les remplit, la jouissance de ses véritables droits ; et le plus souvent le prix est dans la tâche même. La vertu n’est donc rien moins qu’une chinère poétique ; mais la vraie semence du bonheur, et la plus douce de toutes les réalités. La morale est donc susceptible de démonstrations géométriques, et cent fois plus géométriques que celles de la géométrie même, qui, après tout, n’est qu’une vaste hypothèse ayant pour base la particule si.

    Concluons. Ainsi, non-seulement Pompée qui fut vaincu, mais même Jules-César, son vainqueur, ne fut qu’un sot éclatant ; il fut un sot, parce qu’il ne fut qu’un vaste fripon. Et cette sottise, s’il en doutoit, Decimus-Brutus, qui, avant les ides de mars, étoit son plus intime ami, la lui démontra géométriquement en lui plongeant son poignard dans le cœur. Tel sera toujours le dernier prix de tout élégant Cartouche qui aura audacieusement pratiqué cette maxime si opposée à la nôtre : le plus sûr moyen pour n’être pas pendu après avoir volé, c’est de voler la potence même, et le terrain où elle est plantée.

    Ainsi, lorsque notre auteur termine cet article, en disant que les égoïstes finissent toujours par échouer, sa conclusion est parfaitement d’accord avec le raisonnement et l’expérience : j’ai cru devoir confronter, pour ainsi dire, dans cette note, la maxime fondamentale de toute la morale avec le sort affreux du plus brillant scélérat qui ait jamais existé. Mais je n’ai pas tout dit.