Essais de morale et de politique (trad. Lasalle)/38

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Essais de morale et de politique
Chapitre XXXVIII
Traduction par Antoine de La Salle.
Œuvres12 (p. 379-385).

XXXVIII. De la fortune.

Il est, comme on n’en peut douter, beaucoup de causes purement accidentelles, qui peuvent mener les hommes plus rapidement à la fortune : telles sont, la faveur des grands, d’heureux hazards, la mort des autres ou les successions ; enfin, des occasions favorables aux talens ou aux vertus qui nous sont propres. Mais le plus souvent la fortune de chaque individu est dans ses mains, comme l’a dit un poëte : chacun est l’artisan de sa propre fortune. Mais pour désigner plus précisément la principale et la plus puissante des causes dont nous avons fait l’énumération, disons hardiment que c’est la sottise de l’un qui fait la fortune de l’autre : et l’expérience prouve en effet que le moyen le plus sûr et le plus prompt pour faire fortune, est d’être toujours prêt à profiter des fautes d’autrui. Un serpent ne devient un dragon, qu’après avoir dévoré un autre serpent. Les vertus éminentes, et qui ont beaucoup d’éclat, n’attirent que des éloges ; mais il y a des vertus secrètes et cachées, qui contribuent davantage à notre fortune ; c’est une certaine manière élégante, délicate et aisée, de se faire valoir ; genre de talent que les Espagnols expriment, en partie, par le mot de desenvoltura[1], ce qui signifie que, pour faire fortune, il faut avoir, non un caractère roide et difficile, mais une âme souple, versatile, et toujours disposée à tourner avec la roue de cette fortune. Tite-Live voulant donner une juste idée de Caton-le-Censeur, et le bien caractériser, s’exprime ainsi à son sujet : la vigueur d’âme et de corps étoit-elle portée à tel point dans ce personnage, qu’en quelque lieu qu’il fût né il auroit fait sa fortune ? puis il ajoute : il avoit un génie souple et versatile. Pour peu qu’un homme ait la vue perçante, et regarde autour de lui, tôt ou tard il apercevra la fortune ; car, quoiqu’elle soit aveugle, elle n’est pas invisible. Le chemin de la fortune est semblable à la voie lactée ; c’est un assemblage de petites étoiles, dont chacune étant séparée des autres, seroit invisible, mais qui, étant réunies, répandent une lumière assez vive ; et pour parler sans figures, c’est un assemblage de facultés et d’habitudes (de talens et de vertus) déliées et imperceptibles[2].

Parmi ces qualités nécessaires pour faire fortune, les Italiens en comptent quelques-unes dont on ne se douteroit guère. Selon eux, pour qu’un homme ait toutes les conditions requises, et soit assuré de réussir de parvenir, il faut qu’il ait un poco di matto (un grain de folie)[3]. En effet, il est deux qualités essentielles pour parvenir ; l’une, est d’avoir ce grain de folie, et l’autre, de n’être pas trop honnête homme. Aussi, ceux qui sont uniquement dévoués à la patrie ou au souverain, ont rarement de grands succès. Car, tandis qu’un homme, détournant ses regards de lui-même, les fixe sur un objet étranger à lui, il perd son chemin, et ne va pas à son propre but. Une fortune très rapide rend un homme présomptueux, turbulent, et, pour user d’une expression française, entreprenant ou remuant. Mais une fortune acquise avec peine augmente son habileté.

La fortune mérite nos respects et nos hommages, ne fût-ce qu’en considération de ses deux filles, la confiance et la réputation. Car tels sont les deux effets que produisent les heureux succès ; l’un en nous-mêmes, l’autre, dans ceux avec qui nous vivons, et dans leurs procédés avec nous. Les hommes prudens, pour se soustraire à l’envie à laquelle les exposent leurs talens ou leurs vertus, attribuent leurs succès à la fortune ou à la divine providence. Par ce moyen, ils jouissent en paix de leur supériorité. Sans compter qu’un personnage illustre donne une plus haute idée de lui-même, lorsqu’il peut persuader qu’une puissance supérieure veille sur ses destinées. C’est dans ce même esprit que César disoit à son pilote dans une tempête : ne crains rien, mon ami, tu portes césar et sa fortune ; et que Sylla préférait la qualification d’heureux ou de fortuné, à celle de grand. On a observé aussi que ceux qui ont eu la présomption d’attribuer leurs succès à leur propre prudence et à leurs propres directions, ont fini par être très malheureux ; observation qui s’applique surtout à l’Athénien Timothée ; dans une harangue où il rendoit compte de ses opérations militaires devant l’assemblée du peuple, il ajouta plusieurs fois cette remarque : observez, Athéniens, que la fortune n’a eu aucune part à ce succès ; depuis cette époque il fut malheureux dans toutes ses entreprises. Parmi les personnes qui ont de grands succès, il en est dont la fortune ressemble aux vers d’Homère, qui sont plus faciles et plus coulans que ceux des autres poëtes, comme Plutarque l’observe dans la vie de Timoléon, en comparant la fortune de ce personnage avec celle d’Agésilas et d’Epaminondas.

  1. Qui répond au mot italien, disinvoltura, et qui paroit répondre à notre mot, aisance, dans les manières, les discours, etc.
  2. Voilà bien des mots qui ne donnent point le mot de l’énigme, et dont il ne résulte que de très vagues indications ; voici ce mot : le moyen de faire fortune est de flatter les passions de ceux dont on a besoin, sur-tout leur vanité, qui est la partie tendre de leur ame. C’est avec raison qu’on dit ordinairement, louer un homme, comme on dit, louer une maison ; car tout homme, spirituel ou sot, est une maison à louer, dont le plus adroit flatteur devient le premier locataire ; tout homme se loue volontiers à celui qui le loue ; et le plus sûr moyen pour trouver beaucoup d’aides, c’est d’aider les hommes à s’admirer. Mais, comme ce moyen est un peu criminel et avilissant, en voici un autre qui est conforme aux règles de la prudence, sans déroger aux loix de la justice : laissez à chaque individu la bonne opinion qu’il a de lui-même, et il vous abandonnera volontiers tout le reste, car tout travail mérite salaire. Or, non-seulement c’est une très pénible corvée que de prêter son esprit à un sot qui paie pour être admiré ; mais c’en est déjà une assez grande que de se taire devant un sot qui s’admire tout haut : la charité chrétienne ne commande pas de l’interrompre, et ne défend pas de recueillir les fruits naturels de ce pénible silence. Or, ce moyen est universel  ; car la sottise est en raison inverse de l’esprit qu’on a, et en raison directe de celui qu’on croit avoir : or, il n’est point d’homme spirituel qui ait assez d’esprit pour ne s’en pas croire un peu plus qu’il n’en a, et qui ne soit assez sot pour croire tout le bien qu’on dit de lui.
  3. Ce grain de folie lui donne des ridicules qu’on ne manque pus de relever : après avoir fait ces petites remarques, on est si content de soi, on se croit si sûr de sa supériorité, qu’on ne se défie pas de lui, et il avance à travers les sots qu’il amuse.