Essais de psychologie sportive/Chapitre XXXI

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Payot & Cie (p. 251-257).

L’escrime est-elle énervante

ou pacifiante ?

Mars 1912.

C’est une question qu’avant les travaux de Fernand Lagrange personne ne se posait, attendu que personne n’avait l’idée d’envisager certains sports comme pouvant apaiser et d’autres comme pouvant surexciter le système nerveux. Et depuis que l’auteur de la Physiologie des Exercices physiques a passé par là, on ne se la pose pas davantage, parce qu’on la considère comme résolue dans le sens de l’énervement. Or, Lagrange n’a rien dit de pareil. Mais il est exact qu’il a attiré l’attention sur le rôle que joue le cerveau dans la préparation des feintes, des attaques… et il en a conclu que l’escrime était un sport cérébralement fatigant. Il y aurait peut-être lieu d’en appeler de ce jugement. Nous ne voyons là rien d’autre que de « l’attention en éveil », et combien d’autres sports seraient, sous ce rapport, comparables à l’escrime ! Nous croyons qu’une critique plus juste a été formulée lorsqu’on a fait observer que ce que l’escrime pouvait avoir de défectueux au point de vue de la fatigue qu’elle occasionne (en dehors des conditions peu hygiéniques dans lesquelles on s’obstine à la pratiquer le plus souvent), c’était la « retenue » qu’elle comporte. L’escrimeur ne se donne jamais tout entier ; il demeure sur un qui-vive perpétuel et non seulement n’a pas besoin de déployer toute sa force, mais même compromettrait en le faisant la réussite des coups qu’il porte. Par là il se différencie du boxeur ou du rameur qui, eux, n’ont point à se retenir et peuvent, comme de bonnes machines, lâcher toute leur force à tout moment. C’est plus de labeur musculaire sans doute, mais c’est bien moins épuisant pour le système nerveux.

Cette remarque ne nous autorise pas pourtant à proclamer que l’escrime soit un exercice énervant. Et de fait, si l’on observe uniquement et attentivement les habitués d’une salle d’armes, on n’aura pas de peine à reconnaître que les uns en emportent une impression de calme et les autres une impression d’excitation, selon leur tempérament… Est-ce bien selon leur tempérament ? Le terme est un peu vague et ne signifie pas grand’chose, d’autant qu’à y regarder de près on s’apercevra que bien souvent des nerveux sont parmi les calmés et des mous parmi les excités.

Il faut chercher ailleurs la raison de l’effet produit. Il dépend uniquement, peut-on dire, de ce que l’homme ressent au contact de l’arme. Ne l’oublions pas, l’escrime, en effet, met aux mains de qui s’y adonne une arme avec, par conséquent, tout ce que ce mot signifie historiquement et ancestralement. Il s’opère ainsi une transformation très curieuse chez l’escrimeur et, de psychologique qu’elle est au début, cette transformation devient aussitôt physiologique, les deux n’étant pas toujours séparés ni séparables. Le contact de l’arme — fût-ce même de l’arme que le mouchetage a rendue inoffensive — opère sur l’individu de deux façons. Ou bien elle le fait sortir de lui-même, ou bien elle le fait rentrer en lui-même. Ou bien elle l’assagit, ou bien elle l’exalte. Nous nous souvenons d’un incident amusant qui illustre assez bien ce que nous venons de dire. Un escrimeur français fort connu — gros homme solide, bien nourri et bon garçon — rencontrait sur la planche un adversaire plus réputé comme littérateur que comme ferrailleur, et se flattait de n’en faire qu’une bouchée. Ce dernier, plutôt menu, tout en nerfs, exubérant, voire un peu agité, se montra sous les armes d’un calme olympien. Rien ne le troublait. L’autre, passionné, agité, y perdit bientôt ses moyens et, de dépit, ôtant tout à coup son masque, s’écria naïvement : « Je ne peux rien faire. Il est calme comme un bâton ! » Cette petite scène avait des spectateurs. Mais elle se renouvelle souvent sans qu’on y prenne garde, et on y trouve la preuve que le contact de l’arme agit sur l’homme parfois au rebours de ce que semblerait indiquer son tempérament. En tous cas il agit toujours de façon efficace. L’arme ne laisse jamais indifférent l’escrimeur qui la prend ; autrement il ne serait pas escrimeur.

On conçoit assez bien que lorsque ce contact opère ainsi dans le sens calmant, le résultat général de l’exercice soit bien différent de ce qu’il sera dans le cas inverse. Maintenant, est-il possible de déterminer le pourquoi de ces effets contradictoires ? Ce serait là une étude bien intéressante à poursuivre. Nous n’en prétendons pas posséder les éléments. Quelques réflexions seulement nous seront permises.

Il n’en faut pas chercher l’explication dans l’opposition du jeu défensif au jeu offensif Bien rarement arrive-t-il qu’un escrimeur n’incline pas d’un côté ou de l’autre : sa tendance à exceller se manifeste ou bien vers l’attaque ou bien vers la parade. Mais ce sont en général ses moyens physiques qui en décident. La longueur et la rapidité de sa fente, le rapport mécanique de ses membres les uns aux autres, l’acuité et la rapidité de sa perception visuelle, tous ces éléments et bien d’autres encore jouent le rôle principal dans la détermination de ce qui sera la caractéristique de son jeu. Il n’y faut pas voir non plus le plus ou moins de combativité du tireur, car l’expérience établit qu’il y a des hommes violemment combatifs qui demeurent sous les armes « calmes comme un bâton », eux aussi. Nous chercherions plutôt un élément de différenciation dans la « qualité de bravoure » de chacun. La bravoure est, croyons-nous, un ingrédient essentiel du bon escrimeur, et c’est là ce qui fait la grande beauté de ce sport. On n’y réussirait guère en dissimulant sous des apparences de courage une vile poltronnerie. La bataille a beau n’y être qu’un simulacre, il ne suffit pas d’y apporter la caricature des vertus qu’elle exige. Or, il y a une bravoure réfléchie et une bravoure pétulante. Ce n’est pas d’hier que les poètes et les rhéteurs les opposent l’une à l’autre, les portant tour à tour au pinacle. Elles sont belles toutes deux, et dans ce parallèle nous n’avons pas de préférence. Mais, nous bornant à constater que les deux termes existent réellement, c’est là que nous serions enclins à discerner l’origine de cette action énervante ou pacificatrice par laquelle se traduit pour l’escrimeur le plaisir de l’assaut. Le contact de l’arme déclenche en lui le genre de bravoure qui serait la sienne en face du danger. La mobilisation musculaire et nerveuse s’en ressent. Tout l’organisme y participe, et ainsi le résultat final sur l’organisme lui-même s’affirme dans le sens de l’excitation ou dans le sens de la détente.