Essais et Notices - La Russie et le Saint-Siège

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Essais et Notices - La Russie et le Saint-Siège
Revue des Deux Mondes5e période, tome 46 (p. 459-468).
ESSAIS ET NOTICES

LA RUSSIE ET LE SAINT-SIÈGE[1]

L’année 1417 marque une date mémorable dans l’histoire de la Papauté. En cette année, au mois de novembre, le conclave, assemblé à Constance, appelle le cardinal Colonna au trône pontifical, après avoir déposé l’anti-pape Benoît XIII. Le nouvel élu ceint la tiare, sous le nom de Martin V. Arrivé à Rome, à l’automne de 1420, il reprend en peu de temps l’entière possession du patrimoine de saint Pierre et après avoir vaincu l’hérésie des Hussites, qui avait si profondément troublé l’Occident, il entreprend de mettre un terme aux dissentimens religieux qui, dans l’Orient, séparaient l’Église grecque dont le siège était à Byzance, de l’Église latine dont le siège, après un long exil à Avignon, venait d’être rétabli à Rome.

Ce schisme durait depuis près de six cents ans. Il était l’œuvre de Photius, le plus illustre des patriarches de Constantinople. En 859, on avait vu Photius lever contre le pontife romain le drapeau de la rébellion et, pour se créer des griefs, donner aux questions liturgiques la même importance qu’aux questions dogmatiques, de manière à grossir le faisceau des hérésies dont il accusait les Latins. Quatre siècles plus tard, la révolte de l’Orient n’était pas apaisée. Les incidens auxquels elle donnait lieu, trahissaient plus vivement que jamais, chez les continuateurs des doctrines de Photius, le désir de ne pas retomber sous le joug de l’autorité pontificale.

En 1274, au second concile de Lyon, il y eut une tentative de réconciliation ; mais elle n’aboutit pas, quoique la Papauté, qui sur ce point n’a jamais varié, eût laissé aux Grecs la liberté de conserver leurs coutumes liturgiques. En 1319, l’empereur byzantin Jean Paléologue, en guerre avec les Turcs et en quête de secours contre l’ennemi qui menaçait sa capitale, recourut, pour les obtenir, à l’influence du Saint-Siège. Afin de se l’assurer, il abjura le schisme. Mais son peuple ne le suivit pas dans cette voie de rapprochement avec Rome.

Telle était encore la situation, au moment où Martin V prenait le gouvernement de l’Église. Les événemens semblaient propices à ses desseins. Toujours en marche contre l’Europe, les Turcs forgeaient un cercle de fer autour de Constantinople. L’héritier des Paléologue, l’empereur Michel, à bout de ressources, se rapprochait des Latins, implorait leur appui et pour contracter, contre l’ennemi commun, une alliance durable, proposait d’oublier les querelles religieuses afin d’opposer aux Barbares toutes les forces de la chrétienté. Martin V n’était pas homme à négliger ces circonstances. Il consentit à recevoir une ambassade byzantine et à réunir un concile où seraient discutées et résolues les questions controversées. Mais il ne devait pas recueillir le prix de ses efforts. Le 20 février 1431, il mourait subitement, frappé d’apoplexie.

L’élection de son successeur, Eugène IV, fut saluée par la guerre civile. Dans Rome, la faction des Colonna essayait de ressaisir, à tout prix et par tous les moyens, le pouvoir que la mort de Martin V venait de lui ravir. Hors de Rome, Visconti, duc de Milan, ravageait les États de l’Église. Puis, une émeute éclatait dans la ville ; le Capitole était pris d’assaut par les insurgés ; ils proclamaient la République. Obligé de s’enfuir pour sauver sa vie, le pape Eugène se réfugiait à Florence. Entre temps, un concile se réunissait à Bâle sans son autorisation. D’abord, il lui ordonnait de se dissoudre ; puis, effrayé par la résistance qui lui était opposée, il se résignait à reconnaître la légitimité de cette assemblée avec laquelle on vit bientôt les Byzantins négocier en même temps qu’avec lui, ce qui n’était pas fait pour amener une solution favorable à la paix religieuse.

Les Pères du Concile voulaient, comme le Pape, rétablir l’unité dans l’Église. Mais ils se flattaient de la rétablir sans lui, sur d’autres bases que celles qu’il proposait et, bientôt, ils déléguaient deux d’entre eux à Constantinople afin de convaincre l’Empereur que le Concile, appuyé par les princes, reconstituerait cette unité plus vite et plus sûrement que ne le pourrait faire un pape fugitif, dépossédé de son domaine temporel. Le souverain régnant, Jean Paléologue II, était entré déjà en négociations avec le Pape. Il n’en accueillit pas moins les délégués de Bâle avec une bonne grâce particulière, espérant qu’à la faveur des dissentimens survenus entre eux et le Saint-Siège, il dirigerait les événemens. Le Saint-Siège insistait pour que le Concile se réunît à Constantinople, tandis que les délégués voulaient qu’il restât sur les bords du Rhin, où, pour mettre un terme à ce conflit, Jean se décida à envoyer des ambassadeurs.

Parmi eux, se trouvait un moine : Isidore, plus tard le cardinal Isidore, qui était alors hégoumène du monastère de Saint-Démétrius. Quoique féru d’humanisme, sa vie sacerdotale, la pureté de ses mœurs et sa piété témoignaient de la foi la plus vive et d’une grande noblesse d’âme. Son influence ne tarda pas à s’exercer sur les évêques réunis à Bâle et, conformément aux instructions de son souverain comme à ses propres sentimens, ce fut dans un sens favorable à la réunion des églises grecque et latine sous l’autorité du Pape. D’accord avec le cardinal Giuliano Cesarini qui présidait le Concile, il proclama qu’il fallait que Byzance s’unît à Rome : les causes de la rupture étaient trop futiles pour ne pas disparaître ; avec un peu de bon vouloir, on en aurait raison. Dans des discours pompeux et fleuris, où se trahissent à la fois le croyant et le patriote et où, pour démontrer les fâcheuses conséquences des discordes, il remontait jusqu’à la guerre de Troie, Isidore s’écriait que réaliser l’union entre les deux églises, ce serait élever un monument grandiose « qui rivaliserait avec le colosse de Rhodes, dont le sommet atteindrait les cieux et dont l’éclat rejaillirait sur l’Orient et l’Occident. » Ce fut bientôt l’avis de l’assemblée de Bâle. Elle reconnut en même temps qu’elle n’était pas suffisamment qualifiée pour mener à bonne fin une tâche aussi considérable ; qu’il y fallait un concile général.

Ce principe admis, restait à décider où se réunirait ce concile : les Latins tenaient pour Bâle, les Grecs pour Constantinople. Cette divergence d’opinions donna lieu à de longs débats. Enfin, les Grecs furent battus sans que les Latins eussent victoire complète. Il fut résolu que le Concile se tiendrait dans une ville plus voisine de l’Orient que ne l’était Bâle ; mais on ne la désigna pas. elle ne l’était pas encore quand le pape Eugène approuva les résolutions qui venaient d’être prises et quand l’empereur byzantin, à qui ses envoyés, revenus à Constantinople, les avaient fait connaître, y donna son agrément. On sait qu’en fin de compte, le Concile général se réunit à Ferrare, d’où la peste l’obligea bientôt à s’éloigner.

Transféré à Florence, c’est dans cette ville qu’entre Byzance et Rome, s’opéra solennellement la réconciliation des deux Églises, en présence du Pape et de l’empereur Jean Paléologue qui avait quitté ses États pour relever, par sa présence, l’éclat de ce grand événement. La bulle pontificale qui consacrait l’accord, en énumérait les conditions et constatait qu’aux termes de la déclaration du Concile, « le Pape était le successeur de saint Pierre, père et docteur de toutes les nations et que sa juridiction s’étendait sur l’Église universelle. » Mais elle ne disait pas que ces déclarations n’avaient pas réuni l’unanimité des voix ; que, parmi les évêques grecs, il y avait eu des dissidens. Ce qui le révéla, ce fut leur refus de signer la bulle, bien que l’Empereur y eût apposé son nom.

Il fut alors aisé de prévoir que la réconciliation rencontrerait à Constantinople de nombreux opposans et que leur opposition rendrait nulle l’œuvre du Concile. C’est, en effet, ce qui arriva. Lorsque treize ans après, en novembre 1452, après des incidens et des aventures dont nous parlerons plus loin, le cardinal Isidore — il avait été revêtu de la pourpre l’année précédente, — parut à Constantinople pour y faire promulguer les décrets de Florence, il se heurta contre l’animosité populaire, surexcitée par le fanatisme des hommes les plus influens du clergé grec. Le triomphe de l’Église latine les offensait et les irritait. La promulgation des décrets qu’avait approuvés l’Empereur, et qui faisaient de la foi latine la religion d’État, eut lieu le 12 décembre dans la basilique de Sainte-Sophie. Mais, elle occasionna des troubles et n’apaisa pas les ressentimens. Après comme avant, deux partis restèrent en présence, celui des Latins et celui des Grecs, celui-ci plus puissant que l’autre, avec, entre eux, des abîmes infranchissables.

Une catastrophe foudroyante devait, l’année suivante, mettre un terme à leurs rivalités. Le 29 mai 1453, les Turcs s’emparaient de la capitale de l’empire grec. Le dernier des Paléologue, Constantin XIII, périssait avec gloire sur les remparts de la cité qu’il défendait, et l’œuvre déjà compromise du concile de Florence achevait de sombrer dans ce retentissant et irréparable désastre.

Les événemens que nous venons de résumer à grands traits, forment en quelque sorte le prologue du magistral ouvrage où un savant russe, membre de la Compagnie de Jésus, le P. Pierling, en a dressé le tableau en des pages émouvantes, d’un intérêt captivant, à l’effet d’éclairer, dès le début, la route qu’il s’est proposé de nous faire parcourir. Ce qu’il a voulu raconter, ce n’est pas l’histoire des querelles religieuses que déchaîna et entretint entre Rome et Byzance, durant plusieurs siècles, le schisme de Photius, mais celle des rapports du Saint-Siège avec la Russie, à partir du concile de Bâle, et des tentatives des Papes, incessamment renouvelées, pour ramener les souverains moscovites et leurs sujets dans la communion romaine. Ces rapports et ces tentatives, à leur origine, se lient si étroitement à l’histoire religieuse de l’empire byzantin qu’il faut, pour les bien connaître et les comprendre, en demander la clé à celle-ci. De là, nécessité, pour nous conduire à Kief, la cité sainte, et à Moscou, capitale au XVe siècle des États « du roi de Russie, » de nous faire passer par Constantinople.

C’est des Grecs, en effet, que les Russes avaient reçu le christianisme et, probablement, par l’action de saint Ignace patriarche de Byzance au temps du schisme de Photius dont il fut l’indomptable adversaire. Depuis cette époque, la Russie, religieusement parlant, dépendait du patriarcat grec. Le chef de son Église, désigné sous le nom de métropolite de Kief, était nommé par ce patriarcat ou, tout au moins, son élection devait-elle, pour devenir définitive, être revêtue de son consentement. A cela, d’ailleurs, semblent s’être longtemps bornées les preuves d’intérêt que les empereurs grecs accordaient au souverain moscovite. Lors de l’invasion mongole, il ne reçut d’eux aucun secours, et cette indifférence se fût sans doute prolongée si, au moment où les évêques réunis à Bâle discutaient, comme on l’a vu, sur le point de savoir en quelle ville se réunirait le Concile général dont le principe venait d’être admis, l’imminence du péril ottoman n’eût suggéré à Jean Paléologue, alors en possession du trône de Byzance, l’idée d’employer la Russie contre les Turcs. Le moine Isidore était alors à Bâle comme envoyé de l’Empereur, et c’est lui qui fut désigné pour aller demander l’appui du souverain de Moscou, le grand Kniaz, Vasili II.

Ce n’est pas en cette seule qualité qu’en 1437 il se mit en chemin. Peu de temps avant, le métropolite de Kief était mort et, par suite de rivalités qui mettaient en présence deux prétendans à sa succession, le siège était vacant. La nomination appartenait hiérarchiquement à l’empereur grec. D’accord avec le patriarche de Constantinople, il nomma Isidore. Les sympathies du nouvel élu pour l’Église de Rome n’étant pas douteuses, le Saint-Siège ne pouvait que se réjouir de voir le choix de l’Empereur se porter sur un homme dont les opinions et les intentions, déjà manifestées au concile de Bâle, devaient se manifester avec plus de force encore à celui de Florence. En dépit des obscurités qui enveloppent ces événemens lointains, bien que les archives du Vatican récemment ouvertes aux historiens aient permis d’y répandre plus de lumière, on a le droit de supposer qu’en se rendant à Moscou comme envoyé de l’Empereur et comme métropolite de Kief, Isidore avait en outre reçu du Pape la mission d’engager le roi de Russie à prendre part au prochain Concile ou de se faire désigner pour l’y représenter.

En ceci, le Saint-Siège se conformait à sa politique séculaire. Dans tous les temps et dans toutes les circonstances, de Rome, d’Avignon, des diverses étapes où la conduisit sa tragique histoire, on voit la Papauté poursuivre l’union avec les nations dissidentes, sans jamais se lasser des déceptions que lui ménage si souvent cette poursuite persévérante. On vient de le constater en ce qui touche l’empire byzantin. A la suite du P. Pierling, on pourra le constater en ce qui touche la Russie, et c’est à proprement parler une révélation, car, .jusqu’à ce jour, nous ne savions rien ou presque rien de ces incidens que, faute d’une documentation suffisante, aucun historien n’avait osé jamais aborder. Il a fallu, à celui dont l’ouvrage est sous nos yeux, une érudition spéciale, des études ecclésiastiques poussées à fond, la connaissance de plusieurs langues anciennes et modernes et, enfin, la lecture d’innombrables pièces d’archives tirées de l’oubli, en même temps qu’un long contact avec les pays slaves, pour entreprendre pareil travail et le mener à bonne fin. Les hommes et les choses qu’il fait surgir de la poussière du passé, y étaient profondément ensevelis, et cette exhumation témoigne d’une patience égale à la science du narrateur.

Voilà donc Isidore en route pour la Russie. Métropolite de Kief, il est, par suite de cette nomination, sous la dépendance du souverain moscovite. Mais, né dans l’empire grec, chargé d’une mission de l’Empereur, il est sujet byzantin. En outre, il est le porte-paroles du Saint-Siège. A tant de titres, il est un personnage considérable, et c’est ce qui lui assure à Moscou, non moins que sa bonne renommée, un accueil amical de la part de Vasili II, encore que ce prince à qui il a été imposé comme métropolite, le tienne en défiance et le lui fasse sentir. Mais Isidore ne se décourage pas. Ses instructions portent qu’en s’attachant à faire servir la Russie à la défense de l’Europe contre les Turcs, il doit y poursuivre l’œuvre d’union, et, pour commencer, obtenir du grand Kniaz qu’il se fasse représenter au Concile. Vers ce but tendent ses efforts, lesquels, en dépit de difficultés incessantes, sont couronnés par le succès. Vasili décide qu’Isidore le représentera au Concile. Mais, il espère que ce Concile donnera raison à l’Église grecque. « Reviens-nous, dit-il à son ambassadeur, avec l’ancienne foi de Wladimir. »

Le 8 septembre 1437, Isidore se remet en route pour gagner Ferrare, et ensuite Florence, où. vingt mois plus tard, l’Eglise latine allait triompher, et ce triomphe devenir, de la part des Russes, un grief contre Isidore qui, maintenant pourvu du chapeau cardinalice, n’était plus à leurs yeux qu’un renégat de la foi grecque et un champion de la Papauté. Son retour à Moscou leur donna l’occasion de manifester leurs colères Lorsque le cardinal parut à la cathédrale, précédé de la croix latine, ils se montrèrent choqués sans oser cependant l’empêcher de monter à l’autel. Mais, lorsque ensuite, aux prières, il mêla le nom d’Eugène IV et promulgua la bulle d’union qu’il rapportait de Florence, les protestations éclatèrent. Vasili, en pleine église, reprocha violemment au métropolite de l’avoir trahi, l’accabla d’apostrophes injurieuses, le fit arrêter et garder à vue, résolu à le traduire devant un tribunal ecclésiastique. Bientôt réuni, ce tribunal rejeta comme hérétiques et scandaleuses, les doctrines du Concile. Les peines les plus graves eussent été prononcées contre Isidore s’il n’était parvenu à s’échapper de sa prison, d’où, au milieu des pires dangers, il gagna l’Italie, avec le regret de n’avoir pu faire reconnaître à Moscou la sagesse et la légitimité de l’œuvre de Florence.

Ainsi, déjà compromises à Constantinople par la résistance de la majorité du clergé byzantin, les tentatives d’union échouaient lamentablement à Moscou, et le Saint-Siège devait se résigner à attendre des événemens l’occasion d’en faire de nouvelles.

Cette occasion se présenta vingt ans après la prise de Constantinople. À cette époque, vivait à Rome une jeune princesse, Paléologue, fille du dernier empereur grec, tué en défendant sa capitale. Recueillie encore enfant par le Saint-Siège, élevée par ses soins et dotée à ses frais, elle fut regardée par le pape Sixte IV comme l’instrument désigné par le ciel pour opérer la réconciliation entre l’Église romaine et celle de Russie. Il la fit offrir pour femme au souverain moscovite Ivan IV, convaincu que l’ardeur de sa foi et ses droits d’épouse l’aideraient à convertir son mari. A la veille de partir pour Moscou, elle promit de travailler à créer l’union. Mais, une fois mariée, elle oublia ses promesses et passa spontanément au schisme.

Cependant, entre Rome et Moscou, les relations restaient cordiales ; mais, de plus en plus, elles s’espaçaient. Quoique incessamment menacée par les Turcs et bien qu’on pût la croire disposée à chercher dans un rapprochement avec la Papauté des moyens de préservation et de défense, la Russie les ménageait ; dans l’intérêt de son commerce, elle s’ingéniait à vivre en bons termes avec eux. La république de Venise et le roi de Hongrie suivaient cet exemple et, en 1503, obtenaient du Grand Turc une trêve de plusieurs années. Ce sont des heures dramatiques pour la Papauté. Les souverains chrétiens semblaient l’abandonner. L’Italie était la proie des ambitions insatiables et des rivalités sanglantes de ses princes ; en Allemagne, la Réforme commençait à déchaîner des tempêtes, et le Turc faisait trembler l’Europe qu’il rêvait de dominer. De ces conflits surgit le projet d’une ligue anti-ottomane, conçu par Léon X récemment élu et qui le conduisit à nouer des relations avec le grand Kniaz Vasili III. Mais, si celui-ci considérait le Turc comme un ennemi, il le tenait pour un ennemi avec lequel il lui convenait de bien vivre tant qu’il ne pourrait se flatter de l’abattre et qui n’était pas, d’ailleurs, le plus redoutable de ceux qui le menaçaient : Sigismond, roi de Pologne, auprès duquel le Pape multipliait les mêmes démarches qu’auprès de lui, était bien autrement à craindre. Pologne et Russie étaient alors en. guerre, et quand Léon X tenta de les réconcilier pour les réunir contre l’adversaire commun, les deux souverains ne se trouvèrent d’accord que pour l’abuser de promesses qu’ils étaient résolus à ne pas tenir, réservant toutes leurs forces pour se détruire réciproquement. Ces promesses trompèrent le Pape jusqu’au jour où la bataille d’Orcha, 8 novembre 1514, gagnée par les Polonais sur les Russes, véritable désastre pour ceux-ci, vint anéantir les espérances qu’il avait fondées sur le concours de la Russie.

Ces espérances ne se ranimèrent que quelques années plus tard, quand un négociant de Gênes, Paoletto Centurione, entreprit d’arracher au Portugal le monopole du commerce avec les Indes Orientales. A la suite des découvertes territoriales de Vasco de Gama, le Portugal était devenu le maître de la seule voie maritime de l’Europe vers ces pays dont elle retirait de nombreux produits et à qui elle envoyait les siens. Les villes marchandes d’Italie souffraient et se plaignaient de cet état de choses qu’aggravaient les ravages de l’invasion ottomane en Egypte, en Syrie et sur les bords de la Mer Noire. Pour y remédier, Centurione se proposait de créer une concurrence aux Portugais par l’ouverture d’une voie nouvelle des Indes vers l’Europe, qui, passant par l’Indus, l’Oxus, la mer Caspienne, le Volga et ses affluens, traverserait Moscou pour gagner la mer Baltique et Riga où elle serait au seuil de l’Europe sans être tributaire du Portugal et même à son détriment.

La conception était grandiose. Mais, pour la faire aboutir, le consentement du souverain moscovite était nécessaire, puisque la voie nouvelle devait traverser ses États. Au moment où Centurione se préparait à partir pour aller le solliciter, le Saint-Siège l’invita à tâcher, dans ses pourparlers, de faire renaître la question de l’union des Églises. Il partit donc ayant deux objets en vue et il ne fut pas plus heureux pour l’un que pour l’autre. Le prince régnant refusa tout net de laisser circuler des étrangers sur son territoire. Quant à la question religieuse, elle fut discutée mais non résolue. Il devait en être encore ainsi des missions qui, jusque sous Pierre le Grand, se succédèrent dans le même dessein, sous une forme ou sous une autre, par l’intermédiaire de négociateurs plus ou moins obscurs, plus ou moins ingénieux, moines, savans, voyageurs, commerçans venus à Moscou sous divers prétextes, parvenant parfois à y faire admettre des ordres monastiques de la communion romaine, tels les Jésuites et les Franciscains, mais dont l’influence, si elle fut assez puissante pour créer un régime de tolérance religieuse qui, à travers mille péripéties, s’est prolongé jusqu’à nos jours, ne le fut jamais assez pour avoir raison de la volonté des souverains russes de ne pas se soumettre à l’Église de Rome et de conserver à celle de Russie son indépendance et son autonomie solennellement proclamées en 1589.

Ce qui, du reste, parait clairement résulter des récits abondamment documentés que consacre à ces événemens le savant historien qui nous y sert de guide, c’est que la Papauté a constamment ignoré les véritables sentimens de la Russie « Ses espérances, écrit le P. Pierling, se sont toujours fondées sur des bases chimériques, » Le spectacle de cette longue continuité d’efforts et de tentatives n’en est pas moins singulièrement attachant, non pas seulement parce qu’à la lumière des innombrables pièces d’archives que le narrateur a pu consulter, il met sous nos yeux des événemens ignorés ou peu connus, et fait revivre des personnages dont la poussière des siècles avait effacé le souvenir, mais aussi parce qu’il explique et fait comprendre pourquoi, alors que nous avons vu, depuis cinquante ans, s’élargir les bases et se modifier la nature des rapports séculaires de la Russie avec Rome, l’influence du passé et celle des traditions ont pesé sur la marche des affaires et même sur les transactions diplomatiques.

L’intérêt que présente une telle étude, qui ne forme pas moins de quatre volumes et que l’académie française vient de couronner, s’accroît encore de cette circonstance que les épisodes successifs qu’elle ressuscite se sont déroulés en marge de l’histoire nationale russe en se confondant parfois avec elle, au point de tenir la plus grande place dans les élémens de sa formation. À plusieurs reprises, on voit la Papauté y tenir un rôle et non des moindres. C’est ainsi qu’au XVIe siècle, sous le règne d’Ivan IV, lorsque la Russie va succomber sous les coups du roi de Pologne, Stéphane Bathory, l’intervention du pape Grégoire XIII arrache au vainqueur son consentement à une trêve de dix ans, qui permet au vaincu de réparer ses désastres. Au siècle suivant, lorsque le faux Dmitri cherche à s’emparer de la couronne, il s’ingénie à mettre la Papauté dans son jeu et, une fois victorieux, c’est à elle qu’il recourt pour se maintenir au pouvoir. On devine aisément de quelle importance historique sont à cette époque les rapports du Saint-Siège avec la Russie. Cette importance n’est pas moindre lorsque le Isar Pierre le Grand vient en France. Les instructions que le Pape envoie alors à son nonce à Paris témoignent du réveil des illusions du Saint-Siège, en ce qui touche la rentrée de la Russie dans la communion romaine.

Ainsi, par la force des choses, le narrateur de tant de tentatives faites par la Papauté pour arriver à l’union des Églises, est amené à faire dans ses récits une large part aux événemens d’ordre général. Le service qu’il rend à la science historique par ses révélations sur les dissidences religieuses s’augmente de tout ce qu’il apporte de neuf à l’histoire nationale russe. Le troisième volume de son ouvrage que domine la figure énigmatique de Dmitri, le quatrième que remplit la personnalité géniale de Pierre le Grand, versent des flots de lumière sur des temps que nous connaissions encore si peu, avant que M. Walizewski eût commencé à les éclairer par des travaux qui font autorité et qu’à un autre point de vue continuent et complètent ceux du P. Pierling. Grâce à lui, le voile est déchiré, qui nous dérobait les détails des événemens au cours desquels s’est formée l’âme russe, et ce n’est pas une mince surprise d’y saisir la preuve que si la Papauté a été impuissante à convertir la Russie à la foi romaine, elle a cependant exercé une influence heureuse sur les destinées de ce grand pays.


Ernest Daudet.
  1. La Russie et le Saint-Siège, études diplomatiques, par le P. Pierling. 4 vol, 1906-1907, Plon.