Essais et Notices - Les Dieux de l’ancienne Rome

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ESSAIS ET NOTICES.



Les Dieux de l’ancienne Rome, de L. Preller, traduction de M. L. Dietz[1].


Les ouvrages de Preller sur la mythologie grecque et romaine sont aujourd’hui classiques en Allemagne ; c’est un grand honneur dans un pays où les travaux de ce genre sont si nombreux et si distingués. Voilà plus de cinquante ans que nos voisins étudient avec ardeur les religions antiques ; ils ont écrit sur ce sujet des livres, des mémoires, des dissertations sans nombre ; aucun détail, si petit qu’il paraisse, n’a échappé à leur attention ; la curiosité de leur esprit, éveillée par la nouveauté des recherches, n’a rien omis, rien dédaigné. Il restait à se servir de ces matériaux entassés pour en composer une œuvre définitive : c’est ce qu’a fait Preller ; il a su habilement réunir ces idées éparses, choisir les opinions les plus sensées, les conjectures les moins téméraires de ses devanciers, et les exposer avec une clarté et une méthode qui n’étaient pas familières aux Allemands. La sagesse, l’ordre, la netteté, telles sont les qualités principales de ses ouvrages. Ce sont celles aussi qui plaisent le plus chez nous et qu’on nous attribue d’ordinaire : il semble donc que traduire Preller en français, ce soit presque lui rendre sa langue naturelle.

M. Dietz vient de traduire la mythologie romaine sous ce titre : les Dieux de l’ancienne Rome. Je ne sais si ce n’est pas le meilleur des deux ouvrages de Preller ; c’est au moins celui qui nous apprend le plus de choses inconnues. Les beaux travaux de Creuzer, popularisés chez nous par M. Guigniaut, et le livre de M. Maury nous ont mis depuis longtemps au courant de la religion des Grecs ; celle des Romains ne mérite pas moins d’être étudiée. Ils s’appelaient eux-mêmes « les plus religieux des mortels, » et ils n’avaient pas tort, s’il faut entendre par religion un ensemble très compliqué de formalités minutieuses. Aussi haut qu’on remonte dans leur histoire, on retrouve cette religion exigeante et rigoureuse qui embarrasse la vie entière du magistrat et du citoyen de mille pratiques gênantes. Niebuhr a bien tort de placer la poésie au berceau de Rome ; on n’y trouve que des formules et des prières. Quand les Romains voulaient distinguer leur ville de toutes les autres, ils disaient qu’avant de la bâtir on avait consulté les auspices, urbem auspicato conditam incolimus. Les récits de Tite-Live nous font bien voir qu’elle s’est toujours souvenue de cette origine.

La religion tient donc une grande place dans l’histoire de Rome. Elle a été, depuis les premières années, si profondément mêlée à toutes les révolutions politiques qu’on peut retrouver la suite de ces révolutions dans la mythologie de Preller. A Rome comme partout, la religion se vantait de n’avoir jamais changé. C’est une prétention que les faits justifient très peu, et l’on voit bien que là aussi les dieux ont souvent ressenti le contre-coup des événemens humains. Ce qui n’a pas subi de changemens, c’est la façon dont on les honorait. Tandis que les croyances variaient, les rituels sont restés les mêmes. Ce peuple était si instinctivement conservateur que jusqu’à la fin il a répété scrupuleusement des prières dont il ne comprenait plus le sens. Nous avons encore quelques-unes de ces vieilles prières : c’est le document le plus certain qui nous reste de l’histoire primitive de Rome. Les légendes historiques dont Niebuhr s’est beaucoup servi ont subi trop d’altérations ; grâce aux mensonges des Grecs, pour qu’on puisse avoir confiance en elles. Les formules religieuses ont été protégées par le respect qu’elles inspiraient ; elles font revivre pour nous les Romains des premiers temps, et c’est là qu’il faut chercher les derniers souvenirs de leurs anciennes opinions avec les derniers vestiges de leur langue naissante.

A l’aide de ces vieux débris et avec le secours des savans qui s’étaient occupés de les recueillir et de les expliquer, Preller a reconstitué la mythologie primitive des Romains. Il a montré qu’elle n’était qu’une sorte de fusion des croyances des peuples italiques ; il a démêlé ce qui revenait à chacun d’eux dans ce mélange, quelle était la part des Latins, des Sabins et des Étrusques ; il a fait voir les caractères essentiels de cette religion à son origine et en quoi elle différait de celle des Grecs, avec laquelle nous sommes habitués à la confondre. Elle était plus sérieuse, plus méditative, plus réfléchie, « Le Grec, dit M. Mommsen, quand il sacrifie, a les yeux tournés au ciel ; le Romain se voile la tête. L’un contemple, l’autre pense. » Le Romain ne joue pas avec ses dieux comme le Grec ; il n’a pas, quand il les aborde, cette familiarité de gens qui ne sont pas dupes du culte qu’ils leur rendent. Il les redoute, il a peur d’eux, il ne les approche qu’en tremblant, ou plutôt il ne les approche pas, et comme il ne les voit que de loin, il a moins de penchant à les personnifier. Il répugne à les représenter sous des traits humains ; il ne se résout que fort tard à leur dresser des statues ; il laisse leurs formes incertaines. La plupart des anciennes divinités de Rome, Preller l’a montré, n’ont pas de noms précis et personnels, comme celles de la Grèce ; on ne les désigne que par des attributions très générales et très vagues : on les appelle par exemple le bon et la bonne, le divin et la divine.

Un jour vint cependant où les dieux grecs envahirent l’Italie, et même ce jour arriva vite. Au temps d’Ennius et de Plaute, on les trouve tout à fait acclimatés à Rome. Ce sont les Muses de l’Hélicon, non les vieilles Camœnes de Numa, qui inspirent cette poésie naissante. Il importe de remarquer que la religion grecque ne se contente pas de s’établir à côté du culte ancien pour lui faire concurrence ; elle le pénètre, elle s’insinue en lui, elle le renouvelle tout entier. C’est à coup sûr un des événemens les plus curieux de l’histoire romaine, c’est aussi l’un des plus obscurs. Les écrivains anciens ne nous ont pas appris comment se fit cette révolution. Cicéron se contente de la caractériser par une de ces phrases brillantes qui, en séduisant l’imagination, dispensent de satisfaire l’esprit. « Ce ne fut pas un petit ruisseau, dit-il en parlant de cette invasion des opinions grecques, ce fut un large fleuve d’idées et de connaissances qui pénétra chez nous. » Il est probable que l’ancienne religion des Romains se composait plus de pratiques que de croyances précises, c’est-à-dire qu’elle avait surtout ce qui est l’extérieur, l’enveloppe d’une religion. C’est dans ce vide que la mythologie grecque se glissa. Les dieux conservèrent leurs vieux noms, ils continuèrent à être honorés de la même manière ; mais l’idée qu’on avait d’eux changea, et on leur fit une histoire nouvelle avec les poétiques légendes des Grecs. Preller a montré avec beaucoup de sagacité et de science comment s’opéra ce mélange pour plusieurs d’entre eux, et l’on peut, dans son livre, prendre une idée de la façon dont une de ces religions s’incorpora dans l’autre.

Après les religions de la Grèce arrivèrent celles de l’Orient. A chaque nouvelle conquête, les vaincus affluaient à Rome, amenant avec eux leurs usages et leurs dieux. De la Syrie, de l’Égypte, de l’Arménie, des rivages du Pont, des bords du Nil et de l’Euphrate, arrivaient à la suite des armées romaines les cultes d’Attis, d’Élagabal, d’Osiris, de Mithra. Longtemps écartés, combattus, proscrits, ces cultes étrangers finissent par obtenir leur droit de cité sous les césars, avec les pays d’où ils sont originaires. Il n’y a rien de plus intéressant que d’étudier dans Preller la religion romaine pendant l’empire. Le paisible scepticisme des dernières années de la république ne suffit plus alors à personne ; un besoin inconnu de connaître et de croire s’empare de toutes les âmes. Les uns, pour le satisfaire, se jettent dans les excentricités sanglantes du culte de Bellone et de Cybèle, les autres dans les cérémonies mystérieuses de la religion de Mithra. On s’étourdit dans les fêtes bruyantes et sensuelles d’Isis ou d’Attis ; on veut renaître avec le baptême de sang des tauroboles ; on cherche à surprendre l’avenir en consultant les magiciens de la Chaldée ou de la Perse. Toutes les idées, toutes les croyances, toutes les pratiques qui arrivent de l’Orient, sont accueillies avec faveur. On devine confusément qu’une grande rénovation religieuse se prépare et que c’est de là qu’elle doit sortir. « Le Christ peut naître, dit le poète Prudence, le chemin lui est ouvert. »

Je n’ai pas besoin d’insister davantage sur l’intérêt que présente l’étude de la mythologie romaine. On ne peut pas se flatter de connaître à fond un peuple, si l’on ignore ses croyances ; la plus grande et la meilleure partie de lui nous échappe. Aussi peut-on dire qu’on ne sait pas l’histoire de Rome quand on sait mal sa religion. Il faut donc remercier M. Dietz, qui nous rend plus accessible le livre de Preller, où elle est si complètement étudiée ; il l’a traduit d’une façon élégante et claire qui fait mieux ressortir les qualités de l’auteur. Je lui reprocherai seulement d’avoir quelquefois abrégé l’original et de supprimer presque partout les notes. Ce n’est pas au traducteur qu’il faut s’en prendre, je le sais : il n’aurait pas mieux demandé que de nous donner Preller tel qu’il est ; mais les éditeurs sont terribles, ils nous croient tout à fait incapables de goûter les choses sérieuses. Ils ne consentent à nous les servir qu’à petites doses, pour nous ménager ; un livre savant leur paraît toujours trop long, et ils ne s’en chargent qu’à la condition de l’écourter. Le public français serait fort en droit de se plaindre de la mauvaise opinion qu’ils ont de lui ; il n’est pas aussi léger qu’ils le pensent, et il a souvent prouvé que la science ne l’effrayait pas quand elle était présentée d’une certaine façon. On lira assurément la mythologie de Preller, comme M. Dietz l’a traduite, parce qu’en somme elle fait bien connaître la religion romaine aux gens du monde ; mais je crois pouvoir affirmer que, si on nous l’avait donnée comme l’auteur l’avait faite, sans en rien supprimer, on l’aurait lue avec plus de plaisir encore.

Gaston Boissier

  1. Paris, Didier.