Essais et Notices - Les Epoques de la comédie de Molière

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Essais et Notices - Les Epoques de la comédie de Molière
Revue des Deux Mondes5e période, tome 31 (p. 201-216).
ESSAIS ET NOTICES

LES ÉPOQUES DE LA COMÉDIE DE MOLIÈRE

Un jeune professeur de l’Université de Montpellier, M. Emile Martinenche, à qui nous devions un bon livre sur la Comedia Espagnole en France, depuis Hardy jusqu’à Racine, a publié tout récemment sur Molière et le Théâtre Espagnol (Paris ; 1906 ; Hachette] un volume dont le titre indique assez clairement l’objet. « C’est le rôle du théâtre espagnol, — nous dit-il, — dans l’œuvre de Molière, c’est-à-dire dans la création de notre comédie classique, que je me propose de mettre en lumière... » Et son livre est d’abord la preuve qu’on est loin d’avoir encore tout dit sur Molière. Il pourrait l’être aussi qu’en France, depuis une cinquantaine d’années, nous avons un peu négligé l’étude de la littérature espagnole...

Mais, ce n’est pas ce qui s’y trouve de renseignemens sur une grande littérature que j’en voudrais ici retenir, ni même ce qui regarde les imitations que Molière a pu faire d’Antonio Hurtado de Mendoza ou de dona Maria de Zayas y Sotomayor. Il en sera temps quand aura paru sur le même sujet le livre que prépare un critique hongrois, M. Guillaume Huszar, dont nous signations naguère, ici même, une étude fort intéressante sur Corneille et le Théâtre Espagnol. L’occasion paraîtra toute naturelle alors de reprendre cette question si controversée de l’ « invention dans l’art, » qui d’ailleurs se posait à peine du temps de nos classiques, et qui les eût un peu étonnées. Se rappelle-t-on, à ce propos, une phrase, devenue proverbiale de Charles Nodier sur les Pensées de Pascal, qu’il appelait « le plagiat le plus éhonté qu’il y eût dans l’histoire d’aucune littérature ? » On eût pu lui répondre, en s’autorisant de l’histoire de toutes les littératures, que la question du plagiat, étant contemporaine, ou à peu près, de celle du droit d’auteur, elle est donc plutôt commerciale qu’artistique ; et ainsi la discussion n’en relève pas tant de la critique littéraire que de la jurisprudence. Elle n’a peut-être d’intérêt que dans la mesure où la littérature et l’art sont des « marchandises, » comme le sucre et comme le café. Mais elle nous oblige pourtant, quand il s’agit d’un Molière, à nous efforcer d’étudier de plus près son « originalité, » pour la dégager du nombre des « imitations » dont son théâtre abonde, et, précisément, c’est ce que M. Martinenche, dans son livre, s’est efforcé de faire. Nous nous contenterons aujourd’hui de reproduire sa conclusion : « Quand on joue une tragédie de notre grand Corneille, on y croit voir parfois flotter le panache espagnol. Qui donc s’aviserait, quand on joue du Molière, de lui trouver une allure ou une couleur castillanes ? Et voilà bien la merveille de celui qui n’a pas cessé d’être notre grand comique ! Il n’a rencontré nulle part de plus précieuses ressources qu’au delà des Pyrénées. Et s’il y a un drame qui ait arrêté la diffusion de la Comedia en France pour lui substituer une forme d’art d’une portée absolument différente, c’est la comédie de Molière. »

Car, il y a autre chose dans le livre de M. Martinenche : il y a les raisons qu’il donne de sa conclusion ; et il y a surtout, pour justifier cette conclusion, la division qu’il fait des « Époques » du génie de Molière : 1° Vers la grande Comédie ; 2° L’Épanouissement du génie de Molière ; et 3° Vers la Comédie libre. C’est justement cette division qui ne me semble pas répondre avec une parfaite exactitude à la chronologie de l’œuvre de Molière, et à laquelle je voudrais essayer d’en substituer une autre.

Certes, je ne nie pas qu’entre autres caractères, Amphitryon, par exemple, ou Georges Dandin, qui sont de la dernière époque de la vie de Molière, s’opposent à l’École des Femmes ou à l’École des Maris¸ qui sont de la première, par une plus grande liberté d’allures et de facture. Si Georges Dandin n’a pas brisé le cadre conventionnel où s’ajustait encore l’intrigue de l’École des Femmes, il l’a du moins singulièrement élargi ; et ce n’est pas seulement la versification d’Amphitryon qui est libre, ou la donnée, mais la disposition générale de l’ouvrage. Il y circule une aisance, une élégance, une insouciance admirable, — on le croirait du moins, — de toutes les règles qui sont censées concourir à la « correction » d’un chef-d’œuvre ; et le charme en est fait de cette irrégularité même. Quoi de plus libre encore, dans le même sens du mot, que la bouffonnerie du Malade imaginaire, et, s’il y a vraiment dans Molière un poète, n’est-ce pas là qu’on le trouve ? Car il y a heureusement plusieurs manières d’être poète, et, pour en mériter le nom, il n’est pas nécessaire de l’être à la façon des romantiques. Mais ce qui me frappe encore bien plus que cette liberté, dans ces pièces de la dernière époque de la vie de Molière, c’est que nous n’avons sans doute au théâtre rien de plus « clair, » dont l’intention soit plus évidente ou l’idée plus facile à saisir, ni rien qui prête moins à la diversité des interprétations ou à la fantaisie de la critique. Rien ? Je me trompe, ou du moins c’est trop dire ! Nous avons l’École des Femmes, nous avons l’École des Maris, nous avons les Précieuses ridicules. Ici encore point d’hésitation ni de doute ! Il n’y a pas deux manières d’entendre l’École des Femmes ni les Précieuses ridicules. Nous savons de qui et de quoi l’on s’y moque. Molière n’a point voulu nous faire sérieusement compatir aux mésaventures d’Arnolphe, ni nous faire admirer les façons de Cathos et de Madelon. Si nous nous y laissions prendre, c’est nous qui serions ridicules, et l’hôtel de Rambouillet lui-même ne s’y est pas trompé. Les premières comédies de Molière ont ceci de commun avec les dernières, et les dernières avec les premières, d’être toutes diversement, également, et parfaitement claires.

Mais, considérez maintenant ses « chefs-d’œuvre, » et voyez les trois grandes pièces qui datent précisément du temps de l’« épanouissement de son génie ! » Voyez son Don Juan, son Tartufe, son Misanthrope ! Dirai-je qu’elles sont obscures ? On se récrierait sur le mot, et on aurait raison ! Mais elles sont certainement moins claires, ou plus troubles ; et ce sont précisément les œuvres de sa maturité.

De telle sorte que, tout au rebours de ce qui se voit d’ordinaire, et, par exemple, de l’évolution du génie de Racine, le progrès de celui de Molière n’a pas été continu dans la même direction. La courbe, si je puis ainsi dire, n’en a pas été continûment ascendante, comme de la Thébaïde à Phèdre ; et, au contraire, le point d’inflexion s’en trouve coïncider avec « l’épanouissement du génie du poète. » On ne l’a pas vu non plus, comme Corneille, depuis son Clitandre jusqu’à sa Pulchérie, « se chercher » d’abord ; « se trouver » ensuite ; et finalement « s’égarer » ou « se perdre. » Molière s’est trouvé tout de suite, si du moins nous ne tenons pas compte, — et nous en avons le droit, puisque nous ne les connaissons pas, — des « farces » qui ont pu précéder l’Étourdi et le Dépit amoureux ; il s’est alors égaré ; et finalement il s’est retrouvé. Et ce qui rend son cas encore plus intéressant, c’est qu’en s’égarant il a rencontré ses chefs-d’œuvre ! Quelque estime qu’en effet on puisse faire de l’École des Femmes et des Femmes savantes, si Molière est Molière, c’est comme auteur de son Tartufe et de son Misanthrope. On pourrait comparer, d’un peu loin il est vrai, mais on pourrait cependant comparer les Folies amoureuses, de Regnard, à l’École des Femmes, et on pourrait, — mettant d’ailleurs à part la qualité de la langue, — leur préférer à toutes deux le Barbier de Séville ! Mais il n’y a rien, dans notre théâtre, ni le Polyeucte de Corneille, ni l’Iphigénie de Racine, qui soit au-dessus de Tartufe ou du Misanthrope, et ce sont ces deux pièces qui tirent en quelque sorte Molière, du nombre des auteurs simplement plaisans, pour l’élever au rang de ces écrivains dont « la philosophie » nous importe autant que l’œuvre.

Et cependant, encore une fois, le Misanthrope, Tartufe et Don Juan sont obscurs ou énigmatiques. Comment et pourquoi le don Juan des premiers actes, le « grand seigneur méchant homme, » le Vardes ou le Guiche, dont les dehors, la désinvolture, l’élégance dans le crime et l’aisance dans le vice, non seulement déguisent l’immoralité, mais nous le rendent presque sympathique, et plus sympathique en tout cas que ses victimes, comment se change-t-il, et pour quelle raison, en l’hypocrite du cinquième acte ? Si l’on répond à cette question que Don Juan n’est qu’une pièce de circonstance, une pièce à spectacle, hâtivement composée, pour des raisons d’argent, et dont il n’y a pas lieu de tant creuser les intentions, ou si l’on veut que la tirade du cinquième acte s’explique par l’irritation de Molière contre les obstacles que l’hypocrisie continuait d’opposer à la représentation de Tartufe, la réponse n’en est pas une, et le sens de Don Juan n’en est aucunement éclairci. Et Tartufe, qui n’est pas une pièce de circonstance, quel est le sens de Tartufe ? C’est ce que je n’entreprendrai point de rechercher ici, l’ayant fait ailleurs, et mon opinion sur ce sujet ne s’étant point modifiée. Mais il me suffit aujourd’hui que la querelle soit toujours ouverte, et que sans doute elle doive durer aussi longtemps qu’on jouera Tartufe. On ne sera jamais absolument sûr que Molière y ait attaqué « la religion, » mais on ne sera jamais sûr du contraire. On ne pourra jamais affirmer qu’en attaquant les « dévots, » vrais ou faux, qui gênaient les amours de Louis XIV avec La Vallière ou Montespan, il ait voulu faire sa cour au Roi, mais on ne démontrera jamais qu’il n’en ait pas eu l’intention. On ne sera jamais sûr de la « sincérité » du dénouement de Tartufe, et on pourra toujours se demander si la respectueuse ironie n’en a pas quelque chose de « révolutionnaire. » Semblablement, aux dépens de qui Molière a-t-il voulu nous faire rire dans le Misanthrope ? Qu’a-t-il mis de lui-même, et du fond de son cœur, dans le personnage d’Alceste ? Et de quel côté nous conseille-t-il de nous ranger nous-mêmes, du côté d’Alceste et de sa misanthropie fantasque, ou du côté de Philinte et de son universelle complaisance ? On sait qu’à toutes ces questions, s’il n’y a pas tout à fait autant de réponses que de commentateurs du Misanthrope, il y en a toutefois beaucoup, et c’est ici tout ce que je veux dire. Le Misanthrope, Don Juan, Tartufe sont « obscurs, » parce qu’ils provoquent des questions que ne soulèvent ni l’École des Femmes ou l’École des Maris, qui leur sont antérieures, ni l’Avare ou les Femmes savantes, qui leur sont postérieures ; et ils sont « obscurs » parce que nous ne pouvons pas donner à ces questions de réponses décisives. Cherchons un peu les raisons de cette obscurité.


II

Ne parlons pas de la rapidité de la composition. Le temps « fait quelque chose à l’affaire, » quoi que Molière en ait dit lui-même, ou fait dire à son Alceste ; mais Molière a toujours écrit vite, et rien, à cet égard, ne distingue beaucoup son Don Juan de son Avare, ou son Misanthrope de ses Femmes savantes. Je ne sais pourquoi je me figure, en y songeant, que les procédés de travail ou de composition et de création de Molière, — sur lesquels on remarquera que nous n’avons aucun renseignement, — n’ont pas dû être sans quelque analogie avec ceux d’Honoré de Balzac, au siècle dernier : plusieurs sujets, d’inégale importance et de signification diverse, que le poète porte pour ainsi dire confusément dans sa tête, où ils se développent d’eux-mêmes, comme à son insu, jusqu’au jour où, l’un d’eux éprouvant le besoin de se réaliser, il se détache, et l’exécution en est alors aussi rapide que la préparation en a été lente... Mais, dans le cas particulier, ni l’Avare, ni les Femmes savantes ne paraissent avoir été composés moins vite que le Misanthrope ; ils ont été certainement moins retouchés, remaniés, corrigés ou refaits que Tartufe ; et il faut donc chercher ailleurs l’explication que nous voudrions.

On pourrait peut-être la demander aux circonstances. Il n’est question, depuis tantôt cent ans, que de la lumière que la biographie d’un grand écrivain jetterait sur la signification de son œuvre ; et, en conséquence, on ne se lasse point d’étudier « les points obscurs de la vie de Molière ; » mais, pour ce qui est d’essayer, après cela, d’en tirer quelque clarté nouvelle sur le Bourgeois gentilhomme, ou sur Monsieur de Pourceaugnac, il semble que l’on s’en remette, l’un après l’autre, à une prochaine occasion ! On nous a donc amplement conté les infortunes conjugales de Molière, en y attachant peut-être un intérêt que leur banalité ne justifiait point ; mais on a négligé d’examiner si ces infortunes, en même temps qu’elles troublaient la vie publique et privée de Molière, n’auraient pas altéré, pour un moment du moins, la lucidité de son génie. Il y avait là pourtant des suppositions à faire, de toute nature, et même des sottises à dire, dont je suis surpris que les Moliéristes n’aient pas saisi le prétexte avec leur avidité coutumière.

Les dates, pour une fois, les auront peut-être gênés. C’est en 1662 [février] que Molière a épousé Armande Béjart, — entre les Fâcheux, [août 1661] et l’École des Femmes [décembre 1662], — et on peut, si l’on le veut, faire de galantes conjectures sur ce que cet intervalle de dix-huit mois est la plus longue interruption de production qu’il y ait dans toute la carrière de Molière ; et, en effet, dans ses années fécondes, il donnera jusqu’à trois pièces, en 1668 par exemple, qui verra paraître Amphitryon [janvier], Georges Dandin [juillet] et l’Avare [septembre]. Il n’y a pas trace d’inquiétude conjugale dans l’École des Femmes ; et, si l’on tient compte de ce fait que l’acte de baptême du premier enfant de Molière est de février 1664, et celui du second, sa fille, du mois d’août 1665, on admettra sans doute qu’à cette date, quoi qu’en disent les sales pamphlets du temps, les coquetteries d’Armande n’avaient pas éveillé sa jalousie de mari. Or, les trois premiers actes de Tartufe ont été joués à Versailles en mai 1664, et la première représentation de Don Juan est de février 1665. Il est vrai que le Misanthrope est de 1666, du mois de juin, et qu’indépendamment des vers passionnés où il semble que Molière s’exprime par la bouche d’Alceste, les contemporains reconnurent, dit-on, Mlle Molière, dans le personnage de Célimène, qu’elle jouait « d’original. » « La comédie du Misanthrope en dit long, — écrit là-dessus M. Paul Mesnard, — si l’on n’y conteste pas l’intention de Molière d’y décharger son cœur. » Mais précisément on peut la contester, si, comme nous l’avons fait observer ailleurs, quelques-uns des vers les plus passionnés du Misanthrope sont empruntés à Don Garcie de Navarre ; et si Célimène peut bien avoir quelques traits de Mlle Molière, mais ni plus ni moins que Tartufe en a, nous dit-on, quelques-uns de l’abbé de Roquette, ou don Juan quelques-uns des Vardes et des Guiche. Les « grandes coquettes » n’étaient pas rares à la cour de Louis XIV[1].

Si cependant, au lieu de s’attacher aux circonstances en elles-mêmes, on n’en retenait que les effets, on trouvera naturel que le mariage, et un mariage aussi disproportionné que celui de Molière avec Armande Béjart, ait en plus d’un point modifié sa manière de voir et, par suite, sa manière de comprendre la vie et son art. Mais, en ce cas, c’est aussi d’une autre manière que la question se pose, et ce n’est plus en dehors, pour ainsi dire, de Don Juan, de Tartufe et du Misanthrope, dans la biographie de Molière, mais intérieurement, et dans la nature des œuvres elles-mêmes qu’il faut chercher la raison du caractère que nous leur attribuons. Nous estimons pour notre part que la vraie raison de ce qu’il y a d’obscur et d’incertain dans ces pièces, c’est tout simplement que Molière a essayé d’y « passer les bornes de son art, » ou, si l’on le veut, celles de son genre, et d’inaugurer une sorte de comédie qui fût aussi nouvelle par rapport à l’École des Femmes et aux Précieuses ridicules que celles-ci l’étaient elles-mêmes par rapport à Jodelet, Maître valet ou à Don Japhet d’Arménie. Et nous disons que, s’il n’y a réussi qu’à moitié, c’est sans doute que personne n’y eût pu complètement réussir ; et si personne ne l’eût pu, c’est peut-être, c’est même assurément que la tentative en était irréalisable ! Car, les genres littéraires ont leurs lois, qui ne sont point des « lois d’airain, » on ne saurait trop le redire, ni donc si rigides qu’on ne puisse échapper quelquefois à leur contrainte, mais qui sont cependant des lois ou, si l’on le veut, des conditions qui s’imposent, même à un Molière, et c’est ce qu’il est intéressant de voir dans un cas comme celui de Molière.

Si l’École des Femmes et l’École des Maris sont en effet des comédies parfaitement claires, comme Amphitryon et comme les Femmes savantes, c’est qu’elles sont des comédies... comiques, ou, si l’on préfère un autre mot, qui ne prête point à discussion, c’est qu’elles sont, dans l’inspiration générale comme dans la donnée du sujet, des comédies parfaitement « gaies. » Ai-je besoin de montrer combien en diffèrent à cet égard Don Juan, Tartufe ou le Misanthrope ? Le Misanthrope est une comédie triste, et Tartufe est une comédie sombre. Pourquoi cela ? Je crois qu’on peut le dire. Elles sont tristes ou sombres, parce que l’objet de l’action, l’amour malheureux d’Alceste pour Célimène, ou la spoliation de la famille d’Orgon par les manœuvres de Tartufe, y est pris au sérieux, et non plus du tout en riant : ridendo. Amphitryon n’est manifestement qu’une fable, et Monsieur de Pourceaugnac une farce. L’École des Femmes ou les Femmes savantes, — quelque place qu’y occupe « l’imitation de la nature, » ou « la reproduction de la réalité, » — ne sont encore que des fictions, à nous proposées, et traitées par l’auteur comme telles. Si les Arnolphe et les Argan, les Chrysale et les Philaminte, les Trissotin et les Vadius, les Pourceaugnac et les Sottenville, les Béline et les Bélise ne sont pas de pures « caricatures, » ce ne sont pas non plus des « portraits, » et il n’importe, à cet égard, qu’on en puisse nommer les originaux. Car, la ressemblance fût-elle entière, ce sont les aventures de tous ces personnages qui seraient toujours irréelles. Et, nous en sommes avertis d’abord :


Quoi, le beau nom de fille est un titre, ma sœur,
Dont vous voulez quitter la charmante douceur...


Cette attaque d’Armande suffit à « situer » le genre, et à donner le ton. Voyez encore la première scène de l’École des Femmes. Il ne s’agit de rien qui soit « arrivé » ni qui doive arriver, et le poète, en imitant la nature, s’en joue lui-même, et nous en amuse. L’observation, souvent exagérée, mais généralement juste, n’a garde d’enfoncer un peu profondément. Si l’auteur manifeste quelque intention de « moraliser, » de nous instruire ou de nous corriger, c’est en nous faisant rire. Le châtiment de son Arnolphe ou de son Argan n’est que d’être ridicules. Ni l’un ni l’autre, pas plus que le « seigneur Jupiter » dans Amphitryon, ou cet animal de Trissotin, ne sont des vicieux. Sont-ils seulement des « caractères ? » Je dirais volontiers qu’ils n’en sont que la figuration. Et, finalement, d’avoir vécu deux ou trois heures en leur compagnie, nous en emportons sans doute une tout autre impression que des « turlupinades » de Don Japhet d’Arménie ou des bouffonneries du Légataire universel, mais aucune amertume, ni l’ombre d’une irritation.

Nous venons d’en dire la cause, qui est que, pas plus qu’au sérieux de la donnée, nous ne croyons à la réalité de l’intrigue. Ces choses, disions-nous, ne sont pas « arrivées ; » mais, supposé qu’elles fussent « arrivées, » elles ne se seraient point passées comme on voit ici qu’elles se passent. Laissons Pourceaugnac ou Scapin ! Mais s’il était constant qu’un Arnolphe eût acheté toute petite une Agnès à sa mère, et, dans un couvent, « loin de toute pratique, » l’eût fait élever sous la recommandation de « la rendre idiote autant qu’il se pourrait, » avec l’intention d’en faire un jour sa femme, ce n’est vraisemblablement pas Horace, le fils de son ami, qui la lui eût enlevée, et ce n’est pas lui, Arnolphe, qui eût introduit ce « blondin » dans la place. La combinaison porte pour ainsi dire en soi l’aveu de son artifice et de son irréalité. Pareillement l’intrigue de l’Avare, — ce fils, rival en amour et à la fois emprunteur des écus de son père, — ou l’intrigue des Femmes savantes. Mais, au contraire, quoi de plus naturel que l’intrigue du Misanthrope ? ou celle même de Tartufe ? et je dirai de plus réel ? qui soit moins en dehors ou en marge de la vie commune ? de moins conventionnel ou de moins artificiel ? Les moyens de Tartufe sont classiques, étant universels et quotidiens, pour accaparer une fortune, provoquer une donation, capter un testament ; et c’est tous les jours, dans tous les mondes, l’ancien et le nouveau, le grand et le petit, qu’une coquette se joue de l’amour d’un honnête homme, et qu’elle s’en joue précisément à la manière de Célimène, sans calcul, et rien qu’en suivant le mouvement de sa propre nature.

Ajoutons, maintenant, à cette vraisemblance de l’intrigue, la vérité des caractères ? Et, en effet, on ne saurait enfoncer un peu avant dans l’analyse des « caractères, » sans rencontrer, sans toucher la laideur ou la misère humaines. Célimène est « odieuse, » avec sa coquetterie, je veux dire avec son instinct d’attirer, d’attiser autour d’elle et d’exaspérer le désir des hommes ; et je n’ai besoin de qualifier ici ni don Juan ni Tartufe. Mais trouve-t-on, en leur genre, et s’il est autre, qu’Alceste, ou qu’Orgon même, trouve-t-on qu’Elvire, que Charlotte, que Mathurine prêtent à rire ? On riait d’Arnolphe et d’Argan, parce qu’ils n’étaient que des épreuves affaiblies, si je puis ainsi dire, des épreuves habilement « retouchées » de la réalité de leur type, adaptées à l’optique de la scène et ramenées à la formule de la comédie. Mais le moyen de rire des victimes de don Juan ou de Tartufe ? et le moyen de rire même d’Alceste ? C’est qu’il est bien possible, je le veux, puisqu’on l’a dit, que « le rire soit le propre de l’homme, » mais la vérité n’a jamais fait rire personne ; et, au contraire, dans la littérature et dans l’art, à mesure que les imitations qu’on en fait en approchent, elles deviennent tristes et douloureuses comme elle. C’est ce que nous voyons dans Don Juan, dans Tartufe, dans le Misanthrope. L’intérêt même que l’on y prend à la vérité de l’observation y gêne l’explosion du rire, et le comique s’évanouit dans la fidélité de la représentation. Qu’y a-t-il de comique dans la colère amoureuse et désespérée d’Alceste ? ou dans la sèche et hautaine réponse de don Juan à Sganarelle : « Je crois que deux et deux sont quatre, et que quatre et quatre sont huit ? « Ceux qui voudront néanmoins continuer d’en rire auront la ressource de ne pas comprendre.

Mais c’est pourquoi, dans ces grandes pièces, il n’y a de « comique, » à proprement parler, que les scènes surajoutées dans l’intention expresse de faire rire, — celle de don Juan et de M. Dimanche, par exemple ; celle d’Alceste et de M. Dubois, « plaisamment costumé » dans le Misanthrope ; la scène même du sonnet, qui n’est pas du fond du sujet, — ou les moyens tout à fait extérieurs, la scène de table dans Tartufe, ou l’agenouillement d’Orgon et de Tartufe aux pieds l’un de l’autre. Tandis que, dans l’École des Femmes ou dans les Femmes savantes, le comique circule d’un bout de la pièce à l’autre, et que tout y tourne au rire, jusqu’aux lamentations d’Arnolphe ou à la déconfiture de Trissotin, ici, c’est du dehors seulement que s’introduit un rayon de gaîté. Le domestique effaré, le villageois qui jargonne, la servante « forte en gueule, » la grand’mère qui radote, l’huissier qui parle d’une voix de fausset, l’auteur vexé qu’on ne goûte pas ses vers, les amoureux qui se brouillent et qui se réconcilient, tels sont les élémens du comique de Don Juan, de Tartufe, du Misanthrope. On les en pourrait tous les trois alléger, ou débarbouiller, sans nuire au développement du sujet, ni surtout à l’intention de l’auteur. Manifestement, Molière, ici, s’est proposé quelque chose de plus que de nous amuser ou de nous « plaire, » au sens qu’il entendait le mot dans sa Critique de l’École des Femmes. Son dessein va plus loin. Et si, comme nous le croyons, on ne l’entrevoit qu’un peu confusément, ce n’est pas que dans sa pensée ce dessein ne fût très précis, ni que des raisons de prudence l’aient obligé de le dissimuler, mais c’est que comme nous le disions. Don Juan, Tartufe, le Misanthrope, tout en demeurant des comédies sur l’affiche ou dans la forme, sont autre chose dans le fond, et cependant, — à cause de l’obscurité que jette, sur leur nature, la contradiction de la forme et du fond, — ce ne sont point non plus des « drames. »

Enfin, on remarquera que de toutes les pièces de Molière — y compris son Don Garcie de Navarre, — celles-ci, Don Juan, le Misanthrope et Tartufe sont les seules dont le dénouement soit malheureux. Il y a discussion pour Tartufe, et le dénouement n’en est malheureux qu’autant qu’on le suppose peu conforme ou même contraire à la vraie pensée du poète : et, aussi bien, c’est l’opinion de plus d’un commentateur. Mais en tout cas on ne saurait nier que le dénouement de Don Juan soit tragique, et celui du Misanthrope au moins mélancolique. Ce n’est pas ainsi que se dénoue l’Avare, dont la terminaison rappelle celle de l’École des Femmes, et ce n’est pas ainsi que se dénoue Georges Dandin, dont les dernières scènes, amères et cruelles au fond, sont tournées si habilement au rire. Le caractère de ces dénouemens a sans doute une signification, et nous ne pouvons pas la négliger quand il s’agit de préciser le caractère du Misanthrope. Ici encore nous nous écartons des conventions ordinaires de la comédie, je dirais volontiers de la convention fondamentale, qui est qu’elle doit bien finir, et que c’est là d’abord ce qui la distingue de la tragédie

Une dernière observation vient à l’appui de celles qui précèdent. Nous avons parlé jusqu’ici comme si, dans la production de Molière, les trois premiers actes de Tartufe avaient été suivis immédiatement de Don Juan, et Don Juan du Misanthrope. Et cela est vrai ! sauf cependant que l’Amour Médecin s’intercale entre Don Juan et le Misanthrope ; et que le Misanthrope, à vingt ou vingt et un jours de date, a été suivi du Médecin malgré lui, qui sans doute est l’une des plus joyeuses bouffonneries de Molière. Quelques ennuis que lui valussent en ce temps-là les coquetteries d’Armande, auxquels il faut ajouter ceux qui provenaient des obstacles que l’on continuait d’opposer à la représentation publique de Tartufe, ils n’avaient donc ni tari ni troublé la source de sa gaîté : j’entends la gaîté de l’auteur et non de l’homme. Il est permis, je crois, d’en conclure, avec une pleine assurance, que si Tartufe, Don Juan, et le Misanthrope se distinguent, dans l’ensemble de l’œuvre, par quelques traits particuliers, l’origine n’en est point imputable aux « circonstances ; » mais il y faut bien voir un effet de la volonté de Molière. Molière, en son Tartufe comme en son Misanthrope, a voulu faire « autre chose » que dans l’École des Femmes ; il a voulu rapprocher la comédie de la réalité de la vie, la rendre plus « sérieuse » en ne lui ôtant rien de ce qu’elle comportait de « plaisant ; » il a voulu lui faire porter, en quelque sorte, plus de pensée qu’elle n’en avait soutenu jusqu’alors ; il a voulu, conformément à l’ambition qu’il avait exprimée dans la Critique de l’École des Femmes, l’égaler à la tragédie pour l’importance des intérêts qui s’y agitaient ; et nous disons qu’étant Molière, s’il n’y a pas réussi, c’est que son génie s’est heurté aux bornes infranchissables du « genre. »

C’est ce qui explique également qu’en dépit de toutes les critiques qu’on en a faites et qu’on en fera, deux au moins de ces pièces énigmatiques et obscures, Tartufe et le Misanthrope, n’en demeurent pas moins les chefs-d’œuvre de Molière. Oui, — pour ne rien dire de ses farces immortelles, du Médecin malgré lui, puisque nous venons de le citer, ou du Malade imaginaire, — oui, l’École des Femmes est plus gaie que Tartufe, et les Femmes savantes ont, en leur correction, je ne sais quoi de plus classique que le Misanthrope ! Alceste ne nous fait pas rire ! et Tartufe nous effraierait ! Les grammairiens pourront ajouter que, si la phrase poétique de Molière est quelquefois embarrassée, c’est dans Tartufe, et que, si l’on a retenu de lui quelques métaphores qui nous étonnent, c’est dans le Misanthrope qu’on les trouve. Il y a « le poids d’une grimace où brille l’artifice, » et il y a les « régals peu chers d’une estime à la fois glorieuse et prostituée. » Mais il n’en est pas moins vrai que si Molière, bourgeois de Paris, est quelque chose de plus qu’un bourgeois de Paris, — et que Boileau, par exemple, qui en est un autre, — c’est grâce au Misanthrope, et c’est grâce à Tartufe. Car, sans Tartufe et sans le Misanthrope, nous ne verrions peut-être pas dans l’École des Femmes elle-même tout ce que nous y voyons et que, de fait, il y faut voir. Dans un sujet identique, nous ne mesurerions pas la supériorité de l’École des Femmes sur les Folies amoureuses, étincelante bouffonnerie, et sur le Barbier de Séville, âpre satire d’une société qui s’en va. Nous verrions moins clairement qu’avec à peine un peu plus de « sérieux » dans la manière de traiter le sujet, l’École des Femmes a peut-être marqué la limite extrême de ce que peut « la comédie, » sans cesser d’être elle-même pour évoluer vers le drame. Et, certainement, nous ne verrions pas dans la même lumière, si je puis ainsi dire, la gravité du problème que s’est proposé Molière, lequel n’est autre que de savoir jusqu’où peut aller dans l’art, sans en faire éclater les cadres, l’imitation de la réalité ou la représentation de la vie.

C’est pour en avoir lui-même reconnu la difficulté, par une triple expérience, qu’à dater de 1667, Molière s’est rabattu sur la conception de la comédie qui était encore la sienne en 1662. Les ennuis et les difficultés de toute sorte ont beau l’assaillir désormais de tous les côtés. Il compose maintenant Amphitryon, tandis qu’Armande le trompe ; il compose l’Avare, en attendant l’autorisation, qu’on ne lui donne toujours pas, de représenter Tartufe. Ni la maladie n’interrompt sa verve, et il plaisante seulement la médecine avec plus de violence ; ni les chagrins n’assombrissent la gaité dont il s’est fait une obligation professionnelle, et il y a seulement quelque chose de plus âpre dans Georges Dandin que dans les développemens qu’il avait donnés du même thème. Mais, surtout, la clarté reparaît, dans Pourceaugnac, dans le Bourgeois gentilhomme, dans les Fourberies de Scapin, dans les Femmes savantes, et il termine à la fois sa carrière et sa vie par le Malade imaginaire, où précisément, sous l’énormité de la caricature, on retrouve, mûrie par l’expérience de la maladie, cette « philosophie de la nature » dont il avait donné la première, et déjà singulièrement audacieuse expression dans l’École des Femmes et dans l’École des Maris.


III

Quelles conclusions tirerons-nous de là ? Celle-ci, premièrement, qu’il existe des « genres littéraires, » et que ces genres sont soumis à des lois. C’est ce qu’on ne veut pas admettre aujourd’hui. « Les genres, dit-on, qu’est-ce que les genres ! En quoi cela consiste-t-il ?» Et quand on a beaucoup d’esprit, on demande quelle en est la couleur ou la forme ? S’il faut pourtant bien reconnaître « que toute littérature est épique, dramatique, ou lyrique, » on ne veut pas dire autre chose quand on affirme l’existence des genres ; et on a seulement des raisons de le dire d’une autre manière. L’une d’entre elles est précisément de ne pas immobiliser les genres dans des bornes trop étroites. Mais pour être variables, ces bornes n’en existent pas moins, et. dans l’histoire de la littérature ou de l’art comme dans la nature même, il y a toujours une limite à la variation. Cette limite s’atteint par le moyen d’une succession de formes qui vont de la réalisation primitive ou rudimentaire du genre, de la farce de la foire, par exemple, ou du vaudeville à la haute comédie, laquelle déjà confine au drame, et déjà par conséquent n’est plus qu’à peine la comédie. Tel est justement le cas de Tartufe et du Misanthrope. Le Misanthrope et Tartufe sont déjà des tragédies bourgeoises que Molière a vainement essayé de faire entrer dans le cadre de la comédie. Or, on ne fait pas rire avec la représentation du vice ou la peinture de la souffrance ; et, disons quelque chose de plus : on ne fait pas rire, — ou pleurer, — au théâtre, avec des imitations trop fidèles de la réalité. La discordance est trop forte entre les moyens et l’objet. C’est encore le cas de Tartufe et du Misanthrope. Ni le sujet, ni les personnages, ni les caractères n’en sont assez fictifs. Tout ce réalisme ou ce naturalisme, qui conviendraient peut-être au roman, débordent en tous sens le cadre, ou la définition de la comédie, — et cet enseignement d’art vaut la peine d’être retenu.

Une autre conclusion se dégage de cet examen. Sainte-Beuve a écrit, dans un passage que rappelle M. E. Martinenche : « Molière jusqu’à sa mort fut en progrès dans la poésie du comique. Qu’il ait été en progrès dans l’observation morale et ce qu’on appelle haut comique, celui du Misanthrope, du Tartufe et des Femmes savantes, le fait est trop évident, et je n’y insiste pas... » Il en est de ce fait « trop évident » comme de beaucoup d’autres, et, à vrai dire, on vient de le voir, il ne lui manque, pour être tout à fait évident, que « d’avoir existé. » Du Misanthrope, qui est de 1666, et de Tartufe, que nous daterons ici de 1667, — nous pourrons le dater de 1664, — aux Femmes savantes, qui sont de 1672, il n’y a nul progrès de Molière dans l’observation morale, ni de sa comédie vers ce qu’on « appelle haut comique ; » et le contraire serait même plus vrai. L’observation morale est assurément plus superficielle, plus conventionnelle surtout, dans l’Avare que dans le Misanthrope ; et le « haut comique » des Femmes savantes, en comparaison de celui de Tartufe, n’est que du haut comique de collège : on comprend les Précieuses ridicules, un acte en prose ; on ne comprend pas cinq actes en vers pour bafouer un ridicule d’aussi peu de portée sociale que celui des Femmes savantes... Mais, quoi qu’il en soit de ce point particulier, toujours est-il que quand on veut parler des progrès d’un écrivain dans son art, il faut tenir de la chronologie de son œuvre un peu plus de compte que l’on ne faisait au temps de Sainte-Beuve, et surtout si sa carrière a été aussi courte que celle de Molière, laquelle, comme on sait, n’a pas duré quinze ans, de 1659 à 1673. On ne peut alors y regarder de trop près, si l’on y veut distinguer des « Époques, » ni préciser avec assez d’exactitude la succession des œuvres dans le temps.

Ajoutons que le cas est de ceux où l’on voit le grand avantage de substituer, en histoire littéraire, au mot et à l’idée de Progrès, ceux de Développement ou d’Evolution. Il n’est pas du tout nécessaire en effet que la production d’un grand écrivain soit continûment en progrès sur elle-même, ou, au contraire, en décadence ; mais ce qui est certain, c’est qu’à moins qu’il ne s’immobilise, à un moment donné, pour des raisons à lui, dans l’exploitation de sa propre manière, il évolue ; et ce qui est intéressant, c’est de suivre, en essayant d’en caractériser les accidens ou les phases, le cours de cette évolution. On voit alors que cette évolution n’est pas la même pour tous, dans un même siècle ou dans une même école ; et rien ne paraît plus simple ou plus naïf qu’une telle observation ; mais, au moment où j’écris, c’est ce que ne soupçonnent pas beaucoup de critiques et d’historiens de la littérature. Ils ont l’air de croire, conformément à la formule que nous avons rappelée plus haut, que tout artiste ou tout écrivain, après avoir dépensé plus ou moins de temps à « se chercher, » comme le Corneille de Clitandre et de la Galerie du Palais, « se trouve, » donne ses chefs-d’œuvre, et, comme le Corneille d’Agésilas et d’Attila, « se perd ; » — à moins que, comme le Racine d’Esther et d’Athalie, il ne se surpasse ! La nature est plus diverse et surtout moins systématique. Il y en a qui s’étaient « trouvés » même avant que d’avoir eu besoin de « se chercher ; » et ce sont tous ceux qui n’ont pas tenu, au cours d’une carrière parfois assez longue, les promesses de leurs débuts. Il y en a d’autres qui se sont « cherchés » toute leur vie, sans jamais réussir à se « trouver. » Et il y en a, comme Molière, qui, s’étant trouvés d’abord, ont failli se perdre, et se sont retrouvés...

Nous voudrions que la critique et l’histoire littéraire eussent égard à toutes ces nuances. Car ce sont elles qui déterminent l’originalité de l’artiste ou de l’écrivain. Un artiste original c’est celui qui a conçu d’une manière, à lui personnelle et unique, l’art qu’il semble que vingt autres aient pratiqué comme lui. Ne posons pas, nous l’avons dit, la question de l’ « invention, » et renvoyons au livre de M. Martinenche tous ceux qui seraient curieux de connaître les modèles espagnols de la comédie de Molière. Mais nous avons en français beaucoup d’auteurs comiques ! Pourquoi n’avons-nous qu’un Molière ? Est-ce qu’il est plus « gai » que Scarron, par exemple, ou s’il écrit mieux que Regnard ? Son Misanthrope est-il mieux « intrigué » que le Barbier de Séville ? Ses Femmes savantes sont-elles une satire plus mordante que le Monde où l’on s’ennuie ? Son Tartufe est-il plus vrai que les Corbeaux ? Oui, peut-être ! et peut-être aussi que non ! Mais surtout il a vu dans la comédie, il y a mis, ce que personne avant lui ne s’était avisé d’y mettre, et il n’a pas dépendu de lui, mais des bornes naturelles du genre, qu’il n’y fît entrer encore davantage. C’est ce que nous voudrions avoir montré dans les pages qui précèdent ; et, si nous l’avions montré, ce ne serait, on l’a vu, qu’en distinguant soigneusement les « époques » de son génie. Si, de plus, nous avions montré que le génie lui-même ne saurait renverser les bornes des genres, ce serait une autre satisfaction, d’une autre nature ! Et c’en serait une dernière, si quelqu’un tirait enfin de ces observations ce qu’on en pourrait tirer pour réviser, compléter et refaire en quelques points la biographie de Molière. Nous n’avons pas besoin de souhaiter une satisfaction de ce genre à l’auteur de Molière et la Comedia espagnole ; — et elle lui est dès à présent acquise.


F. BRUNETIÈRE.

  1. On pourrait peut-être retrouver encore quelques traits de Célimène dans un personnage épisodique du Grand Cyrus de Mlle de Scudéri.
    Je parcourais un jour, distraitement, l’Histoire littéraire des femmes françaises, de l’abbé de La Porte [Paris, 1769, Lacombe, 5 vol, in-8o] quand, à l’article de Mlle de Scudéri, je rencontrai le passage suivant [t. I, p. 178] :
    « ... Enfin la dernière histoire est de l’amant jaloux : celle qu’il aime est recherchée par plusieurs personnes de qualité, qu’elle traite civilement. Il les regarde comme autant d’amans favorisés. On lui déclare qu’on l’aime plus que tous les autres ; sa jalousie ne diminue point par un aveu si flatteur ; enfin sa maîtresse, qui ne prévoit que des malheurs de la part d’un caractère aussi singulier, lui déclare qu’elle ne l’épousera jamais, quoiqu’elle l’aime uniquement. »
    N’eût-on pas dit, en quelques lignes, une analyse du Misanthrope ? Je me mis donc à la recherche de l’histoire de l’Amant Jaloux, et comme le passage de l’Histoire littéraire ni n’en indiquait le lieu, ni ne donnait les noms des personnages, j’employai bien une huitaine de jours à explorer le Grand Cyrus. Enfin je retrouvai l’épisode, et on le trouvera au tome III, livre premier, du Grand Cyrus, p. 225 de l’édition de 1654. L’imitation qu’il se pourrait que Molière en eût faite, — car je ne veux rien affirmer, — et qui ne paraissait pas douteuse dans le résumé de l’Histoire littéraire, est ici moins évidente et comme noyée dans la prolixité coutumière de Mlle de Scudéri. On jugera pourtant si quelques traits ne méritent pas d’en être retenus, et de passer dans les annotations qu’on fait au Misanthrope.
    « Je suivais Alcidamie, — c’est le nom de la personne, et l’amant jaloux conte lui-même son histoire, — ou je la faisais suivre en tous lieux, car encore qu’elle eût eu la bonté de me donner quelque espérance, elle ne laissait pas de conserver l’égalité de son humeur pour tout le monde, et d’avoir une civilité universelle, qui me faisait désespérer, et qui faisait aussi que je la persécutais étrangement. »
    Voici un autre passage :
    « Puisque c’est un mal incurable [que votre jalousie], me dit-elle, il ne faut donc point songer à le guérir, et il ne faut penser qu’à le cacher si bien que personne ne s’en aperçoive ! — Je voudrais le pouvoir faire, lui dis-je, mais le moyen de vous voir éternellement entourée de personnes qui vous sont agréables, sans en témoigner du chagrin ? — Quoi, dit-elle, vous voudriez que je ne visse jamais que des personnes incommodes ! que je fusse toujours en des lieux fâcheux et peu divertissans ! que je haïsse la musique ; que je n’aimasse point la promenade ; que la conversation me déplût ; et que je passasse enfin toute ma vie dans la solitude ! — Je n’en souhaite pas tant, lui dis-je, mais je voudrais bien, s’il était possible, que le prince Polycrate, Théanor, Timisias, et même Hipparque, ne fussent pas aussi bien avec vous que Léontidas. » Léontidas, c’est lui-même.
    Un dernier rapprochement ne paraîtra pas moins intéressant :
    « Alcidamie rougit à ce discours, et après avoir été quelque temps sans parler, elle commença de me dire qu’elle trouvait qu’il était à propos de me faire voir quel rang toutes ces personnes-là tenaient dans son cœur, et alors elle me dit : qu’elle estimait Polycrate comme un grand Prince, et qui de plus aimait passionnément Ménéclide son amie ; — que pour Théanor, elle n’avait pour lui ni haine, ni amitié ; — que pour Timisias, elle avait plus de disposition à le haïr qu’à l’aimer ; — et que pour Hipparque, elle n’aimerait jamais sa personne, et toujours sa conversation. »
    Et la conversation se termine par cette déclaration d’Alcidamie : « qu’elle aimerait incomparablement mieux épouser un homme qui la haïrait, qu’un autre qui l’aimerait avec jalousie, » et le malheureux Léontidas n’a plus d’autre ressource que d’aller chercher loin d’elle :
    ... un endroit écarté
    Où d’être en paix jaloux il ait la liberté.