Essais et Notices - Les corrections de Montaigne

La bibliothèque libre.
Essais et Notices - Les corrections de Montaigne
Revue des Deux Mondes6e période, tome 16 (p. 943-946).
ESSAIS ET NOTICES

LES CORRECTIONS DE MONTAIGNE


Reproduction en phototypie de l’exemplaire avec notes manuscrites marginales des Essais de Montaigne appartenant à la ville de Bordeaux, publiée avec une Introduction, par M. Fortunat Strowski ; 3 vol. in-4o ; Hachette.


Montaigne est peut-être, avec Pascal, celui de nos grands écrivains français, dont l’œuvre et la pensée ont été, ces dernières années, étudiées avec le plus de ferveur. Les travaux de M. Bonnefon, de M. Stapfer, de M. Edme Champion, de M. Armaingaud, de M. Strowski, de M. Villey ont renouvelé ce sujet, qui est probablement inépuisable. M. Strowski nous a donné les deux premiers volumes de sa belle édition « municipale » des Essais. Une autre somptueuse édition est en cours d’impression à l’Imprimerie nationale. Enfin, comme pour faire pendant à l’admirable reproduction en phototypie, qu’elle a fait paraître en 1905, du manuscrit des Pensées de Pascal, voici que la librairie Hachette vient de publier celle de l’exemplaire des Essais qui appartient à la ville de Bordeaux.

On sait en quoi consiste ce précieux exemplaire. C’est, à proprement parler, l’exemplaire que Montaigne voulait faire servir à une sixième et dernière édition de son œuvre, et sur les marges ou entre les lignes duquel il avait accumulé toutes ses corrections et additions ; c’est, de toute évidence, l’exemplaire même qu’il voulait envoyer à son imprimeur, et qui aurait servi de « copie » pour l’édition nouvelle. Montaigne semble avoir commencé ce travail de révision et de correction à la réception même des « bonnes feuilles » de son édition de 1588, — il paraît à peu près certain qu’il a travaillé sur des « bonnes feuilles, » et non pas sur un exemplaire relié, — et si peut-être il ne l’avait pas entièrement achevé, quand il mourut en 1592, il l’avait certainement poussé bien près du terme. En tout cas, c’est cet « exemplaire de Bordeaux » qui a servi de base à l’établissement du texte de l’édition définitive des Essais que Mlle de Gournay a procurée en 1593. Comme le dit très bien M. Strowski, dans cet exemplaire tout couvert de l’écriture du grand écrivain, « nous avons à la fois la pensée dernière de Montaigne et la forme définitive qu’il voulait donner au livre qui était son image. »

On conçoit dès lors tout l’intérêt de « l’exemplaire de Bordeaux, » tout l’intérêt aussi de la publication qui en facilite l’étude au commun des lecteurs. Nous voudrions tout connaître d’une grande œuvre littéraire. Non seulement nous désirerions nous en représenter la genèse intérieure jusque dans le plus minutieux détail ; mais encore nous aimerions voir l’écrivain à sa table de travail ; il nous plairait de suivre sur le papier le labeur de sa plume et les caprices de son inspiration ; nous souhaiterions surprendre son premier jet, ses repentirs, ses ratures et ses retouches ; nous voudrions lire et comparer ses brouillons successifs, recueillir la série de ses corrections d’épreuves, bref, depuis le moment où la pensée maîtresse de son livre jaillit dans le cerveau de l’auteur jusqu’au jour où un texte imprimé la réalise à tous les yeux, nous voudrions la voir naître, grandir, se transformer et se développer devant nous. Hélas ! il est extrêmement rare que notre curiosité trouve, même modérément, à se satisfaire : les auteurs n’aiment guère à laisser traîner leurs manuscrits et leurs épreuves. Aussi, quand, d’aventure, il nous parvient quelques-uns des états intermédiaires de leur pensée en quête de son expression définitive, devons-nous bénir le ciel d’une si heureuse fortune. Car, sur ces feuillets sauvés de la destruction, nous pouvons saisir le secret de leur méthode de travail et deviner, au moins en partie, les démarches coutumières de leur esprit.

C’est bien un enseignement de ce genre que nous offre la reproduction de l’ « exemplaire de Bordeaux : » enseignement beaucoup moins abstrait, beaucoup plus vivant que celui des meilleures « éditions critiques, » fût-ce même « l’édition municipale. » « Aucun manuscrit, — écrit M. Strowski, — aucun manuscrit, non pas même celui des Pensées de Pascal, ne révèle avec une plus fidèle précision le mouvement de la pensée de son auteur ; aucun ne se rattache plus étroitement à tout le développement intellectuel d’un homme. » C’est peut-être beaucoup dire : le manuscrit des Pensées de Pascal aura toujours pour lui de nous donner, presque toujours, le premier jet du grand écrivain, de nous révéler cette pensée brûlante tout près de sa source jaillissante : tandis qu’au contraire, avec Montaigne, nous avons, dans les épreuves d’une sixième édition, presque le dernier état, en tout cas les deux derniers états d’une rédaction déjà très poussée et qui, depuis une vingtaine d’années, a été corrigée, retouchée, remaniée à plusieurs reprises. Et certes, cela aussi est fort instructif. Songeons qu’il n’y a peut-être pas, dans cet « exemplaire de Bordeaux, » une seule page sans corrections, au moins typographiques, et que les additions ou corrections écrites sur les marges, — presque toutes sont fort intéressantes et importantes, — sont au nombre d’environ six cents.

Ces corrections et additions, à vrai dire, M. Strowski ne pense pas qu’elles soient improvisées. « Il ne faut pas croire, nous dit-il, que ces pages soient un brouillon. Montaigne s’y reprend souvent, mais ce n’est pas, sauf d’inévitables exceptions, à la manière des gens qui hésitent sur le mot ou sur l’idée. La formule est tout arrêtée dans sa tête, ou vraisemblablement dans un brouillon, avant qu’il la transcrive posément sur les marges de l’exemplaire de 1588. » J’ai quelque scrupule à contredire ici M. Strowski : il a, évidemment, étudié de plus près que moi l’ « exemplaire de Bordeaux. » Cependant je l’avoue, mon impression n’est pas conforme à la sienne. Nous avons tous, en vue d’une réédition, corrigé et remanié, sur des « bonnes feuilles » ou d’anciennes épreuves, le texte d’un de nos ouvrages ; nous y mettions moins de façons que le Montaigne de M. Strowski ; nous ne nous préparions pas à ce travail par des brouillons préalables ; la lecture attentive de nos « bonnes feuilles » ou de nos épreuves nous suggérait les corrections, additions ou remaniemens nécessaires, et, au fur et à mesure que ces corrections se présentaient à notre esprit, nous les notions sur nos « bonnes feuilles, » quitte à corriger à leur tour ces corrections mêmes, à chercher, la plume à la main, des formules plus heureuses, et à substituer ces formules à celles que nous avions conçues tout d’abord. Il me semble que c’est là exactement ce qu’a fait Montaigne, et que nous avons bien, dans l’ « exemplaire de Bordeaux, » tout le travail de corrections auquel il s’est livré, en tête à tête avec son texte, aussitôt après avoir reçu ses « bonnes feuilles » de 1588. En tout cas, s’il a voulu mettre au net sur les marges de ses « bonnes feuilles » les corrections notées sur un brouillon antérieur, cette mise au net est loin d’être parfaite : les ratures, les reprises, les modifications et corrections de toute sorte y sont fréquentes, et, — fort heureusement, d’ailleurs, — nous permettent de suivre comme à la trace tout le travail de la pensée et du style chez l’auteur des Essais.

Il faudrait de longues pages, et un très minutieux labeur d’examen et de comparaison pour indiquer seulement tout ce que l’étude attentive de l’ « exemplaire de Bordeaux » peut nous révéler d’intéressant à cet égard. Grâce du reste à la très belle reproduction que nous avons entre les mains, c’est une étude qui est maintenant devenue facile, et il est à souhaiter qu’elle tente quelque érudit. En attendant, chacun peut la poursuivre pour son compte, et s’instruire à bâtons rompus, en relisant Montaigne, et en notant quelques-unes de ses corrections.

On voit d’abord que, comme tous les vrais écrivains, Montaigne est un correcteur d’épreuves très minutieux : ponctuation, orthographe, heureuse disposition typographique, il a l’œil à tout, et il ne laisse rien au hasard. Ses instructions à son imprimeur, en tête du volume, sont d’une netteté, d’une précision qui ne laissent rien à désirer.

En ce qui concerne le style, il est bien curieux de voir l’écrivain de plus en plus épris des qualités de concision, de propriété, de simplicité, de vigueur expressive qui vont devenir l’idéal commun des classiques. Il fait la guerre aux pléonasmes, aux redondances d’expression, aux épithètes inutiles. Il avait écrit : « ayant eu à desdaing les larmes et les pleurs : » il corrige avec raison : « les larmes et les prières. » Dans la même phrase, il avait dit : « se rendre à la seule révérence et respect ; » il supprime : « et respect. » Ailleurs, il avait écrit : « la brasverie, la constance et la résolution ; » — « la brasverie et la constance, » se contente -t-il de dire en dernier heu. Ailleurs enfin, il avait dit : « de se laisser aller à la compassion et à la pitié… ; » il se corrige de la manière suivante : « de rompre son cœur à la commisération… »

Quant aux corrections qui intéressent la pensée ou le sentiment, elles sont innombrables, et j’aime mieux m’abstenir de les caractériser par une formule générale. J’en ai noté une qui m’a paru fort curieuse. Montaigne nous donne quelque part des détails assez scabreux sur les mésaventures qui attendent les amoureux trop empressés, et il ajoutait en 1588 : « accident qui ne m’est pas inconnu. » En se relisant, il a effacé cette confidence inutile et trop personnelle. Cet écrivain « qui a la bouche si effrontée, » comme il nous le déclare lui-même, aurait-il appris un peu la pudeur en vieillissant ?

.Je m’arrête ; je n’ai pas même voulu effleurer un sujet, dont il me suffit d’avoir fait pressentir l’intérêt. Après le manuscrit des Pensées de Pascal, le manuscrit partiel des Essais de Montaigne. Il y a encore un manuscrit d’une grande œuvre classique que nous voudrions bien pouvoir étudier au coin de notre feu, sans être obligés d’aller le consulter à la Bibliothèque nationale : c’est celui des Sermons de Bossuet. Qui voudra nous donner le manuscrit des Sermons de Bossuet ?


VICTOR GIRAUD.