Essais et Notices - Milet et le golfe Latmique

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G.B.
Revue des Deux Mondes3e période, tome 27 (p. 718-720).

Milet et le Golfe Latmique. — Fouilles et explorations archéologiques faites par M. Olivier Rayet, ancien membre de l’École française d’Athènes, et M. Albert Thomas, ancien pensionnaire de l’Académie de France à Rome.

Notre école d’Athènes n’a pas seulement produit des épigraphistes et des archéologues qui tiennent un rang distingué dans la science, elle a formé des voyageurs qui ont visité avec soin les diverses contrées de l’Orient, et entrepris des explorations dont l’histoire a tiré de grands profits. C’est ainsi que M. Heuzey à parcouru la Macédoine et la Thessalie pour étudier les champs de bataille de César, et que M. Perrot nous a rapporté d’Ancyre le testament politique d’Auguste. Un de leurs jeunes successeurs, M. Olivier Rayet, a marché sur leurs traces ; il a exploré, en 1872 et 1873, les côtes de l’Asie-Mineure, et il commence la publication d’un important ouvrage qui contiendra les résultats de ses recherches et les découvertes qu’il a faites dans ce pays si curieux et si mal connu.

L’attention du public a été dans ces derniers temps ramenée sur l’Asie-Mineure par les fouilles heureuses qu’y ont exécutées les voyageurs anglais. M. Wood a étudié à Éphèse les ruines du fameux temple d’Artémis ; M. Newton a retrouvé les testes du tombeau de Mausole. Les colonnes, les bas-reliefs, les statues qu’ils ont tous deux rapportés en Europe forment l’un des principaux ornemens du British Museum. Ces magnifiques débris ont fait mieux connaître l’importance de l’art asiatique ; ils aident aussi à mieux comprendre l’art grec, et permettent de distinguer plus nettement ce qu’il ne doit qu’à lui-même et ce qu’il emprunta des pays voisins. La Grèce, quelle que soit son originalité charmante, n’est pas restée aussi étrangère qu’on le prétend aux influences du dehors. Les artistes de l’Égypte, surtout ceux de l’Assyrie, lui ont beaucoup appris. « Chaque jour, dit M. Rayet, montre d’une manière plus évidente l’immense ascendant, non-seulement militaire, mais encore religieux, scientifique et artistique qu’a exercé sur tout l’Orient le puissant empire des Sinakhérib et des Sargon. Aussi ne devons-nous pas être surpris que certains ornemens d’architecture aient passé des Assyriens aux Lydiens et aux Phrygiens, leurs imitateurs en tant de choses, et de ceux-ci aux colons grecs, fixés sur la côte d’Asie-Mineure, Ioniens pour la plupart. Entre les mains de ces derniers, et grâce à l’admirable sentiment du beau dont la race hellénique était douée, grâce aussi à l’abondance tout autour d’eux de matériaux bien supérieurs à ceux dont disposaient les Assyriens, ces inventions asiatiques se perfectionnèrent ; la mesure dans laquelle elles pouvaient s’adapter à la construction grecque, les règles auxquelles la raison et le goût en soumettaient l’usage, furent reconnues, et il résulta de tout ce travail la création d’un ordre particulier d’architecture qui prit à juste titre, des lieux où il s’était constitué, le nom d’ordre ionique. » C’est donc en Asie-Mineure qu’est né cet art admirable qui devait produire en Grèce tant de chefs-d’œuvre : pour être sûr de le bien comprendre à Athènes, où il atteignit sa perfection, il est utile de l’étudier d’abord dans le pays ou il s’est formé. Cette raison a déterminé M. Rayet à explorer la vallée du Méandre, où se trouvent les ruines de tant de villes importantes. La libéralité de MM. Gustave et Edmond de Rothschild, qui honorent leur fortune par l’usage qu’ils savent en faire, lui en a fourni les moyens. Aidé par un jeune architecte de l’école de Rome, M. Albert Thomas, il a exploré ce qui reste des villes de Priène, de Tralles, de Myonte, de Magnésie, déblayé une partie du sol de Milet et d’Héraclée. Pour se convaincre que ces fouilles ont été fécondes, on n’a qu’à visiter les salles du Louvre qui font suite au musée assyrien et qu’on vient récemment de rouvrir. On y verra d’admirables débris du temple d’Apollon Didyméen, rapportés à grand’peine par M. Rayet et que MM. de Rothschild ont libéralement donnés à l’état ; ce sont des bas-reliefs, des chapiteaux de pilastres, couverts des plus élégantes sculptures, et des bases de colonnes dont la hauteur devait dépasser d’un bon tiers celles de la Madeleine. Ces vastes proportions ne sont pas ordinaires aux monumens grecs ; celui-là causera certainement aux visiteurs autant de surprise que d’admiration. Ce sera pour beaucoup de curieux la révélation d’un art dont ils n’avaient pas l’idée.

La première livraison du voyage de M. Rayet contient la description de la vallée du Méandre et du vilayet d’Aïdin. Aïdin est une des villes les plus importantes de l’Asie-Mineure, qui fait encore, comme au temps de Dioclétien, le commerce des cuirs et des tapis. M. Rayet nous en dépeint avec beaucoup d’agrément le site pittoresque ; il nous fait pénétrer dans les divers quartiers de la ville : c’est d’abord la grande rue « sale et boueuse, bordée des deux côtés de maisons noires et gluantes, » où habitent les juifs ; puis, sur la croupe de la colline, la vieille cité occupée par les musulmans, avec ses mosquées, ses konaks et son bazar. En face, deux faubourgs, plus propres et mieux bâtis, appartiennent aux Arméniens et aux Grecs. Tout ce monde est occupé d’affaires, et tandis qu’on fabrique des selles de maroquin avec des brides de soie rouge pour les beys ou les pachas et des tapis pour les grands magasins de Paris, on ne songe guère à se souvenir que la ville moderne est construite sur l’emplacement d’une ville ancienne, qui fut plus riche encore et plus importante, et qu’on regardait comme une des grandes cités de l’Asie : c’était Tralles, dont les ruines couvrent encore tout le plateau. M. Rayet nous les fait parcourir, essayant de retrouver dans ces amas de décombres les monumens dont les anciens nous ont conservé le nom. Puis, en s’aidant des médailles et des inscriptions, il nous raconte l’histoire de la ville. Il est difficile d’imaginer une destinée plus accidentée. Placée sur le chemin de tous les conquérans de l’Asie, Tralles changea souvent de maîtres et subit avec chaque maître différent des fortunes très diverses. Heureuse et prospère tant qu’elle fut gouvernée par les satrapes du roi des rois, elle tombe dans les mains des successeurs d’Alexandre qui s’en disputent la possession. Sous les Romains de la république, elle est, selon l’usage, rudement pillée par les publicains et les proconsuls. Sa prospérité recommence avec l’empire ; nous trouvons sans doute qu’elle flatte un peu trop les césars, même les plus mauvais, et leur élève trop de temples, mais au moins sous leur domination elle est tranquille et se livre en paix à son commerce qui l’enrichit. Elle produit alors des artistes renommés, des rhéteurs, des savans, et même deux médecins, dont l’un appartenait à la secte des « donneurs de vin, » qui n’avaient pas d’autre remède pour les maladies les plus graves, et l’autre, qui fut un moment célèbre, se flattait d’avoir dépassé tous ses prédécesseurs, et se donnait à lui-même, sur le tombeau qu’il s’était fait construire le long de la voie Appienne, le titre superbe de « vainqueur des médecins. » Enfin il sortit de Tralles, à la même époque, une dynastie royale qui régna, non sans gloire, sur le Pont et sur l’Arménie, et dont M. Rayet a recomposé entièrement l’histoire.

Le texte de M. Rayet est accompagné de planches importantes qui contiennent des cartes de géographie, des reproductions de sculptures et des plans d’édifices antiques. On promet de nous donner, dans les livraisons suivantes, l’agora d’Héraclée, le seul exemple connu d’une place publique grecque, et la belle restauration du temple d’Apollon de Didymes qui a valu à M. Thomas la première médaille à l’exposition de 1876. Tout nous fait donc espérer que l’ouvrage de M. Rayet obtiendra le même succès que ceux de MM. Perrot et Heuzey et qu’il fera honneur à la science française.

G. B.

Le directeur-gérant, C. Buloz.