Essais et Notices - Publications posthumes de Ferdinand Brunetière

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Essais et Notices - Publications posthumes de Ferdinand Brunetière
Revue des Deux Mondes5e période, tome 40 (p. 697-708).
ESSAIS ET NOTICES

PUBLICATIONS POSTHUMES DE FERDINAND BRUNETIÈRE


Questions actuelles, 1 vol. in-16, Perrin ; — Études critiques sur l’histoire de la littérature française, 8e série, 1 vol. in-16, Hachette ; — Discours de combat, dernière série, 1 vol. in-16, Perrin.


Ferdinand Brunetière avait entrepris, dans les dernières années de sa vie, trois œuvres considérables qu’il laisse, hélas ! inachevées : une grande Histoire de la littérature française classique, qui s’annonçait comme devant égaler, je ne dis pas celle de Nisard, mais la Littérature anglaise elle-même de Taine ; une étude sur l’Encyclopédie, qui aurait probablement été comme le pendant du Port-Royal de Sainte-Beuve ; et enfin une Apologie du christianisme, où l’on eut sans doute retrouvé quelque chose du grand dessein et de l’inspiration de Pascal. Tout le reste de son œuvre, discours, conférences ou articles, tout se rapportait, plus ou moins directement, à ce triple objet, en était comme la première ébauche, ou la préparation lointaine.

Les trois volumes dont nous venons de transcrire les titres contiennent un certain nombre de ces travaux d’approche, et à eux trois, ils donnent une idée assez exacte et assez complète de la prodigieuse activité qu’a déployée Ferdinand Brunetière dans cette période de son existence. Les deux premiers ont été préparés presque entièrement par lui, et il avait même commencé à corriger les épreuves du second : la mort les lui a fait tomber des mains. Le troisième a été composé selon son vœu, plusieurs fois exprimé, de « prendre congé du public » par une dernière série de Discours de combat. Il semble qu’en préparant la publication presque simultanée de ces trois recueils, le maître si prématurément disparu ait voulu nous laisser comme une dernière image du philosophe religieux et du moraliste, de l’orateur et de l’apologiste, du critique et de l’historien littéraire qu’il a été, — et voulu être.

Le volume des Questions actuelles s’ouvre, comme il était naturel, par le fameux article, par l’article historique Après une visite au Vatican. Quand, il y a douze ans de cela, l’article parut ici même, on sait tout le bruit qu’il excita, toutes les clameurs qu’il provoqua, tous les Ilots d’encre, — et de mauvaise encre, — qu’il fit couler. On y vit toute sorte de choses qui n’y étaient pas, et certaines autres choses qui y étaient exprimées en propres termes, on se garda bien de les voir. On s’empressa de « débaptiser » l’article, et de lui donner pour titre la retentissante formule, — « la Banqueroute de la Science, » — que l’auteur n’avait rappelée, — elle n’était pas de lui, — que pour la repousser formellement aussitôt[1]. C’était se méprendre entièrement sur la pensée de Ferdinand Brunetière. A relire froidement aujourd’hui ces pages, loin du bruit des polémiques qu’elles ont jadis soulevées, on ne peut s’empêcher de donner pleinement raison à l’écrivain, quand on le voit, dans la Préface de ses Questions actuelles, définir une dernière fois sa thèse et la développer en ces termes :


La science et la religion ne répondant pas au même objet, — et je laisse ici de côté la question de leur origine, — ni ne tendant au même but, ne sauraient avoir entre elles de « commune mesure : » il n’y a lieu ni de les « opposer, » ni de les « réconcilier ; » et j’irai plus loin : je dirai qu’il faut craindre que toute intention, de les « comparer » ou de les « confronter » ne les dénature.

Cela ne veut pas du tout dire, comme on a feint de le croire, pour les besoins d’une polémique facile, et comme je vois que quelques journalistes le croient encore, que la science « ait fait banqueroute : » qu’on en méconnaisse la grandeur ni les progrès : et que le chrétien doive être en défiance d’elle et de ses enseignemens. La science est souveraine en son domaine, comme la religion dans le sien. Mais cela veut dire : que l’étendue de ce domaine, si vaste qu’il soit, ou qu’on le suppose dans l’avenir, n’égale pas n’égalera jamais la totalité de la connaissance humaine. Cela veut dire : qu’il y a des problèmes dont l’examen n’appartient pas à la science, et qu’elle serait impuissante, je ne dis pas à résoudre, mais à poser comme ils doivent être posés. Cela veut dire : qu’interrogé sur la divinité du Christ et sur le mystère de l’Incarnation, le chrétien ne trouvera pas la réponse dans un Traité d’embryologie. Cela veut dire : que les opinions du chimiste le plus éminent, ou même du philologue le plus distingué, n’étant pas des argumens en faveur de la vérité de la religion, n’en sont donc pas non plus contre elle. Les découvertes d’un Berthelot ne prouvent pas plus pour la libre pensée que celles d’un Pasteur ne prouvent pour la religion. Et cela veut dire enfin, ou encore : que, depuis tantôt cent cinquante uns, si la libre pensée s’est flattée de cette espérance, que la science, deviendrait elle-même une « religion, » et l’unique religion, elle n’y a pas encore tout à fait renoncé, mais il devient de jour en jour plus évident qu’elle y renoncera[2].

En fait, Ferdinand Brunetière n’a jamais dit ou écrit autre chose. L’idée maîtresse de l’article Après une visite au Vatican, c’est tout simplement celle de Pascal sur les différens « ordres » de réalités et de connaissances. La science est « d’un autre ordre » que la religion, voilà tout ce qu’il a voulu dire ; et l’on notera que, par des voies différentes, c’est à une conclusion de ce genre qu’aboutissent aujourd’hui nombre de philosophes ou de savans de profession, MM. Poincaré et Duhem, Lachelier et Boutroux, Grasset et Le Roy, Bergson ou Wilbois. « Il est universellement admis de nos jours, — lisons-nous dans une curieuse note inédite qu’a laissée l’auteur des Discours de combat, — que la science n’atteint ni ne saurait atteindre le « fond » de quoi que ce soit, ce qui d’ailleurs ne veut pas dire que ce « fond » nous soit jamais inaccessible, mais seulement que les moyens par lesquels on l’atteint ne sont pas de ceux qui contribuent aux progrès de la chimie ou de l’histoire naturelle ; — et c’était tout ce que j’avais dit. Si je n’ai pas la prétention, pour ma part, d’avoir aidé à ce « changement de front, » je puis du moins me flatter de n’y avoir pas nui, et, en tout cas, d’avoir préparé cette atmosphère intellectuelle sans la complicité de laquelle il n’y a pas de modification de la « mentalité. » — Je ne crois pas qu’on puisse sérieusement lui refuser le droit de se rendre ce témoignage à lui-même.

Quoi qu’il en soit, ce retentissant article a marqué une époque décisive dans l’histoire de la pensée de Ferdinand Brunetière. Ce fut, à proprement parler, pour lui « la première étape » « sur les chemins de la croyance. » Il fut dès lors amené par la force même des choses, — et par les objections qu’on lui adressa, — à étudier d’un point de vue nouveau les « questions actuelles » qui se posaient tout autour de lui, et à en proposer de nouvelles solutions. Questions sociales et même politiques, questions morales ou pédagogiques, questions religieuses enfin, à mesure que les livres ou les événemens contemporains lui fournissaient l’occasion de « s’en expliquer, » comme il aimait à dire, il les abordait avec cette rudesse de franchise, avec cette force de pensée, cette rigueur de méthode et cette fougue de dialectique qui lui composaient, parmi les écrivains de ce temps, une physionomie si originale et si vivante. Les principales de ces « études de combat, » — je ne trouve pas d’autre mot pour les désigner, — se trouvent recueillies dans le volume des Questions actuelles[3]. Elles gravitent toutes en quelque sorte, de l’aveu même de l’auteur, autour de trois idées essentielles. Nous avons indiqué la première : l’ « ordre » de la science doit être séparé de l’ « ordre » de la religion. La seconde est bien connue de tous les lecteurs de Ferdinand Brunetière : la religion n’est pas une affaire individuelle, mais une affaire collective. Peut-être y a-t-il lieu d’insister sur la troisième : « il y a comme une convenance interne entre le catholicisme et la démocratie, » à cause de l’expression fort intéressante qu’il en a finalement donnée.


L’un des caractères essentiels, — écrivait-il à ce sujet, — l’un des caractères essentiels de la démocratie, c’est de tondre en tout à l’abolition du privilège héréditaire, dont le maintien et l’extension sont la grande affaire d’une aristocratie. Les démocraties ne sont ennemies ni de la fortune, quoi qu’on en ait pu dire, ni des distinctions personnelles ou individuelles, ni par conséquent d’une certaine « inégalité, » d’une hiérarchie et d’une discipline, dont elles reconnaissent la vertu sociale, mais elles ne veulent pas que rien de tout cela s’ « hérite, » — et précisément c’est en quoi l’on pourrait dire que le catholicisme est une démocratie. Tout est « traditionnel » dans l’organisation de l’Église catholique ; mais rien n’y est « héréditaire. » Tout pouvoir y descend de « haut en bas, » mais ce ne sont pas toujours les mêmes qui sont en haut, ni les mêmes qui sont en bas…

Je ne sais si je me trompe ; mais il me semble que, dans ce passage, Ferdinand Brunetière nous laisse très nettement voir ce qu’il aime dans le catholicisme, et les raisons, à la fois très personnelles et très générales, de son adhésion au dogme. Si on rapproche cette déclaration, — et lui-même nous y invite, — du discours de Lille sur les Raisons actuelles de croire, on se rend compte que c’est justement cette « convenance interne » dont il parle qui l’a tout d’abord attiré, puis finalement rangé du côté du catholicisme. Resté très profondément « démocrate, » très attaché même à quelques-uns des « principes de 1789, » il n’aurait pu s’accommoder d’une doctrine qui fût en contradiction avec de8 aspirations qu’il estimait au total légitimes et fécondes ; et tout porte à croire que Léon XIII n’aurait pas exercé sur lui l’espèce de séduction personnelle qu’il a réellement exercée, s’il n’avait pas été le Pape de l’Encyclique Rerum novarum. Ceux qui ont voulu faire à tout prix de Ferdinand Brunetière ce qu’ils appelaient un « réactionnaire, » et l’un des derniers « prophètes du passé, » se sont mépris singulièrement sur son compte.

Une qualité qu’on ne lui refusait guère, surtout quand on l’avait entendu, c’était le don oratoire. Le titre qu’il avait adopté pour désigner ces campagnes de conférences où, pendant dix ans, il a dépensé tant d’activité militante, — Discours de combat, — est plus et mieux qu’un titre : c’est une définition. Ferdinand Brunetière a été avant tout un « orateur de combat ; » il l’était jusque dans ses livres ; ce fut là sa « faculté maîtresse, » sa passion dominante. Il n’était jamais plus lui-même, il n’était jamais plus maître de ses moyens, il ne donnait jamais mieux sa mesure, toute sa mesure, que lorsque, ayant en face de lui un nombreux auditoire, il s’efforçait, de la voix, du geste, de toute l’ardeur impérieuse de sa parole et de sa pensée, de conquérir cet auditoire, et de lui faire partager ses convictions. Il aimait ces luttes corps à corps avec le public, dont il recueillait sur-le-champ, dont il touchait pour ainsi dire du doigt les résultats ; il les aimait trop, puisqu’il s’y est usé avant l’heure et qu’elles ont sans doute hâté sa fin.

Ce qu’il a été comme orateur, un maître l’a dit ici même, au lendemain de sa mort, — avec quelle justesse admirative d’expression, les lecteurs de la Revue s’en souviennent, — et il y aurait quelque impertinence à le redire beaucoup plus mal. Ceux qui ont connu et aimé le prestigieux ascendant de cette éloquence seront heureux d’en retrouver quelques vestiges dans cette dernière série de Discours de combat. On y a recueilli les dernières conférences que Ferdinand Brunetière ait prononcées, ou du moins rédigées[4]. Elles sont toutes remarquables, et, comme toujours, extrêmement suggestives. Deux ou trois sont de tout premier ordre : celle de Besançon sur l’Action sociale du christianisme ; celle de Paris sur la Renaissance du Paganisme dans la morale contemporaine ; surtout peut-être celle d’Amsterdam sur les Difficultés de croire. Cette dernière, indépendamment de sa valeur propre, — je ne sais si, pour la puissance et la beauté de la construction, le hardi logicien a jamais fait mieux, — présente ce particulier intérêt d’être comme l’esquisse du volume où, sous le même titre, il se proposait d’étudier « la seconde étape » de l’âme religieuse à la recherche de son point fixe. Et pour toutes ces raisons, il ne sera pas superflu de s’arrêter quelques instans sur ce discours d’Amsterdam.


Messieurs, j’aurai le courage de le dire, — déclarait l’orateur en terminant, — ce n’est pas une objection qu’il s’agit aujourd’hui de réfuter, ni même dix, c’est une « mentalité » qu’il s’agit de refaire. À quelles conditions et de quelle manière y réussirons-nous ? Évidemment ce ne sera pas en divisant les problèmes, en les isolant les uns des autres, et, sous prétexte de rigueur scientifique, en les traitant dans une indépendance entière des rapports qu’ils soutiennent cuire eux ; mais, au contraire, et sans doute, en les rassemblant sous un même point de vue. Vous connaissez le mot de Pascal : « Il y a des vices qui ne tiennent à nous que par d’autres, et qui, en ôtant le tronc, s’emportent comme des branches. » C’est ce que je pense, Messieurs, des « difficultés de croire. » Lesquelles sont « les branches, » et laquelle est « le troue ? » C’est ce qu’on ne reconnaîtra qu’en les considérant ensemble et d’ensemble ! Je voudrais, Messieurs, que cette conférence pût vous y aider, et m’y aidât aussi moi-même, en nous servant à vous et à moi, comme d’un programme, dont nous ne nous lasserions plus de remplir les lacunes, d’éclaircir les obscurités, de fortifier les points faibles et de développer les indications.


« J’ai plaidé bien des fois, depuis trente ans, ajoutait-il en note, la cause de cette méthode « synthétique, » dont on pourrait dire qu’elle fut celle de Pascal, et qu’assurément peu de gens manieront comme lui, mais qui n’en demeure pas moins la bonne. » Et, conformément à ce dessein, il distinguait trois sortes de « difficultés de croire. » « Il y en a d’historiques, disait-il, il y en a de critiques, il y en a de philosophiques. » Les premières sont celles qui se tirent de la science des religions comparées ; les secondes, des résultats de l’exégèse : les troisièmes, de l’opposition de la foi et de la science sur la question du surnaturel. Et après les avoir exposées dans toute leur force et dans toute leur gravité, — car il n’était pas de ceux qui fuient le combat, et il estimait qu’ « il est toujours laid et inélégant d’avoir peur, » — il les reprenait une à une, les discutait, montrait avec infiniment d’ingéniosité, d’une part, qu’elles étaient beaucoup moins décisives qu’elles ne le paraissaient, il y a seulement un demi-siècle, et, d’autre part, qu’elles rentraient toutes les unes dans les autres, et que, de proche en proche, elles se ramenaient toutes à l’affirmation ou à la négation du surnaturel.

Parmi ces « difficultés de croire, » on serait sans doute curieux de savoir quelles sont celles qui ont arrêté le plus longtemps l’orateur des Discours de combat. Il ne l’a pas dit en termes formels, car il n’aimait pas à faire l’étalage de ses sentimens intimes, mais il semble qu’on puisse assez aisément le deviner. D’abord, comment aurait-il pu, sur des questions qui l’avaient pris tout entier, ne pas, sinon se confesser, du moins se trahir ? Quelque épris d’impersonnalité qu’il fût, c’est ce dont il se rendait très nettement compte. « Vous savez, disait-il un jour à ses auditeurs de Besançon, vous savez avec quelle sincérité, depuis plusieurs années, je vous apporte ici ce que je me permettrai d’appeler le résultat de mes expériences religieuses. Je sais avec quelle indulgence vous voulez bien accueillir ce qui n’en est que l’expression à peine généralisée. C’est qu’aussi bien nous savons, vous et moi, qu’en matière et religion, il ne saurait jamais y avoir d’expérience personnelle qui ne soit de nature à tourner au profit commun. » Or, à lire de près la conférence sur les Difficultés de croire, on ne peut s’empêcher d’être frappé de l’accent très personnel des pages où il étudie la question des rapports du bouddhisme et du christianisme.


Nous trouverions-nous, — se demande-t-il à ce propos, — nous trouverions-nous en présence d’une loi de développement, de la pensée religieuse dont le bouddhisme et le christianisme ne seraient, à des époques et dans des milieux différens, que des « cas particuliers, » comparables et parallèles ?… C’est, Messieurs, la question que je ne crois pas qu’aucun de ceux qui ont étudié le bouddhisme d’un peu près ait pu s’empêcher de se poser, et j’en connais qui ne l’ont pas résolue. Oserai-je dire que, pour ma part, à la poser ainsi, je n’en sache guère de plus inquiétante ? Car si le christianisme n’est pas « unique. » il retombe sous la loi naturelle du développement de l’esprit humain, ce qui équivaut à dire qu’il n’est plus le christianisme. Et, dans ces conditions, comme du bouddhisme lui-même, il n’en reste qu’une discipline dont la libre pensée moderne n’aurait plus qu’à dégager, du milieu des dogmes qui l’obscurcissent, la signification morale et civilisatrice.


Nous avons des raisons de penser que ces lignes, — dont on pourrait rapprocher d’autres aveux, — expriment l’état d’esprit qui a été longtemps celui de Ferdinand Brunetière, et que cette façon de concevoir les rapports des deux religions a été, durant de longues années, pour lui, la plus grande « difficulté de croire » à la vérité, à la « transcendance » du christianisme.

Une autre idée reparaît fréquemment dans ce recueil de discours, et lui donne même une allure moins combative, plus pacifique et plus conciliatrice qu’à l’ordinaire : c’est celle de l’union des Églises chrétiennes. Parlant à Rome, en 1900, de la Modernité de Bossuet, Ferdinand Brunetière regrettait que personne ne se fût encore placé à ce point de vue central pour étudier l’histoire de la pensée du grand évêque, et, tout en se récusant, il esquissait cette histoire. Et il ajoutait : « Seul ou presque seul en son temps, Bossuet a senti la nécessité de s’unir. Qui niera que cette nécessité soit aujourd’hui universellement sentie ?… On a compris que ce qui fait en tout genre la valeur de l’individu, c’est le coefficient social… Comprendra-t-on aussi, sentira-t-on le prix de l’autorité ?… Mais le jour où nous l’aurons compris, à qui nous adresserons-nous ? Quelle Église trouverons-nous dont l’immutabilité nous garantisse les conditions hors desquelles il n’y a pas de société spirituelle possible, ni peut-être de société matérielle ? Messeigneurs, il n’y en a qu’une, et ce jour-là, qui verra le retour des Églises au centre de l’unité catholique, ce jour, s’il doit luire jamais sur l’humanité, sera le jour aussi du triomphe de Bossuet. » Il revenait encore sur cette idée dans sa conférence de Besançon sur l’Action sociale du christianisme. Il y montrait que, pour combattre l’irréligion révolutionnaire, aucun terrain n’était plus favorable que le terrain social, et, pour prouver sa thèse, il s’imposait l’obligation de « ne produire que des témoignages protestans. » « C’est que, déclarait-il, sur le terrain social, qui est aujourd’hui le nôtre, le temps approche, ou du moins je l’espère, où il n’y aura plus ni catholiques, ni protestans, mais seulement des chrétiens. » Et la même idée était reprise et développée pour elle-même dans une conférence de Porrentruy, que l’orateur n’a pas eu le temps de rédiger, nous dit-on, mais dont on nous donne une rapide analyse, et dont le titre dit assez le sujet : la Réunion des Églises par le christianisme social. Évidemment, en Adèle disciple qu’il était de Bossuet, — et de Léon XIII, — cette noble idée de la « réunion » s’imposait de plus en plus à la pensée de Ferdinand Brunetière dans les dernières années de sa vie ; et tous ceux qui, au sein des diverses confessions, se passionnent pour cette idée et s’efforcent d’en hâter la réalisation, ont désormais le droit de l’enrôler dans leurs rangs.

Toutes ces préoccupations, et d’autres encore, ne le détournaient pas, comme on aurait pu craindre, de la critique littéraire. On en a la preuve, singulièrement éloquente, dans ce dernier volume d’Études critiques qu’il corrigeait au moment de mourir… Si l’on met à part un article, daté de 1904, sur Bourdaloue, et un autre, daté de 1905, sur les Transformations de la Langue française au XVIIIe siècle, tous les autres morceaux qui composent ce recueil sont de la dernière année de sa vie, — et il n’a pas tout recueilli. Cette simple constatation de fait est la meilleure réponse que l’on puisse faire à ceux qui ont prétendu, ou insinué, que la critique avait été pour Ferdinand Brunetière une occupation en quelque sorte provisoire et occasionnelle, et à laquelle il s’est dérobé dès qu’il l’a pu. La vérité est qu’il était né critique, comme il était né orateur ; et si parfois il a un peu négligé la critique, pour des besognes qu’il jugeait plus urgentes, il ne l’a d’abord jamais abandonnée complètement ; et ensuite, il y revenait toujours, dès qu’il le pouvait, avec un nouveau plaisir et une ardeur renouvelée. Au plus fort de ses campagnes oratoires, en pleine série d’études philosophiques ou religieuses, il s’interrompait pour écrire quelque article de pure littérature sur la Langue de Molière, par exemple, ou sur Corneille et le Théâtre espagnol. Il suivait toujours avec une attention passionnée le mouvement littéraire contemporain ; et, à défaut d’études complètement rédigées, que d’articles projetés, commencés même, ou simplement parlés, dans ce cabinet de la Revue, témoin, comme on l’a dit, de tant d’improvisations étincelantes ! « Il faut avoir une opinion ! » s’écrie-t-il quelque part ; et il avait une opinion motivée sur tous les livres importans qui paraissaient, et même sur beaucoup d’autres qu’il aurait fort bien pu se dispenser de lire. Il estimait du reste, — et ici moins que partout ailleurs, c’est ce qu’on ne saurait oublier, — que cette « critique des livres du jour » était « la raison d’être d’une Revue ; » et, toujours préoccupé de « faire passer avant les siennes les convenances » de la « vieille maison » qu’il dirigeait, il aimait à prêcher d’exemple, à « faire l’article » qu’il jugeait utile, et pour lequel il se sentait prêt ; et nul doute que, s’il avait eu un moindre souci de ses devoirs d’état, il n’eût laissé sinon achevées, tout au moins beaucoup plus avancées, les œuvres de longue haleine qu’il avait entreprises. Son œuvre y eût peut-être gagné ; sa mémoire n’y doit rien perdre.

Dans le recueil même qui nous occupe, nous avons de cette disposition d’esprit un exemple assez significatif, et même assez touchant. Ferdinand Brunetière se proposait d’écrire, l’été dernier, avec quelques articles, le troisième fascicule du premier volume de son Histoire de la littérature française classique, dont Montaigne devait, naturellement, occuper le centre. Sur ces entrefaites, parurent le Montaigne de M. Strowski et le tome premier de son édition municipale des Essais. Il aurait fort bien pu, fatigué comme il Tétait et sentant déjà la mort prochaine, — quel est le lecteur de la Revue qui le lui aurait reproché ? — il aurait fort bien pu se contenter de publier ici même son chapitre sur Montaigne, quitte à utiliser, et à signaler en note, ces publications récentes. Mais il y avait là une entreprise intéressante qu’il tenait à présenter au public avec quelque détail, et qui lui paraissait soulever toute sorte de questions bibliographiques et littéraires ; d’autre part, l’auteur de cette édition était un de ses anciens élèves de l’École normale, dont il estimait fort les travaux et le talent, — ses derniers articles ont été presque tous consacrés à des livres de ses anciens élèves, — il n’hésita pas : il fit d’abord un « article, » un véritable article, dont on n’a pas oublié la vigueur de concentration et la haute portée. « Il n’en passera, écrivait-il avec son habituelle allégresse de travailleur, il n’en passera que très peu de pages dans mon Histoire, tout au plus une dizaine, et l’édition de Strowski m’aura valu d’avoir deux Montaigne à écrire cet été. » Le second n’a pas été commencé.

A relire dans leur suite les sept morceaux dont se compose cette série d’Études critiques, — nous voulons espérer que ce ne sera pas la dernière, — il y a une réflexion qui s’impose. Non seulement ces pages, qui datent des derniers mois d’une vie si laborieuse, ne trahissent aucune trace de fatigue intellectuelle ; mais encore elles sont égales, sinon même supérieures à ce que, dans cet ordre d’idées, Ferdinand Brunetière a écrit de plus fort et de plus achevé. Il est en pleine possession de sa méthode, et il la manie avec une aisance, une sûreté, une dextérité qu’on ne saurait trop admirer. A cet égard, les articles sur les Époques de la comédie de Molière, sur l’Éloquence de Bourdaloue, sur Une nouvelle édition de Montaigne sont des chefs-d’œuvre. J’aime moins l’article sur la Maladie du burlesque, qui est, à mon gré, un peu trop systématique, et, çà et là même, quelque peu paradoxal. Mais, dans le Montaigne et le Bourdaloue, quelle connaissance approfondie du sujet et des « alentours, » quelle justesse originale et quelle vivacité d’impressions, quelle précision d’information et quelle richesse de vues générales, quelle rapidité de coup d’œil et quelle promptitude heureuse de décision critique, quelle vigueur entrante et quelle subtilité d’analyse, quelle ingéniosité enveloppante et quel art de composition et de construction, quelle abondance verbale enfin et quelle puissance de formulation !… En critique, il n’y a rien au-delà. De telles pages sont d’un grand maître. Il disait un jour, en parlant de Vinet, que « nos jugemens nous jugent nous-mêmes, et que bien parler de quelques hommes extraordinaires, c’est, pour ainsi dire, se mettre un peu de leur famille. » Le mot est juste, et il s’applique entièrement à lui.

Et l’on voit combien se trompent ceux qui prétendent qu’en descendant dans la mêlée contemporaine, en prenant fortement parti dans les questions sociales, philosophiques ou religieuses qui nous passionnent et nous divisent, Ferdinand Brunetière a compromis son autorité littéraire, diminué ou dégradé son œuvre et son talent de critique. C’est, je crois, exactement le contraire qu’il faudrait dire. Il y a déjà quelque temps de cela, un homme politique contemporain, M. Joseph Reinach, dans une Préface dont il faisait précéder un recueil posthume d’articles d’un de ses amis, le théologien protestant Colani, observait que les études théologiques donnent généralement à l’esprit une vigueur, une pénétration qui le rendent éminemment propre à la critique ; et il citait à ce propos l’exemple de Ferdinand Brunetière qui devait, selon lui, la haute autorité critique qu’on lui reconnaissait à la solide culture théologique qu’il avait acquise dans la pratique des grands écrivains du XVIIe siècle. L’observation était fine, et elle s’applique particulièrement au critique des dernières années. On ne se nourrit pas en vain de « cette moelle des lions, » — le mot est encore de M. Reinach. Même au point de vue proprement critique et littéraire, l’auteur des Discours de combat n’a rien perdu, et il a certainement gagné à « refaire son éducation religieuse, » à chercher et à trouver un fondement solide pour ses croyances morales. Pour n’en citer qu’un seul exemple, emprunté à ce dernier volume d’Etudes critiques, que l’on veuille bien y comparer les deux morceaux sur Joseph de Maistre et sur Bourdaloue aux deux articles jadis insérés dans la Grande Encyclopédie sur les mêmes sujets : on verra la différence. Dira-t-on qu’il est tout naturel que, sur des sujets qui relèvent à la fois de l’histoire littéraire et de l’histoire religieuse, les nouvelles recherches et les réflexions nouvelles de Ferdinand Brunetière aient donné à sa critique plus de portée et plus d’ampleur ? Il serait facile de répondre que, l’histoire de la littérature, — et surtout de la littérature française, — confinant par toute sorte de biais à la psychologie et à l’histoire religieuses, il n’est pas inutile au critique littéraire d’avoir quelques « clartés » de ces sortes de questions. En fait, il est impossible de bien parler des Essais et d’en saisir même la signification générale, si l’on n’a pas une opinion motivée sur le « christianisme » de Montaigne : on n’a qu’à relire pour s’en convaincre l’article sur l’édition de M. Strowski. Mais on peut aller plus loin encore : le problème religieux est si bien au fond de tous les autres, ou du moins il tient à tous les autres par des liens si étroits, qu’à l’approfondir, c’est en réalité toute une conception du monde, de la vie et de l’art que l’on éprouve et que l’on renouvelle, pour le plus grand bénéfice de ses études ultérieures, quels qu’en soient l’ordre et la nature. Après Vinet, après Sainte-Beuve, après Scherer, Ferdinand Brunetière a vérifié cette loi générale. Toutes les qualités dont témoignaient ses premières études critiques, se retrouvent dans ses dernières, mais à un degré supérieur, et avec quelque chose de plus. Sa critique est sortie renouvelée de la crise morale dont l’article Après une visite au Vatican a été le plus décisif symptôme. Elle est devenue moins abstraite, moins scolastique, et plus humaine. Elle a gagné en profondeur d’accent, en richesse de vie, en portée philosophique, en puissance suggestive. Sans cesser d’être aussi ferme dans ses principes, aussi rigoureuse dans sa méthode, elle s’est ouverte à de nouveaux horizons, elle a entrevu de nouveaux rapports, perçu de nouvelles « correspondances. » Elle s’est dépouillée d’un peu d’« esprit géométrique ; » elle a donné une plus large part à l’ « esprit de finesse. » Et le maître écrivain des Études critiques a ainsi ouvert une voie féconde, où plusieurs aujourd’hui le suivent, — avec la douleur de ne plus l’avoir pour conseiller et pour guide.


VICTOR GIRAUD.

  1. Quelques mois après la publication dans la Revue, l’article reparut en brochure avec une Préface, de nombreuses notes et des appendices à ta librairie Firmin-Didol, sous le titre la Science et la Religion, Réponse à quelques objections. Cette brochure était depuis longtemps épuisée. La Préface, les notes et les appendices n’ont pas été reproduits, — je suis tenté de dire « malheureusement, » — dans le volume des Questions actuelles.
  2. Si l’on veut compléter la pensée de Ferdinand Brunetière sur ce point, on fera bien de se reporter, dans la dernière série des Discours de combat, à la conférence de Bruxelles sur l’Évolution du concept de science, qui n’a pu être rédigée, mais dont on nous donne les très curieuses notes schématiques. Science, art, littérature, philosophie, religion, c’étaient là, à ses yeux, tout autant de parties dont se compose la civilisation générale ; et aucune n’a le droit d’anéantir, de confisquer ou de se subordonner les autres.
  3. Voici au surplus les titres des études que renferme ce livre : Après une visite au Vatican ; — Éducation et Instruction ; — la Moralité de la doctrine évolutive ; — le Catholicisme aux Etats-Unis ; — Voulons-nous une Eglise nationale ? — la Fâcheuse équivoque ; — le Mensonge du Pacifisme ; — les Bases de la croyance ; — Pour les humanités classiques.
  4. Il faut mettre à part la conférence sur le Génie breton, qui est d’une date plus ancienne (1895). Cette conférence, qui remet au point certaines affirmations un peu aventureuses auxquelles l’historien de la littérature française s’était, çà et là, laissé entraîner, en réagissant trop vigoureusement contre la théorie des races, cette conférence serait très précieuse pour qui voudrait définir la « poésie » de Ferdinand Brunetière : « Lorsque, au printemps, — y disait-il de la terre bretonne, — dans la saison où nous sommes, la lande s’y étoile de la pâle améthyste des bruyères et de l’or des ajoncs épineux, j’en faisais récemment encore l’expérience, il n’y a guère de paysage dont le charme ait quelque chose de plus doux, de plus enveloppant, et, comme on dit, de plus prenant sous son voile de mélancolie légère… »