Essais et Notices - Visages d’Ascètes

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Essais et Notices - Visages d’Ascètes
Revue des Deux Mondes5e période, tome 54 (p. 701-708).
ESSAIS ET NOTICES

VISAGES D’ASCÈTES[1]

Dans la dernière note de son Port-Royal, Sainte-Beuve signale une lacune au merveilleux tableau qu’il vient de tracer de la vie religieuse au XVIIe siècle : nous connaissons les âmes, il nous manque de voir les visages. Grâce à M. Augustin Gazier, l’homme de France qui sait le mieux son Port-Royal, cette iconographie, dont Sainte-Beuve avait conçu le plan, nous la possédons désormais : c’est un recueil modèle, où le savant éditeur s’est plu à nous faire part, non seulement des trésors de sa pieuse érudition, mais des richesses uniques de ses collections port-royalistes. M. André Hallays s’est chargé de l’introduction : l’auteur de tant de pages pénétrantes sur Port-Royal était le guide tout désigné de ce nouveau pèlerinage. Enfin, l’exécution matérielle du livre est digne des grands souvenirs que l’on voulait commémorer. Nous avons maintenant le Port-Royal complet, extérieur et intérieur, avec ses apparences visibles autant qu’avec sa physionomie morale. C’est un des épisodes les plus originaux de notre histoire qui ressuscite à nos yeux. Les choses reprennent leur vie et leur actualité. Et peu à peu on voit s’évoquer le cadre et les acteurs de ce grand drame d’idées…

On nous fait connaître d’abord l’intimité du monastère. Deux pieuses filles, deux artistes amies de Port-Royal, devinant l’arrêt de mort qui menaçait la chère maison, prirent soin d’en fixer les traits et d’en sauver le souvenir. Suivons-les ; visitons, tel qu’on le voyait à la veille de sa ruine, ce petit monde anéanti. Entrons dans l’église sombre de Robert de Luzarches, au sol pavé de tombes ; jetons un regard sur l’autel que décore la Cène sévère de Philippe de Champagne ; puis, la clôture franchie, pénétrons dans le chœur où chantent, blanches et droites devant leurs stalles sculptées, les quatre-vingts religieuses. Après les vêpres, suivons la procession des nonnes, faisant le tour du préau du cloître jonché de roses, chacune tenant un cierge en main, dans la lente psalmodie des proses et des hymnes. Puis, c’est l’assemblée du chapitre, et l’admirable concile de ces robes candides, signées d’une croix de sang, sous le voile aux ailes noires ; ce sont les exercices de la communauté, l’ordre et le silence du réfectoire, le long corridor des dortoirs, avec ses devises sépulcrales sur le linteau de chaque cellule, les offices charitables de l’infirmerie, de la lingerie, ceux de la porte où se fait, dans le large panier tenu par deux valets, la distribution du pain aux mendians. Une autre page nous montre la récréation, où les moniales filent en cercle sur les bancs de la « Solitude, » à l’ombre d’un petit bois, arrosé d’un ruisseau, et que domine un Calvaire. Et tout autour, ce site charmant, demeuré, lui, presque intact, où Racine enfant rêva ses premiers vers. Certes, ce sont de médiocres gravures que celles de Magdeleine de Boulogne et de Magdeleine Hortemels : pourtant il s’en dégage un parfum que n’ont pas beaucoup d’œuvres plus adroites et plus ambitieuses. C’est la mélancolie des choses qui vont mourir.

Il ne faudrait pas croire le XVIIe siècle inaccessible à cette sorte d’émotions. On n’a pas attendu Chateaubriand pour comprendre et goûter la poésie du christianisme. Ces âmes cloîtrées connaissaient le génie des cloîtres. Je n’évoquerai pas les divins chœurs d’Esther à propos de ces naïves images. Mais comment ne pas rappeler ces expressions touchantes de la sœur Anne-Eugénie qui, en regardant le ciel au-dessus du dortoir, « s’imaginait, dit-elle, qu’il y était plus serein qu’ailleurs ; » qui, en ses jours d’abattement, se sentait « toute ravie » en apercevant les étoiles, et ne résistait pas à la « douce harmonie » que faisait, dans le vallon, la palpitation des trois cloches de Port-Royal ?

L’essentiel du livre, c’est l’admirable répertoire de portraits qu’il nous offre : il y a là, en trois cents figures, l’annuaire complet de Port-Royal, tout ce qui se meut, vit, intrigue, combat, dispute, agit ou s’agite pour ou contre, partisans, adversaires, amis ou ennemis, hommes et femmes, clercs et laïcs, évêques, papes, princes, gens d’épée ou de robe, tout ce qui, de près ou de loin, dans un sens ou dans l’autre, se trouva mêlé à cette extraordinaire aventure religieuse. C’est, en un mot, la société entière du grand siècle. Mme de Sévigné y figure éblouissante, à cause de son goût pour les écrits-de Nicole, — elle voulait en faire « un bouillon, » — de son admiration pour M. d’Andilly, et de la lettre charmante où elle appelle Port-Royal « le séjour des anges sur la terre ; » le grand Condé, pour sa réplique à La Feuillade, qui menaçait de couper le nez à tous les jansénistes : « J’espère, monsieur, que vous ferez grâce à celui de ma sœur ; » le poète Chapelain, parce que M. de Saci estimait sa Pucelle ; le médecin Gui Patin, quoique sentant le fagot, parce que les Jésuites étaient sa bête noire, et qu’il jubilait des bottes que leur portait Arnauld. Les titres de chacun sont scrupuleusement pesés selon l’équité port-royaliste. De là un classement assez inattendu. Les premiers sont les derniers. Un simple jardinier, comme l’excellent M. Charles, précède des bienfaiteurs comme le duc de Luynes. Le Roi se perd au loin dans la foule. Et ce changement d’optique ou cette interversion de rôles n’est pas le trait le moins piquant de cette immense comédie humaine, qui embrasse tout le siècle et l’engage de gré ou de force dans les vicissitudes d’une querelle monastique.

A vrai dire, ce sont uniquement les personnages de Port-Royal que nous cherchons dans cette galerie. Ils sont là tous, ou presque tous, moins un petit nombre dont il a été jusqu’ici impossible de découvrir le portrait. Quant aux principaux, pas un ne manque ; et quelques-uns des plus considérables s’y retrouvent en plusieurs états, et comme en diverses épreuves, données successivement par l’âge, ou par la vision de différens artistes. C’est ainsi que nous avons Pascal, dans le précieux croquis du juriste Domat, à l’âge où, à Clermont, avec « des barres et des ronds, » le merveilleux enfant inventait la géométrie ; puis, dans la splendide planche d’Edelinck, fiévreux, moite, le front brûlant et dénudé, l’œil plein d’éclairs ; et enfin, mort, dans la rigueur maigre et livide du plâtre, masque saisissant de César ennuyé, avec sa moue de paix, de satiété et de dédain. Il arrive ainsi que nous trouvions le mot de caractères difficiles. Tout le monde connaît, au musée de Versailles, le magnifique Saint-Cyran de Philippe de Champagne : on n’oublie plus, pour l’avoir vue une seule fois, cette tête d’un volume énorme, posée, presque sans cou sur le rochet empesé, et toute compliquée et embrouillée de rides. : tête admirable de médecin, d’ « Hippocrate spirituel, » comme la définit Sainte-Beuve, une de ces têtes, ajoute-t-il, « qui ne trouvent leur beauté qu’en tournant au vieillard. » Sainte-Beuve ignorait le portrait anonyme de Magny-les-Hameaux : un Saint-Cyran de trente-cinq ans, jeune, en costume d’abbé, au teint mat, enflammé d’amour et de passion, une des plus belles figures qu’un artiste puisse rêver pour un type d’apôtre, d’enthousiaste ou de martyr. Cette nouvelle image explique ce personnage à double fond, « plus dangereux que six armées, » disait de lui Richelieu, et cette puissance magnétique, royale et enivrante qu’il exerçait presque toujours sur quiconque l’approchait. Le visage hermétique, broussailleux, aperçu par Champagne, ne nous donne que le sondeur de reins et le directeur de consciences ; mais l’autre visage émergeait parfois sous son nuage, et alors éclataient, comme dit Lancelot, ces « rayons de sainteté qu’on ne pouvait soutenir » et qui faisaient qu’on croyait voir « un nouveau Jean-Baptiste dans le désert. »

De telles figures expliquent la place, en apparence démesurée, que Port-Royal occupe au XVIIe siècle. Sa cause pouvait être médiocre et ses idées étroites ; mais quelle tension d’énergie et quelle grandeur de caractères ! Nulle école ne fut plus féconde en âmes originales. « Qui ne connaît pas Port-Royal, a-t-on dit, ne connaît pas l’humanité. » On comprend que Sainte-Beuve ait choisi ce groupe singulier comme centre d’études, et se soit proposé pour objet cette description d’ « une tribu, d’une race sainte. » Et à cet égard, si son dessein était de faire faire un pas à la psychologie, de distinguer et de classer les âmes par espèces, et d’essayer, en quelque sorte, l’ « histoire naturelle des esprits, » le présent recueil de M. Gazier devient le complément indispensable de son livre : il s’y adapte, non comme une simple illustration pittoresque, mais comme un véritable atlas d’anatomie ou de biologie morales. Rien de plus curieux que de vérifier ou de contrôler l’une par l’autre la page d’analyse écrite et le document du peintre ou du graveur. On admire une fois de plus le diagnostic du psychologue, et ce don, qu’il ne partage peut-être avec personne, de rendre les nuances les plus fugitives de la vie. On distingue les confesseurs, les pénitens, les solitaires. Voici le doux Singlin, le « pur vicaire, » l’Éliacin de Port-Royal ; voici M. de Barcos, neveu de Saint-Cyran, — le portrait même de l’oncle, moins la flamme et l’onction, en qui tout est ingrat, dont chaque geste est une maladresse, — tête brouillonne avec on ne sait quel pauvre air de vieille fille ; c’est le délicieux M. Hamon, le maître de Racine, l’âme la plus franciscaine, le poète de Port-Royal, avec sa longue figure souriante et ingénue, ses longues mèches, ses longs doigts, et, son regard où flotte un émerveillement comme dans celui de La Fontaine ; c’est le souffreteux, l’inquiet et le timide Nicole, l’ami cru grand Arnauld, son satellite et sa victime, ayant peur de son ombre, et qui se trouva, sans savoir comment, embarqué en pleine mer et en pleine tempête, lui qui ne passait pas la Seine sans emporter deux calebasses pour surnager en cas de naufrage.

Mais un groupe s’enlève avec un relief incomparable : celui de la dynastie Arnauld. Qui donc a dit que le Jansénisme n’était que le démêlé personnel de la famille Arnauld et de la Compagnie de Jésus ? Abbesses, religieuses, prêtres ou solitaires, ils furent, à Port-Royal, quinze ou seize du même sang ; on y voit se rejoindre trois ou quatre générations : ils forment bloc. Soude race de roche auvergnate, tous avocats, soldats, — l’aïeul, au XVIe siècle, cumulait les deux rôles ; et c’est merveille de voir se perpétuer ou alterner, à travers les individus, le double trait du grand ancêtre, parlementaire et combatif. Comme document de zoologie morale, et comme étude de permanence ou de variation du caractère dans l’espèce, peu de cas se présentent dans des conditions plus favorables que cette grande race bourgeoise et historique. La plupart des personnages nous sont connus par les portraits des deux Champagne. En tête, la grande abbesse, la Mère Angélique de Saint-Paul, celle par qui tous les autres vinrent à Port-Royal : une figure carrée, les traits un peu hommasses, trônant sur son fauteuil de paille, auquel elle ne s’appuie ni du des ni des bras, ferme, calme, assurée, et faite pour servir d’assise, comme un roc sur lequel on peut fonder sans crainte et qui défiera les orages. C’est elle qui fait comprendre le mot de Royer-Collard : « C’étaient des gens avec qui on savait sur quoi compter. » Le même type viril se retrouve, avec quelque chose de plus revêche, dans son aînée Mme Le Maître ; avec quelque chose de plus fondu, de plus aimable et de plus gras, dans sa cadette la Mère Agnès. La figure la plus féminine de cette race héroïque, la seule, semble-t-il, qui ait eu ce qu’on peut appeler de la grâce, c’est l’humble, docte et prudent Le Maître de Saci, avec sa longue tête de chèvre un peu camuse, ses manières d’acolyte, son infini effacement, — celui dont le dernier souffle, en rendant l’âme, fut : « O bienheureux Purgatoire ! » « Victoire ! Victoire ! » s’écriait au contraire sa tante, la sœur Anne-Eugénie, gagnant sa mort comme une bataille, et expirant comme on triomphe.

On ne peut les énumérer tous. Mais il faut dire un mot du plus célèbre, le dernier des vingt enfans de M. Arnauld l’avocat, celui qui concentre et résume toutes les forces de la race, et qui, pendant plus de quarante ans, incarne presque à lui seul la cause du jansénisme : Antoine Arnauld, le grand Arnauld. Pour celui-là, — quand on évoque sa vie battue et tourmentée, passée toute d’exil en exil, à lutter et écrire du fond de l’ombre et des retraites ; quand on connaît ce tempérament de polémiste et de « bon, » dont chaque instant fut une action, ce jouteur qui argumenta sans trêve ni découragement, rebelle, opiniâtre, invulnérable, infatigable, et qui, lorsqu’on lui conseillait de désarmer un moment, répondait : « Nous aurons l’éternité pour nous reposer, » — c’est une surprise que de voir son admirable portrait. Ce grand athlète, c’est donc cette petite figure noiraude, avec sa pelisse élimée de docteur sur sa poitrine chétive ; et cette main fluette qui tient quelques secondes sa plume suspendue, est-ce celle d’où partirent des coups si redoutables ? Le regard surtout est captivant ; un regard long, profond, chargé de mélancolie, et qui vous considère avec accablement. L’ensemble respire un air à la fois de candeur et d’inexprimable douceur. Rien de plus émouvant.

Et peu à peu, à mesure qu’on entre davantage dans l’intimité de ces portraits, une figure se dégage et une pensée vous enveloppe : c’est celle du portraitiste, Philippe de Champagne. D’autres ont travaillé ou peint pour ces messieurs : son neveu Jean-Baptiste, encore si mal connu, ne lui est peut-être pas beaucoup inférieur. Lui seul pourtant reste lié indissolublement au souvenir du monastère. Il est le peintre de Port-Royal. M. André Hallays l’a dit, dans son introduction, avec son tact exquis, sa sûreté de goût, de science et de critique : c’est qu’il existait une sorte de convenance intime entre le talent du peintre et la nature de ses modèles. Il était fait pour eux, comme ils l’étaient pour lui. C’est là un de ces cas de prédestination ou d’harmonie préétablie qui se rencontrent quelquefois dans l’histoire de l’art, et dont les résultats sont toujours les œuvres les plus rares. Mais il y a plus, et il faudrait, si on en avait le temps, écrire l’histoire de sa « conversion. » Elle serait, il est vrai, presque toute à deviner ; on ne peut qu’entrevoir les choses : des œuvres de la jeunesse du maître, presque tout a disparu. Il ne se montre guère à nous que mûr, dans son arrière-saison, aux environs de la cinquantaine, passé l’heure de l’expansion et de l’éclat, comme dans le beau portrait du Louvre, grave, mâle, adouci par les derniers rayons du jour : ainsi que pour tant d’autres à Port-Royal, c’est une de ces vies dont on ne connaît bien que l’automne et le soir.

C’était un Flamand de haute taille et de grande santé, de caractère placide et de flegme imperturbable, avec une sensibilité discrète qui se trahissait peu et s’enveloppait de pudeur. Il avait eu quinze ans de grande célébrité. Sous Louis XIII, il avait été le plus fécond et le plus en vue des peintres de la Cour. De ses travaux d’alors, de toute son œuvre d’apparat pour les souverains et les ministres, dans les châteaux et les palais, au Luxembourg, à Rueil, au Palais-Cardinal, rien ne subsiste plus, hormis de rares et splendides portraits : ceux de Richelieu, par exemple, sont des pages somptueuses, d’une opulence de vie et d’une sonorité inconnues à l’école française. Puis il avait éprouvé de grands malheurs. Des chagrins domestiques l’engagent à une demi-retraite. A trente-six ans, il perd sa femme. De ses trois enfans, il ne lui reste qu’une fille. Cette fille, pensionnaire à Port-Royal, se fait religieuse. Son père ne la suivit pas ; il ne se mêla pas aux pénitences des solitaires ; mais son cœur, si je puis dire, prit le voile avec son enfant. Il s’écarta du monde sans ostentation. On voyait régulièrement aux séances de l’Académie, dont il était un des « anciens, » ou membres fondateurs, sa stature corpulente et son majestueux visage. Il habitait sur la montagne Sainte-Geneviève, la paroisse janséniste de Saint-Jacques du Haut-Pas, quartier de collèges et de couvens, plein de jardins et de silence, où il respirait plus à l’aise, et où la vie se rythmait au son des Angélus. Là, il méditait ses grandes pages savantes et austères. Et de temps en temps, il se divertissait à faire des paysages.

Plus tard, il se retira à l’ombre de Saint-Gervais, dans l’étroite rue des Écouffes ; lieu plus sombre, plus étouffé, qui allait à cette fin d’existence veuve et en grisaille. Il était si religieux qu’il refusa de peindre un dimanche une postulante qui devait prononcer ses vœux le lendemain. Souvent il allait voir sa fille à Port-Royal. Dans les allées du parc, il causait longuement avec M. Hamon ou M. de Saci, qui l’entretenaient de son art, et qui l’estimaient pour sa science et pour sa piété. Tout, en lui et autour de lui, portait une ombre janséniste. Sa servante, en mourant, légua ses économies à Port-Royal. Pour lui, le nécrologe le résume en deux mots : « Philippe de Champagne, bon peintre et bon chrétien. »

Telle est l’initiation qui fit de cet étranger, de ce grand coloriste, le peintre incomparable de la plus sévère des familles religieuses. Il était humble ; peu créateur, il avait le goût de la réalité. Dans le tableau de Rébecca de son maître Poussin, il regrettait l’absence des chameaux d’Eliézer. Pour sa part, il n’omettait pas, dans son Eve pleurant la mort d’Abel, le chien qui vient flairer le cadavre de son maître. Ces traits faisaient dire qu’il avait conservé de la lourdeur de son pays. Mais par-là il était un portraitiste irréprochable. Port-Royal a toujours eu le goût des souvenirs et des reliques. On se rappelle M. Le Maître tranchant les mains au cadavre de Saint-Cyran. Le portrait devenait ainsi une forme de la piété. Cette piété, Champagne l’éprouvait tout entière. Il était de la famille morale de Port-Royal. Pour traduire, et le plus souvent de souvenir, ces graves et austères visages, nul ne pouvait le remplacer, ni prendre, comme lui, le ton de la maison. Sa palette se réduit ; des noirs, des blancs, des gris, en composent toute la gamme. Rien pour l’imagination, hormis le jeu délicat de ces harmonies amorties et contrites, de ces tons presque immatériels. Il n’est pas jusqu’aux leçons classiques de Poussin, dont la contrainte, qui lui fut tant de fois une gêne, ne serve alors le réaliste d’une manière imprévue, en lui faisant écarter tout détail accessoire, et en concentrant tout l’effort sur les traits du visage. Mais, dans ces peintures sans luxe, faites de nuances neutres et mélancoliques, s’exprime toute la tendresse d’une âme pieusement émue. Et le jour où la fille du maître, paralysée depuis deux ans, fut subitement guérie à la suite d’une neuvaine, ce jour-là, le croyant trouva dans son cœur paternel le sujet de cette page vraiment inexprimable, où deux religieuses en prières, en robes blanches, dans une cellule blanche, pâles sous leur voile noir, transparentes d’une lueur du dedans comme une double lampe d’opale, conçoivent l’espérance d’on ne sait quoi de surnaturel.

Il est étrange que l’art, pour lequel Port-Royal professait tant de dédain, soit le seul héritage qui en subsiste aujourd’hui. Sa rhétorique est peut-être la seule partie encore vivante de sa doctrine : le mépris de la beauté serait-il donc la première condition pour réaliser la beauté ? L’absence de virtuosité, l’horreur de tout charlatanisme, la crainte d’exagérer, ou de faire paraître plus de sentiment qu’on n’en a, sont toujours des leçons excellentes. En posant le naturel comme règle du style, ces ascètes en ont donné la seule formule qui ne soit pas mensongère. N’avoir pas plus d’esprit qu’il n’y en a dans les choses, ne pas feindre le talent qu’on n’a pas, rester sincère avec soi-même, c’est toute l’esthétique de Racine, de Pascal : c’est, dans ses portraits, celle de Philippe de Champagne. Et s’ils nous touchent, c’est pour avoir été, dans toute l’acception du mot, comme ils s’intitulaient eux-mêmes, des « amis de la vérité. »


LOUIS GILLET.

  1. Port-Royal au XVIIe siècle. Images et portraits, avec des notices historiques et iconographiques par M. Augustin Gazier. Préface de M. André Hallays. Paris, Hachette, in-folio, 1909.