Essais sur le génie de Pindare/10

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CHAPITRE X.


Eschyle contemporain de Pindare. — Affinités des deux poëtes ; rapprochements et différences. — Grandeur et variété du lyrisme d’Eschyle.


Eschyle, le grand Eschyle ! non, jamais il n’y eut chantre plus animé de la verve lyrique. Jamais cette poésie de l’hymne religieux ou de l’hymne guerrier, de l’adoration divine ou de l’ardeur patriotique, n’éclata dans des vers plus hardis, d’un tour plus extraordinaire et plus libre. Par un art nouveau, que le poëte créait comme ses acteurs et son théâtre, par un secret qui n’est qu’à lui, son hymne est un drame, son accent inspiré passe à ses personnages ; et vous avez à la fois sous les yeux le délire de l’enthousiasme et l’action vraie de la scène. C’est bien Eschyle qu’on peut appeler le prophète du polythéisme, l’homme doué d’une seconde vue, sublime, énergique, terrible, et, avec les événements et les hommes de l’histoire, faisant apparaître les visions de son âme.

Pindare n’aurait pas eu plus grand précurseur, s’ils n’étaient tous deux contemporains ; et, dans l’époque qui les réunit, Pindare n’a pas eu d’autre rival.

Ce rapport de dates est marqué dans un fragment d’une ancienne chronique en vers grecs[1]. « Au temps, est-il dit, où parurent à Marathon et à Salamine les Perses homicides et Datis à la voix sauvage, alors même vivait Pindare, pendant qu’Eschyle florissait dans Athènes. » Belle manière de noter une époque par le synchronisme de deux victoires et de deux grands poëtes ! Mais soyons plus précis encore : les marbres de Paros fixent à la dernière année de la soixante-sixième olympiade, sous l’archonte Ménon, la naissance du poëte Eschyle, cinq cent vingt-cinq ans avant notre ère.

D’autre part, un témoignage antique place la représentation de la tragédie des Perses à la quatrième année de la soixante-quinzième olympiade, dix ans après Marathon, et l’année même de Salamine, deux journées où le poëte, qui célébrait ainsi la seconde, avait également combattu. « Au temps de Salamine, nous dit encore un témoignage authentique, le poëte thébain Pindare atteignait sa quarantième année. » Ainsi, d’après ces dates glorieuses, Marathon, Salamine, Eschyle et Pindare étaient nés à cinq ans l’un de l’autre ; et ils auraient pu se rencontrer rivaux d’héroïsme et de génie sur le champ de bataille et au théâtre, s’il n’y avait eu, dans l’instinct même de grandeur qui les rapprochait, quelques différences marquées de vocation comme de patrie.

En effet, de même qu’à Marathon et à Salamine ce fut Athènes qui repoussa surtout le poids de l’invasion barbare, ainsi c’était dans Athènes seule qu’avait commencé et que s’était rapidement agrandie la merveille de l’art antique. Cet éclat extraordinaire que jetait dès lors la tragédie, et qui faisait d’un succès dramatique un événement des fastes nationaux, cette illustration du génie poétique sous la forme la plus vivante, était renfermée dans la cité de Minerve. C’était au pied de l’acropole d’Athènes qu’un art nouveau, et si grand déjà, faisait accourir les autres citoyens de la Grèce comme spectateurs et non comme rivaux. C’était là qu’apparaissait, dans sa plus haute puissance, cette invention du théâtre parée de tous les arts qui faisaient cortége à la poésie, cette tragédie, créée depuis un demi-siècle, relief des festins d’Homère, disait Eschyle, y mêlant le spectacle, la musique et le chant, image sublime des temps fabuleux de la Grèce, mais encore assortie à son âge politique et guerrier ; école d’héroïsme comme de génie, où les vainqueurs, en se célébrant eux-mêmes, s’engageaient de nouveau à vaincre pour leur pays. C’est là que, pour juges de ce prix de l’art dramatique décerné, aux applaudissements d’un peuple idolâtre, la tragédie naissante avait eu les dix généraux de l’armée de Marathon. C’est là que, plus tard, pour chorége d’un drame donné parle poëte Phrynicus, elle avait eu Thémistocle. C’est là que, spectacle majestueux, desservi par tous les talents à la fois, spectacle pathétique, répondant à toutes les passions du cœur et épuisant toutes les misères de la vie, et aussi spectacle rare, extraordinaire, elle appelait, à quelques grands jours seulement, un effort de génie toujours nouveau, et, dans le peuple, une ardeur d’admiration que la satiété n’émoussait pas. C’est à ce prix que, l’année même de Salamine, après d’autres succès d’Eschyle, elle avait atteint, dans le drame des Perses, cette élévation que devait soutenir et tempérer le majestueux Sophocle, et qui n’a pas été surpassée dans la suite des siècles, non plus que la grandeur de la statuaire antique.

Mais plus le théâtre d’Athènes, bâti non loin de sa tribune, était naturellement inspiré, moins il laissait place à l’émulation des autres cités de la Grèce. Cette gloire dramatique d’Athènes, suscitée du milieu de sa gloire guerrière et libératrice, était si bien le propre domaine de la cité de Minerve que, parmi les citoyens des autres villes de la Grèce, nul, pendant plus d’un siècle, ne s’avisa d’y prétendre. La palme théâtrale disputée dans les Dionysiaques et dans les Panathénées semblait une distinction toute athénienne, privilége de pays et presque de famille. Par une singularité dont il n’existe pas d’exemple ailleurs, les premiers poëtes tragiques, Phrynicus, Eschyle, Sophocle, eurent pour successeurs immédiats au théâtre leurs fils, oubliés de l’avenir, mais plusieurs fois couronnés par les contemporains. Aristophane lui-même ne plaisanta point de cette hérédité ; et son fils Araros se fit applaudir, après lui, pour des comédies de la même école, sinon du même génie. Cette prédominance exclusive du théâtre d’Athènes, à l’époque même où le drame ressemblait le plus au dithyrambe, explique assez comment Pindare, contemporain d’Eschyle, dut chercher une autre voie et s’abstenir du théâtre, malgré l’erreur du compilateur Suidas, qui, en dénombrant ses ouvrages, lui attribue dix-sept tragédies.

Comment, dirons-nous, si le grand poëte lyrique, né sur ce territoire thébain, qui a tant fourni à l’horreur tragique, avait composé lui-même ce grand nombre de tragédies, comment, si Pindare avait été l’émule d’Eschyle, avait mis comme lui sur la scène des chœurs de Danaïdes ou de captives persanes, pas un souvenir anecdotique n’en serait-il resté ? On sait tout ce qui a péri de l’antiquité, tout ce qui manque de chefs-d’œuvre et d’études critiques faites pour le théâtre grec, depuis Aristote et Théophraste jusqu’au roi Juba, ce mari d’une fille de Cléopâtre, qui écrivait dans sa cour de Mauritanie un traité complet de l’art dramatique. Mais, à part ces lacunes de l’histoire littéraire, comment ne lirait-on pas, ailleurs que dans Suidas, quelques mots sur Pindare, auteur tragique ? Comment Platon, qui blâme dans le pathétique de la tragédie grecque une peinture de douleurs ou de crimes mauvaise pour les âmes, n’aurait-il pas eu quelque louange d’exception ou quelque regret marqué pour le poëte dont il aime d’ailleurs la gravité religieuse, et, qu’il n’avait pas banni comme Homère de sa république idéale ?

Comment, plus tard, le minutieux Denys d’Halicarnasse, Longin, et ce qui reste d’élégants sophistes, Aristide, Dion, Thémiste, Libanius, Julien ; comment nul de ces Pères si lettrés, depuis Clément d’Alexandrie jusqu’à saint Basile, dans son traité du Profit à tirer de la poésie païenne ; comment nul scoliaste, depuis les fragments d’Aristarque jusqu’aux volumes d’Eustathe, n’auraient-ils jamais emprunté une citation, un fait, une parole, aux dix-sept tragédies du grand poëte lyrique ? Il faudrait donc le supposer là tout-à-fait inférieur à lui-même, et croire que cette partie de son œuvre se serait, du vivant même de l’antiquité grecque, abaissée dans l’ombre et n’aurait pas duré même jusqu’aux lettrés romains, qui, dès le temps de Scipion et d’Ennius, s’étaient si fort occupés de la poésie de la Grèce, et ne cessaient de traduire et d’imiter son théâtre ? Cicéron, si jaloux de rendre en ïambes latins des monologues de Sophocle, pouvait-il oublier le poëte grec qui aurait uni à l’enthousiasme de l’ode la puissance du drame tragique ?

Tant de motifs, le silence de Quintilien, comme celui d’Horace, ou plutôt le silence de toute l’antiquité, hormis Suidas, ne confirment-ils pas l’opinion si vraisemblable que le génie dorien de Pindare ne fut pas appelé à cette gloire nouvelle du théâtre, ouverte dans Athènes, et qu’il trouva plus près de lui, à Delphes, à Olympie, la seule inspiration qui, sur des tons variés, domina son génie ?

Si on songe, d’ailleurs, à cette orchestique, ou danse mêlée de chants, qui formait une des représentations de la scène antique, et si d’autre part on remarque, dans la liste non contestée des chants du poëte thébain, un ordre de poésies lié, sous le nom d’Hyporchèmes, aux danses religieuses et guerrières, on concevra sans peine que, dans la critique indigeste de Suidas, ce titre ait pu se confondre avec l’idée du drame orchestique, et que la mention en ait ainsi créé, par double emploi, un théâtre de Pindare dont l’antiquité n’avait pas ouï parler.

L’hypothèse contraire, fût-elle moins dénuée de témoignages, serait peu vraisemblable. Dans ces beaux jours du génie des Hellènes, à ce second âge, c’est-à-dire à cette pleine jeunesse d’une poésie déjà savante, mais surtout naturelle et passionnée, le poëte n’aspirait pas à l’universalité, à la primauté dans les genres divers.

En même temps que poëte, il pouvait être guerrier de terre et de mer comme Eschyle ou Sophocle, par la condition générale du dévouement à la patrie ; mais, d’ordinaire, il n’était poëte que dans une seule des grandes et simples divisions de l’art, la tragédie, la comédie, le poëme lyrique ou gnomique.

Le poëte tragique, en particulier, était à l’aise et suffisamment inspiré, dans cette vaste enceinte et cette infinie variété de la représentation tragique, telle que l’esprit la concevait alors, pouvant essayer tous les spectacles, depuis les splendeurs des rois jusqu’à la mendicité des bannis, depuis la terreur la plus éloquente jusqu’à la bouffonnerie, depuis la majesté d’Agamemnon et le délire religieux de Cassandre jusqu’à la fureur d’Oreste et au sommeil des Euménides trompées par Apollon, depuis les Choéphores jusqu’au Cyclope. Le poëte tragique, avec cette fécondité d’un art nouveau, multipliait ses œuvres pour les grandes fêtes de chaque année ; mais il ne s’exerçait pas ailleurs et pour une moindre occasion que les Panathénées et que la Grèce accourue dans Athènes.

Eschyle, d’autre part, ne paraît pas avoir composé d’hymnes, en dehors du chœur aux cent voix qui redisait les strophes guerrières ou funèbres de ses tragédies ; et, dans des genres qui se touchaient de si près et que même la simplicité du drame primitif semblait confondre en un seul, il ne passait pas de sa vocation de poëte tragique à celle de chantre lyrique, ailleurs du moins qu’au théâtre.

Il s’est conservé même là ce sujet une belle et modeste réponse de ce grand poëte. Les frères d’Eschyle, les deux guerriers dignes de son nom par leur courage, comme son courage à lui-même était digne de son génie, le pressaient un jour d’écrire un hymne à l’honneur d’Apollon ; il leur répondit « que la chose était faite dès longtemps, et pour le mieux, par le poëte Tynnichos ; que si à l’œuvre de celui-ci il opposait maintenant une œuvre nouvelle et sienne, elle aurait même fortune que les statues récentes des dieux, en présence de leurs statues antiques : c’est-à-dire que celles-là, rudes et simples, sont réputées divines, et que les autres, plus jeunes et travaillées avec plus d’art, sont admirées, mais qu’elles ont moins du dieu en elles. »

Devant Eschyle, son ancien de si peu d’années, Pindare dut raisonner de même ; et, content de sa gloire lyrique renouvelée sous tant de formes, liée à tant de faits royaux et domestiques, il n’avait pas à essayer cette autre gloire du théâtre élevée si haut dans Athènes. C’est plus tard, c’est quand la poésie devient une science littéraire, que, dans le Musée d’Alexandrie, dans la cage des oiseaux chanteurs nourris par les Ptolémées, loin des religieux anniversaires qui ramenaient l’offrande sacrée de la muse tragique, loin des triomphes patriotiques qui inspiraient sa voix, Callimaque, Apollonius, Lycophron, maîtres experts au métier de la poésie, feront indifféremment des hymnes aux dieux, des cantates aux rois, des tragédies, des épigrammes, et ne craindront pas même de reprendre en sous-œuvre et de versifier de nouveau ces grands sujets que s’était appropriés le génie aux jours de sa jeunesse créatrice, les Pélopides, Œdipe, Agamemnon, toute une part du répertoire d’Eschyle et de Sophocle.

Mais, sans anticiper ici sur l’histoire de cette décadence que nous rencontrerons plus tard, essayons de marquer par quelques autres détails ce qui dut inspirer et retenir dans le cercle lyrique la vocation du poëte thébain.

Entre ces deux villes, Thespies et Tanagre, que visitait Pindare tout jeune, et dans les campagnes fertiles et boisées qui les séparaient, tout était parsemé d’autels, de statues des dieux et de symboles poétiques, depuis le souvenir du chantre religieux venu de Lydie, Olen, jusqu’à des vers d’Hésiode que, du temps de Pausanias, on lisait encore, à demi-effacés, sur des lames de plomb gardées dans un temple du village d’Ascra, au pied de la montagne des Muses. C’étaient peut-être les vers mêmes, que nous retrouvons, au début de la Théogonie[2] : « Ayons les Muses en tête de nos chants, les Muses qui habitent le grand et fertile sommet d’Hélicon, et dansent de leurs pieds légers autour de la fontaine bleuâtre et de l’autel du puissant fils de Saturne ; les Muses qui, lavant aux sources du Permesse leur beauté délicate, auprès de l’Hippocrène, ou sur le divin sommet d’Holmios au plus haut de l’Hélicon, forment des chœurs gracieux, sous leurs pas tressaillants ; puis, élancées de là, sous le voile d’un épais nuage, ont marché dans la nuit, jetant d’harmonieuses clameurs, en hymnes à Jupiter porte-égide, à la sainte Junon, reine d’Argos aux brodequins dorés, à la fille du dieu porte-égide, Minerve aux yeux pers, à Phébus Apollon, à Diane chasseresse, à Neptune qui enceint la terre et l’ébranle, à la vénérable Thémis, à Vénus aux roulantes prunelles, à Hébé parée d’une couronne d’or, à la belle Dioné, à l’Aurore, au Soleil immense, à la Lune brillante, à Latone, à Japet, au ténébreux Saturne, à la Terre, au vaste Océan, à la Nuit sombre et à la race sacrée des autres dieux : célébrons ces Muses, qui enseignaient une si belle chanson à Hésiode, occupé de paître ses agneaux, aux bords de l’Hélicon divin. »

Cette poésie brillante et gracieuse, non moins ancienne que les chants homériques, mais indigène en Béotie, offerte aux yeux et gravée dans les temples de cette religieuse contrée, suffisait à dénouer la langue du jeune homme, né pour les vers, qui vivait dans ces lieux. Pindare dut y joindre encore une noble émulation excitée par l’exemple de Corinne, qui, seule dans Tanagre, nous dit Pausanias, avait fait des hymnes.

Il voulut d’ailleurs, et lui-même l’avoue dans une de ses Olympiques, relever ses concitoyens du préjugé qui pesait sur eux, et qu’entretenait la raillerie des autres Grecs, surtout la malignité des poëtes comiques d’Athènes. Cratinus, avant Aristophane, n’avait pas craint de traduire en plein théâtre, sous un terme de composition grotesque, ce qu’il nommait la race porco-béotienne, portant des robes ornées de franges. Comment le renom du poëte Hésiode, cet éveil du génie grec, dans le pauvre et froid village d’Ascra, non moins que sur les bords enchantés du Mélès, n’avait-il pas justifié la Béotie, et revendiqué pour elle une première part dans la gloire poétique de la Grèce ? L’antiquité ne nous en dit rien ; et nous voyons la prévention anti-béotienne, à travers une autre langue, passer dans les vers d’Horace si charmé du génie de Pindare.

« Bœotûm in crasso jurares aëre natum[3] »

Elle se conserve, elle se répète par delà l’époque où elle était si fort démentie par le savoir et l’inventive sagacité de Plutarque, dans le déclin de l’esprit grec.

La cause ancienne de cette opinion tenait sans doute à une sorte de rudesse des hommes de la Béotie, n’ayant pas eu, comme ceux d’Athènes, l’activité du commerce et des arts, vivant d’une vie plus simple, laboureurs et bergers, et ne pratiquant pas, comme les Spartiates, leurs voisins, cette forte discipline, cette vertueuse et austère pauvreté qui, seule aux yeux des Grecs, soutenait le parallèle avec la magnificence et le bon goût d’Athènes.

Enfin il y avait encore cette différence, au désavantage des Thébains, que, tandis que des sages, et des sages puissants, des philosophes législateurs s’étaient élevés dans toutes les parties de la Grèce, même de cette Grèce extérieure qui entamait les bords de l’Asie et se prolongeait en Sicile et jusqu’en Italie, Lycurgue à Sparte, Périandre à Corinthe, Solon dans Athènes, Thalès à Milet, Minos en Crète, Zaleucus et Charondas dans cette péninsule nommée la Grande Grèce, nul titre semblable n’avait illustré le territoire ou la ville de Thèbes.

Pour tout dire enfin, le sentiment du patriotisme grec fléchissait dans Thèbes, à l’heure même où il allait se montrer si grand dans toutes les autres cités de la Grèce. Cela même portait le jeune poëte de Thèbes à prendre pour unique objet de ses chants ce qui pouvait surtout animer et servir la Grèce entière, le culte de ses Dieux protecteurs et l’émulation fortifiante de ses jeux guerriers. Déjà ce n’était plus l’âge du poëme épique et de ses longs cycles d’aventures. La Grèce, si polie dans ses arts, si républicaine dans ses lois, et menacée d’épreuves si terribles et si proches, voulait l’histoire pour témoin et la lyre pour auxiliaire.

Une autre poésie s’était élevée, depuis plus d’un siècle, puissance bien assortie aux troubles des états libres, n’épargnant ni le vice ni la vertu, et promenant de Paros à Corinthe son fouet injurieux. C’était, nous l’avons dit, cette satire effrénée d’Archiloque, ce dithyrambe de la haine, qui souvent portait une sorte d’enthousiasme dans les passions mauvaises, l’orgueil, la convoitise, l’envie ; pouvoir odieux, mais plus faible que la liberté, le talent et la vertu réunis. Cette renommée d’Archiloque, alors toute vive et toute sanglante, pour ainsi dire, ne pouvait tenter l’âme élevée du poëte thébain. Une fois, nous l’avons vu, il avait rappelé et enlacé dans un de ses hymnes deux vers de ce poëte ; mais ailleurs il maudit, il abhorre les exemples de ce génie plus habile à diffamer les hommes qu’à chanter les Dieux. « Pour moi, dit-il[4], ma loi est de m’abstenir de ces âpres morsures, de ces médisantes paroles. J’ai vu, quoique de bien loin, dans les angoisses du désespoir, l’outrageux Archiloque engraissé du profit de ses haines calomnieuses. Le meilleur, c’est la richesse unie à la modération. »

En dehors de cette poésie funeste à ses auteurs, bien d’autres formes restaient au génie de Pindare et se liaient à la pompe des rites religieux, à l’éducation belliqueuse des cités libres du Péloponèse, aux magnificences des rois de Sicile : Pindare les cultiva toutes, sans approcher du théâtre, cette couronne privilégiée d’Athènes. Panégyriste des rois de Sicile près desquels se retira plus tard le poëte Eschyle, Pindare ne les loua que de leurs vertus, et au profit du commun salut de la Grèce, dont ces rois défendaient aussi la cause contre d’autres barbares alliés de la Perse.

« J’ai sous le bras, dans mon carquois, » dit-il avec sa forme originale, « bien des traits qui parlent aux intelligences, mais qui, pour la foule, ont besoin d’interprètes. —[5] Tends ton arc vers le but, ô mon âme ! Qui frapperons-nous de ces flèches étincelantes, dardées d’un cœur ému ? Visant d’abord Agrigente, je ferai d’une âme sincère le serment que, depuis cent années, cette ville n’a pas vu homme d’un cœur plus bienfaisant et d’une main plus libérale que Théron. L’orgueil cependant s’est élevé contre sa louange, lui faisant obstacle sans justice, et voulant par des bouches insensées avoir parlé, et attacher ainsi quelque tare secrète aux vertus des bons. Mais, puisque le sable des mers échappe au calcul, qui pourrait dénombrer combien de joies cet homme a données aux autres hommes ? »

Voilà, certes, une belle et touchante image de la royauté ! et Voltaire, à Potsdam, aurait pu la citer à Frédéric, que tout bas il accusait de rappeler Denys de Syracuse, à double titre de despote et de mauvais poëte. Mais l’antiquité était peu comptée alors. Voltaire, qui, selon notre savant ami, le traducteur de Théocrite, avait beaucoup travaillé sur Pindare et chargé de notes un texte grec du grand lyrique, ne voit en lui qu’un chantre de combats à coups de poings, le premier violon du roi de Sicile. Ailleurs même il l’appelle « cet inintelligible et boursouflé Thébain, auquel M. de Chabanon veut bien prêter, en le traduisant, de l’ordre et de la clarté, » au lieu de faire de son chef quelque tragédie nouvelle, ou quelque opéra.

Cette opinion devait être celle de la critique française au dix-huitième siècle, époque où les lettres grecques, cette grande source du génie, de la philosophie sublime et de la belle poésie, n’étaient étudiées, pour le fond des choses et pour la pensée, que de Montesquieu et de Rousseau, qui s’en trouvèrent bien. On sait comment d’ailleurs elles étaient, pour la langue et l’art, négligées de presque tous, hormis quelques rares érudits, jusqu’à la renaissance poétique tentée par André Chénier. Mais nous sommes ici bien loin de ces injustes dédains d’un siècle trop raffiné ; nous essayons de comprendre, à la lumière du passé, Pindare comme Eschyle, et de les expliquer l’un par l’autre : car ils se touchent et se ressemblent.

Vu à cette lumière, ce qui nous reste de Pindare ne doit pas encourir le reproche de monotonie tant répété par la critique vulgaire. Ses odes ne paraîtront plus, comme on les appelait, de pompeuses digressions sur des sujets stériles. Le sujet commun à toutes, c’est la gloire de la Grèce et les épreuves viriles qui préparent cette gloire. Les épisodes, ce sont les souvenirs des aïeux sans cesse rappelés, comme une obligation pour les fils et un titre d’orgueil pour les citoyens. Le poëte lyrique, avec son autorité sainte, dans les fêtes et les jeux sacrés de la Grèce, est le conseiller de la patrie commune, le messager d’alliance entre les villes de même origine, de même noblesse hellénique, entre les métropoles et les colonies devenues indépendantes et souveraines à leur tour. Il va, ou plutôt, il envoie ses vers de Ténédos à Rhodes, de Thèbes à Syracuse et jusqu’au temple de Jupiter Ammon. N’oublions pas ce qu’atteste l’histoire : ces jeux de force, de vaillance et d’agilité, ces quatre grandes écoles d’Olympie, de Delphes, de l’Isthme et de Némée préparaient et inspiraient la race des vainqueurs de l’Asie. Les âmes s’y fortifiaient, non moins que les corps. Au temps où Xercès s’avançait au-delà des Thermopyles, avec son amas d’hommes armés, quelques transfuges d’Arcadie lui sont amenés. On leur demande, autour du roi, ce que font les Grecs. Sur leur réponse, que les Grecs célèbrent les fêtes d’Olympie et regardent des combats d’athlètes et des courses de chevaux, un des seigneurs perses demande quel était le prix disputé dans ces luttes. Les transfuges répondent : « Une couronne d’olivier. » Ce fut alors que, renouvelant le triste pronostic[6] de l’oncle même du roi sur l’entreprise de Xercès, un des Perses s’écria : « Malheur, malheur, ô Mardonius ! contre quels hommes nous avais-tu menés combattre, des hommes qui luttent ensemble, non pour des richesses, mais pour la vertu ! » Ces paroles, qui rappelaient un ancien désastre, en même temps qu’elles en assignaient la cause, en disent assez sur les jeux de la Grèce.

L’effroi qu’avaient laissé aux vainqueurs par le nombre l’audace et la mort de Léonidas, s’accrut encore de cette magnanime attente du reste des Hellènes.

On le sait, cependant : à cette seconde invasion des Perses, Thèbes déserta la cause de la Grèce ; et la trahison d’un Thébain avait indiqué, dit-on, le passage par où furent livrés Léonidas, ses trois cents Spartiates et les Béotiens de Thespies. Le poëte de Thèbes eut à supporter cette douleur, dans la joie publique de la victoire qui suivit bientôt l’immortelle défaite des Thermopyles. Lui qui avait dit, sans doute dans une meilleure espérance : « Ô Thèbes, ô ma mère, il n’est pas de travail que je n’abandonne pour te célébrer ! » il devait maintenant se taire, ou gémir sur elle. Désormais, quelle que soit la gloire des Hellènes, quelles que soient les allusions qu’il y fait encore, on sent comme une sorte de réserve et une pudeur douloureuse mêlées à l’enthousiasme dont il est saisi. C’est, je crois, un des plus beaux traits qu’il soit possible d’enlever à cette sublime poésie, et de rendre sensible et vivant pour nous, en le détachant de l’ode sur la victoire athlétique de Cléandre, enfant d’Égine, la cité favorite de Pindare, parmi les glorieux confédérés de la liberté grecque.

Une fête domestique commence l’hymne triomphal. Pindare vient, au milieu des concitoyens et des amis, saluer le jeune vainqueur, dans la maison de son père, riche citoyen d’Égine ; et tout aussitôt la pensée du poëte s’élève à la joie du patriotisme commun, comme pour y perdre le souvenir de la faute et du malheur de Thèbes.

« Pour Cléandre et sa mâle vigueur, en glorieux salaire de ses peines, ô jeunes gens ! sous le brillant portique de son père Télésarque, qu’un de vous aille éveiller le chant joyeux du Chœur, prix de sa victoire dans l’isthme, et de la force qu’il a trouvée aux combats de Némée ! Et nous, quoique affligés dans l’âme, ô Muse aux paroles d’or, délivrés de grandes douleurs, ne restons pas comme abattus et sans couronne ; ne cultive pas en nous la tristesse : cessons des tourments inutiles ; laissons-nous vaincre à quelque plaisir. Ce rocher de Tantale, menaçant au-dessus de nos têtes, l’épouvantable calamité de la guerre, un dieu l’a détourné. La crainte, en s’éloignant, a emporté mon cruel souci. Mieux vaut toujours, en tout, regarder la chose présente à nos pieds. Car sur nous est suspendu le temps insidieux qui déroule le cours incertain de la vie. Mais, avec la liberté, ces maux-là même, les mortels peuvent les adoucir. Il faut seulement garder au cœur bonne espérance : il faut aussi que le nourrisson favori de Thèbes donne en tribut une fleur des grâces à la belle et vaillante Égine ; car Égine et Thèbes sont filles jumelles du même père[7]. »

Je ne sais si ma passion de traducteur m’abuse en ce moment ; mais combien cette joie réservée du poëte, cette tristesse du Thébain mêlée au triomphe des Hellènes, sont patriotiques et touchantes ! Quelle fierté fidèle, et en même temps quel art délicat dans ce souvenir du poëte, qui, se nommant avec orgueil le nourrisson favori de la ville de Thèbes, alors tant répudiée par les Grecs, revendique en même temps pour elle la parenté de la vaillante Égine, naguère l’ennemie, et aujourd’hui la glorieuse alliée d’Athènes ! Dans le langage elliptique du poëte, ce qui est exprimé fait ressortir avec éclat tant d’autres souvenirs sous-entendus et présents ! C’est la réponse au menaçant outrage du monument qu’Athènes venait de consacrer par celle inscription sur un immense trophée d’armes enlevées aux barbares :

les Athéniens et les Grecs,
après la défaite des Perses et des Thébains.

Grâce à la poésie et à la gloire, Pindare n’était pas compris dans cet anathème de sa ville natale. Son génie avait combattu pour la Grèce ; et ses chants n’avaient cessé d’inspirer dès longtemps ceux qui venaient de vaincre pour elle.

Eschyle, plus heureux, faisait plus encore : il avait contribué de son bras à la victoire qu’il célébrait ; et plus tard, dans l’épitaphe qu’il s’était faite, il oubliait ses poëmes immortels, pour ne se souvenir que de ses services guerriers : « Ci-gît Eschyle, fils d’Euphorion, Athénien mort dans la fertile contrée de Géla. Le bois de Marathon dira sa vaillance bien renommée, que connaît le Mède à l’épaisse chevelure[8]. »

Cette vaillance même était l’âme de sa poésie. De là, l’instinct de grandeur qui double en lui l’enthousiasme et l’imagination. Tous les tons de la lyre lui obéissent ; tous les accents de pitié, de terreur, de triomphe et d’allégresse accourent, dès qu’il a préludé. La tragédie des Perses[9] semble d’abord un hymne élégiaque, telles que les malédictions et les déplorations des prophètes hébreux.

Quel hymne chanté à deux parties, quel chœur lamentable égala jamais l’ouverture de cette tragédie, ce réveil sinistre du palais de Xercès, cette présence de sa mère, de la veuve de Darius, au milieu des vieillards de sa suite et de ses femmes ? Quelle ode triomphale surpassa jamais ce témoignage de la bouche des vaincus, ce tribut de douleur et d’effroi ? C’est, avec plus de grandeur, et dans toutes les magnificences de l’Orient, le désespoir de la mère de Sisara, telle que la montrent les versets de la Bible, alors qu’elle épie la poussière de la route et le bruit des cavaliers, attendant le retour de son fils.

Vieillie dans la pompe et l’oisive majesté de la cour, Atossa ne prévoit rien des maux qui vont l’accabler ; et son ignorance fait frémir, à la pensée d’Athènes, sur laquelle cette reine interroge les esclaves qui l’entourent. Ô peuple antique d’Athènes, tant loué par vous-même et par tous les peuples, élite ingénieuse du monde, avez-vous jamais senti plus grande ivresse que le jour où, dans votre ville reconquise par vos matelots, en face de vos temples conservés en ruines et tout noircis encore des feux allumés pour les détruire, vous vous pressiez à la grande fête de la destruction des Perses étalée en drame sur votre théâtre, et vous entendiez retentir, comme l’hymne de votre délivrance, ces cris de douleur de l’Asie vaincue ?

« Ô mes amis[10], dit la reine troublée, au lever du jour, par les songes funestes de sa nuit, « cette Athènes, en quel lieu de la terre dit-on qu’elle soit placée ?

le chœur.

Au loin, vers le couchant, sous les derniers feux du soleil-roi.

Atossa.

Et c’est la ville dont mon fils a si grand désir de faire la conquête ?

le chœur.

Aussitôt après, toute la Grèce serait soumise au roi.

Atossa.

Ont-ils donc une si grande armée ?

le chœur.

Une armée assez grande pour avoir fait aux Mèdes bien des maux.

Atossa.

Et avec cela, ont-ils autre chose encore, assez de richesses dans leurs demeures ?

le chœur.

Une source d’argent leur est ouverte, trésor de la terre.

Atossa.

Est-ce de l’arc et de la flèche que leurs deux mains sont armées ?

le chœur.

Nullement ; ils ont l’airain de la lance tendue, et l’abri du bouclier.

Atossa.

Quel est le pasteur de ce troupeau ? quel est le maître de cette armée ?

le chœur.

De nul homme vivant ils ne sont esclaves ni sujets.

Atossa.

Comment oseraient-ils attendre les ennemis étrangers qui leur arrivent ?

le chœur.

De même qu’ils ont détruit la belle et nombreuse armée de Darius.

Atossa.

Tu donnes tristement à réfléchir aux mères de ceux qui sont partis.

le chœur (à la vue d’un messager qui entre).

Tu vas, je crois, savoir toute la vérité : c’est l’heure d’apprendre de cet homme ce que fait la Perse ; il apporte assurément quelque bonne ou fatale nouvelle.

le messager.

Ô citadelle de toute la terre d’Asie ! ô terre de la Perse ! ô vaste confluent de richesses ! Comment, sous un seul coup, s’est abattue cette immense grandeur ! Comment a péri la fleur de la Perse ! Hélas ! malheur à moi, de raconter le premier tant de maux ! Mais il faut cependant dévoiler toute la calamité des Perses : toute l’armée barbare est anéantie ! »

Entendez-vous l’écho prodigieux de ces paroles sur les parois de marbre et les vases retentissants de l’amphithéâtre, que couronnait le soleil de Marathon et de Salamine ? Quelle poésie dans ce langage ! Quelles acclamations du peuple répondant à l’hymne de triomphe chanté par un des siens ! Quelle explication de sa victoire dans l’idée que ses ennemis mêmes ont de sa liberté ! Quel oubli de tout, hormis l’orgueil de la patrie commune et la joie de sa gloire, dans cette distraction du poëte qui met le mot de barbares à la bouche même des Perses, comme se reconnaissant une race inférieure et vaincue !

Alors se renouvelle, ce qu’Athènes ne pouvait jamais assez entendre, le myriologue, l’élégie funèbre de ses ennemis sur eux-mêmes[11] : « Ô roi Jupiter ! maintenant, de ces Perses à la tête altière, aux bataillons nombreux, tu as détruit l’armée : tu as couvert des ténèbres du deuil la ville de Suse et celle d’Ecbatane. Bien des femmes de leurs faibles mains déchirent leurs voiles, mouillent leur sein de larmes, dans la douleur qu’elles partagent.

Les Persanes en pleurs, souhaitant de voir l’hymen récent de leurs maris et les tissus moelleux de leur couche, plaisirs de la gracieuse jeunesse désormais perdus pour elles, se consument de gémissements sans fin ; et moi, je célèbre, comme je le dois, le sort lamentable de ceux qui ont déjà péri.

Maintenant, toute la terre d’Asie gémit dépeuplée. Xercès les a emmenés, hélas ! Xercès les a perdus. Xercès a tout conduit follement pour ses flottes.

Était-ce ainsi qu’autrefois Darius fut pour les citoyens un chef irréprochable, un chef aimé de Suse ?

Fantassins et soldats de mer, les navires aux ailes noires les avaient amenés, hélas ! et les navires les ont perdus, les navires fatalement heurtés l’un contre l’autre. Échappé aux mains des Ioniens, à peine le roi lui-même, comme nous l’avons appris, a-t-il fui à travers les plaines de la Thrace et ses routes funestes ? »

Que pouvait-il s’ajouter à ce chant de douleur, à ce témoignage des vaincus ? le drame dans l’ode, l’évocation des mânes de Darius, à la voix de son peuple et au nom de sa veuve en pleurs. Rien de plus beau que cette puissante prière, qui fait apparaître l’ombre de Darius dans le palais désolé de son fils :

« Ô femme royale[12], dit le chœur, vénérable aux Perses, envoie tes offrandes dans les demeures souterraines : et nous, nous allons demander, dans nos hymnes, la faveur des Dieux qui sont les conducteurs des défunts sous la terre !

Ô vous ! chastes divinités des lieux souterrains, Terre et Mercure, et toi, roi des enfers, envoyez d’en bas cette âme à la lumière ! car, si elle connaît quelque chose de plus dans nos malheurs, seule elle nous en dira le terme pour les mortels.

M’entend-il ce roi, dans sa béatitude et dans son sort égal aux dieux ? M’entend-il poussant des sons barbares, discords, lamentables, confus ? Je crierai ces douloureux malheurs… M’entend-il du fond de l’abîme ?…

Dieu du sombre Adès, dieu conducteur, renvoie à la lumière Darius ! Quel roi que ce Darius ! celui-là ne perdit pas les hommes dans le désastre d’une guerre meurtrière ; et il fut nommé par les Perses le confident des dieux ; et il était lui-même bien conseillé par les dieux, puisqu’il conduisait heureusement notre armée. — Ô seigneur antique, ô Baal ! viens, avance, montre à l’extrémité de la tombe la semelle empourprée de tes pieds ; et dévoilant l’éclat de ta royale tiare, viens, ô père, ô tutélaire Darius, afin d’entendre nos nouveaux, nos derniers malheurs ; et apparais-nous comme le maître du monde. Hélas ! du Styx une sombre vapeur s’est répandue sur nous. Notre jeunesse a péri toute entière. Viens, ô père, ô Darius sauveur ! ô toi qui mourus tant pleuré de tes amis ! comment ces fautes renouvelées, ces fautes contre la patrie pourront-elles finir ? Nos trirèmes ont péri ; nos vaisseaux ne sont plus. »

Le merveilleux d’une telle apparition était le triomphe du chant lyrique. C’était, avec des proportions plus grandes, la pythonisse d’Endor faisant lever l’ombre de Samuel. Mais, si on pense que ce Darius invoqué par les Perses, que ce protecteur cherché dans le tombeau n’avait pu lui-même entamer la Grèce, qu’il avait vu l’élite de ses soldats dispersée à Marathon, qu’il n’avait enfin sur son insensé successeur que l’avantage d’un moindre désastre, quel devait être pour l’orgueil tout récent des vainqueurs de Salamine et de Mycale l’effet magique de cette conjuration dernière proférée par le désespoir de leurs ennemis vaincus !

Jamais fête de l’imagination et de la gloire ne dut être plus éclatante. Il ne manquait plus à l’action lyrique et dramatique d’un tel spectacle que le retour même de Xercès ; et le voilà bientôt qui, lui-même vivant, apparaît avec un carquois vide. Il vient, pour ainsi dire, faire sa partie dans ce chœur funèbre de son empire ; et il s’associe par la forme et par l’accent de ses paroles aux lamentations dont il est accueilli. Rien de plus terrible que cette contagion de deux douleurs s’accroissant l’une l’autre et formant la scène finale de la tragédie des Perses :

« Hélas, ô roi[13] ! ô vaillante armée ! splendeur de l’empire persan, gloire des guerriers, grandeur qu’a moissonnée le dieu ! La terre pleure la jeunesse née « de son sein, et qu’a tuée Xercès, pourvoyeur de l’abîme, tant de guerriers serrés en bataillons, fleur de la patrie, formidables archers ! Toute une nombreuse génération d’hommes a péri.

Xercès.

Hélas ! hélas ! malheureuse armée !

le chœur.

La terre d’Asie, ô roi, demeure sous ce coup désastreux tristement agenouillée.

Xercès.

Malheur à moi ! hélas ! hélas ! sujet de larmes à la nation, je suis né pour le mal de la patrie… »

Et ces cris de détresse, ces échos de mutuelles douleurs, se continuent, s’entrechoquent, durant une longue scène. La monotonie du drame en fait ici le pathétique. La défaite des Perses, cette défaite trop voisine et trop sanglante pour la perspective du théâtre, prend une sorte de grandeur fatale et mystérieuse, en apparaissant au loin dans Suse. Là s’applique le mot si juste de Racine : « Ce qui se passe à deux mille lieues de nous semble presque se passer à deux mille ans. »

Tel dut être pour l’imagination de la Grèce ce lendemain de sa victoire, contemplé dans le deuil même de ses ennemis, au delà des mers, au milieu de leurs villes dépeuplées et de leurs palais tremblants. Ce jour-là, dans les fêtes d’Athènes, le génie de la liberté et de la poésie jetait, un siècle d’avance, les fondements de la grandeur d’Alexandre et commençait la conquête de l’Orient. Quelle devait être sur les peuples de la Grèce accourus aux pompes sacrées d’Athènes la puissance de ces hymnes de gloire et de ces plaintes funèbres, apothéose et prophétie de la destinée diverse de deux mondes, du monde civilisé et du monde barbare ! Ce jour-là, le poëte tragique d’Athènes était plus grand que le poëte même de Delphes et d’Olympie.



  1. Βιογράφοι, ed. A. Westerm. p. 95.
  2. Hesiod. Theogon., v. 1-23.
  3. Hor. Epist. l. ii, ep. 1, v. 244
  4. Pind. ed. Boiss. Pyth. II, p. 105.
  5. Pind., ed. Boiss. Olymp. II, p. 33.
  6. Herodot. l. viii, § 26.
  7. Pind., ed. Boiss. Isthm., 8, p. 268.
  8. Analect. Brunck, t. II, p. 523.
  9. Æschyl. Pers., p. 60.
  10. Æschyl. Pers., p. 54, 55 et seq.
  11. Æschyl. Pers., p. 60 et seq.
  12. Æschyl. Pers., p. 62.
  13. Æschyl. Pers., p. 68.