Essais sur le génie de Pindare/18

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DEUXIÈME PARTIE.


CHAPITRE XVIII.


Ère nouvelle. — Ses commencements au milieu de l’ancien monde. — Poésie des liturgies chrétiennes. — Lyrisme populaire et lyrisme savant.


L’Évangile nous montre plus d’une fois les apôtres, à l’issue de leurs premières réunions, chantant un hymne avant de se séparer. Le proconsul de Bithynie, Pline le Jeune[1], dans sa lettre à Trajan sur les chrétiens, qu’il a interrogés par la torture et fait conduire à la mort quand ils refusaient d’abjurer, après avoir noté le secret de leurs assemblées et l’innocente sobriété de leurs repas, a soin d’ajouter, d’après leurs déclarations, qu’ils chantent en chœur un hymne au Christ, comme à un Dieu.

À ce témoignage des persécuteurs on peut joindre celui d’un chrétien du premier siècle, dont une phrase, conservée par Eusèbe comme indice de l’antiquité du dogme, en atteste aussi la commémoration sous forme lyrique et musicale. « Les cantiques », dit Caïus, suivant la version grecque d’Eusèbe, « et tous les chants des frères écrits dès l’origine par quelques-uns des fidèles célèbrent le verbe de Dieu, le Christ, en le nommant Dieu lui-même. » Beaucoup de ces chants, première effusion de la foi populaire, ont péri sans doute par les précautions mêmes dont cette foi s’enveloppait ; mais la part de la poésie, dans le culte nouveau, n’est pas douteuse. Ainsi toujours monta vers Dieu la prière publique. Comme pour approcher de l’autel le prêtre idolâtre s’était paré d’un vêtement plus précieux et avait ceint sa tête de bandelettes, de même il avait relevé son langage par le mètre et l’harmonie. Le culte mosaïque n’était que chant et poésie. La pureté chrétienne, plus contemplative, ne pouvait négliger cette puissance du rhythme, ce concert des voix, qui parle le mieux aux âmes et semble à la fois les dominer et les unir.

Seulement elle n’y mêlait plus rien de sanglant et de profane. Elle n’avait plus de victime que la divine Eucharistie ; elle n’aurait plus permis, même à titre de symbole, ces danses réputées religieuses où se plaisaient des peuples sensuels et guerriers. La marche lente d’une procession pieuse, la blancheur des vêtements, la vapeur de l’encens, le son mesuré des voix, la douceur poétique des paroles et par-dessus tout l’enthousiasme des âmes, la vénération du récent martyr, l’aspiration aux mêmes souffrances, faisaient la grandeur de la liturgie nouvelle.

La trace de ces influences se retrouve dans quelques débris des anciens offices de l’Église grecque. Vers la fin du second siècle, on chantait, aux prières du soir de la réunion chrétienne, un hymne cité plus tard, en preuve de l’antique foi au Saint-Esprit, comme au Verbe divin : « Gracieuse lumière de la sainte béatitude[2], Fils du Père immortel, céleste et bienheureux, ô Christ ! venus, au coucher du soleil, devant la clarté affaiblie du jour, nous célébrons le Père, le Fils et l’Esprit-Saint de Dieu ; car il sied bien de te célébrer, à toutes les heures, par le concert des voix, ô Fils de Dieu, toi qui donnes la vie. »

Au quatrième siècle, saint Basile nommait comme auteur de cet hymne le martyr Athénagène, qui périt dans la persécution de l’empereur Sévère. Une autre tradition désignait Sophronius, patriarche de Jérusalem. Mais la véritable inspiration de telles paroles, c’était la foi même de la foule, et ce sentiment qui faisait dire à saint Basile : « Il a plu à nos pères de ne pas recevoir en silence le bienfait de la lumière du soir, mais, quand elle paraît, de rendre grâces. Quel est l’auteur de cet hymne qui retentit lorsque les lampes s’allument ? Nous ne pouvons le dire. Le peuple répète des paroles antiques, et jamais on ne soupçonne d’impiété ces foules qui s’écrient : Nous louons le Père, le Fils et le Saint-Esprit de Dieu. Vous tous qui connaissez l’hymne d’Athénagène, cet adieu qu’il laissait à ses compagnons au moment de les quitter pour s’élancer dans la flamme, vous connaissez aussi la croyance des martyrs sur l’Esprit-Saint ! »

Quoi qu’il en soit, cette mélopée religieuse et populaire, qui remplaçait pour les affiliés du christianisme tant d’autres plaisirs de l’imagination, tant d’autres attraits des yeux et du cœur, dut avoir une grande puissance dans l’Église et dans la famille. Aussi, de bonne heure, la science s’en occupa comme l’instinct populaire. Clément d’Alexandrie, ce chrétien érudit qui mêlait à la tradition hébraïque une vaste connaissance de la philosophie et de la poésie grecques, composa dès le second siècle des hymnes à la fois dogmatiques et familiers. Un de ces hymnes, qu’il cite dans son livre du Pédagogue comme une leçon à donner aux néophytes, se rapproche un peu de la simplicité monotone de nos litanies :

« Frein des jeunes chevaux indociles[3], aile des oiseaux qui ne s’égarent pas dans leur vol, vrai guide des enfants, pasteur des brebis royales, réunis tes fils innocents, pour qu’ils louent dans leur piété et chantent avec candeur de leur bouche ingénue le Christ conducteur de l’enfance !

Roi des saints ! Verbe tout-puissant du Père suprême, maître de la sagesse, soutien des travaux, possesseur de l’éternité, Sauveur de la race humaine, Jésus, pasteur, laboureur, gouvernail et frein, aile céleste du saint troupeau, pêcheur d’hommes pour leur salut ! toi qui, de la turbulence de la mer et de la fureur des flots, retires les poissons purs séduits par une douce aurore, conduis-nous. Pasteur du troupeau spirituel ! conduis-nous, saint roi de la chaste enfance ! ô toi, vestige du Christ, voix céleste, verbe éternel, temps infini, lumière continue, source de piété, règle de vertu, vie sainte des adorateurs de Dieu, Christ Jésus, lait céleste répandu des mamelles de la grâce divine, c’est-à-dire des sources de la sagesse ! nous, petits enfants, nourris de la rosée de cette mamelle spirituelle, chantons ensemble de simples louanges, des hymnes véridiques au Christ-Roi ! En retour de la doctrine de vie, chantons ingénument le petit Enfant tout-puissant ! Chœur pacifique, né du Christ, peuple modeste et sage, chantons ensemble le Dieu de la paix ! »

À côté de ces mètres faciles, l’instinct du premier prosélytisme multipliait des hymnes plus simples encore à la Trinité sainte, au Christ et surtout à la Vierge. C’étaient des proses semblables pour la rudesse aux chants des bas siècles de Rome. Cette harmonie des Hellènes, si mélodieuse dans ses formes les plus connues, si complexe dans la variété de ses strophes, se réduisait à de simples versets de longueur à peu près égale. Mais, dans cette perte de l’art et de sa gracieuse élégance, on sent parfois encore palpiter l’âme poétique :

« Toi qui reçus la salutation de l’Ange et enfantas le Créateur[4], ô Vierge ! sauve ceux qui t’adorent.

Ton autel, ô mère de Dieu, est apparu comme le lieu de guérison de tous les maux et l’asile des âmes affligées.

Qui s’est réfugié vers ton temple, ô mère de Dieu ! et n’a pas éprouvé soudain un allégement de l’âme et du corps ?

Dieu de miséricorde, invoqué par les saints et par les chœurs des anges, soyez adouci pour moi par l’intercession de votre mère !

Salut, Vierge propitiatoire au monde ! salut, source de la manne divine, langue d’or de la lumière céleste, épouse de Dieu !

Ô Vierge, qui as enfanté le Sauveur et le maître du monde, supplie-le de sauver nos âmes ! »

Il y a loin sans doute des accents uniformes de ce cantique naïf à la scène merveilleuse où la chaste Diane, consolatrice d’Hippolyte mourant, reçoit et lui rend ses adieux. Mais pourtant, quelle dignité dans ce langage encore, quelle simplicité douce et tendre ! Cet hymne à la Panagia, cet hymne avec ses variantes, tel qu’à travers la barbarie et l’esclavage il s’est conservé sous la tente du berger, dans les forêts du Klephte, à bord de la frêle barque du pêcheur, et tel qu’il se murmure encore dans les pauvres villages des Grecs d’Asie, n’est-il pas, pour vous, le gage saint et touchant de la durée vivace de ce peuple opprimé ! Ne peut-on pas appliquer ici à la tradition lyrique du génie grec ce qu’on a dit de la race même ? Le voyageur, sur le seuil de huttes à demi ruinées, à travers quelque chemin défoncé de la Morée, reconnaissait parfois, dans de pauvres jeunes femmes asservies à quelque tâche grossière, la stature et la beauté de ces filles de la Grèce retracées sur les bas-reliefs antiques, telles qu’elles avaient paré les fêtes des dieux. Ne retrouve-t-on pas également ici, sous les humbles refrains de la prière chrétienne, un souffle du génie qui dans ces mêmes fêtes avait animé jadis la voix et la lyre ?

Avec la liberté du christianisme devait s’accroître, non pas la poésie des âmes religieuses, mais celle du culte, la pompe et l’éclat du chœur, l’ordonnance des voix qui se distribuaient le chant des hymnes. Il se conservait de plus, comme un reste des temps de persécution et de solitude, certaines prières assignées à diverses heures du jour. C’était le chant par lequel l’ardent initié marquait et soutenait son œuvre. La prière du matin, celle de la troisième heure du jour, celle du soir, semblaient autant de degrés de cette vie laborieuse toujours aspirant à Dieu et à la vertu. La solennité de la prière publique était plus expressive encore, entre le prêtre, le diacre, le chœur, le peuple, les catéchumènes. Dans la messe grecque dite de saint Jean Chrysostome, la liturgie formait un drame lyrique, où, pendant la prière à demi-voix récitée par le prêtre, la voix du peuple éclatait par cet hymne :

« Dieu saint qui reposes dans le sanctuaire[5], chanté trois fois par les séraphins, glorifié par les chérubins, et adoré par toute vertu céleste ! toi qui du néant as élevé toute chose à la vie, ayant créé l’homme à ton image et à ta ressemblance ! toi qui donnes, quand on les demande, la sagesse et l’intelligence ! toi qui ne méprises pas le pécheur, mais, pour le sauver, lui accordes la pénitence, et nous as prescrit, à nous, tes faibles et indignes serviteurs, de venir à cette heure devant la gloire de ton saint tabernacle et de t’apporter l’adoration qui t’est due, ô toi, Seigneur ! accueille de notre bouche pécheresse l’hymne trois fois saint, et pardonne-nous nos fautes irréfléchies ou volontaires. »

Dans cette forme du divin sacrifice, après la prière des catéchumènes, au moment où le prêtre prenait la céleste offrande, le diacre disait : « Vous tous, catéchumènes, sortez ; qu’il ne reste pas un seul de vous ! et nous, fidèles, prions et prions encore dans la paix du Seigneur. » Et alors s’élevait cet hymne de reconnaissance :

« Nous te rendons grâces, Seigneur, Dieu des vertus ! de nous avoir jugés dignes d’assister, aujourd’hui même, près de ton tabernacle, et de supplier ta miséricorde pour nos péchés et pour les ignorances du peuple. Accueille notre prière, ô Dieu ! et nous que tu as appelés à ton service, fais-nous, par la vertu de l’Esprit-Saint, des cœurs sans reproche et de toute innocence, qui puissent t’invoquer en tout temps, en tout lieu, afin que, nous écoutant, tu nous favorises au gré de ton infinie bonté ! »

Venait ensuite l’hymne des chérubins, cri populaire et prolongé dont retentissait l’église, pieuse extase d’une foule fidèle qui semblait imiter et croyait entendre le concert même des cieux saluant le Créateur. Quand le culte même était si poétique, quand la prière publique était un hymne et l’auditoire une assemblée de néophytes enthousiastes, aisément devait renaître et se détacher de la foule une poésie plus haute et vraiment inspirée. Ce fut un des caractères de l’Église grecque. Surnommé le théologien de l’Orient, Grégoire de Nazianze en est aussi le poëte. On ne saurait étudier dans toute leur étendue le sujet et la forme de ses chants, sans être frappé de l’affinité naturelle qui, à des époques éloignées, sous des conditions sociales fort différentes, a souvent réuni dans la même personne, pour la même croyance et pour les mêmes admirateurs, le prêtre, le philosophe et le chantre lyrique.

Déjà nous avaient apparu ces sages de la haute antiquité, ces physiciens spiritualistes de la Grèce ancienne, qu’Aristote nomme théologiens, et qui, tels que les fabuleux Orphée, Linus, Musée, et plus réellement Parménide, Empédocle, célébraient en vers leurs dogmes sur la formation du monde, leurs ravissements d’amour au spectacle de la nature, et les recommandations morales qu’ils adressaient à l’homme. D’autre part, à l’autre extrémité du champ qu’a parcouru l’esprit humain, dans une durée de deux mille ans, des bords de l’Asie Mineure et de l’Europe orientale à l’Italie deux fois couronnée par les arts, nous verrons s’élever cette grande physionomie du Dante, sur le tombeau duquel l’admiration des contemporains écrivit pour suprême éloge :

Theologus Dantes, nullius dogmatis expers.

C’est dans l’intervalle des premiers jours de la prédication évangélique à l’avènement de l’Homère chrétien, que parut l’effusion lyrique de la foi nouvelle, depuis ces hymnes murmurés dans les cénacles chrétiens de Bithynie, jusqu’aux cantiques savants de quelques pontifes d’Alexandrie, de Constantinople ou de Ptolémaïs, et depuis ces proses mesurées, dont le chant ravissait le jeune Augustin, jusqu’à ces hymnes latins, mais à demi barbares, inspirés encore dans quelque église d’Italie, au milieu de la croissance des idiomes nouveaux et la veille peut-être du baptême de Dante.

Nul doute que, dans la Grèce indigène ou transplantée, de Corinthe à Alexandrie, d’Antioche aux sept villes aperçues par l’apôtre, le génie même de la langue grecque, excité par le zèle religieux, n’ait singulièrement multiplié les chants à l’honneur du culte chrétien, de ses dogmes, de ses fêtes, de ses martyrs.

À part même le service de l’autel, c’était presque toute la littérature du peuple chrétien, le lien des confréries secrètes ou publiques, l’encouragement des fidèles, le triomphe dans les délivrances, l’œuvre d’émulation poétique dans la lutte contre les écoles païennes après la persécution sanglante.

Cette destination nouvelle, cet emploi public et privé de la poésie et du chant, donnait un intérêt de plus à l’antique tradition du génie grec ; et lorsque Julien, dans sa haine de sophiste comme de fanatique contre les chrétiens, imagina de leur interdire l’enseignement des lettres et l’étude publique des monuments de l’antique poésie, cette jalouse prohibition ne fit que précipiter dans les canaux de la foi nouvelle les flots harmonieux de l’idiome hellénique.

Ce fut alors qu’un rhéteur célèbre de Béryte et de Laodicée, devenu prêtre de l’Évangile après la mort d’une femme qui lui laissait un fils né comme lui pour l’enthousiasme et les arts, employa son ardeur, sa facilité de génie à dépouiller, pour ainsi dire, l’ancienne imagination grecque au profit d’une autre croyance, se servant de chacune de ces belles formes de l’art païen, comme d’un vase précieux qu’il dérobait pour y verser le vin nouveau de la foi.

Ainsi, dit-on, il entreprit de composer, à force de studieuses réminiscences, un Homère chrétien, un Pindare chrétien, et même un Ménandre chrétien, par une pieuse imitation des grâces de langage, et de la tendresse naturelle au style de l’amant de Glycère. Le temps n’a pas conservé ces œuvres d’industrie littéraire, et pour nous il importe peu, car l’intention même était un démenti à la vérité de l’art. Si, par un minutieux travail appliqué à des productions du génie auxquelles contribue la matière, une œuvre du pinceau est parfois, de nos jours, détachée de la toile usée ou du bois vermoulu qui en avait reçu l’empreinte, et si elle est adroitement déposée, par écailles légères, sur un fond nouveau qui la conserve, pareil procédé ne va pas aux œuvres divines de la parole humaine. On ne peut ainsi les transposer, car en elles rien n’est corps : elles sont un idéal qui sort de l’âme et parle aux âmes ; elles ne sauraient servir à exprimer un autre enthousiasme que celui qui les a fait naître. Vouloir, par un calque minutieux et servile, prendre les images et les couleurs de Pindare ou de Sophocle afin d’en couvrir la simplicité évangélique, c’était un faux travail, un sacrilége pour le goût plus encore que pour la foi.

Mais un meilleur dessein de ce même sophiste grec et de son fils, des deux Apollinaire et de leurs disciples, c’était de vulgariser dans la langue grecque le génie hébraïque, d’où sort, en partie, le christianisme même ; c’était d’enrichir la Grèce, en lui apportant un nouveau reflet des couleurs et des feux de l’Orient. Traduire les chants du Psalmiste, non plus en prose littérale, comme avaient fait les premiers interprètes alexandrins, mais en vers ; et, sans rechercher avec un laborieux archaïsme les anciennes images de la poésie grecque, la forcer elle-même à recevoir, en se troublant quelque peu, ce torrent de hardiesses étrangères, c’était là, ce semble, une bien autre variante pour la lyre, un rajeunissement plus naturel et plus vrai pour cette imagination érudite qui se recopiait sans cesse elle-même depuis les Callimaque et les Apollonius de Rhodes.

Aussi cette version des psaumes hébreux en hexamètres grecs, plus originale que les créations factices d’Alexandrie, a-t-elle survécu à travers les temps et la barbarie. On la lisait autrefois, dans l’Orient chrétien ; et on peut la lire aujourd’hui, et reconnaître, sous la mesure trop uniforme de l’hexamètre, l’originalité affaiblie, mais présente d’un modèle inimitable. Si en effet ce rhythme pompeux, que l’ancienne poésie grecque a rarement fait servir à l’inspiration lyrique, est loin de pouvoir, aussi bien que l’impétueuse diversité du dithyrambe, suivre tous les mouvements de la muse hébraïque et s’élancer ou se briser comme elle, il nous semble cependant que cette paraphrase est encore toute frémissante d’une poésie qui doit tenir beaucoup du texte hébreu. La prose seule de saint Jérôme, cette prose latine d’un Dalmate naturalisé en Orient, cette prose savante encore, mais qui est comme forcée et emportée par la violence du souffle qu’elle voudrait contenir, nous étonne davantage et nous fait croire par moment que nous entendons la voix du Psalmiste interdite à notre ignorance.

Toutes ces magnifiques images, ces secousses de la pensée, ces élans de tendresse ou de douleur, ces dialogues de Dieu avec l’âme et de l’âme avec elle-même, toutes ces surprises, toutes ces épouvantes du drame lyrique de David, ne se retrouvent pas sans doute dans les hexamètres d’Apollinaire ; et cependant là même, ces belles hymnes, dont les premiers versets latins sont, pour ainsi dire, le titre vulgaire connu de ceux même qui ne le comprennent pas : Quare fremuerunt gentes ? — Cervus ut ad fontem ; — Super flumina Babylonis sedimus et flevimus, cum recordaremur Sion ; — Lauda, Jerusalem, Dominum ! ces refrains religieux de l’univers chrétien conservent un éclat, une force de beauté, dont semble parfois s’étonner la langue grecque, et qui lui vient comme une grâce nouvelle, étrange et un peu sauvage.

Sous l’influence qui multipliait ces échos de la lyre hébraïque, le savant pontife de Constantinople, Grégoire de Nazianze, entreprit de célébrer dans des hymnes du même rhythme lent et grave, d’abord les dogmes du christianisme, puis les craintes, les espérances, les joies et comme les passions de l’âme chrétienne.

Certes, ce beau génie d’une époque de décadence, cet orateur qui, s’il est permis de mêler deux termes contraires, nous semble un Isocrate passionné, se laisse entraîner parfois, dans ses discours mêmes, à des mouvements d’une vivacité presque lyrique : témoin ses adieux à sa tribune patriarcale de Constantinople, à son peuple, à son auditoire, au sanctuaire qu’il a défendu, aux fidèles qu’il a charmés, à la terre, au ciel, à la Trinité même. Mais, lorsqu’à l’éclat de la faveur publique, ou même de la disgrâce célèbre encore et bruyante, eut succédé pour Grégoire de Nazianze l’obscurité de la retraite, non plus l’humilité volontaire au milieu d’un palais, mais la solitude de la cellule et du désert, ce fut sous d’autres formes plus graves que dans sa tristesse parut toute son âme de poëte.

Avec l’attrait de curiosité qui nous fait épier et réunir les mille rayons épars, à longues distances, dans les vastes deux de l’imagination, il nous serait aisé d’apercevoir un rapport d’émotions entre ces élans de mystique amour et les prières de plus d’un pieux sectaire moderne. Si je voulais, par exemple, comparer quelque chose aux chants rêveurs du mélancolique Cowper, dans sa vie de contemplatif et de pénitent, à ses hymnes d’Olney, je relirais les poésies du solitaire retiré au village d’Arianze, et j’y trouverais, non pas la magnificence, mais la douce gravité du génie lyrique. Je croirais entendre, non l’hymne triomphal d’un martyr, mais la voix solennelle du prêtre consécrateur.

Tel est, par exemple, ce chant où, dans l’hexamètre de l’Hymne à Jupiter du philosophe Cléanthe, Grégoire énonce la vérité sublime et touchante, et, comme disait un Père de l’Église, la tendresse intérieure renfermée dans le théisme chrétien. Mais il ne faut pas oublier qu’ici l’effusion même de la croyance était une arme de défense, et une réponse à la doctrine d’Arius.

« Chantons d’abord le Fils[6], dans notre saint respect, pour le sang expiateur de nos fautes. Il est besoin que même le mortel vienne au secours des cieux, devant la langue insensée qui fait outrage à la Divinité, en nous dégradant aussi nous-mêmes. Rien n’existait, avant le Père souverain. Il renferme tout en soi. Rien de plus grand que le Père. Du grand Dieu le Père est né le Verbe, le Fils éternel, image archétype, essence égale à son auteur ; car la grandeur du Fils est la gloire du Père, et il a brillé d’une gloire telle que la conçoit le Père seul, ou celui qui resplendit égal au Père. Il n’est en effet rien qui approche de la Divinité. »

Ne diriez-vous pas, à ce langage, qu’une nouvelle poésie, méditative et profonde, semblable au regard mélancolique du solitaire penché sur l’abîme, sortait des obscurités mêmes de la foi chrétienne ? Nous entendons encore retentir dans notre mémoire quelques vers harmonieux d’Horace sur la primauté de Jupiter par-dessus tous les dieux :

Quid prius dicam solitis Parentis
Laudibus ? etc.
Unde nil majus generatur ipso,
Nec viget quidquam simile aut secundum.

L’expression en est grave et noble, et rachète un moment les doutes du poëte épicurien et les puériles crédulités de la foule. Mais, s’il y a là quelque chose pour la raison philosophique, pour la conception spéculative de l’essence divine, il n’y a rien pour le cœur ; rien de cette touchante médiation et de cette mystérieuse unité qui fait quelque peu comprendre la Divinité, par l’infini même des différences que sa miséricorde a comblées pour l’homme, en s’assimilant, par une naissance humaine, à l’être faible et déchu qu’elle voulait sauver.

Nous ne discutons pas ici ces contrastes donnés par la foi même, ce chaos de grandeur et de misère. Mais comment ne pas voir avec surprise le magnifique idiome de Pindare et de Sophocle se pliant à ces nouveautés étranges pour lui, et les parant encore de sa grâce poétique ? Ainsi, dans des hymnes sans exemple, rêveurs et dogmatiques, pleins d’imagination et de foi, le christianisme était chanté par le solitaire, comme il était fixé par les conciles et consacré sur les autels.

Après le Père et le Fils, Grégoire de Nazianze célèbre l’Esprit-Saint, et en même temps leur triple essence avec l’enthousiasme d’un poëte et la précision d’un docteur.

« La raison éclairée[7], dit-il, remonte à l’Être qui n’a pas eu de commencement ; mais elle ne scinde pas la Divinité. Elle veut que tu aies un seul maître, et non plusieurs à adorer. De l’Unité sort la Triade, et de la Triade l’Unité ; non pas de la même manière que la source, le ruisseau, le fleuve, ne forment qu’une seule onde chassée en trois jets différents sur la terre ; non pas comme la flamme du bûcher s’en détache et revient s’y réunir ; non pas comme la parole s’élance de l’esprit, et pourtant y demeure ; non pas comme des eaux frappées par les traits du soleil jaillit une splendeur réfléchie sur les murailles, çà et là mobile, qui fuit au moment d’approcher, et se rapproche à l’instant où elle va fuir.

La nature de Dieu n’est pas changeante, ne se dissipe pas, pour se rassembler ensuite. La consistance immuable est l’attribut de Dieu. La Triade que j’adore n’a qu’une même force, une même pensée, une même gloire, une même puissance. Par là, son unité ne s’écoule jamais, possédant une incomparable grandeur dans l’harmonie de sa divine essence. Voilà ce qu’à mes yeux la Trinité même a dévoilé de splendeurs, derrière les ailes célestes et le voile divin du temple, sous lequel est cachée la souveraine nature de Dieu. S’il y a quelque chose de plus visible pour les chœurs des anges, c’est la Trinité qui le sait. »

Si, dans ce qui touche aux vérités de la religion, l’imagination de saint Grégoire est sévèrement contenue par sa foi, il n’en trouve pas moins dans la philosophie même qui s’attache au christianisme un essor nouveau pour la poésie, une sorte d’élévation métaphysique et rêveuse bien rare dans l’antiquité, et qui tient lieu parfois de l’enthousiasme poétique non moins rare parmi nous. Là, en effet, où le ciel est moins beau, la nature moins riche, la vie moins extérieure et moins libre, la cité moins retentissante de fêtes et de triomphes, l’homme moins jeune, moins ardent, moins passionné de patrie et de gloire, la voix la plus expressive, n’ayant pas pour s’animer les grands spectacles du dehors, aura besoin des méditations les plus intérieures de l’âme ; et l’élévation, la contemplation abstraite et lyrique devra naître surtout de la solitude.

À ce titre, et dans cet ordre de sentiments, ce que le poëte thébain avait peine à rencontrer au travers de l’éclat des fêtes, ce que le voluptueux Horace cherchait encore moins, sera dans la poésie le feu sacré de l’évêque des premiers temps. Il méditera sur l’âme. À côté du dogme qu’il définit avec scrupule et crainte, il osera davantage dans cette métaphysique qu’il a reçue de Platon et que la religion permet en la sanctifiant. Il la confondra presque dans la même croyance, l’embrassera du même amour ; et une veine inconnue d’émotion et de poésie naîtra de ce culte de l’âme, qui n’est pas l’orgueil idéal du stoïcien s’égalant à Dieu, mais qui se compose de foi, d’amour et d’espérance. Voici ce langage nouveau : « L’âme est un souffle de Dieu ; elle a, quoique céleste, admis le mélange de l’élément terrestre, lumière enfouie dans un antre obscur, mais divine et immortelle. »

Parmi bien d’autres effusions poétiques de Grégoire de Nazianze, toutes pleines de l’esprit, souvent des expressions littérales de l’Écriture sainte, se rencontrent aussi de véritables hymnes, offrandes de l’évêque à son église, ou pieuses exclamations de sa solitude. Telle est cette courte invocation à Dieu :

« Ô toi, supérieur à tout[8] ! car de quel autre nom est-il permis de le saluer ? Comment la parole te louera-t-elle, toi qui es ineffable ? Comment l’esprit te verra-t-il ? car tu ne saurais être saisi par aucune intelligence. Tu es seul inexprimable, toi qui as créé tout ce que la parole exprime ; tu es seul impossible à connaître, toi qui as créé tout ce que perçoit l’intelligence. Toutes choses parlantes ou muettes te célèbrent ; toutes choses intelligentes ou non te rendent gloire.

Toutes les misères, toutes les douleurs s’adressent à toi ; tous te supplient. Tout ce qui songe que tu existes élève, même dans le silence, un hymne vers toi. Seul tu es immuable : tout vers toi se précipite ; tu es la fin de tout, tu es unique. Tu es toutes choses, et tu n’es aucune de ces choses. Tu n’es pas l’unité, tu n’es pas le tout. Toi qui as tous les noms, de quel nom t’appeler, être ineffable ? Mais ces voûtes au-dessus des nuages, quel esprit olympien pourrait les pénétrer ? Sois-nous propice, ô toi, supérieur à tout ! car de quel autre nom est-il permis de te saluer ? »

Il y a dans la gravité laborieuse de ces vers, dans ces distinctions subtiles peut-être, qui sont comme les degrés d’une réflexion plus profonde, il y a dans ce travail de méditation un accent vrai d’enthousiasme, une ardeur et une souffrance de foi qui persuade. Cet effort désespéré, cet élancement de l’âme et du langage, pour pénétrer les cieux, à la poursuite du Dieu qu’on adore, fait penser à la phrase tombée de la rêverie mélancolique de Pascal : « Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraye ; » mais là je crains d’avoir surpris, dans la contemplation même, le trouble involontaire du doute ; ici je sens la certitude et la consolation de la foi, sous l’obscurité et l’impuissance des paroles.

Cet hymne toutefois, en lents hexamètres, peut n’avoir été que la prière propre, l’action de grâces solitaire de l’ancien évêque, au lever du jour, dans son petit village d’Arianze. Mais un autre hymne au même Dieu a dû, par la rapidité du mètre et la simplicité des images, se mêler dans le culte public aux chants populaires de l’Église.

« Donne-nous[9] de te célébrer, immortel roi ! donne-nous de te chanter, roi et seigneur ! par qui viennent les hymnes, par qui l’adoration, par qui les chœurs des anges, par qui l’infinie durée des siècles, par qui resplendit le soleil, et s’accomplit le décours de la lune, et reluit la grande beauté des astres, par qui l’homme ennobli a reçu le privilége de connaître le divin, en étant lui-même un être raisonnable.

Tu as créé toutes choses, donnant à chacune sa place, et les gouvernant toutes par ta providence.

Tu as produit au dehors le Verbe ; et la création a existé.

Le Verbe est Dieu. Il est ton Fils, car il est de la même nature. Il est en honneur égal au Père ; car il a ordonné toutes choses, pour régner sur elles. Mais, enveloppant aussi toutes choses, l’Esprit-Saint, qui est Dieu, les maintient par sa sagesse. Je te nomme la Trinité vivante, seul et unique monarque ! essence inaltérable, nature sans déclin et sans commencement, substance inexplicable, inaccessible pensée de la sagesse suprême, inébranlable vertu des cieux, invisible lumière qui vois tout et à qui nulle profondeur n’est cachée, de la terre jusqu’à l’abîme !

Ô Père, sois-moi propice ; donne-moi d’observer toujours ce grand culte ; écarte loin de moi les fautes, en épurant ma conscience de toute mauvaise pensée, afin que je rende gloire à Dieu, levant vers lui des mains innocentes, que je bénisse le Christ, et qu’agenouillé, je le supplie de me recevoir pour serviteur, quand il viendra comme roi.

Père, sois-moi propice, pour me faire trouver miséricorde et grâce. À toi la gloire et la reconnaissance, à travers le temps infini ! »

Là aussi, sans doute, la précision du dogme, la mystérieuse hauteur des termes sacrés dominent, à travers l’éclat des images. C’était la loi de cet âge du christianisme, l’esprit de la religion même accueillie par l’ingénieux enthousiasme de ces Hellènes d’Asie. Ils aimaient, dans la ferveur de leurs cantiques, à ne point séparer de l’hommage au Très-Haut la sévère justesse de langage qu’avait prescrite le concile de Nicée, et que rendaient plus précieuse et plus inviolable la haine des dissidents et les persécutions tour à tour infligées ou souffertes.

Dans sa fidélité à la rigueur du dogme, la parole du poëte n’en était que plus puissante sur ces foules chrétiennes qui peuplaient la Grèce orientale, les îles de la mer Égée et toute l’Asie Mineure. Partout, de Constantinople au village d’Arianze, chez ces artisans laborieux des villes que saint Basile nous montre si intelligents de la parole sainte et si curieux des merveilles de la nature, dans ces bourgades hautes semées sur des plaines fécondes, dans les pieuses panégyries, les assemblées, les processions fréquentes que le christianisme ramenait pour ces hommes, de tout temps amis des jeux et des solennités, n’entendez-vous pas, sous ce beau ciel des deux continents qui se rapprochent, parmi les chœurs chantants de cette race heureuse alors, retentir dans le passé cette poésie sainte et pure ? Écoutez-la, comme l’hymne d’un siècle qui va finir ; écoutez-la, avant que ces beaux climats, mal défendus par le despotisme inerte de l’empire, mais préservés longtemps des Scythes et des Goths, tombent sous l’invasion musulmane, tombent pour des siècles, restent enfoncés, jusqu’à nos jours de civilisation matérielle et de politique surtout commerciale.

Entré dans cette voie d’une humble et assidue présence devant Dieu, le poëte, l’orateur des conciles et des cours n’était plus, ne voulait plus être qu’un fidèle qui prie : toutes ses pensées, dédaigneuses du monde, remontaient au Créateur ; tous les actes de sa vie ordinaire, toutes ses épreuves, tous ses regrets, toutes ses douleurs, n’étaient que des occasions de culte et d’actions de grâces.

C’est ainsi que, dans les nombreuses poésies de Grégoire de Nazianze, on peut noter trois formes principales, diversement lyriques : la méditation ascétique du philosophe, l’hymne orthodoxe et populaire de l’évêque, la prière du simple chrétien, toujours sous le regard de Dieu.

Cela seul peut-être nous fait bien comprendre la vie fervente de ces temps, et les prodiges d’imagination et de force, de grandeur et d’humilité, qui sortaient de cette extase presque ininterrompue, dont l’exemple, donné par quelques âmes supérieures, se reproduisait dans une foule obscure, non sans y susciter de grandes choses aussi.

Pour Grégoire de Nazianze, et dès lors pour ses disciples, la lecture même de l’Écriture sainte était comme une initiation que devait précéder une prière dont il avait tracé la formule à son usage et à celui des autres :

« Entends[10], » disait-il avant d’ouvrir l’Évangile, « entends, Père du Christ qui vois tout, mon humble prière ; accorde à ton serviteur la grâce de la parole céleste. Il peut porter ses pas jusqu’aux sentiers divins, celui-là qui reconnaît un Dieu né de soi-même dans le monde des vivants, un Christ sauveur des mortels, qui eut un jour pitié des maux de l’espèce humaine, et se fit mortel, étant Dieu, jusqu’à ce qu’il eût délivré par son sang tous ceux qui gémissaient dans l’enfer.

Viens maintenant, chrétien ! et, dans ce livre saint et pur, nourris ton âme de paroles inspirées ; car là tu entendras les ministres de la vérité annonçant la vie future avec la voix même de Dieu. »

Ailleurs, s’agit-il pour Grégoire de Nazianze, pour le prêtre missionnaire, l’évêque persécuté, de quelque effort à tenter, d’un voyage à faire, l’invocation à Dieu sera plus ardente encore ; elle rappellera toutes les traditions miraculeuses dont s’animait contre la tyrannie des princes et contre la corruption des hommes cet âge héroïque du christianisme.

« Ô Christ[11] ! » disait Grégoire au moment de partir pour Constantinople ou pour l’exil, « toi qui es tous les biens pour les humains que tu as sauvés ! toi qui es partout la voie droite, qui as guidé l’armée fidèle ou par la nuée obscure ou par le feu, qui as frayé la route à tes amis entre les flots ouverts, et enseveli Pharaon sous les ondes ! toi qui as envoyé du ciel un pain nouveau, et du rocher as fait jaillir la source vive dans le désert ! toi qui as brisé la force des ennemis furieux, alors que Moïse, étendant les bras, offrit la figure de la croix, cette arme puissante ! tu as enfin montré toi-même aux hommes la route du ciel. À l’ancienne voie tu as joint une voie nouvelle, quand, Dieu et homme tout ensemble, venu sur la terre, tu t’es élevé de nouveau dans les cieux, pour en redescendre un jour plus visible à ceux qui t’appellent.

Toi-même, tu as marché sur la mer ; et le flot s’est abaissé sous tes pieds, tout gonflé qu’il était par les vents. Mais, ô bienheureux immortel ! sois-moi compagnon de route, quand je t’invoque aujourd’hui. Accorde-moi voyage prospère, et bon ange pour guide et pour défenseur, afin qu’à l’abri des périls de la nuit et du jour, donnant à mes fatigues un terme favorable, parti sain et sauf de la maison, il m’y ramène de même, près de mes proches, de mes amis semblables à moi, et que, nuit et jour, libre et tranquille, je te prie en paix, dans une vie sans mélange de mal, tendant vers toi sans cesse les ailes de mon âme, ô lumière de la vie ! jusqu’à ce que j’aie achevé la route suprême et commune, et que j’arrive à la demeure, terme des souffrances pour les vrais adorateurs ! Pour toi je vis, pour toi je parle ; pour toi je m’arrête, ô Christ roi ! pour toi je pars, parce que ta main me protége. Conduis-moi, aujourd’hui même, au but de ma route. »

On le comprend, au reste : quelque belle que soit par moment cette poésie, les tons doivent en être peu variés ; la tristesse religieuse qui en est l’âme en fait l’uniformité. Mais l’art n’était pas l’objet du poëte : il épanchait ses craintes, ses douleurs, ses méditations chrétiennes de chaque jour, et s’inquiétait peu des fréquentes répétitions, qui n’étaient que l’écho de sa foi.

Sous cette forme, Grégoire de Nazianze a été poëte original ; et, dans le volumineux recueil de ses vers, il y a quelques méditations élégiaques d’un charme impérissable. Et cependant ce génie contemplatif, qui ne trouvait toute sa grandeur que dans le repos, sous la main de Dieu, dans la tristesse solitaire, avait été bien des années en butte au choc des passions humaines, entre les grands et le peuple, admiré, applaudi, calomnié, battu de toutes les agitations des conciles, ce forum du monde chrétien. Le contre-coup de tant de luttes et comme le long souvenir de ces vives douleurs se retrouve aussi dans ses poésies, langage familier de son âme, non moins naturel pour lui que la prédication ou la prière.

Ce reste des blessures du siècle le suivra, le tourmentera dans la retraite, soit cette retraite passagère et troublée qu’il se faisait parfois au milieu des splendeurs de sa métropole, soit cette solitude profonde et sans retour où il ensevelit ses dernières années.

Comme les poëtes lyriques de l’antiquité profane, l’évêque persécuté ou même le solitaire aura donc des vers accusateurs contre ses envieux, de touchants appels à ses anciens amis, et parfois même des cris de colère et d’anathème, des ïambes de pieuse indignation.

Choisissons de préférence les regrets qu’il adresse à son Église d’Anastasie, non dans le mécompte d’une grandeur déchue, mais dans la longue douleur d’une affection trompée :

« Je te désire[12], disait-il, peuple bien-aimé ! je te désire ; je ne le nierai pas, toi la génération de mes paroles, peuple de ma chère Anastasie, qui ressuscitas sous un enseignement nouveau la foi jadis éteinte par des instructions meurtrières ! toi du milieu de qui ma parole jaillissait comme une étincelle illuminant toutes les Églises, quel est aujourd’hui le possesseur de ta beauté et de mon trône ? comment suis-je isolé, sans enfants, lorsque mes enfants vivent encore ? Ô Dieu de paix, gloire à toi, quand même j’aurais pis à souffrir ! Peut-être punis-tu ma franchise téméraire. Mais quelle voix maintenant te proclamera sans crainte, ô Trinité ! »

Et dans d’autres vers, animés de l’amertume et des menaces du prophète : « Les chemins de Sion pleurent, » dit-il[13], « regrettant le peuple adorateur de la loi sainte, dans les jours de solennité : je pleure aussi, du regret qu’on ne voie plus ce peuple accourant à mes discours, comme faisait autrefois Constantinople et tout ce qu’elle avait d’habitants étrangers que la Trinité sainte éclairait de sa lumière. Maintenant, comme le lion rugissant, je gémis de loin. D’autres peut-être obsèdent mes enfants, me les dérobent par d’insidieuses paroles. Oh ! si la force me revenait comme jadis, Trinité sainte ! et que mon rugissement retentît pour toi, les bêtes féroces s’enfuiraient de nouveau ! »

Et ailleurs, s’adressant encore à ceux qu’il a quittés, dont il se plaint, mais qu’il ne veut pas maudire dans leur ingratitude avec la colère païenne d’un Archiloque ou d’un Hipponax :

« Ô vous, s’écrie-t-il, prêtres[14] qui offrez à Dieu des hosties non sanglantes, adorateurs de la grande Unité dans la Triade ! ô loi sainte ! ô monarque orné de piété ! ô fondation illustre du grand Constantin ! seconde Rome, aussi supérieure aux autres villes que le ciel étoilé l’emporte sur la terre, je vous prends à témoin de tout ce que l’envie m’a fait, de quelle manière elle m’a séparé de mes religieux enfants, après mes longues luttes, après la lumière que j’avais apportée par les enseignements célestes, après les eaux limpides que j’avais fait jaillir du rocher ! Quelle justice, grand Dieu, de m’accabler de maux et de craintes, parce qu’une ville a reçu de moi le sceau de la piété chrétienne ! Quelle justice qu’un autre charme sa pensée du spectacle de mes souffrances, en montant lui-même au trône pontifical, qu’il occupe sans droit, et où j’avais été promu par Dieu et les vrais serviteurs de Dieu ! Voilà le mal ! voilà ce que les fidèles de Dieu, dans la guerre lamentable qu’ils se font l’un à l’autre, ont machiné contre moi, parce que je ne voulais pas être l’athlète d’un parti, ni mettre quelque chose avant le Christ !

Ma faute, c’est de n’avoir pas fait la même faute que d’autres, et de n’avoir pas voulu attacher ma barque aux flancs d’un grand navire. Ainsi j’ai encouru la haine des hommes légers, qui ont livré sans scrupule la chaire pontificale aux amis de la fortune et du temps. Mais que l’abîme de l’oubli couvre tout cela !

Une fois éloigné, je goûterai la vie paisible, laissant là tout ensemble, et la cour, et les villes, et les prêtres, comme je le souhaitais jadis. Ainsi, avec joie, j’échappe à l’envie ; et, sorti d’une grande tempête, j’ai jeté le câble dans le port, où désormais, élevant mon cœur par d’innocentes pensées, j’offrirai à Dieu mon silence, comme autrefois ma parole. C’est Grégoire qui le dit, celui qu’avait nourri la terre de Cappadoce et qui s’est fortifié de toute science pour le Christ. »

Dans ce regret, dans cet adieu, dans cette joie prétendue, dans cet espoir d’oubli, vous sentez, n’est-ce pas, les dernières passions d’une âme chrétienne mais humaine ? On peut le croire : cette offrande du silence, cette résignation à l’obscurité, cet abandon si absolu de la gloire, mais aussi de l’apostolat, n’était pas sans repentir, sans désaveu secret, pour le brillant orateur si touché des grâces de la parole et si puissant par elles. À quelques égards, et dans la différence des temps et des mœurs, son éloignement de Constantinople était la disgrâce de Fénelon au dix-septième siècle : c’était plus encore, car il était banni de son église comme de la cour ; il était, non pas exilé dans son diocèse, mais relégué comme inutile dans un obscur village. La piété même, le regret du bien à faire, de la foi à défendre, venaient au secours des faiblesses de l’orgueil humain et s’y mêlaient pour les couvrir, s’il en restait encore dans cette âme enthousiaste et candide. De là, les accents de vraie poésie élégiaque, admirés dans Grégoire de Nazianze, mais qui ne devaient pas nous faire oublier son génie lyrique.

Grégoire de Nazianze, archevêque et poëte, tantôt remplissant de ses homélies ou du chant populaire de ses hymnes les basiliques de Byzance, tantôt, par des méditations rêveuses et des élans vers Dieu, occupant sa solitude délaissée dans un village de Cappadoce, avait offert une belle transformation de l’art grec sous l’influence du christianisme. Né vingt ans après et arrivé tard dans l’Église, l’évêque de Ptolémaïs, le disciple et le fidèle ami de la savante Hypatie, le seul grand lettré de l’Église, depuis Origène, qui, dans ces temps de fondation fervente, n’ait pas reçu le nom de saint, le platonicien Synésius mérite aussi d’être étudié comme poëte philosophe et religieux.

Moins théologien, moins éloquent que saint Grégoire, Synésius a pourtant de grands traits de similitude avec lui, la même science et le même amour des lettres profanes, le même goût de l’élégance et de l’harmonie, et, ce qui vaut mieux, la même élévation de cœur, la même fierté sensible et délicate, à travers tout l’effort de l’humilité chrétienne. Les différences sont nombreuses aussi, cependant. Né sous un autre ciel, n’ayant vu que la solitude et la ruine des écoles d’Athènes, que Grégoire avait fréquentées aux jours de leur éclat renaissant, Synésius tient plus d’Alexandrie et des doctrines abstraitement mystiques de l’Égypte grecque. Il n’est Athénien que de réminiscence lointaine, par l’étude passionnée de Platon. Sa vie d’ailleurs, comme sa libre philosophie, ne l’a pas jeté dès la jeunesse sur les mêmes traces que le jeune et ardent lévite de Nazianze. Il n’appartient pas au christianisme dès le berceau ; il n’est pas né du mariage d’un sectaire chrétien, devenu plus tard orthodoxe et pontife, et élevant son jeune fils sous l’aile d’une mère honorée comme sainte, à l’ombre d’une église qu’il gouverna quarante ans.

Synésius, au contraire, celui que Bossuet appelle le grand Synésius, n’a respiré dans sa jeunesse que l’atmosphère païenne et philosophique. Issu d’une noble et riche famille, dans la belle colonie grecque de Cyrène, il a senti de bonne heure l’orgueil de sa race, la tradition patriotique des sentiments de ses ancêtres ; et, entre les missions difficiles que lui confiaient ses concitoyens à la cour des empereurs chrétiens, et les heureux loisirs qu’il goûtait dans ses vastes domaines de Libye, il a cultivé les lettres avant tout ; il les a cultivées d’abord, sans autre foi que la science même, sans autre pratique religieuse qu’un reste de polythéisme spiritualisé par la raison.

Que si, plus tard, cette liberté illimitée de l’âme lui a trop pesé, si, dans ce vide et cette absence d’un culte positif, l’autorité croissante du christianisme a fini par l’entraîner, le charmer de ses merveilleux triomphes, le retenir par la grandeur même des problèmes qu’elle résolvait devant lui ; si enfin, au milieu de ses recherches et de ses progrès de croyance, en dépit même de ses réserves sur quelques points, la main d’un impérieux docteur, de l’archevêque Cyrille, est venue le saisir et l’enchaîner à la religion par les plus grands honneurs qu’elle puisse offrir, on le concevra sans peine, Synésius, ainsi parvenu à la chaire épiscopale, n’y portera pas les agitations et les souffrances du patriarche de Constantinople. Moins inquiet, dans une moindre église, éloigné de la controverse et des intrigues de cour, il gardera plus librement le goût de ses premières études, comme il a conservé les tendresses domestiques de sa première union, et son espérance naïvement exprimée, d’en voir naître de nombreux enfants.

Et cependant telle était pour l’imagination et le cœur l’autorité puissante des mystères de l’Évangile : celui qui, d’abord et longtemps, avait chanté les solitudes pittoresques de la Cyrénaïque, appelée jadis par Pindare le jardin de Vénus, et les nuits lumineuses de ces beaux climats, où il étudiait les phénomènes célestes en disciple des astronomes d’Alexandrie, Synésius n’entretient plus sa lyre que des vérités sévères de la foi. Seulement deux choses se mêlent sans cesse à cette théologie, un souvenir, un regret de la poésie païenne, toujours présente, quoique abjurée, un spiritualisme néo-platonicien qui pénètre le dogme et l’enveloppe tout entier.

C’est donc, pour ainsi dire, une variante de la poésie chrétienne à sa naissance, un mysticisme plus abstrait et plus libre sans vouloir être moins orthodoxe. Et, ce qui peut étonner, le naturel et l’enthousiasme subsistent dans ce mélange. La ferveur naît, pour ainsi dire, du travail prolongé de la méditation ; et le coloris est donné par l’abstraction même, comme on a dû parfois de nos jours en faire la remarque sur plus d’un métaphysicien poëte, inspiré par la contemplation solitaire et la liberté de quelque secte dissidente, dans l’ample sein du christianisme moderne.

Pour faire juger cette poésie, dont nous avons ailleurs, dans une intention plus générale, détaché quelques fragments, nous ne pouvons hésiter que sur le choix. Sans avoir la riche variété des mètres de Pindare ni l’audace de son langage, partout elle est élégante, neuve, singulière avec grâce, pleine du sentiment de la nature, et çà et là de quelques reflets égarés de l’imagination des sectaires orientaux. Tel est ce lever du jour chanté par le poëte :

« De nouveau la lumière, de nouveau l’aurore ; de nouveau brille le jour, après les ténèbres errantes de la nuit[15]. De nouveau chante, ô mon âme ! dans ton hymne matinal, le Dieu qui a donné la splendeur à l’aube, qui a donné à la nuit les étoiles, chœur circulant autour du monde. Sur le dos de la matière flottante s’est étendu l’éther, appuyé à la flamme montante du feu, dans la région où la lune radieuse coupe par la moitié le bas de l’univers.

Au delà cependant de la huitième sphère des orbes étoiles, un monde sans étoiles, entraînant sous lui des masses mues d’un mouvement contraire, tourne autour de la grande âme qui couvre sous ses blanches ailes les bords extrêmes du grand univers.

Plus loin, le silence de la béatitude enveloppe l’heureuse union des êtres intelligents et des choses intelligibles.

Source unique, racine unique, là resplendit la triple forme de Dieu. Là, en effet, où réside la profondeur du Père, là est le glorieux Fils, enfantement de ses entrailles et sagesse ouvrière du monde ; et là brille aussi la lumière médiatrice du Saint-Esprit.

Cette source unique, cette unique racine a produit l’abondance des biens et la génération surnaturelle éclose des ardeurs créatrices ; et elle projette les merveilleuses splendeurs des saints enfantés pour la béatitude. De là, descendu dans le monde, le chœur des rois immortels célèbre la gloire du Père et le premier-né, sa divine image ; elle le célèbre, cette armée des anges qui ne vieillit pas ; et tantôt, les regards fixés sur l’intelligence suprême, elle se repaît à la source de la beauté, tantôt, regardant les sphères, elle gouverne les profondeurs de l’univers, s’abaissant du monde supérieur jusqu’à l’infime matière, où la nature, à son plus bas degré, enfante la tourbe bruyante et insidieuse des démons, d’où le héros divin, d’où l’esprit céleste, répandu à l’entour de la terre, en a vivifié les parties sous des formes diverses.

Mais toutes choses sont contenues dans sa volonté. Tu es la racine du présent, du passé, de l’avenir. Tu es le père ; tu es la mère ; tu es mâle et femelle ; tu es la voix ; tu es le silence ; tu es l’essence qui as enfanté la nature ; tu es le roi ; tu es l’éternité du temps, autant qu’il est permis de te nommer. Salut, racine du monde ! salut, centre des êtres, unité des nombres immortels, des trônes invisibles ! salut, long salut à toi ! car c’est en Dieu qu’est la joie suprême.

Prête une oreille favorable à l’allégresse de mes hymnes ; dévoile à mes yeux l’éclat de la sagesse ; verse-moi le bonheur. Accorde-moi la splendide faveur d’une vie tranquille, éloignant à la fois la pauvreté et le terrestre fléau de la richesse. Écarte de mon corps les maladies[16] ; et puisses-tu écarter de ma vie l’assaut irrégulier des passions et les soucis qui rongent la pensée, afin que les ailes de mon âme ne retombent pas sous la malédiction de la terre, mais qu’élevant leur libre vol, je mène la danse sacrée, parmi les ineffables mystères de ton Fils ! »

Cet hymne doit étonner sans doute par le mélange des traditions et des croyances les plus disparates. Tout en invoquant la Trinité sainte, Dieu le Père, la parole divine et l’Esprit-Saint, le poëte semble tenir à la doctrine de ces sectaires à peine chrétiens qui donnaient place dans leur cosmogonie à deux puissances allégoriques ou mystiques, l’Abîme et le Silence, Βυθὸς καὶ Σιγή.

Par le langage même, par une couleur d’expression toute païenne, Synésius, sous une réminiscence involontaire, s’éloigne encore plus du christianisme qu’il professe. Le mot d’orgie, ὄργια, qu’employait le prêtre idolâtre aux fêtes de Bacchus, est celui même que l’évêque poëte applique aux béatitudes où il espère être admis par le Christ ; enfin sa morale, sans être accusable, est toute séculière, toute profane, et moins élevée, sur un point, que le stoïcisme. C’est le goût du bonheur terrestre, du repos honoré, de l’heureuse médiocrité, le vœu de l’épicurien Horace ; c’est la crainte et l’aversion de la pauvreté, que bénissait l’Évangile ; c’est sans doute aussi la crainte des troubles et des vices, mais par sobriété philosophique et par sagesse mondaine.

On peut le croire : l’âme contemplative, la noble imagination si charmée des arts de la Grèce avait encore pénétré bien peu dans la sévérité du dogme chrétien, lorsque lui échappaient ces vers.

Reste pour nous le spectacle même de l’état des âmes décelé par cette poésie : la ferveur dans une foi confuse encore, le jeu de la fantaisie dans l’abstraction même ; quelque chose enfin de semblable aux rêves de Proclus, ramenant les vieilles fables du polythéisme vers une sorte d’allégorie morale, vers un mystique amour de la science et de la vertu.

On ne peut douter, du reste, qu’à partir de son épiscopat Synésius n’ait bien vite avancé dans la connaissance et l’adoration de cette foi qui devenait un devoir sacré pour lui. Quelques autres de ses hymnes en portent le témoignage. Sa parole se teignit davantage de l’empreinte des livres saints ; son âme s’attacha tout entière à son culte nouveau ; et le pur enthousiasme de la vertu chrétienne se réfléchit bientôt dans ses vers, en même temps que cette vertu pratiquée excitait son courage à braver les menaces d’un préteur romain, pour la défense de son Église et de son peuple. Ce caractère de dévouement intrépide, cette magnanimité religieuse, nous paraît dominer dans un hymne assez long, où le poëte de Cyrène reproduisait le mètre court et rapide de quelques anciens lyriques, de Stésichore et d’Alcée.

« Allons, mon âme[17] ! t’élançant par de saints cantiques, assoupis les agitations du corps et fortifie les mouvements de l’être intelligent. Au roi des dieux nous offrons une couronne, une victime non sanglante, la libation de nos chants.

C’est toi que sur la mer, toi que sur le continent, toi que dans les îles, toi que sur les âpres sommets, toi que dans les campagnes je chante, ô bienheureux Créateur du monde ! Vers toi la nuit m’amène pour te célébrer, ô Roi céleste ! À toi mes hymnes du jour ! à toi mes hymnes de l’aurore ! à toi mes hymnes du soir !

J’en ai pour témoins les splendeurs des astres et le cours de la lune ; j’en ai pour témoin le soleil, chef des étoiles et saint dépositaire des âmes heureuses.

Vers ta cour suprême, vers ton sein, j’élève mon vol allégé à mesure qu’il fuit plus loin de la matière, dans la joie d’arriver à tes célestes parvis. Tantôt je me suis approché en suppliant des temples saints de ton culte vénéré ; tantôt, sur la crête des montagnes, je suis venu prier ; tantôt je suis descendu dans cette grande vallée de la Libye déserte, au midi, là où nul souffle impie ne pénètre, où n’est point imprimée la trace des hommes affairés de nos villes. Je voulais que de là mon âme, pure de passions, dégagée de désirs, reposée de fatigues, délivrée de douleurs, ayant rejeté loin d’elle la colère, la contention, tous ces maux intérieurs, acquittât d’une bouche innocente et d’un cœur sanctifié l’hymne d’amour qu’elle te doit.

Que le ciel et la terre soient en paix ! que la mer s’arrête ! que l’air soit immobile ! Cessez, souffles des vents divers ; cessez, mouvements des flots soulevés, cours des fleuves, chutes des fontaines ! que le silence occupe les régions du monde, pendant que je célèbre le sacrifice des pieux concerts ! etc. Ô Père, ô bienheureux ! écarte de moi les soucis dévorants ; écarte-les de mon âme, de ma prière paisible, de ma vie, de mes œuvres ! Et puisse l’offrande de mon cœur occuper le soin de tes glorieux serviteurs, des sages messagers qui te portent les hymnes pieux ! »

Ici vient un torrent d’expressions abstraites, où se laisse emporter le poëte pour atteindre jusqu’au Dieu qu’il adore, père et fils de lui-même, unité antérieure à l’unité même, origine et centre de tous les êtres. Partout la pensée semble subtile, les distinctions presque insaisissables ; et pourtant le sentiment est vrai, l’émotion, intime et profonde : le philosophe naguère attaché à la terre, y souhaitant, y croyant trouver encore la gloire et la paix, n’aspire plus qu’aux béatitudes éternelles. Je ne sais si c’est tout à fait le chrétien ; mais c’est déjà l’homme enlevé, comme Polyeucte, vers un autre monde.

« Il m’ennuie, » dit le poëte, naguère amoureux des nobles plaisirs, « il m’ennuie de cette vie terrestre. Arrière, fléau des mortels privés de Dieu, magnificence des villes ! Arrière, malédictions charmantes, grâces funestes, par lesquelles la terre attire l’âme séduite et la tient esclave, alors que, grandement malheureuse, elle a bu l’oubli de ses biens naturels pour se jeter sur le mauvais partage ! Car l’insidieuse matière en renferme deux : l’homme qui, étendant la main sur la table, a touché la potion douce, regrettera le breuvage amer, sous les poids contraires dont il est lui-même entraîné.

Telle est, en effet, la nécessité terrestre imposée comme loi. De deux vases différents, la destinée verse la vie aux humains. Le breuvage pur, le bien sans mélange, c’est Dieu et les choses de Dieu. Enivré à la coupe de la douce liqueur, j’ai effleuré les bords du mal ; j’ai heurté contre le piége ; j’ai senti la malédiction de Prométhée ; mais le dégoût m’a pris dans ces conditions changeantes.

Accourant vers les prairies tranquilles du Père, je hâte mes pas fugitifs loin du domaine douteux de la matière. Regarde-moi, ô dispensateur de la vie spirituelle ! regarde cette âme suppliante qui est à toi, et qui, du milieu de la terre, tente l’ascension des hauteurs idéales.

Je suis une goutte céleste répandue sur la terre. Rends-moi à la source d’où je suis tombée fugitive et errante ici-bas. Permets-moi de me confondre dans la lumière créatrice ; permets que, sous ta garde paternelle, avec le chœur céleste, je t’offre des hymnes saintement spirituels ! Permets, ô Père, que, réunie à la lumière, je ne retombe plus dans les souillures de la terre ! mais, tandis que je demeure dans les liens de la vie corporelle, puissé-je, ô Père, goûter un sort paisible ! »

Sans doute l’empreinte profane et surtout homérique n’a pas tout à fait disparu de ces vers. Vous y reconnaissez, dans une illusion rapide, jusqu’à ces deux cratères d’où le maître de l’Olympe versait les biens et les maux, antique symbole que le philosophe Thémiste avait déjà rajeuni, dans un discours sur les devoirs et la double puissance de la royauté. Mais, en dépit de ces souvenirs que Synésius ne peut dépouiller, vous sentez désormais en lui l’inspiration chrétienne ; et le poëte a pu devenir évêque, surtout à cette époque d’une foi plus ardente et d’un formulaire moins rigoureux, où l’Église enveloppait dans sa communion des prosélytes parfois hétérodoxes sur quelques points, comme un vaste empire, aux premiers jours de ses victorieux agrandissements, reçoit et tolère dans son sein des cités et des territoires auxquels il laisse d’anciens usages et quelques libertés dissidentes de la règle d’obéissance commune.

Cette confiance de l’Église ne sera pas trompée par Synésius. Catéchumène depuis longtemps sans doute, il entre dans le sacerdoce chrétien avec des réserves exprimées sur le dogme et la discipline. Il garde une opinion à part, et longtemps laissée libre, sur l’époque de la création des âmes ; il partage le dissentiment d’Origène quant à l’éternité des peines. Enfin il avoue et retient les droits du mariage dans le ministère ecclésiastique ; et le deuil cruel qui plus tard désola sa vie, la mort prématurée des trois enfants issus de cette union, qu’au moment même de son inauguration épiscopale il rappelle avec amour, rien de ces malheurs et des plaintes qu’ils lui arrachent dans ses lettres ne fait supposer ni repentir ni doute sur la liberté qu’il avait gardée. Mais, et ses chants l’attestent, il embrasse d’une foi vive les plus hauts mystères du christianisme, comme il en pratique les vertus secourables. Sur le dogme, il devient adversaire zélé de la secte arienne : il adore le Fils coéternel au Père, et divin Rédempteur des fautes et des souffrances humaines.

Comme Grégoire de Nazianze lui-même, aux distinctions subtiles sous lesquelles l’école d’Arius enveloppait la doctrine future des Sociniens et des Unitaires le théisme philosophique, il oppose ce qui est l’âme du christianisme, ce qui en est la métaphysique et la morale, l’adoration du Dieu fait homme, le culte du Christ ; il est disciple fervent de la foi de Nicée, comme de l’Évangile ; il a l’enthousiasme du dogme, comme de la charité.

Ce sera sans doute une curieuse étude dans l’histoire des lettres que de voir cet art, cette harmonie de l’ancienne poésie grecque, transportés sur les abstractions de la croyance chrétienne, et se plaisant à les décrire :

« Avec la source divine en elle-même et féconde par-dessus les unités ineffables[18], je couronnerai des fleurs spirituelles de la lyre le Dieu, Fils glorieux du Dieu immortel, seul né du Père suprême, sorti du travail incompréhensible de la pensée paternelle, et jaillissant des profondeurs de son sein pour mettre au jour les trésors cachés du Père.

Dans la source divine demeure encore ce qui en est sorti, la sagesse du Père, la splendeur de la beauté suprême ; mais à toi qu’il enfante le Père a donné d’enfanter : tu es du Père même la puissance génératrice et cachée ; car il t’a donné pour créateur au monde, en le chargeant de tirer des types intellectuels les formes des corps : c’est toi qui diriges le cercle intelligent des cieux, toi qui es le pasteur du troupeau des astres !

Ô Roi ! tu commandes et aux chœurs angéliques et aux phalanges des démons ; tu gouvernes la nature mortelle, tu environnes la terre de ton souffle invisible, et tu réunis sans cesse à la source divine ce que tu as reçu d’elle, délivrant les mortels de la nécessité de la mort. Sois propice à l’offrande de ces hymnes, en accordant le calme de la vie au chantre qui te les consacre ; suspens pour lui les orages de l’Euripe, et, séchant les flots pernicieux de la matière, détourne les maladies de l’âme et du corps ; assoupis le trouble funeste des passions ; écarte de moi les inconvénients de la richesse et ceux de la pauvreté. Attire à nos œuvres glorieux témoignage et bonne renommée parmi les hommes. Couronne-moi des fleurs de la douce persuasion. Que mon âme, délivrée des orages, goûte la paix et ne gémisse pas dans les soins terrestres ! mais que, puisant aux fleuves aériens de tes ondes célestes, ô Dieu, je la rafraîchisse et la pénètre des dons de la sagesse ! »

Une teinte profane, sans doute, s’attache encore à ces derniers vœux du poëte. Au lieu de souhaiter chrétiennement la souffrance et la résignation, il demande encore à Dieu la gloire et les belles fleurs de la douce persuasion, comme aurait fait Pindare. Son imagination est moins convertie que son cœur. Il tient aux anciennes félicités du sage, non pas seulement à cette paisible constance que peut remplacer la paix évangélique, mais aux récompenses terrestres du talent et de la vertu ; il désire le calme, l’aisance heureuse, et, comme poëte, sans doute la gloire.

Mais, vous le voyez, il comprend, il exprime le dogme aussi bien que le ferait Athanase lui-même. Et, quant à cette puissance de création transmise directement au Fils, pour mieux marquer, sans doute, l’inséparable identité des Personnes divines, l’orthodoxie chrétienne est encore là d’accord avec l’imagination du poëte. Ce ne sera pas, sans doute, au point de vue théologique, une réprobation pour cette image sublime, que le génie de Milton l’ait recueillie, et gravée à jamais dans le poëme immortel où il montre le Fils de Dieu, à la voix du Père, formant l’univers, dont il doit racheter les habitants déchus, et créateur de la race humaine comme il en sera la rançon divine.

Pour qui connaît la vaste lecture du poëte anglais, sa familiarité avec l’Orient hébraïque, l’empreinte d’hellénisme partout répandue sur ses vers, il n’est pas douteux que Milton, dans son épopée si souvent lyrique, ne se soit inspiré de Synésius, comme ailleurs de saint Justin, de saint Éphrem et de saint Jérôme.

Chez l’évêque de Ptolémaïs, cette conception dominante de la foi nouvelle, cette adoration fervente du Christ semble avoir encore suscité d’autres hymnes : elle revient dans ses chants, avec une intention marquée d’enseignement populaire et de protestation orthodoxe.

« Le premier, s’écrie-t-il[19], pour toi, ô bienheureux Immortel, ô Fils glorieux de la Vierge, Jésus de Solyme ! j’ai trouvé un chant, sur des mètres nouveaux qui font vibrer les cordes de la lyre.

Sois-moi propice, ô Roi ! et accueille la mélodie de ces pieux concerts. Nous chanterons l’impérissable Dieu, glorieux Fils du Dieu père de tous les siècles, le Fils créateur du monde, essence universelle, sagesse infinie, Dieu parmi les êtres célestes, et mort parmi les habitants du monde souterrain.

Lorsque, du sein d’une mortelle, tu jaillis sur la terre, la science des mages, devant une étoile lovée dans les cieux, s’arrêta stupéfaite, se demandant quel était ce nouveau-né, quel serait ce Dieu inconnu : un Dieu, un mort ou un roi ?

Allons, apportez les présents, les saintes prémices de la myrrhe, l’offrande de l’or, les pures vapeurs de l’encens ! Tu es Dieu ; reçois l’encens. Tu es roi ; je t’offre l’or : la myrrhe conviendra pour ta tombe. — Ta présence a purifié la terre, et les flots de la mer, et les routes où passa le démon, les plaines liquides de l’air et les profonds abîmes de la terre. Tu viens au secours des morts. Dieu descendu dans l’enfer ! sois propice, ô Roi ! et accueille la mélodie des pieux concerts. »

Voilà bien l’accent lyrique, sinon avec le torrent d’harmonie, le labyrinthe de souvenirs et d’images où nous entraîne Pindare, du moins avec la marche libre et mesurée de ces autres génies grecs imités par Horace, et dont il reste ça et là des tons brisés et des vers épars. Quelque chose de leurs accents altiers ou gracieux semble se retrouver ici, pour un ordre de croyances et d’émotions si peu soupçonné de ces poëtes et si nouveau pour le monde. Rien de plus heureux, ce semble, que le soudain passage de la sublime définition du Dieu, Fils et créateur, à l’adoration des Mages, et à ce mouvement du poëte, comme du coryphée de la scène antique : « Allons ! apportez les présents. »

Combien le sens expliqué de ces présents devait toucher l’âme chrétienne et la remplir d’un mystique amour, à la pensée du Dieu victime et sauveur ! L’évêque poëte se complaît dans ce culte, lors même qu’il y mêle encore quelque souvenir des choses de la terre et d’une philosophie plus humaine :

« Aux accents doriens des cordes attachées à l’ivoire de la lyre[20], j’élèverai ma voix sonore, pour toi, bienheureux Immortel, Fils glorieux de la Vierge ! Conserve-moi des jours exempts de maux, ô Roi ! une vie fermée, nuit et jour, à la douleur. Fais briller à mon âme une lumière échappée de la source spirituelle ; donne à ma jeunesse la vigueur d’un corps sain et robuste, et la gloire de bien faire. Accorde-moi des ans fortunés, jusqu’aux derniers plaisirs de la vieillesse, en faisant croître en moi la prudence avec la santé.

Ô Immortel ! conserve-moi mon frère, que naguère, lorsqu’il était près de passer les portes de la mort, tu nous as ramené, dissipant ainsi mes inquiétudes, mes pleurs et l’agitation de mon âme. Tu l’as retiré des ombres de la mort, par pitié pour ton suppliant, ô mon Père !

Conserve aussi ma sœur et le couple de ces jeunes enfants, et cache toute cette maison paisible sous l’abri tutélaire de ta main ! La compagne de mon lien conjugal, ô Roi ! garde-la-moi saine et sauve, sans maladie, sans affliction, toujours aimée, toujours unie à moi de cœur, mon épouse toujours avouée, ne sachant pas avoir avec moi de furtives amours ! Qu’elle suive de préférence la loi d’un saint hymen, inviolable et pur, inaccessible à tout criminel désir ! Et pour moi, mon âme dégagée des terrestres entraves, délivre-la des maux et des malédictions de la vie, et donne-lui d’élever, parmi les chœurs des saints, ces hymnes à la gloire de ton Père et à ta puissance, ô bienheureux ! De nouveau je chanterai pour toi ; je monterai ma lyre sur tous les tons de l’harmonie. »

Synésius, quoiqu’il ait certainement péri par la contagion ou le fer, à la tête de son troupeau, dans la ruine de Ptolémaïs, n’a pas reçu l’apothéose chrétienne. Son exemption du célibat, ses souvenirs de la philosophie, son amour de la poésie, devaient lui faire, dans la sévérité de l’orthodoxie croissante avec la victoire du christianisme, une place à part et douteuse. Bien qu’il n’ait été frappé d’aucun blâme, d’aucune censure, comme Tertullien, Origène et tant d’autres, il ne resta point, comme eux, une autorité célèbre et citée souvent. Il appartient à l’art, en quelque sorte, plus qu’à la religion ; et cependant cet art, qu’il aimait, et auquel les épreuves et les émotions de sa vie le ramenaient sans cesse, ne nous a laissé que des chants religieux ; ni les maux de sa patrie ni ses douleurs privées ne se retrouvent dans ses vers. C’est toujours un platonicien, qui ne chante plus que le Christ.

« Ô très-glorieux et très-aimé ! s’écrie-t-il, divin Fils de la vierge de Solyme[21], je te célèbre, toi qui as chassé des jardins du Père le serpent terrestre, insidieux ennemi descendu sur la terre ! Voyageur chez les humains, tu as plongé jusqu’au Tartare, où la mort tenait sous sa loi des multitudes d’âmes. L’antique Adès a frissonné devant toi, et le chien dévorant s’est retiré du seuil. Et toi, ayant délivré de leurs chaînes des foules d’âmes pieuses, avec ce saint cortége, tu élevais tes hymnes vers Dieu.

Tandis que tu remontais, ô Roi ! devant toi tremblaient les tribus des démons dispersées dans les airs, le chœur immortel des astres était frappé de stupeur, le ciel souriait. À ce sourire, l’Éther, père de l’harmonie, tira de sa lyre à sept cordes le chant triomphal. L’étoile du matin sourit ; et l’étoile dorée du soir, l’astre de Cythérée, la lune, qui remplit l’orbe de son disque d’effluves étincelants, marchait la première, comme la conductrice des dieux nocturnes. Mais, au loin, le soleil déployait sa chevelure brillante, sous les pas divins : il avait reconnu le Fils de Dieu, l’intelligence qui est la grande ouvrière, et la source même du feu dont il est animé.

Mais toi, élevant tes ailes, tu as franchi les voûtes bleues du ciel, et tu t’es arrêté dans le milieu le plus limpide des sphères intellectuelles, à l’origine du bien suprême, là où le ciel est silencieux, où n’existent plus ni le temps inépuisable, infatigable, attirant dans son cours tout ce qui vient de la terre, ni les maux sortis du vaste sein de la matière, mais seulement l’éternité exempte de vieillesse, ou plutôt jeune et vieille à la fois, distribuant aux êtres divins leur part du bienheureux séjour. »

Le pontife chrétien, le défenseur, le père du peuple de Ptolémaïs, est ici redevenu le disciple enthousiaste de Platon. Il semble contempler avec lui les idées éternelles ; il y aspire encore, et ne les sépare pas de cette immuable durée qui succède au temps périssable. Mais cet enthousiasme, dernière forme de la poésie antique, il l’exhale d’un cœur ému, sous l’invocation, sous la présence du Christ. Pour lui, la pensée spéculative, la vue de l’idéal divin se confond avec les ardeurs de la charité secourable et la passion du sacrifice. Il veillera jour et nuit sur Ptolémaïs ; il refusera de la quitter, dans les horreurs d’un siége ; il la protégera, il la bénira jusqu’à la dernière heure. Il s’ensevelira sous les ruines de sa patrie, sans qu’il y soit réservé à sa mémoire même une pierre funèbre. Il aura rempli son saint ministère d’évêque, comme il le concevait, comme il l’exprimait dans un de ses discours, non moins poétique, non moins élevé que ses hymnes.

« Je resterai à ma place dans l’église ; je mettrai devant moi les vases sacrés ; j’embrasserai les colonnes du sanctuaire qui soutiennent la table sainte. Je m’y tiendrai vivant ; j’y tomberai mort. Je suis ministre de Dieu. Et peut-être faut-il que je lui fasse l’oblation de ma vie. Dieu jettera quelque regard favorable sur l’autel arrosé par le sang du pontife. »

Cela même, cette résolution qui fut accomplie, relève singulièrement le caractère du poëte dans l’évêque. Synésius n’est pas un imitateur de formes élégantes, un travailleur industrieux en poésie, comme il s’en rencontre dans les siècles de décadence. Sa lyre est l’instrument de son âme, de sa rêverie studieuse, de sa foi mystique. Elle ne le distrait pas des devoirs sérieux de la vie : elle l’excite à les remplir ; elle aide à son enthousiasme de prêtre et de défenseur public.

C’est par là que ces hymnes grecs doivent se distinguer à nos yeux de tant d’autres vers du même siècle ou du siècle suivant. L’auteur était un sage, avec une imagination élevée et gracieuse ; et il montra, dans les dernières épreuves, un dévouement héroïque à ses concitoyens. Il mourut, comme saint Augustin, dans sa ville épiscopale assiégée par les barbares ; et, sans être jamais devenu complètement orthodoxe, il fut martyr.

Pour achever la peinture de ces temps extraordinaires, il resterait à montrer, près du poëte chrétien, sublime de courage et de charité, une dernière image du poëte païen, hiérophante et rêveur. Telle est la lente extinction des anciennes croyances : lors même qu’une foi jeune et pure en consume les restes du souffle de sa flamme, elles s’agitent sous la cendre ; elles jettent des lueurs encore vives, que fait ressortir le temps nouveau qui les entoure. Ainsi, près des hymnes de l’évêque chrétien se réveillait l’opiniâtre enthousiasme de Proclus, adorant Minerve et les Muses au bruit de la chute des temples.

Sans doute, dans les vers de Proclus, la liberté lyrique s’embarrasse sous les entraves de l’archaïsme et du symbole. L’inspiration souffre de ce travail érudit ; mais l’amour des lettres était devenu pour ces demeurants du polythéisme une passion à la fois subtile et sacrée, dont le langage a sa poésie comme sa sincérité.

« Chantons[22], célébrons la divine lumière des mortels, les neuf filles harmonieuses du grand Jupiter, les Muses, qui, purifiant les âmes égarées sur l’océan de la vie, par la vertu mystérieuse des livres, soutien de la pensée, les préservent des terrestres douleurs, et leur apprennent à franchir le fleuve profond de l’oubli, et à monter, exemptes de souillure, dans l’astre fraternel d’où ces âmes étaient jadis déchues, quand elles descendirent aux rivages de la vie, éprises de passion pour les biens de la matière.

Mais, ô déesses ! calmez en moi cette impétueuse ardeur ; enivrez-moi des leçons intellectuelles des sages, et que la voix des hommes superstitieux ne me détourne pas de cette route divine et salutaire ! Du milieu des flots tumultueux de la vie, attirez vers la pure lumière mon âme ramenée, qui s’est remplie de vos livres inspirateurs, et qui possède en elle la gloire de cette douce éloquence, consolatrice de la pensée. Écoutez, ô dieux ! guides souverains de la sainte sagesse, vous qui, par le contact d’un feu divin, attirez vers les immortels les âmes arrachées à cette ténébreuse prison, en les épurant par l’ineffable expiation de la prière ! Écoutez, grands sauveurs ! faites jaillir sur moi, des livres saints, un rayon de pure lumière, et dissipez le nuage, afin que je discerne le Dieu immortel et l’homme, que le démon, auteur du mal, ne me retienne pas à jamais sous les flots du Léthé, loin du séjour des bienheureux, et qu’une punition cruelle n’enchaîne pas dans les liens de la vie mon âme tombée sur les froides ondes de la naissance, où elle ne veut pas errer plus longtemps. Mais, ô dieux ! maîtres de la lumineuse sagesse, écoutez-moi ; et, quand je me hâte vers la céleste route, révélez-moi les vertus et les mystères des paroles sacrées ! »



  1. Affirmabant hanc fuisse summam vel culpæ suæ, vel erroris, quod essent soliti stato die… carmen Christo, quasi Deo, dicere secum invicem. Plin. Jun. lib. X, Epist. 97.
  2. Rit. Græc. juxt. us. Orient. Eccles.
  3. Clem. Alex. Oper. t. I, p. 312.
  4. Rituale Græc. juxt. us. or. Eccl.
  5. Rit. græc. juxt. us. or. Eccl.
  6. S. Greg. Nazianz. Oper. t. II, p. 208.
  7. S. Greg. Nazianz. Oper. t. II, p. 216.
  8. S. Gregor. Nazianz. Oper. t. II, p. 286.
  9. S. Gregor. Nazianz. Oper. t. II, ibid.
  10. S. Gregor. Nazianz. Oper. t. II, p. 294.
  11. Ibid.
  12. S. Gregor. Nazianz. Oper. t. II, p. 668.
  13. S. Greg. Nazianz. Oper. t. II, p. 670.
  14. Ibid. p. 672.
  15. Πάλι φέγγος, πάλιν ἀὼς,
    Πάλιν ἁμέρα προλάμπει,
    Μετὰ νυκτίφοιτον ὀρφάν.

    Συνεσίου ὕμνοι. Cur. Boiss., p. 102.
  16. Μελέων ἕρυκε νούσους·
    Παθέων δ’ ἄκοσμον ὁρμὰν,
    Φρενοκηδεῖς τε μερίμνας
    Ἀπό μοι ζωᾶς ἐρύκοις,
    Ἵνα μὴ τὸ νοῦ πτέρωμα
    Ἐπιβρίσῃ χθονὸς ἄτα,
    Ἄνετὸν δὲ ταρσὸν αἴρων
    Περὶ σᾶς ὄργια βλάστας
    Τὰ πανάῤῥητα χορεύσω.

    Συνεσίου ὕμνοι. Cur. Boiss., p. 105.
  17. Συνεσίου ὕμνοι. Cur. Boiss., p. 106.
  18. Συνεσίου ὕμνοι, cur. Boiss., p. 151.
  19. Συνεσίου ὕμνοι, cur. Boiss., p. 152.
  20. Συνεσίου ὕμνοι, cur. Boiss., p. 154.
  21. Συνεσίου ὕμνοι, cur. Boiss., p. 156.
  22. Procl. Hymn. p. 179.