Et le feu s’éteignit sur la mer…/16

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XV

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Quand le lendemain, à Naples, Gérard pénétra dans la chambre de l’hôtel où était sa sœur, Nelly lisait avec une tranquillité affectée. Dès son arrivée, elle se leva, allant vers lui :

— Je ne te savais même pas aux environs de Naples, dit-elle. Déjà cinq mois que tu es parti, sans nouvelles !… D’ailleurs il n’y a plus personne en route de ce côté-ci. La saison est finie, archifinie. Voilà la fin de mai… Comment vas-tu ? assieds-toi. Gérard obéissait, machinalement, dominé par ce toupet si calme.

— Quel ravissant pays ! continuait-elle. Serge et moi…

Au prénom de Minosoff, Maleine se cabrait :

— Eh bien quoi ? Tu le sais. Je suis avec le prince. Après ? N’est-ce pas même pour ça que tu viens me voir ? Allons, Gérard, vas-y, mon vieux, vas-y de tes reproches, de tes foudres et de tes cinquième-actes[sic]. Il y a encore des anathèmes en magasin ? sors tes anathèmes. Elle riait, évaporée et railleuse. Mais Gérard vit au coin du sourire quelque chose de triste, presque une ride découragée qui marquait. Et pendant que Nelly continuait, tâchant d’expliquer sa fugue, Maleine regardait la jeune fille dont en bien peu de temps la figure charmante s’était troublée : air de Paris, air de soucis. Il détaillait la pièce banale où il la rencontrait, douteuse, médiocre et avilie, la chambre d’hôtel de deuxième ordre avec ses meubles en reps rouge, son armoire en faux Maple, son carrelage écorniflé et l’inscription en quel français — au-dessus de la sonnette :

« Avec le garçon tirer un coup.
Avec la fille tirer deux coups.
Avec le faquin tirer trois coups.
Le garçon, la fille et le faquin sont dans les prix de la chambre. »

Nelly, un instant, s’était tue. Elle croyait avoir tout dit. Cependant, prise d’un doute, elle ajoutait : Chacun est libre de sa destinée !

— Oui, du moment qu’on ne fait de mal à personne ! s’écriait alors Gérard ; si tu étais seule au monde, si tu étais seule à supporter la responsabilité de tes actes, du moment que tu sais plier ta fierté aux dressages du monde et que tu consens à vivre en marge de la société, personne ne te jetterait la pierre, ou, du moins, personne ne songerait à t’accuser de lâcheté. Mais là où tu te trompes, où tu t’abuses, Nelly, sur tes droits et sur ta liberté, là où ta faute est lourde, vilaine, irréparable, c’est que tu englobes dans le déshonneur social du nom que tu portes une famille qui, elle, a des prétentions à être absolument respectable, une famille qui a tout fait, d’ailleurs, pour empêcher ta chute.

— Allons donc ! Quel mensonge ! Empêcher ma chute ? Mais qu’est-ce qu’elle a fait, ma famille ? Crois-tu que ce soient tes conseils ? Crois-tu que ce soit la surveillance de notre père, ou quelque vain souvenir ? Et puis elle a nocé, ma famille, comme tant d’autres. Et quant aux belles madames ma chère qui me désavoueront, ça, ça fait rire… Mais voyons, tu es extraordinaire, Gérard ! Veux-tu savoir qui l’on m’offrait en décembre dernier, après que tu m’eus découverte avec le prince ? Un hautbois, mon cher, un premier prix du conservatoire, plein d’avenir, je le veux bien, mais un hautbois à l’Opéra-Comique, vaguement compositeur, au bec amer, chauve et muni de lunettes !

Après le hautbois, une dame compatissante et qui me faisait dans le creux de l’oreille comprendre que dam ! pour un mari c’était difficile car on m’avait su très flirt — une dame compatissante m’avait trouvé un monsieur allemand de 55 ans, riche celui-là, mais inverti : autant coucher avec du bois ! Tu vois ça d’ici ? Quant aux autres, à la foule de petits jeunes gens qui cotillonnaient avec moi chez Ghislaine Lemaire, chez la mère Malvern ou chez le duc de Lormar — va te faire fiche ! Un baiser entre deux portes ? Parfait ! Mais ce qu’on y voit de plus clair, c’est la porte. Un collage ? Peut-être, à cause du lâchage final. Mais un mariage ? Manque d’usage mon p’tit Gérard… Et Nelly, de nouveau, esquissait son sourire désenchanté.

— Eh bien, tu comprends, continuait-elle, pendant que tu étais en boîte à faire je ne sais pas trop quoi, nous, tes sœurs, nous avons été élevées différemment. Notre père nous a menées où il allait. À quinze ans nous vivions déjà, Marthe et moi, au hasard des coulisses, frottées au fard des grues. Ça t’étonne, ma façon de parler ? Crois bien que nous avons eu tout autant de courage qu’une autre, et bien plus de tentations : Un tas d’hommes et tu devines lesquels — poisons et poissons — frétillaient autour de nos jupes. Depuis longtemps je savais à quoi m’en tenir. Ah ! si j’avais pu rester la petite oie blanche, parure et gloussement des artistes bourgeois ! Bref… tant que je n’ai cru aimer personne, je te jure, Gérard que tout a bien marché. Mais, voilà…

— Tu aimes donc Minosoff ? interrogeait alors Maleine soudainement.

— Si je l’aime ! Ah ! un jour, je te souhaite de souffrir comme je souffre, pour comprendre l’amour. Enfin, tu sens bien, n’est-ce pas, que je lui ai tout donné ; que je l’ai suivi comme une aveugle, que je lui obéis comme une esclave ! J’aurais oublié le goût du pain pour lui ! Pour lui j’ai quitté notre sœur, père, maman là-bas, maman malade. J’ai jeté tes conseils par-dessus bord. Je me suis livrée, anéantie, perdue.....

Et tu crois qu’en échange j’ai trouvé le bonheur ? Ah mon Dieu ! La voilà, l’expiation. Heureuse ? Depuis notre départ, lui qui jusqu’à la faute m’entourait, m’étourdissait, me pressait, me grisait, lui qui me jurait le Paradis avec la liberté, lui qui me suppliait au nom de l’amour fidèle, je le vois petit à petit, graduellement, sans secousse (mais avec quelle sûreté), je le vois se détacher de moi ! Oui, il m’abandonne à chaque nouvelle ville, à chaque nouveau pays, à mesure que nous nous éloignons de ce Paris où il m’a connue, désirée, aimée, voulue et prise ; il s’en va ; il me laisse sous un prétexte quelconque : oh, toujours très poli, il visite… à ce qu’il prétend… ! Mais je ne dis rien ; je devine ; je pressens ; je suis certaine… Et je l’aime, Gérard, je l’aime ! Rien ne m’a jamais fait si mal !…

— Mais alors, Nelly, puisque ton expérience est faite, puisque tu vis un martyre… Nelly malheureuse… va-t-en ! Laisse-le, laisse-le, si tu souffres, s’il est indigne, s’il est ingrat !

— C’est justement cette souffrance, cette ingratitude, qui griffe, qui râcle, qui exaspère mon amour. L’amour, est-ce que ce n’est pas l’irréalisable joué sur un violoncelle ? Et puis par cette souffrance même, j’ai un droit de plus. Tu me disais tout à l’heure que pour sa liberté à soi on n’a pas le droit d’enfreindre celle des autres, qu’une famille fait un tout dans la société et que si l’on veut quitter cette société idiote et ses préjugés, à son tour, il fallait penser sur qui retomberait la société même… La famille a-t-elle le droit de vous empêcher de vivre, de choisir et d’aimer, surtout quand on rachète son bonheur par des larmes ? Voyons, Gérard, soit juste… toi, tu n’as donc eu personne ?… J’ai payé assez cher ma passion !

Dans le silence soudain revenu, Maleine évoqua Muriel Lawthorn. Pourrait-il prétendre au rôle de juge ou d’accusateur quand demain peut-être il pourrait se trouver jugé ou accusé avec Muriel ? À cette pensée il eût un doute. Non, en tout cas, s’il choisissait telle sa destinée, il se rappellerait Nelly, son misérable esclavage, et il aimerait Muriel maintenant pauvre, il l’épouserait, il en ferait une compagne pour la vie, sûre, dévouée, reconnaissante… Elle ressusciterait l’âme antique… elle serait la statue aimée…

— Allons ! mon vieux Gérard ! dis-moi adieu ! trancha Nelly. Pense à moi quelquefois, et rappelle-toi, qu’au fond, ta sœur n’était pas méchante. Protège Marthe ; si plus tard, sur mon compte, tu en entends de pires encore, réfléchis ; souviens-toi ; ce seront les hommes et les événements qui m’auront faite pire.

— Si on pouvait te sauver encore, Nelly !…

— À quoi bon ? un poète l’a déjà dit : Il n’y a ici d’autre plaisir que la débauche, d’autre peine que la mort.


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