Et le feu s’éteignit sur la mer…/18

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XVII

Le chœur des mauvaises langues, plus acide encore par les chaleurs, fut unanime à célébrer l’ineptie de pareilles fiançailles. On plaignait tantôt Gérard d’épouser une dévergondée dont la mère même avait honte, tantôt Muriel de s’unir avec un bohême sans talent, sans argent et sans avenir.

Maleine en réponse à un télégramme qu’il avait adressé au compositeur (au hasard, sans savoir où son père pouvait bien vivre), reçut un câble de New-York, huit jours après, ainsi conçu : Idiot, m’en fous. Quant à miss Lawthorn, elle fut gratifiée d’une épître maternelle dans laquelle, après l’avoir maudite, on lui annonçait — chose plus grave — que les dollars lui passeraient sous le nez, après le départ pour le ciel de la digne Mrs Lawthorn, et s’en iraient larder quelqu’Université américaine déjà fort en chair.

Malgré cela, Muriel et Gérard vivaient — sans arrière-pensée — leurs plus exquises heures. Tous deux savaient assez les heurts de la vie et les lendemains qu’elle prépare, pour jouir de leur présent bonheur. Ce furent de longues courses folles dès la première aurore, la fraîcheur des sentiers couverts encore de rosée, le vagabondage dans les vignes et dans les myrtes, le repos au fond des grottes ou au bord de la mer. Ils rentraient vers les dix heures, et après la collation légère, travaillaient.

Maleine préparait un grand bas-relief qu’il destinait au salon d’Automne : La souffrance guérie par la beauté. C’étaient, se traînant malgré leur misère, leurs désillusions ou leur débauche, deux processions d’hommes et de femmes (jeunes et vieux mêlés) qui surgissaient du sol esclave pour quêter un sourire illuminé de la Vénus que l’on voyait apparaître — harmonieuse et simple — sur les marches d’un péristyle grec. Déjà les figures se dessinaient, sortant en groupes confus du bloc de marbre dans lequel, à même, il sculptait.

On eût dit une variation de l’œuvre de Bartholomé, mais un thème sur la vie remplaçant le thème sur la mort. Un identique élan, mais conscient, celui-là, et enthousiaste, semblait entraîner les êtres vers la radieuse image dispensatrice d’oubli, musique des yeux. Et par un désir très ingénu, et une admiration très fervente, Gérard donnait à la divinité entrevue le profil athénien de Muriel…

Oh ! les minutes de fièvre et d’espoir, pendant lesquelles, la jeune fille là, le bonheur et l’orgueil avaient l’air de voleter silencieusement dans l’espace. Comme il avait confiance en elle et dans son art ! Quelles résolutions ! Quelle ardeur ! Et déjà il escomptait le succès obtenu, le bruit fait autour de son nom. On a bien le droit, après tout, de vouloir quelque chose à vingt-quatre ans ! Il ignorait les vers haineux :


N’aie pas pitié des autres si tu veux vivre
Si tu veux vaincre n’aie pas pitié de toi !


Gérard ne souhaitait qu’un peu de fierté pour son amoureuse. Il savait bien qu’on aime deux fois plus lorsqu’on peut être fier de son amour. D’ailleurs le jeune homme entrevoyait son œuvre définitive, sa création : l’actuelle Psyché.


… Sur des pensers nouveaux faisons des vers antiques…


Il rendrait dans la pierre dure ce mélange inquiétant de modernisme à outrance et de pureté tanagréenne qu’on appelait Muriel ; Muriel, qu’en blaguant il surnommait : le circuit de Phryné ; Muriel qu’on retrouvait golfant au sortir du musée, Muriel, qui aurait fait du footing dans n’importe quel bois sacré, malgré les muses…

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Devant la parfaite égalité de mauvaise humeur montrée par leurs familles respectives, les deux jeunes gens avaient décidé que le mariage aurait lieu, très simple, un mariage capriote, vers la fin d’août. Ils partiraient alors pour Florence et Venise, quitte à revenir vers la fin des vendanges. Ils fixèrent « le grand jour » au 16, le lendemain de la fête de la Vierge, et durant le mois qui les en séparait, à l’ombre des voûtes blanches qui les garaient du soleil torride, prenant sur les heures de sieste et sur les heures de rêve, Muriel, pratique et cocasse, préparait son trousseau.

Ce fut toute une affaire, ce trousseau ! Non qu’elle pût, même très aidée de Gérard le rendre important ou luxueux, mais elle prétendait le faire original. Il y eût une discussion quasi sérieuse à propos de la robe qu’elle porterait à l’église. Muriel s’était mis dans la tête qu’elle irait, vêtue à la grecque, d’un peplum. Son fiancé, respectueusement, lui fit remarquer que ça ne serait pas beaucoup, un peplum sur le dos. Le curé ne faisait pas de difficulté pour les unir religieusement (quoique ni l’un ni l’autre ne fût catholique) mais encore ne choquerait-on pas ses idées d’habillement. Une des faméliques allemandes, revenue aussitôt après l’annonce des fiançailles, se trouvait présente à l’entretien. Le soir même, elle racontait à toute l’Île que miss Lawthorn s’approcherait de l’autel en chemise ; ce qui mit la paroisse en révolution.

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Le jour de l’Assomption, sur les contreforts verts du Monte Solaro, une procession blanche serpenta, hissant des bannières qui faisaient flotter leurs massives broderies au soleil, balançant des encensoirs qui voilaient de fumée les statues miraculeuses portées par des cagouliers membres de l’archiconfrérie de San Costanzo, agitant des palmes autour de la Vierge qui souriait de son habituel sourire sous sa belle couronne d’or. En haie (flanquant la congrégation de la charité, le clergé et les dames du Saint Sacrement), l’espoir de Capri, les filles de Marie, ouvraient la marche, guindées sous leurs robes pleines d’empois, le cou ficelé de bleu, la tête sous du tulle comme un lustre d’hôtel, suantes et chaudes, plus noires que des truffes au milieu de ces blancheurs.

Pris d’une savoureuse passivité mystique en face des vingt-quatre heures qui les séparaient encore de l’inconnu, Gérard et Muriel suivaient la foule en pèlerinage, un cierge brûlant à la main. On allait offrir les dons de l’été à la Vierge. Sous la coupole de lapis du ciel, l’équinoxe accablait. Ils se trouvaient au milieu des porteurs de prémisses, et dans les paniers de jonc tressé où des rubans faisaient fuser leurs couleurs vives, les premières grappes, d’un vert acide, les figues, juteuses, dans la blessure rouge desquelles fouaillaient des guêpes au corselet mobile, les cactus hérissés et vineux, les sorbes en tumeurs de pourpre, s’entassaient. Sur une sorte de tréteau de boucher que quatre ragazzi vigoureux et langoureux à la fois portaient, des pièces de viande saignaient leur jus frais et cru au soleil. Enfin d’autres adorateurs s’étaient munis de jarres d’huile dont les flancs de terre cuite s’adornaient de scènes de la passion. Tout cela montait vers la grotte, où la Madone, copiée de Lourdes, trônait. Et lentement, répercutés par l’écho valkyrien des montagnes, les hymnes nasillards se continuaient, mêlés au bruit des pas traînards dans la poussière, des rires aussi, et des exclamations paillardes que les ivrognes lâchaient à la queue du cortège.

Après de longues haltes aux reposoirs élevés le long du chemin, ils arrivaient. Des enfants avaient couronné la statue blanche et bleue de minces guirlandes de myrte, ou de tubéreuses, et maintenant, après les oraisons, on encensait la Reine des Anges en jetant à ses pieds les pétales fragiles et innombrables des roses.

Puis, le sermon subi, dans lequel l’officiant parut mécontent de la petite quantité des dons et voua aux enfers les malheureuses âmes ravagées par l’avarice, on entassa au seuil de la grotte parmi les palmes et les aloès tout le butin de la journée. La bénédiction fut à nouveau donnée ; le cortège se reforma, et descendit, avec la même lenteur que lors de son ascension, la route blanche et sinueuse d’Anacapri. Le crépuscule tombait, un crépuscule bouillant et fermenté qui semblait faire vendange au pressoir du ciel. De longues traînées rouges flottaient entre les pins, à l’horizon là-bas, et sur la mer.

Était-ce un orage encore qui approchait ou était-ce seulement la soirée accablante ? Les oiseaux volaient bas, près de la terre. Des moustiques venaient siffler autour de Gérard et de Muriel, restés assis, en face du sanctuaire. On avait allumé une quantité de lumières en l’honneur de Marie, et en supplique pour les morts. Un grand silence maintenant se faisait. Du côté du village de Capri, près du cimetière, lui aussi tout tremblant de flammes, la procession s’effaçait, rampante et grise, constellée par les cierges.

Seuls, dans le calme infini, sans prêter attention à Gérard qui, la main dans la main de Muriel, lui parlait de vagues choses, deux acolytes (sacristains ou congréganistes) chargeaient sur une carriole légère attelée d’un cheval patient et d’un petit bourricot à l’œil rusé, les offrandes de tout à l’heure. Amusée, Muriel les regardait : quand tout eût été nettoyé et fouillé d’un regard précautionneux, les hommes, d’un commun accord, laissèrent une côtelette bien en évidence sur le socle de la Madone, puis, montant sur leur char, dévalèrent vers le presbytère au trot de leur attelage grelottant.

— Quelle différence il y a-t-il entre ces curés et les flamines d’autrefois ? hasardait Gérard ; entre ces offrandes à Marie et les prémisses que, jadis, on réservait à Diane ? ah ! Muriel… C’est bien pour cela que j’aime si passionnément cette Italie ! Quand ils viennent parler de Rome, berceau du christianisme, et ville des papes ; quand ils réclament pour la terre du Dante l’évangélisation du monde, ne voient-ils donc pas, ces faux précurseurs, que rien ici n’est changé du paganisme, et que seule une idole jalouse a pris pour elle le culte, la beauté et la poésie des autres Dieux ? Ils auront beau faire et les siècles auront beau passer : Tiens, Muriel, regarde. Les voici qui montent au Capo, comme autrefois, pour la veillée en l’honneur de Vénus… l’Italie entière demeure la grande Grèce… elle tressaille encore sous le pas des Césars !

C’était vrai. Une très vieille coutume de Capri fait aller le soir de l’Assomption les groupes à marier de « vaglioni » et de « femmine » sur le mont Tibère. On a bâti une chapelle très modeste sur les ruines de la villa de Jupiter, une chapelle que balaient tous les vents, avec à l’intérieur, quelques ex-votos de marins, des orgues enrouées et quelques débris anciens de marbres. À côté, gardé par un ermite qui prend le soin de rentrer chaque soir au village et qui ne vient ni aux jours de mauvais temps ni lorsqu’il y a pénurie d’étrangers, une Madone d’or s’érige, qu’a donnée le Comte de Caserte, fils du dernier Roi des Deux-Siciles.

Aux alentours de cette Madone et de cette chapelle, il n’y a rien que des pierres muettes et les cris de l’histoire. Ce tombeau des gloires impériales n’a pas d’inscription — il est dans toutes les mémoires. Seul, préservé étrangement par le ravage des années, un chemin pavé de mosaïques s’ouvre près de l’ancienne Basilica d’Auguste et s’arrête, brusquement coupé, face à la mer.

Or, ce désert s’anime de toute la jeunesse et de toute la gaieté de l’Île le soir de mi-août. Déjà, de leur observatoire, les amoureux pouvaient apercevoir les lumières qui grimpaient… qui grimpaient…

— Si nous y allions aussi ? suggérait Muriel. Puisque tu dis que les promis y vont avec leurs promises — ne suis-je pas ta fidanzata ?…

Une voiture justement venait de passer. Ils la hélèrent. Quelques minutes plus tard, après un saut à l’atelier, Gérard revenait s’attabler avec la jeune fille dans un petit restaurant bâti à mi-coteau près de la Piazza, qu’on baptisait d’un latino-tudesque « Gaudeamus ». Ils dînèrent en hâte d’un minestrone exquis et d’une blonde friture de poulpes. Puis, lestés d’un quartier de capretto grillé au four, ils vidèrent leur fiasco de vin léger au milieu de ces aromes de mortadelle et de parmesan, indice de toutes les trattorias italiennes. Enfin, munis à leur tour d’une lanterne qui leur donnait l’air du bonhomme Noël, ils partirent. La lune n’était pas encore levée quand ils arrivèrent en bas du Mont. Des rumeurs de joie bourdonnaient et fusaient en éclat, troublant le silence des campagnes. Un parfum d’eau salée, d’herbe sèche et de jasmin embaumait l’ombre. Des feux de Bengale tout à coup s’embrasèrent, projetant les vignes en découpures chinoises sur leurs vibrantes pourpres. Gérard et Muriel continuèrent, et bientôt arrivèrent sur les contreforts du dernier plateau couverts de jeunes gens mêlés faisant ripaille, égrenant les Ave et les per Bacco ! Et soudain, comme Gérard avait réussi à se frayer un passage pour arriver à l’ermitage, il découvrit la côte de Salerno qui s’enfonçait au loin, estompant ses Golfes et ses promontoires comme dans un fond de Léonard.

Une énorme lune surgissait, pareille à une orange ; elle éclaboussait déjà l’eau, en y creusant un puits soufré. Or, juste au moment où le sculpteur regardait, un voilier passa, un grand brick aux larges voiles, noires contre la lune, et sur lequel il semblait n’y avoir personne. Il se dirigeait vers la pleine mer, et malgré qu’on eût pu les entendre à cette altitude de trois cents mètres, pas un appel, pas un cri… Le sculpteur eût l’impression de contempler un fantôme et détourna les yeux vers la fête…

La fête !… Elle battait son plein à présent que les outres vidées et que les plats nets roulaient, jetés à coups de pieds dans les bruyères et les térébinthes et dans les vignes où des couples grappillaient. Des chansons se succédaient, jolies d’ailleurs, et bien modulées, car tous les chanteurs étaient jeunes, se succédaient avec cette furia de canzonette ou cette sentimentalité de barcarolle qui sont les deux modes de la musique napolitaine.

Au pays, très loin, des paysans attardés dans leurs champs de citronniers ou dans les oliveraies, gémissaient une sorte de litanie profonde comme une mélopée arabe. Leur voix persistait quand les voix du Mont s’étaient tues. Autre part, des couples entraient dans la chapelle, et s’agenouillaient en se baisant aux lèvres, devant l’autel. Ceux-là seraient mariés avant l’année prochaine. Tous en étaient témoin, et aucun rival ne courtiserait la fille choisie. Un groupe fit cercle devant le seuil de l’ermite et soutenus par les grêles pizzicati de deux mandolines et les halètements d’une harmonica, des garçons, le torse nu, admirablement musclés, et des filles, dont on voyait les chevilles robustes, des filles qui avaient aux oreilles de larges cercles d’or et qui riaient haut sous leurs tignasses drues, se mirent à danser, lentement d’abord, puis plus vite, puis dans des vertiges, une sorte de tarentelle échevelée. L’une des danseuses, malgré sa force, tombait, épuisée, râlant de plaisir, les lèvres poissées de muscatelle. On l’écarta ; ils continuèrent…

— La bacchanale ! murmurait Gérard qui, dans l’ombre, perdu au milieu de la foule spectatrice, enlaçait Muriel tendrement. N’est-ce pas une jolie veille d’amour ?

— Écartons-nous… dit-elle, à voix si basse, que Gérard l’entendit à peine… I should like me sentir plus seule avec toi… plus seule pour penser à demain…

Mais comme ils allaient partir, leur nom volait de bouche en bouche ; ils avaient été reconnus. Le signor scultore français et la signorina américaine qui vont « sposarsi domani ! » et aux flammes des bengales, poussés, bousculés, entraînés par une ronde folle de jeunesse, on les complimentait, on les acclamait, on les embrassait presque…

Du haut de son piédestal fleuri, mains jointes et yeux au ciel, la bonne Madone entourée de lucioles et chargée d’offrandes de raisin mûr, avait l’air de demander à Dieu un peu d’indulgence pour ces fastes en l’honneur de Pan.


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