Et le feu s’éteignit sur la mer…/26

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XXV

Il était tard quand ils rentrèrent. Dans les hautes salles grises aux minces grecques bordées d’attributs pompéiens, les statues blanches enveloppaient leur immobilité du mystère de l’ombre. Gérard, une fois le guichet passé, commença cette promenade où surtout accompagné l’on se sent solitaire, et face à face avec des divinités. Ce soir-là, plus qu’aucun autre, il affectionnait cette errance ainsi qu’un pèlerinage vers les héros, après les visites nostalgiques des derniers jours. C’est pourtant Hultmann qui insistait auprès de Maleine pour le conduire au musée afin de peupler, disait-il, et de peupler avec des images immortelles le mélancolique abandon des ruines entrevues. Sitôt l’arrivée, dès le seuil du gigantesque atrium désert, tout un cortège subitement apparaissait devant les deux jeunes hommes. Les marbres ressuscités ne semblaient plus attendre un miracle pour former leur triomphe. La statue équestre de Marcus Antonius Balbus dominait cette foule, où des Vénus, des Pallas, des Diane, des belluaires et des orateurs entouraient le merveilleux Adonis d’un concert d’attitudes.

Quand le sculpteur rejoignit le poète, Hultmann, devant le Gladiateur Farnèse, monologuait déjà dans son admiration :

— Voyez cet adolescent, commençait-il, et sa voix vibrait d’une étrange émotion ; voyez comme il est indiciblement beau. Il m’évoque une des créatures les plus parfaites, les plus harmonieuses et les plus fortes de cette ère latine qui nous créa. Tout en lui se destine à l’élan. Son courage n’a pas d’effort. Il se confie à sa jeunesse et à ses muscles. Tout à l’heure encore, sur le stade ou dans le cirque, on lui jetait avec des cris de victoire le rameau obscur du laurier.

Il avait alors les prunelles remplies d’ivresse et ses regards d’une franchise dominatrice ne défiaient qu’un improbable vainqueur. Il n’a probablement connu que les rudes instincts mâles de la vie. Il en ignore les voluptueux vertiges. Ses bras n’ont étreint qu’un adversaire. Sa main, dont la peau juvénile est quand même restée douce ; ne serra que le glaive et n’a point caressé. César ne l’a pas remarqué encore, penché sur le bord de sa loge impériale, et ne lui a jamais fait signe de s’asseoir sur la pourpre après l’avoir détaillé au creux de son améthyste. Et pourtant, malgré ses muscles, malgré sa jeunesse, malgré sa force, au dernier combat, tandis que déjà les applaudissements crépitaient sur les sedia de marbre, celui qu’on croyait vaincu a frappé celui qu’on acclamait trop vite. Une lance dissimulée, un poignard secret brutalement, traîtreusement, viennent de lui déchirer la chair. Le sang coule, les veines se vident, les membres se glacent. Le gladiateur s’arrête. Il vacille, il titube ; cela est venu si vite, le malheur fut si bref, qu’il en demeure stupéfié, qu’il reste sans comprendre. Cependant les yeux s’obscurcissent, le cœur se fige, tout ce corps admirable expire dignement, car il sait qu’il expire. L’adolescent se maintient debout, n’osant pas presser sa blessure. Son poing droit, armé encore du glaive, menace l’agonie ; mais il va mourir — il meurt ! Voyez, Gérard, voyez l’infini de son adieu au monde, la sublime stupeur de sa mort !…

Alors, comme Maleine demeurait sans paroles, ils continuèrent leur voyage à travers ces pensifs Enfers. Au passage, après avoir admiré la Pallas hiératique dont le sourire plein de mystiques vengeances paraît accompagner la flèche meurtrière qu’elle a lancée, ils s’arrêtèrent devant l’Antinoüs dont Hultmann dit la simplicité passionnée, la résignation au sacrifice pour l’amour d’Hadrien. Ces formes sinueuses, graciles et pures n’évoquaient pas l’épicuréisme soyeux et nonchalant des siècles sans retour où l’on mêlait aux meurtres, bientôt chrétiens, de ce qui allait être le Bas-Empire, la douceur païenne de savoir adorer.

Puis, revenant sur leurs pas, après avoir traversé la salle du Narcisse comme replié sur sa gracieuse image (qu’écoute-t-il ? Une nymphe tôt disparue ou le chœur de ses voix intérieures ?) après une station devant le Faune dansant et devant le Faune ivre qui malgré la catastrophe des âges ont conservé leur insouciante joie, Hultmann menait l’indifférent Gérard devant une petite statue de bronze noir — éphèbe ou danseuse — au corps troublant, voilé d’une robe légère, les deux bras tendus en signe de bon accueil ; les cheveux enfantins étaient retenus par un réseau très simple. Le sourire luisait, indéfinissable et presque désenchanté. Où s’en allait le regard intangible des prunelles d’argent ? À quoi rêvait cette petite chose sans sexe et sans nom qui se dresse, fragile, au seuil d’un éternel secret ?

Or, Gérard Maleine qui, jusqu’à ce moment, paraissait échapper à toute emprise, expliquait selon lui le charme de ces fantômes. Nous devrions, grâce à eux ne plus comprendre et ne plus aimer qu’une humanité immobile et muette. Nos frères que nous croisons dans le tumulte affairé des grandes villes, et nous-mêmes, fiévreux de civilisation, nous ne sommes des monstres que par la parole et le mouvement. L’enveloppe extérieure des hommes est restée idéalement et généralement belle. Les discussions les défigurent. La hâte leur enlève toute harmonie. Nous ne devrions jamais gâcher un beau geste ou une expression pensive par un mot trop vulgaire, par une volte précipitée. Il faudrait que notre passion pour un homme grave ou pour une femme belle sache se recouvrir toujours, comme dans les temples, d’un masque mystérieux…

Reprenant leur course, le poète et le sculpteur suivaient les longs corridors reliant les salles fraîches, et tandis que leurs pas résonnaient en claquant sur les dalles, ils détaillaient la robe austère, la pose hautaine et si tranquille d’Agrippine mère de Néron ; le buste violent, au front raviné, aux sourcils convulsifs de Caracalla, pour stationner devant l’Isis multicolore et multiforme qui préside à toute une assemblée de sphinxs avec son visage placide de pierre noire.

— Tout à l’heure, nous avons connu l’image de la force et l’image du mystère. Chacune pouvait contenir en elle du plaisir et de la volupté. Voici maintenant la création, la fécondité, la reproduction, en un mot la morne fonction maternelle. Épiez cette face sans souffle et sans pensée, dont la régularité a la sécheresse d’un officiel chef-d’œuvre. Contemplez ces mille bras qui n’ont pas l’abandon prometteur des empreintes bouddhiques.

Fixez ces mamelles qui surgissent entre des hiéroglyphes, aussi nombreuses que les grains d’une grappe mûre, ces mamelles obsédantes, pendantes et désorbitées. Ne dirait-on pas des limaces sortant d’un nid monstrueux, d’une carapace de terre, et s’apprêtant à ronger l’univers de leur bave ? Et ce ventre comprimé, dans lequel, sûrement, d’obscurs limons s’agitent. Et ces pieds égyptiens, ces pieds de fellah, longs et plats, semblables à des poissons sans vertèbres ? Pourtant, l’Isis est un emblème sacré. Elle représente même ce devant quoi l’univers se découvre ; car l’univers est pareil à ce marchand de porcs dont parle Hafiz, le poète persan, à ce marchand qui bénissait les dieux pour chaque portée de ses truies…

Il y a pourtant dans cette divinité grossière quelque chose qui arrête et qui étonne. Le marbre obscur dans lequel on a ciselé sa physionomie repue. À cause de cela, Isis entre au cénacle des cultes les plus bizarres. Elle fait partie du mythe angoissant de la pierre noire. Elle s’échelonne, pour interdire la pensée humaine, entre le Japonais Shintoo et la Kali des Indes, entre le symbole parsi et le soleil thibétain, à côté des idoles de Sodome, des aérolithes de la Mecque, et des incas péruviens, des icônes de l’Ukraine et des vierges miraculeuses d’un peu partout…

Mais, aperçue d’échappée dans une salle voisine, la Callypige les attirait… Hultmann transporté continuait : Tandis qu’ici ! Quelles courbes, quel arc à la fois mol et tendu ! La grâce inexplicable du corps féminin qui s’accepte, malgré ses enflures, cette grâce vit là, prisonnière insouciante d’une Vénus, qui, par pudeur, regarde ce que par mégarde elle vient de découvrir. Cet ensemble gauche mais charmant, par-dessus tout si simple, fait ressembler la déesse à un oiseau surpris. C’est bien le même arrêt à l’instant où les ailes allaient palpiter…

— Je la considère autrement, interrompit Gérard. La Callypige pour moi n’est autre qu’une de ces vanités froides, une de ces perfections sans désir que l’on rencontre encore aujourd’hui chez certaines filles surhumaines. Elle ne se refuse pas à l’admiration. Elle la favorise presque. Un adorateur fervent lui suffit pour qu’elle se dévoile. Mais avec quel geste ennuyé ! Avec quelle lassitude animale relève-t-elle son peplum pour montrer la courbe un peu lourde des reins ! Non, voyez, Hultmann, aucun de ces fantômes ne pourrait peupler notre vie ou nos rêves ; de même qu’au sein des plus grandioses sarcophages, ils ne réussiraient pas à créer l’illusion d’être avec nous et parmi nous. Pourtant je sens chacune de ces plastiques au bout de mes doigts vibrants. Si jamais je devenais aveugle je crois bien qu’il me suffirait de frôler des statues pour garder du goût à l’existence. Mais ce que je reproche à ces marbres, c’est de garder une telle distance entre eux et nous, la distance qu’il y aurait…

Mais déjà Maleine s’échappait. À pas rapides et comme suggestionnés il se dirigeait vers le buste-poème, vers la jeune tête inclinée sur la jeune poitrine, et dont le profil entier rappelle un clair de lune. Le sculpteur demeurait là, buvant du regard les lignes souples, les inflexions légères, les conques sveltes que la lumière finissante baisait.

Alors Hultmann le rejoignit. À travers les salles hypogées, les gardiens avertissaient que l’heure était venue… Les deux jeunes hommes, l’un plein de souvenirs, l’autre plein de respect, se taisaient. Quand le moment vint de partir, malgré l’ombre, Hultmann s’aperçut que son ami pleurait…


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