Et le feu s’éteignit sur la mer…/6

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V

Un mois avant les grandes manœuvres, le peloton des dispensés se dissolvait ; Maleine revint à Sedan dans sa compagnie ancienne. Un de ses camarades de Mézières l’y suivit.

Ce garçon, Cyrille Miess, était un des rares à qui Gérard se fût confié. Il n’avait rien ignoré de l’aventure avec Blanche.

Perché sur de hautes jambes, maigre à faire peur, avec on ne sait pas pourquoi un petit ventre pointu et gonflé, l’allure d’un pélican, ce Miess étudiant en médecine dans le civil, possédait, malgré sa tête d’ahuri laborieux, une dose égale de scepticisme et de belle humeur. Il gardait à la caserne l’expression de phœtus lunatique que lui valaient un front démesuré, des yeux hagards, un nez paradoxalement mince du haut, spongieux, bulbeux et gras du bas, une bouche aux lèvres minces aiguisée par une perpétuelle ironie, l’écartement enfin de deux oreilles pareilles aux anses d’une marmite. Il avait des boutades naïves et rusées. Ses emballements portaient sur la digestion des sangsues à propos de quoi il préparait tout un livre, sur la poésie de Sully Prudhomme, qu’il proclamait hermaphrodite psychique, sur sa mère qu’il disait folle et mômière protestante, sur les origines du troisième sexe, et sur les cabarets où l’on chahute. D’ailleurs le monde ne contenait plus de sensations ignorées par lui. Avec la patience, l’entêtement et la curiosité que Cyrille Miess apportait au laboratoire, Cyrille Miess avait disséqué une à une presque toutes les impressions passionnelles qu’il est donné à l’homme d’éprouver : Expériences…

Cela, tranquillement, avant sa vingtième année. Il en résultait un averti et un inverti, usé par la noce et par les gosses, détraqué, mais amusant au possible avec son enthousiasme à rebours. Il attirait Gérard par contraste, par bonhomie, par gentillesse aussi.

Ayant appris la maladie de Mme Maleine, Miess réconfortait Gérard et le faisait espérer pour l’avenir. Il entreprit de le consoler et de lui faire oublier Blanche, estimant qu’en amour les souvenirs « ne valent pas une fausse couche ». Il n’y avait pourtant guère réussi à Mézières où chaque chose, chaque petit détail, un coin de rue, un aspect de clocher, une réclame sur un mur, le tramway passant pour aller vers les remparts, rappelaient à Gérard la petite fille riant au milieu des pétales…

À Sedan, au contraire, Miess obtint de Maleine qu’il sortît le soir avec lui et qu’il l’accompagnât dans les beuglants pour faire diversion. D’autres événements avaient d’ailleurs contribué à la guérison morale du jeune sculpteur.

Sa mère, en apparence convalescente, quittait l’hospice de Noisy pour entrer chez le Docteur Blanchard en maison de santé, et ce Blanchard sachant combien Gérard Maleine aimait malgré tout sa mère, écrivait au soldat une lettre très rassurante et pleine de bons vœux pour plus tard. Par là-dessus, son père dont l’engagement à Londres tirait à sa fin, annonçait un retour prochain à Paris disant qu’on avait de grands projets dont beaucoup dépendaient de la direction de l’Opéra-Comique et du Lyrique Populaire. Il ajoutait vouloir s’attacher Gérard au cas où la nomination qu’il briguait lui serait accordée. Fi de la sculpture ! On lancerait Gérard dans les coulisses. Et cela ne déplaisait pas au petit, cette idée de se mêler à la fiévreuse activité des théâtres, aux potins des loges, aux poussières des couloirs, après le calme plat du régiment…

Ils s’étaient aventurés ainsi, Miess et lui, munis d’une permission de minuit à l’Alcazar où, il paraît, la fleur de la caserne tenait une cour d’amour. La salle remplie de glaces sur lesquelles des générations avaient inscrit leurs soirs de fête et leurs jours de salle de police se terminait, au milieu des chaises, des tables poissées et des obligatoires banquettes rouges, par une scène étroite, où des demoiselles chantaient (en général avec leurs jambes). Au moment de leur entrée, une énorme femme atteinte, on eût dit, d’éléphantiasis à la gorge tonnait un : viens oublier dans mes yeux les cieux ! capable de faire frémir un mort. La fin de la romance hurlée à pleine voix dans un désordre de graisses remuées, de seins soulevés et de bajoues éructées produisait un effet grandiose sur l’auditoire. Les sergents daignaient applaudir : Les « — Cristi, quelle nature ! — Mon vieux, pour une constitution, elle a une constitution… » se croisèrent. Les bravos reprenaient, les bis pointaient. Miess, ravi, soufflait :

— Ça fait plaisir à voir. Le culte de la beauté n’est pas mort. Quel souffle ! Cependant la grosse personne, à bout de force, se récusait.

— Hé la mère ! tu viens monter la garde ce soir ?

— On te montrera les trou la la…

Dans un bruit de chaises, de sabres, de verres choqués, au milieu de grognements de mauvaise humeur, un numéro neuf montait sur l’estrade préludé par la « Tonkinoise ». Mme Myrto, du Ba-Ta-Clan de Paris — disait le programme. Lorsqu’elle parut, dégagée de son manteau, petite, maigre, déhanchée, timide à trembler, lorsqu’elle attaqua un couplet quelconque :


Mon p’tit chat
Tu l’verras !


en mimant mal, en chantant faux, avec un ton aigu qui faisait peine, des éclats de rire crépitèrent dans la salle…

C’était un début, pour sûr. Ça ? Mme Myrto, du Ba-Ta-Clan de Paris ? Allez donc ! La fille d’un concierge quelconque… Elle ferait mieux d’aller torcher ses frangins… Miess raillait : Myrto, la jeune Tarentine… Mais c’est une exaltation de mineure à la débauche… D’autres interjections partaient : — Eh va donc punaise ! — Sur mon matelas, j’l’ai vue… — N’perds pas tes seins ! — Al’les a laissés à Saint-Lazare ! hurlait un dragon plus ou moins de Villars… Cependant la pauvre fille, raidie, bravait la tempête, chantait faux quand même. Elle était presque jolie, elle intéressait en tout cas, et elle était très jeune à coup sûr, avec sa figure de gamine de faubourg, ses cheveux à la Claudine coupés courts, bouclants comme des glycines noires, ses yeux fiévreux, ses gestes gauches, sa maigreur même.


… Mon p’tit chat
Tu l’verras !…

Des sifflets giclaient de tous les côtés. Un désastre.

Était-ce la grosse de tout à l’heure qui l’avait organisé, en haine du fruit vert ? La môme déplaisait-elle ?

Elle luttait pourtant, voulant finir. Seulement la bouche se crispait, les prunelles devenaient fixes.

À Maleine silencieux et la plaignant, il semblait que quelque chose de brillant comme une goutte d’eau s’amassait au coin des paupières. Soudain au moment où la ritournelle recommençait pour le dernier couplet, une serviette en boule virevolta, lancée d’un bout à l’autre du café, et vint frapper l’épaule de la chanteuse. Ce fût comme un signal. Les rires redoublèrent, les injures, les exclamations ; les Hou ! Hou ! Hou ! emportez-la ! partirent de plus belle ; une autre serviette fusa, mouillée celle-là, qui n’atteignit pas son but ; puis quelque chose comme une pomme de terre l’effleura. Le Directeur inquiet courait vers l’estrade ; le pianiste s’arrêtait de jouer ; le vacarme intolérable ravissait les soldats.

Myrto, la figure contractée, se décidait enfin à partir. Mais au moment de quitter les planches, un œuf, cette fois, s’aplatit contre sa joue, pissant son jaune sur l’épaule et sur la robe défraîchie et voyante. Maleine, debout, ne put se retenir. Quels mufles ! lança-t-il ; et il vit la petite, de honte et de douleur, défaillir, tandis que sur un signe du Directeur qui craignait pour la casse, le mammouth de tout à l’heure revenait au milieu des bravos tonitruer de pleurardes romances.

Gérard, impulsivement, se dégageait des chaises voisines, bousculait quasi son monde, arrivait près de la scène encore en rumeur, interrogeait le patron qui grognait : Aussi on ne gueule pas comme ça : Attends un peu que je te reprenne ! et découvrait dans une sorte d’arrière-boutique la malheureuse, inerte, à moitié évanouie, gardée par le plongeur qui, lubriquement, avec de grosses mains sales, lui tripotait les chevilles…

— Laissez-moi, voulez-vous ? Prenez cette pièce. Fichez-moi le camp. Je connais Mademoiselle…

— Alors…

Et ahuri, le bonhomme partait, empochant le pourboire. Ç’avait été si soudain comme geste, et si prompt comme résolution, que Gérard, un peu gêné, parce qu’elle ouvrait les yeux, ne sut quoi dire, lui tendant simplement un verre d’eau sucrée que l’on avait laissé là.

— Voyons, hasardait-il avec le toupet subit des timides, voyons, mademoiselle, il ne faut pas vous décourager pour ça. Je vous assure que vous n’avez pas mal chanté. Vous aurez eu peur. Voilà tout. Mes copains l’ont bien vu. Et puis ça doit être un coup monté. Avec ce tas de vieux chameaux qui broutent… Là, buvez… Allez-vous mieux ?

— Merci monsieur, balbutiait-elle… puis la gorge sèche, des larmes lui coulant lentement sur les joues :

— Enfin… pourquoi est-ce qu’ils ne me laissent pas gagner ma vie ?… si je fais ça, monsieur, c’est pas pour mon plaisir, allez… C’est la première fois que je viens ici. Et j’ai dû attendre huit jours, mon début.

— Mais je ne vous ai jamais vu en ville… Il y a-t-il longtemps que vous êtes à Sedan ?

— Depuis hier — avec cet engagement d’ici. — Mon Dieu, mon Dieu, sanglotait-elle, ils n’en voudront plus, après ce soir…

— Et vous êtes seule ? n’avez-vous personne ? Elle le regarda craintive avec une méfiance dans le regard. Pauvre môme ! Elle les connaissait ces questions-là, et les protections offertes. Pourtant ce type avait l’air honnête, comme il faut, pas brutal…

— Vous n’avez personne ? redemandait Gérard.

Elle le regarda…


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