Et le feu s’éteignit sur la mer…/8

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VII

Miss Muriel Stawthorn, gamine et plate comme un boy, faisait de l’œil à Gérard ; de l’œil et du pied sous la protection de l’inconsciente Mrs. F. J. Stawthorn of Asheville N. C. qui parlait dirigeables avec Jean Forceille, l’arrière-petit-fils de la Malibran.

Dans le hall du Majestic c’était l’heure du thé et du lemon squash. Entre les colonnes aux chapiteaux de cuivre, sous les palmes garnies de rhododendrons, à travers le feutrage des tapis épars, les gens circulaient à la recherche d’une table, d’un ami, d’une femme, d’une aventure, d’une bribe du tout Paris, et d’énormément de réclame.

Beaucoup en quête de rien, n’étaient là que pour se faire voir sur leurs pattes de derrière et l’œil comme à la fenêtre sous le monocle hagard. Des bruits de conversations dominaient les tziganes râlant quelque part une valse tendre. Des noms jetés par des grooms, le ronflement des autos, l’appel des voitures tout cela, apporté du dehors par les portes ouvertes, se mêlait aussi à la vague musique.

Maleine, depuis quinze mois parti du régiment, en avait gardé encore l’habitude du poil court et la mine pouponnière ; il se laissait doucement inviter aux derniers outrages par sa Fluffy Mufle d’occasion qui, coiffée à la diable d’une merveilleuse toison russe, le front grec, l’œil hardi, le nez au vent, la bouche amusée, les bras nerveux, sans poitrine, donnait des envies de l’appeler : mon ptit.

Avec ça, un patois inénarrable et un toupet « just the same ». Elle admettait tout par curiosité et pour passer le temps ; elle flirtait avec Gérard parce qu’elle n’avait pas autre chose à faire, ayant effectué deux rounds au golf de la Boulie le matin, une centaine de kilomètres dans une 60 H. P. avant déjeuner, et une ascension à 2 heures au parc militaire avec le duc d’Ouailles et Lucien Couturier (le fils du Couturier des Halles, fruits et primeurs en gros, qui s’essayait aux aéroplanes et aux dirigeables pour fréquenter le gratin). Miss Muriel, à l’instant, expliquait avec feu son dernier match de tennis mixed doubles à Puteaux, où elle avait été battue l’autre Dimanche…

— Vous comprenez, mon petit Maleine. Ce était ainsi : advantage out 5-7, 8-6, 5-4. Hitchcok avait manqué son volley. Moi j’étais sur son derrière court. Pourquoi vous riez ?… I was on the back court. Alors d’un coup fort j’ai ramassé ses balles, et…

Vexée de voir Gérard glousser de rire, elle se taisait une minute puis reprenait, décisive :

Well, old chum, si vous pensez drôle sentir votre langue dans mon bouche… Forcé ; je fais des fautes prononciation. Je n’aime pas parler french with you.

Par bonheur Mrs. Stawthorn détournait la conversation pour présenter Gérard Maleine — le fils du miousic composer, vous savez — à la marquise de la Roche Créqui, née Smith, de St. Peter Minn., mariée depuis un an, et à Marcello Noviglia, l’Italien, l’auteur bien connu, écrivant en métèque. Puis on repartait de plus belle, polo, hockey, bobsleigh, auto ; grill room, Palace Hotel, spiritisme, Esperanto ; Newport, Biarritz et St. Moritz, luncheons du Clarence et dîners de chez Ritz, avec des intermèdes sur la méthode de beauté de Mme Adair. Des nouveaux venus, les Gillette, divorcés depuis six mois, mais restés au mieux ensemble se saluaient d’un : tiens, bonjour ! suraigu. Ils cherchaient des chaises, s’asseyaient là. À la table des Baylen ils avaient vu l’aînée des sœurs de Gérard, Nelly, taillant une bavette interminable avec le beau prince Minosoff, et avec Saturnin Cruche, le poète verlibriste et constipé — Jules César de Nesles en littérature. — Beaucoup de monde, du reste. Ça en craquait ce soir. Il y avait les deux Altesses russes, l’Infante. On avait refusé, à cause de la foule, la Reine de Porto-Novo. Est-ce que vous avez vu la nouvelle pièce des Arts ? le Salon russe ? l’impresario d’Ymière et ses yeux de christ en Madeleine ? les « Vampires » au Grand Guignol ? La jeune Mme d’Elaine, ex-Gillette, n’en revenait pas des « Vampires ». Et devant Noviglia, quasi abruti d’un tel caquet, elle lui disait, les yeux dans les yeux, embaumant des Guerlains variés, jolie d’ailleurs comme un ange : « Figurez-vous qu’on dissèque un cadavre après l’avoir violé, et ça, voyez-vous, c’est sublime et définitif… »

Cependant Gérard se levait. Il prenait congé en douceur, ayant obtenu de Miss Stawthorn un rendez-vous, le dixième depuis un mois, rendez-vous auquel l’américaine viendrait, sortant d’un match quelconque, très en forme, l’air d’une petite guerrière grecque, mais flappie, contentée, sans autre désir que celui de boire un whisky with Poland.

Le jeune homme se dirigeait maintenant vers les Baylen, comptant ramener sa sœur. Depuis qu’il était revenu du régiment, il avait trouvé Nelly bien changée, grandie au point de ne pas la reconnaître, mais avec des manières, des accents, dont le cabotinage lui déplaisait. Évidemment, Nelly avait dû subir de mauvaises influences.

Le père Maleine, à Londres comme à Paris, n’avait guère le temps et encore moins la volonté de s’occuper de ses filles. Gérard, au contraire, dont les visites chez le Dr Blanchard continuaient et à qui sa malheureuse mère parlait parfois des petites, se sentait responsable de l’éducation et de la tenue de ses sœurs.

Déjà, une fois, il avait entendu par hasard quelqu’un blaguer son aînée, trop flirt. Il l’avait vertement remis à sa place et l’affaire manquait les conduire sur le terrain.

L’annonce de cette peste de Mme d’Elaine l’ennuyait. Il connaissait trop ce Minosoff. Il savait le prince pourvu d’une mauvaise réputation inattaquable. Clotilde Bernard, des Nouveautés, arrêta Maleine au moment où il arrivait près des Baylen. Elle amenait au Majestic ses menus plaisirs de service, un petit modèle italien — à peine seize ans — c’est très à la mode chez ces vieilles dames de jeunes premières.

Elle lui demandait des places pour la conférence de Desvallières — Vous n’en avez pas ? — Allons donc, my dear ! avec un papa qui en est ? — Pardon, mais… — Oh ! calmez-vous… En être ?… C’est du théâtre… — Ça me rassure. Mais, vrai, impossible. À tout à l’heure, chère amie.

Il articulait mal les derniers mots. Maleine, caché par un groupe, venait de voir sa sœur debout mimer des excuses souriantes et partir. Il cherchait des yeux Minosoff. Minosoff n’était plus là. Gérard tressaillit. Fendant la foule comme il pouvait, il arriva devant les Baylen assis en face des tasses vides et de muffins froides.

— Tiens, Maleine ! s’exclamait Mme Baylen. Votre sœur vous a rencontré, je suppose. Elle vient de partir, disant que vous l’attendiez à la porte de l’Avenue.

Gérard balbutia une politesse. Ce mensonge lui étreignait la gorge. Cependant, il eût l’inspiration d’ajouter, très calme apparemment :

— Oui, je la rejoins à l’instant. Je suis venu vous demander si vous aviez vu Minosoff ces jours-ci, j’ai à lui parler pour un tuyau sur Glinka.

— Il était là, il y a une demi-heure. Nelly ne vous l’a donc pas dit ? Très en forme, le prince. Vous voulez le voir ? mais au fait, tenez, adressez-vous donc au bureau : il a une chambre ici.

Sur un remerciement, Gérard partait, très agité. Des doutes à avoir encore ? Non. Il fallait empêcher ça ! Il fallait qu’il sauve sa malheureuse sœur. Elle était donc folle, pour jouer ainsi avec le scandale ? Folle ! Le souvenir de la mère obsédait Maleine, lorsqu’enfin il atteignit le Hall. Un soupir le dégageait. Il apercevait Nelly dans un angle, près de la grande baie, parlant avec Mme Mandal, la femme de l’académicien.

Allons ! Ces potins ne tenaient pas debout. Encore une de ces saletés de Paris, gris et cris qui n’épargnaient personne. Ah ! ce Paris, il en avait déjà assez ! Mais voilà qu’au moment d’approcher de sa sœur, il voyait un groom présenter un billet, Nelly se détourner un instant avec l’assentiment de Mme Mandal, et lire rapidement sans voir son frère…

— Le prince Minosoff ? quel numéro ? quel étage ? demandait alors Gérard de plus en plus nerveux.

Sur une indication, il se dirigeait vers un des lifts. Au moment où l’on atteignait l’étage, une sonnerie d’appel retentissait à l’ascenseur voisin, en marche lui aussi.

Un instant, Maleine hésita. Frapperait-il aux appartements du Prince ? Il se figurait déjà la méprise possible, la porte ouverte avec le sourire de circonstance, leur rencontre face à face à eux deux. Et puis, peut-être, au moment des explications, l’arrivée de Nelly, évaporée. Non ! ce serait ridicule ! Il gâcherait jusqu’à son rôle, jusqu’à sa peine. — Maintenant, attentif et muet près des lifts, il entendait le bruit, en bas, de la porte extensible qu’on refermait sur l’ascenseur, le petit flttt huileux du départ. Déjà il pouvait deviner la marche de la machine aux clairs et aux obscurs des paliers d’étage.

Le jeune homme avait le cœur battant. Un déclic. Voilà. La porte s’ouvre. Sans penser à ce qu’il fait, mû invinciblement, Gérard barre le passage : Bonjour Nelly ! nous descendrons, n’est-ce pas ? Et sous son regard, Nelly n’a pas une révolte, ne demande pas une explication. Elle se sent prise. Elle se rassoit ; le groom indifférent pousse le bouton de descente. Il n’y a que le silence d’inquiétant.


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