Eugène Fromentin - L'Exposition de son oeuvre à l'Ecole des Beaux-Arts

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Eugène Fromentin - L'Exposition de son oeuvre à l'Ecole des Beaux-Arts
Revue des Deux Mondes3e période, tome 20 (p. 882-895).
EUGÈNE FROMENTIN

L’EXPOSITION DE SON ŒUVRE A L’ÉCOLE DES BEAUX-ARTS.

La mort soudaine d’Eugène Fromentin est un deuil d’autant plus cruel pour l’art qu’elle a surpris le peintre en pleine force et en pleine vie, avant qu’il eût donné, non point tout ce qu’on attendait de lui, — Fromentin a tenu plus qu’il n’avait promis, — mais tout ce qu’on n’attendait pas. Eût-elle même sonné pour Fromentin vingt années plus tard, la dernière heure l’eût encore arrêté dans le développement de son talent. D’une nature inquiète, chercheuse, impressionnable, curieuse de nouveau, Eugène Fromentin se posait sans cesse le problème du possible et de l’impossible. Doué d’un implacable esprit critique, il était à juste titre fier de son œuvre ; mais il la jugeait inférieure à l’idéal qu’il avait cherché. Ainsi le vaillant artiste ne devait jamais s’arrêter dans sa lutte acharnée contre les mystères de la nature, ni s’endormir jamais sur les lauriers d’un succès mérité » Depuis le jour où il exposa pour la première fois, sans faire prévoir alors quel il serait, Eugène Fromentin a été fécond en surprises de toutes sortes. Éclectique parce qu’fut sincère, Fromentin a subi tour à tour l’action de divers ma, très. On sent parfois dans son œuvre l’influence de Decamps et de Marilhat, on y trouve des réminiscences de Delacroix et de Corot, on y voit qu’il a aimé autant qu’étudié les paysagistes hollandais du XVIIe siècle. Souvent aussi Fromentin a peint sous l’impression directe de la nature, qu’il a exprimée de la façon la plus neuve et la plus personnelle. La note n’est jamais persistante chez Fromentin. De même qu’il dépose le pinceau pour prendre la plume et la plume pour reprendre le pinceau, de même il va d’un maître à l’autre, abandonne Decamps pour Marilhat, Delacroix pour les Hollandais, puis il revient à Fromentin, qu’il délaissera de nouveau et auquel il reviendra encore. C’est pourquoi il est si intéressant d’étudier Eugène Fromentin dans l’ensemble de son œuvre, si curieux de voir et de rechercher les différentes phases par lesquelles a passé son esprit, les développemens successifs qu’a eus son talent pour arriver, après diverses périodes de réminiscences, sinon d’imitation, à la pleine possession de sa personnalité. Le talent de Fromentin a toujours été en grandissant ; ses dernières œuvres, sans être peut-être meilleures en elles-mêmes que celles des plus beaux temps de son succès, attestent un effort plus grand, un idéal plus large, une impression plus vive et plus franche ; il était permis d’y voir les signes d’une prochaine et éclatante transformation. De longtemps la décadence ne devait venir pour Fromentin. Ce n’est point au crépuscule de son talent que la mort a pris cet homme de cinquante ans, c’est à l’aurore d’une nouvelle manière.

L’exposition de l’École des Beaux-Arts ne contient pas moins de quatre-vingt-douze tableaux, sans parler d’une cinquantaine d’aquarelles et de dessins. Ce n’est point là tout l’œuvre de Fromentin ; il y manque un certain nombre de tableaux, parmi lesquels quelques toiles importantes, les Voleurs de nuit, la Chasse au faucon, du musée du Luxembourg, le Rhamadan. Toutefois le peintre est là sous toutes les faces de son talent. L’un presque au-dessous de l’autre, voici son premier et son dernier tableau : la Ferme aux environs de La Rochelle, exposé au Salon de 1847, et les Femmes fellahs au bord du Nil, exposé au Salon de 1876. Entre ces deux tableaux, trente ans ont passé, mais il semble que ces années-là sont des siècles, ou plutôt il ne semble pas que ces deux tableaux soient de la même main. La Vue du Nil est l’œuvre d’un maître ; la Ferme est le travail terne et timide d’un fort médiocre élève. La composition, d’une banalité désespérante, tient du paysage classique sans en avoir la belle ordonnance et le haut style. La tonalité, qui n’a ni éclat ni vigueur, est poussée au noir ; quelques masses vertes blessent l’œil par leur crudité. Quand il exposa cette Ferme, Fromentin sortait de l’atelier de Cabat, où il n’avait fait que passer, après avoir jeté aux orties la robe de la basoche qui lui était destinée. L’atelier de Cabat ne convenait guère mieux à Fromentin que l’étude de Me Denormandie. Il fit bien de quitter l’un et l’autre. Ses vrais initiateurs allaient être Marilhat, Decamps, Delacroix ; son vrai maître, la nature orientale ; son vrai atelier, le désert.

On a dit que l’exposition des œuvres de Marilhat fut pour Eugène Fromentin la vision sur le chemin de Damas. Il n’y eut pas que Marilhat qui fut une révélation pour Fromentin. Delacroix et Decamps peuvent aussi revendiquer l’honneur de lui avoir servi de premiers guides. Dans l’Enterrement maure à Alger, exposé en 1853, l’influence de Decamps est visible. C’est son procédé de figures largement touchées se détachant en vigueur sur un mur blanc brûlé de soleil. D’une vive et chaude couleur, l’Enterrement à Alger a de l’effet, mais les Maures du premier plan pèchent contre la proportion ; les têtes sont beaucoup trop grosses pour les corps. La touche est grasse et solide. C’est un des rares tableaux où Fromentin ait procédé par empâtemens. La Halte de marchands devant El-Aghouat trahit au contraire l’influence de Marilhat. Ce maître se fût reconnu sans difficulté dans cette composition savante et bien ordonnée, dans ce dessin, précisant la silhouette, dans cette coloration chaude et harmonieuse. La petite caravane a fait halte à l’ombre d’un bouquet de palmiers. Les chameaux, les jambes ployées sous le corps, se reposent, tandis que les chevaux broutent quelques touffes d’herbe roussie. Trois Arabes, drapés dans leurs burnous blancs, causent, sans gestes, avec la gravité orientale. On aperçoit dans les tons dégradés des fonds les crêtes bleuâtres des montagnes, les marabouts bulbeux et les murailles blanches percées de fenêtres, à peine grandes comme des meurtrières, d’une ville arabe. Dans le Campement dans le désert, on retrouve encore des réminiscences de Marilhat. La mer de sable du désert se confond au loin avec le ciel qui atténue sa vive couleur dans l’éloignement et la poussière chaude. C’est bien l’immensité. On ne distingue pas les premiers des derniers plans, mais le peintre les a fait sentir par un miracle de perspective aérienne. L’effet du tableau vient tout justement de cette absence de plans.

Nous ignorons à quelle époque Fromentin a peint ses Arabes attaqués dans une gorge de montagne. Mais devant ce tableau on ne peut s’empêcher de songer à Delacroix. Fromentin a cherché sa composition géniale qui lie si audacieusement les figures les unes aux autres, son furieux mouvement, ses partis-pris de notes sombres réveillées par des notes éclatantes, ses savans sacrifices de couleurs. Des hommes s’égorgent, des chevaux se cabrent, des coups de feu rayent la pénombre de stries livides. Les figures, vigoureusement brossées, sont d’une exécution solide, quoiqu’un peu lâchée. Il y a aussi de vraies qualités de mouvement ; mais la composition est confuse, et la couleur n’est pas belle. Fromentin a cherché pour les costumes des rapports et des alternances de tons dans la gamme des orangés et des laques, laques pourpres, laques roses, laques claires, laques foncées. La tentative est malencontreuse ; il y est revenu trop souvent, car le pantalon laque rose d’un cavalier nous gâte quelques-uns de ses meilleurs tableaux, entre autres la célèbre Chasse au faucon. Deux autres toiles exposées à l’École des Beaux-Arts, les Cavaliers combattant et les Arabes attaqués par un lion, sont presque des répétitions des Arabes dans une gorge de montagne : mêmes qualités de mouvement, mais aussi même confusion dans la composition et même dissonance dans la couleur,

L’Enterrement maure, la Halte devant El-Aghouat, le Campement dans le désert, les Arabes attaqués, ne nous ont encore montré en Fromentin qu’un artiste habile et intelligent, libre imitateur des maîtres. L’Audience chez un khalifat (Salon de 1859) est le premier tableau qui accuse sérieusement la personnalité du peintre. Là, presque entièrement dégagé de l’influence directe des maîtres, Fromentin apparaît lui-même comme un maître. L’Audience chez un khalifat initie à la vie féodale du désert. C’est la cour intérieure d’un bordj qui est à la fois un caravansérail, une forteresse et une résidence officielle pour le khalifat. À droite s’élève un corps de logis précédé d’une sorte de péristyle à colonnes massives dont le plâtre effrité laisse voir par place l’armature de briques. Sous ce portique surélevé de trois degrés, le khalifat, assis à la manière arabe sur un long divan de soie cramoisie, donne audience aux chefs de tribus. Il est entouré de quelques familiers, les uns assis près de lui, les autres debout contre les colonnes. Un chef de tribu, enveloppé d’un burnous blanc, s’incline devant le khalifat. Un autre Arabe, magnifiquement drapé, ayant la gravité et la noblesse d’un antique ou d’un apôtre, monte lentement les degrés du péristyle. Au premier plan, en plein soleil, ramassé sur lui-même, un de ces marabouts qui sont les fous, les bouffons et les saints de ces étranges cours du désert, se livre à mille contorsions. De l’autre côté du tableau, dans la pénombre, car le soleil frappe obliquement le corps de logis, se tiennent droit sur leurs selles à hauts dossiers les cavaliers d’escorte du cheik. Rangés sous l’étendard du goum, rouge, jaune et vert, ils portent haut leurs longs fusils dont les canons damasquinés d’argent ont presque l’effet saisissant des forêts de lances. Les robes brunes et grises des chevaux, les draperies noires et rouges des cavaliers, font un vigoureux contraste de couleur avec les tons clairs et lumineux de la scène principale. Au fond, les murailles roses de l’enceinte se découpent sur un ciel d’azur balayé de nuages blancs, légers et transparens comme des toiles d’araignée. Par l’entrée de la cour, large baie surmontée d’un linteau massif qui a le caractère des constructions pélasgiques, arrivent deux cavaliers courant à fond de train, — courant comme Fromentin sait faire courir les chevaux.

L’Audience chez un khalifat est une des œuvres d’Eugène Fromentin les plus colorées, les plus chaudement lumineuses et les plus solides de pâte. Rien là de cette légèreté de pinceau, parfois un peu insuffisante, qui est une des caractéristiques de la manière de Fromentin. Les figures se modèlent par une touche large, les premiers plans ont du relief, les tons sont faits. C’est de la peinture et non cette espèce de lavis à l’huile qu’affectionnait Fromentin et par laquelle d’ailleurs il a obtenu de si merveilleux mirages. L’Audience chez un khalifat est une œuvre d’un grand style, en dépit des proportions moyennes du cadre. Ces figures pourraient être exécutées de grandeur naturelle ; elles subiraient sans y perdre cette épreuve qui serait funeste à tant de tableaux de genre.

On revoit avec la même admiration qu’au Salon de 1863 le Fauconnier arabe. Le cheval, lancé au grand galop, court dans une allure vertigineuse, rapide comme le vol des faucons. Il vient du fond de la toile et touche presqu’au bord du cadre ; on croit que le terrain va manquer sous ses pieds. Fromentin a peint deux fois le Fauconnier, l’un en petit, exposé sous le no 25, l’autre en plus grand, exposé sous le n* 32. Le petit tableau est peut-être d’une couleur plus vive encore. Le ciel y est d’un bleu plus ardent, l’herbe d’un vert plus vigoureux. La note si hardie de vermillon pur de la gandoura du cavalier, qui se répète avec une audace inouïe et un infini bonheur sur la courroie de poitrail du cheval, éclate avec plus d’intensité. D’un mouvement superbe et d’une admirable couleur, on peut dire que cette petite toile est un chef-d’œuvre.

On sait qu’Horace Vernet, et après lui Bida et d’autres peintres, surpris par le caractère de grandeur antique des Arabes, ont cru peindre d’après nature les figures bibliques en prenant pour modèles les nomades du désert. Les vieux maîtres, qui ont montré les patriarches et les apôtres avec le péplum des Grecs et la toge des Romains, les auraient travestis. Ce serait sur le sol même de la terre d’Israël, parmi les Bédouins, qu’il faudrait aller chercher les types et les costumes hébraïques. Dans son livre, Un Été dans le Sahara, Eugène Fromentin a, lui aussi, soulevé cette question. Voici sa conclusion : « Seul, par un privilège admirable, l’Arabe conserve en héritage ce quelque chose qu’on appelle biblique, comme un parfum des anciens jours ; mais tout cela n’apparaît que dans les côtés les plus humbles et les plus effacés de sa vie. Et si plus fréquemment que d’autres il approche de l’épopée, c’est alors par l’absence même de tout costume, c’est-à-dire en quelque sorte en cessant d’être Arabe pour devenir humain. Devant la demi-nudité d’un gardeur de troupeaux, je rêve assez volontiers de Jacob. J’affirme au contraire qu’avec le burnous saharien ou la machla de Syrie, on ne représentera jamais que des Bédouins. » En peignant son Berger kabyle, il semble que Fromentin ait voulu donner un corps à cette idée si juste et si profonde. Ce Kabyle, vêtu seulement d’une gandoura d’un ton neutre, conduisant son cheval nu au moyen d’un simple bridon et poussant devant lui un troupeau de moutons, a un caractère typique, générique et impersonnel. Ce n’est plus l’Arabe, ou, si l’on veut, c’est encore l’Arabe, mais c’est aussi le Syrien, l’Hellène et l’Hébreux. C’est avant tout dans la vérité générale le pasteur d’Orient, de l’Orient d’Allah, comme de l’Orient de Jéhovah, comme de l’Orient de Zeus. En voyant ce Kabyle demi-nu, on pense à Paris dans les gorges de l’Ida, à Jacob dans les vallées de la Mésopotamie. Le site même, cette ravine encaissée entre deux montagnes bleuissant aux dernières lueurs du jour, achève l’illusion. Il y a dans le paysage comme dans la figure absence voulue de vérité locale. On sent qu’on est en Orient, mais on ne saurait dire dans quelle contrée. Fromentin a réussi par l’effacement du caractère particulier à atteindre au caractère général. Là est la véritable grandeur de ce petit tableau.

Chez Eugène Fromentin, maître de la plume comme du pinceau, l’œuvre de l’écrivain explique l’œuvre du peintre. À ce point de vue, cette belle page de l’Été dans le Sahara est caractéristique : « Du côté du sud, il n’y a pas de vue ; du côté du nord et du couchant, nous dominons une assez grande étendue de collines et de petites vallées clair-semées de bouquets de bois, de prairies naturelles et de quelques champs cultivés. Les collines se couvraient d’ombres, les bois étaient couleur de bronze, les champs avaient la pâleur exquise des blés nouveaux ; le contour des bois s’indiquait par un filet d’ombres bleues. On eût dit un tapis de velours de trois couleurs et d’épaisseur inégale, rasé court à l’endroit des champs, plus laineux à l’endroit des bois. Dans tout cela, rien de farouche qui fasse penser au voisinage des lions. Le jeu du ciel entre les vastes rameaux d’un grand noyer et de gros nuages orageux roulés en masses étincelantes au-dessus de coteaux devenus bruns, tout cela formait un ensemble de tableau peu oriental, mais qui m’a plu, précisément à cause de sa ressemblance avec la France. »

Ainsi en Afrique ce sont toujours les paysages de France qui ont séduit Eugène Fromentin ; c’est cette recherche plus ou moins inconsciente des frais horizons dans les zones embrasées qui le distingue et lui assigne une place à part entre tous les orientalistes. Dans ses livres de voyage, il parle sans cesse des azurs ardens, des nappes de feu, des reflets de rubis et d’améthystes des montagnes, des vives réverbérations des sables, des clartés roses des aurores et des pourpres sanglantes des couchans. Mais cette nature pleine de soleil qu’a décrite l’écrivain avec tant d’art et de couleur, le peintre, le plus souvent, n’a pas voulu la peindre. De tempérament, sinon d’inspiration, car il avait comme Théophile Gautier « la nostalgie du bien, » Fromentin, en Algérie, est resté un Hollandais. Là est son originalité incontestable. Ce n’est pas à dire, comme on le répète mal à propos, que Fromentin ait travesti l’Afrique, qu’il ait vu et peint l’éclat de l’Orient à travers les brumes transparentes des Pays-Bas. Non, Fromentin a bien vu le désert, et lorsqu’il a cherché à exprimer sur la toile son aridité enflammée, il a réussi à en donner la juste impression. Mais Fromentin, sans pécher contre la sincérité, avait bien le droit de choisir ses sites et ses sujets. La nature algérienne n’a pas qu’un seul aspect. Dans le désert s’élève l’oasis, près du palmier pousse le chêne-liège, à côté de la mer de sable s’étendent les tapis de mousse des prairies et s’ouvrent les horizons détrempés des grands marais. Or c’est l’oasis, c’est la forêt, c’est la prairie, c’est le marais, que Fromentin a peints de préférence, qui lui ont inspiré ses meilleurs tableaux et qui ont surtout révélé sa personnalité. Le maître rompt soudain avec Decamps et avec Marilhat. Il ne procède plus que de lui-même, et si l’on peut le rattacher à une école, c’est à celle des admirables paysagistes hollandais. Entre les Hollandais et Fromentin, il y a plus d’une affinité. Il a leurs tons fins et harmonieux, leurs effets de lumière douce et tranquille, leur profondeur d’horizon et leur limpidité d’atmosphère. Habillez autrement les personnages de certains petits tableaux de Fromentin, les Cavaliers en observation, par exemple ; mettez-leur le justaucorps et le feutre empanaché au lieu du burnous et du haïk flottant, et vous aurez des Wouwermans et des Karel Dujardin, mais d’une exécution plus légère, plus souple, plus attrayante. C’est le même horizon profond chargé de nuages à formes précises. C’est presque la même composition : au premier plan, sur une éminence, un groupe de cavaliers tenu dans l’ombre, regardant, immobiles, une vaste plaine où se joue le soleil.

Le Pays de la soif, d’une si poignante impression, témoigne que, quelles que fussent ses préférences pour l’oasis, Fromentin n’a pas craint de s’attaquer au désert. Cette scène lui a été inspirée par l’histoire qu’on lui avait contée d’une caravane partie d’El-Aghouat, qui, les outres à eau ayant crevé par suite de l’évaporation, mourut de soif dans le Sahara. Un terrain rocailleux et raviné, où de hautes pierres couleur de fer s’élèvent au milieu du sable brûlant, s’étend sous un ciel ardoisé nuancé de lilas à l’horizon. Des Arabes du Sahara et des nègres des pays du sud se tordent dans les dernières convulsions de la mort par la soif. Les cadavres de leurs compagnons qui, plus heureux, ont résisté moins longtemps à ces tortures gisent rigides sur le sable. Les rochers et le sable se renvoient des effluves embrasées dans une impalpable poussière chaude. Les rayons meurtriers du soleil tombent d’aplomb : pas une ombre ne se marque. Tout est en pleine lumière, et cependant rien n’éclate, rien ne resplendit, tout paraît dans la demi-teinte. « À l’heure de midi, dit Eugène Fromentin, le désert se transforme en une plaine obscure. Le soleil, suspendu à son centre, l’inscrit dans un cercle de lumière dont les rayons égaux le frappent en plein dans tous les sens et partout à la fois. Ce n’est plus de la clarté ni de l’ombre. »

Dans le Sirocco, Fromentin s’est essayé aussi à exprimer avec une sincérité un peu téméraire un des phénomènes des climats africains. Le vent du sud pousse devant lui d’épais tourbillons de sable grisâtre qui mettent comme un rideau impénétrable devant l’horizon obscurci. Les tentes se sont abattues, et d’énormes palmiers se penchent, tordus comme des roseaux ; chameaux et conducteurs, couchés à terre, la tête sur le sable, cherchent à aspirer le peu d’air respirable qui se trouve encore dans la plaine ravagée. Si nous avons dit que Fromentin a peint cet effet de simoun avec une sincérité un peu téméraire, c’est que cet effet nous semble très juste et très vrai, mais qu’aussi ce grand rideau de sable qui obstrue l’horizon choque un peu la vue et déroute la pensée. Où Fromentin a tenté encore de peindre l’Afrique avec tout l’éclat de son soleil, c’est dans la Moisson. Le ciel est en feu. Les feuilles vert sombre et les troncs gris des palmiers prennent dans cette atmosphère brûlante des tons et des reflets métalliques. Le terrain calciné est fauve, — couleur de lion, selon la belle expression de Fromentin. Il ne se distingue pas par la couleur de l’immense nappe de blé mûr qui s’étend au loin.

Les aspects embrasés de l’Afrique n’étaient point, nous l’avons dit, ceux que Fromentin peignait le plus volontiers. Toutes ses sympathies étaient pour ces paysages « qui lui rappelaient la France, » où les ciels bleus, clair-semés de légers nuages, s’étendent au-dessus des prairies verdoyantes et des masses ombreuses des bois. Là il excellait, là était son triomphe. Aussi la Chasse au héron, exposée au Salon de 1865, et la Chasse au faucon, qui en est la répétition avec quelques variantes, sont-elles deux de ses plus belles œuvres. Ce sont en tout cas deux œuvres de maître. L’œil se perd dans l’infini de cette vaste plaine marécageuse, au travers de laquelle court une petite rivière. Le ciel a une incomparable limpidité. Au premier plan, trois cavaliers arrêtés au bord de la rivière suivent du regard le faucon qui va atteindre sa proie. Un fauconnier, dont le cheval, ayant de l’eau jusqu’à mi-jambe, galope dans la direction du faucon, s’apprête à en lâcher un autre, déjà à demi déchaperonné. Au loin courent d’autres cavaliers. Ce tableau est une œuvre très lumineuse dans un parti-pris absolu de tons clairs. On ne saurait surpasser la transparence de ce sol détrempé. De la Chasse au héron et de la Chasse au faucon, celle-là est supérieure. Fromentin a atteint au même effet avec une sobriété plus grande. De plus, pourquoi Fromentin est-il revenu, dans les Arabes de la Chasse au faucon, à ses premières et coupables amours pour la laque rose ? Dans la Chasse au héron au contraire, les cavaliers du premier plan sont tenus dans une gamme plus sobre, qui ne sollicite pas le regard aux dépens du paysage. Le cheik, qui, monté sur un cheval bai-clair, est drapé de rouge, est d’un ton très franc et très beau. Le cavalier au burnous noir qui l’accompagne fait valoir cette figure par une opposition savante et vigoureuse.

La Fantasia, ce magnifique tableau d’une si vive couleur, pleine de lumière et d’harmonie, et d’une pâte si solide, se passe dans une vaste plaine tapissée de vert, s’étendant entre deux bois. À l’horizon, une chaîne de montagnes profile ses silhouettes bleuâtres. Le ciel, d’un bleu ardent, est fouetté de nuées laiteuses. À gauche, au troisième plan, sur un tertre herbeux, se lient à cheval le cheik, l’émir ou le khalifat en l’honneur duquel se livre la fantasia. Tout seul, à quelques longueurs de cheval en avant de son escorte, ce grave personnage garde une immobilité absolue qui contraste avec la furia des cavaliers galopant dans la plaine. Pour la fantasia elle-même, on ne saurait la décrire : le mouvement ne s’analyse pas. Des chevaux lancés à fond de train dévorent l’espace ou tournent brusquement sur eux-mêmes par des voltes soudaines. Des cavaliers, tout debout sur leurs étriers ou couchés sur l’encolure de leur monture, font feu de leurs pistolets ou agitent en l’air les longs canons de leurs fusils déchargés. Le vent, qui par la rapidité de cette course vertigineuse s’engouffre dans les longs plis des burnous rouges et des haïks, les fait flotter comme des étendards.

Quoique la Tribu en marche traversant un gué soit daté de 1869, c’est un souvenir bien net et bien vivant du séjour de Fromentin au Sahara en 1853. On dirait que, grâce aux descriptions si précises de son livre, aux croquis de son album de voyage, et par-dessus tout à l’image fidèle qu’en avait conservée son œil de peintre, Fromentin a peint cette scène d’après nature. Rien n’est plus pittoresque ni plus animé. Une longue file de cavaliers, de piétons, de chameaux et de moutons, sortant d’une oasis qui ombre le coin gauche du tableau, s’éloigne dans la perspective. Au loin, on aperçoit de dos un petit groupe de cavaliers formant pour ainsi dire l’avant-garde de cette migration. Puis, au milieu d’une troupe plus nombreuse d’Arabes à cheval, marchent de grands dromadaires blancs, porteurs d’atatiches, — les litières de voyage des femmes des cheiks, — bariolées de couleurs vives. Enfin dans la foule des piétons, hommes jouant de la musette ou battant du tambourin, femmes filant tout en marchant ou portant des vases de cuivre et de terre et des ustensiles de cuisine, s’avancent les chameaux de charge et se pressent les troupeaux de moutons. Sur les flancs de la colonne bondissent de grands lévriers fauves. Voilà qui est plein de vie, de mouvement et de pittoresque tout en conservant un caractère grave et simple. Le paysage a la fraîcheur indicible, l’humidité lumineuse des maîtres hollandais. Il en est ainsi de la plupart des petites toiles d’Eugène Fromentin, qui, sauf deux ou trois grands tableaux, sont les perles de son œuvre. L’Abreuvoir, le Passage du gué, le Rendez-vous de chasse, la Halte de muletiers, le Combat, les Arabes passant un gué, une Fantasia, les Cavaliers lancés au galop, le Bac sur le Nil, sont des merveilles de l’art le plus fin et le plus exquis. L’ensemble attire le regard, les détails le retiennent. Dans la tonalité générale, il y a une limpidité, une transparence, une lumière douce et égale qui rappellent l’aquarelle. Les frottis de la peinture à l’huile ne semblent pas susceptibles d’atteindre à une telle transparence. Mais la peinture de Fromentin, qui a la légèreté de l’aquarelle, en a parfois aussi le manque de corps, l’absence de solidité. Des fonds, des lointains, des premiers plans même sont pour ainsi dire lavés plutôt que brossés. Ce qui est sans reproche, par contre, c’est la touche spirituelle, affinée, alerte avec laquelle sont enlevées ces croupes de chevaux et ces silhouettes de Bédouins. Certaines figures sont posées comme des Meissonier, avec moins de perfection, d’art et de fini assurément, mais avec autant d’effet, avec plus de naturel, de vie et de liberté. Nul n’a rendu comme Fromentin, d’une touche vive et d’un dessin précis, les formes sveltes, la grâce nerveuse, l’allure emportée des chevaux arabes. Nul non plus n’a possédé à un degré plus élevé cette science de la lumière, qui est le premier élément du paysage.

C’est fort heureusement sans abandonner le paysage que Fromentin a fait une courte halte, entre l’Algérie et l’Egypte, dans le monde mythologique. Ses Centaures s’exercent à tirer de l’arc dans une prairie verdoyante. L’un d’eux vient d’un coup de flèche d’abattre un énorme milan qui gît à ses pieds. Un autre centaure, vu de dos, vise une proie que lui seul aperçoit ; un troisième, monté sur une éminence rocailleuse, domine toute la scène. Au premier plan, une blonde centauresse, accroupie sur l’herbe, montre son dos de femme aux blancheurs rosées, qui se confond presque, comme dans la Centauresse de Zeuxis qu’a décrite Lucien, avec la robe blanche de cavale qui couvre la partie inférieure de son corps. Il est impossible de distinguer exactement le point d’intersection où finit la race humaine et où commence la race chevaline. La chevelure flotte au vent avec l’allure emportée d’une crinière. Deux autres centauresses, à demi couchées au troisième plan, suivent d’un regard attentif les évolutions des chasseurs. Le seul défaut de ce beau tableau, — mais c’est un défaut capital, — est le manque absolu de style. Par une étrange anomalie, Fromentin, qui drape avec tant de grandeur et de noblesse ses Arabes du désert, ne trouve pas la grande ligne du nu. On peut dire qu’il ne savait pas déshabiller les figures. Les Nymphes au bord d’un ruisseau attestent le même dédain du choix des formes, la même inélégance du galbe. Le modelé solide et le puissant relief des centauresses ne sauraient racheter à nos yeux ce mépris de la beauté idéale, ces tendances réalistes, déplacées surtout dans un sujet antique. Mais il faut admirer ce paysage printanier, traité un peu dans la manière de Corot. On sent le vent agiter les feuilles, la sève courir dans les arbres, l’air se mouvoir autour des figures baignées d’une clarté inouïe. De vaporeux nuages gris estompent le bleu limpide du ciel, qui semble un peu lourd de près, mais qui à cinq ou six pas acquiert une profondeur et une légèreté à la Ruysdael. On ne saurait porter plus loin l’harmonie des tons clairs et l’intensité de la lumière.

Le portrait de femme exposé à l’École des Beaux-Arts montre que Fromentin s’était essayé aussi à ce genre difficile, mais sans beaucoup y réussir. La robe, nuancée de gris et de noir-bleu, à laquelle la tête est sacrifiée, a de l’éclat et de la couleur : les plis bouffent et l’étoffe chatoie ; mais il semble que Fromentin, accoutumé aux grands horizons, étouffe dans l’atmosphère d’un appartement. Ce peintre de l’air n’en a pas mis un souffle dans ce petit tableau.

Venise n’a inspiré à Eugène Fromentin que des œuvres indignes d’elle et indignes de lui. On ne peut trop s’en étonner, car Fromentin, qui a peint l’Algérie dans ses aspects de sereine clarté et de limpidité vaporeuse plus que dans les ardens éclats de son soleil, semblait mieux qu’aucun autre devoir comprendre et exprimer cette atmosphère humide et lumineuse de Venise, plutôt baignée de lumière qu’elle n’en est éclairée. Il est vrai que Fromentin est surtout le peintre des horizons infinis. L’étendue lui manquait entre les rangées de palais du Grand-Canal. Il ne pouvait créer là ses mirages accoutumés de lointains profonds et de vastes perspectives. La Venise de Fromentin est grise et lourde. L’eau est opaque, le ciel bas. Les murailles roses du palais ducal et les architectures de marbre du Grand-Canal se revêtent de tons faux et ternes. Fromentin a aussi donné trop d’importance aux détails. Il a détaché à tort les petites figures des promeneurs et des gondoliers, les stores roses et bleus des fenêtres, les poteaux rayés des embarcadères, toutes choses qui à Venise se confondent dans les masses, s’atténuant harmonieusement dans l’air ambiant. Tout cela papillote. On dirait que Fromentin a emprunté ce jour-là son pinceau à Fortuny sans lui prendre en même temps sa palette éclatante.

Le voyage d’Egypte fut fécond pour Fromentin. Les différentes Vues du Nil comptent au nombre de ses œuvres les plus élevées et les plus originales. Les Sachki au bord du Nil surtout, toile exposée au Salon de 1872, est un des plus beaux tableaux de Fromentin. Un troupeau de buffles traverse le Nil à la nage. Sur la berge couverte de hautes herbes, quelques Égyptiens, montés sur une sorte d’échafaudage de madriers, puisent de l’eau avec des seaux attachés à de grands bâtons. La silhouette de l’un d’eux qui se détache durement sur le ciel est superbe. Cette scène, qui paraît si banale, est d’une impression saisissante dans son calme et dans sa simplicité. C’est là l’Égypte silencieuse et recueillie, morne sous son ciel radieux et son soleil étincelant, fatiguée de ses six mille ans d’existence, — terre des morts et des esclaves. Le cours tranquille du fleuve dont les buffles en nageant font jaillir des gouttelettes argentées, les herbes vertes des berges contrastent par leur impression de fraîcheur avec les horizons brûlans, le ciel implacablement bleu et les effluves de chaleur de l’atmosphère embrasée. Nous aimons moins les Femmes fellahs ail bord du Nil, tableau inachevé. Le fleuve y est trop limoneux, trop épais. Le ton très jaune du Nil est évidemment juste, mais l’eau n’a pas assez de transparence ni de légèreté ; les petites vagues et les remous ressemblent à des mottes de terre labourée. Les longues tuniques des femmes fellahs sont d’un bleu nigrescent très original, et si au point de vue esthétique les faces noires et camardes de ces femmes sont déplaisantes, elles sont aussi curieuses que bien étudiées au point de vue anthropologique. Fromentin a peint à peu près la même scène dans le Souvenir d’Esneh (Haute-Égypte). Le disque orangé du soleil descend à l’horizon dans un ciel ardoisé, jetant des reflets d’améthystes sur les eaux jaunes du Nil. Au premier plan, sur la berge, quelques femmes fellahs se groupent dans des attitudes gracieuses et naturelles. Leurs longs vêtemens, savamment nuancés, forment toute une gamme de tons rompus, bleu glacé de noir, bleu saphir, noir à reflets pourpres, au milieu desquels des notes jaune topaze et bleu turquoise éclatent dans une douce harmonie. Regardons encore la Ville au bord du Nil, — cette page lumineuse et animée, — et le Bac sur le Nil, effet de soir, — ce petit chef-d’œuvre d’un faire achevé, qui donne une si vive impression de la profonde mélancolie de la nature d’Orient à l’heure des ombres crépusculaires.

La critique s’est montrée quelque peu injuste pour les dernières œuvres d’Eugène Fromentin. Avec la logique étroite de l’esprit français, on avait parqué le peintre de la Chasse au faucon dans les sables du Sahara et dans les plaines du Sahel ; on ne voulait pas qu’il en sortît. De la part d’un condamné à l’Algérie à perpétuité, un voyage en Égypte avait presque l’air d’une révolte. Toutefois, malgré qu’on en ait, nous maintenons que les paysages d’Égypte marquent, sinon un progrès, du moins une nouvelle manifestation du talent de Fromentin. Il y a inauguré une troisième manière que la mort ne lui a pas permis de porter à l’apogée. Les Bords du Nil, le Souvenir d’Esnch, le Bac sur le Nil, ne sont point supérieurs par la couleur, par le dessin, par la composition, à la Chasse au Héron, à la Fantasia, à la Tribu en marche, mais ils accusent une plus franche originalité. Certains des tableaux algériens de Fromentin sont aussi très personnels, mais ils sont personnels dans l’exception, c’est-à-dire dans ces ciels nuageux, ces prairies vertes, ces horizons humides et ces terres détrempées qui ne sont que les aspects exceptionnels de l’Algérie. Les vues d’Egypte au contraire sont personnelles dans l’aspect général du pays : son ciel ardent, ses eaux jaunes, son terrain calciné, sa lumière chaude et intense.

Depuis qu’est venue la coutume de réunir après la mort d’un peintre éminent son œuvre complet à l’École des Beaux-Arts, on a souvent discuté non pas l’intérêt de ces expositions posthumes, mais les chances qu’y court la réputation du maître. Il y a en effet à se demander si, ainsi isolé dans son œuvre, montrant ses beautés et ses défaillances sans avoir, comme en un musée, d’autres tableaux qui, s’ils ne le font peut-être pas valoir, fournissent du moins des points de comparaison, l’artiste grandit ou diminue. Pour les maîtres de génie, comme Delacroix, le doute n’est pas permis : ils grandissent. L’immensité et la variété de leur œuvre inspirent l’étonnement et provoquent l’admiration. La multitude des sujets traités fait voyager l’imagination à travers les siècles et les mondes. En même temps que les qualités picturales proprement dites, composition, dessin, couleur, perspective, modelé, relief, mouvement, on admire ou on critique la façon dont le peintre a compris cette scène, a réalisé ce type, a exprimé ce symbole. Après qu’on a vogué sur les eaux noires du Styx, dans la Barque du Dante, au milieu des ombres livides, on passe la Méditerranée pour trouver le ciel ardent et les chaudes colorations de la Noce juive. On entend chanter les poètes dans les scènes d’Hamlet, de Faust, de Lara, tandis que la voix grave de l’histoire parle dans l’Entrée des croisés à Constantinople, dans la Bataille de Taillebourg, dans le Massacre de Scio. Sardanapale évoque les civilisations disparues du monde oriental, leurs architectures géantes, leur luxe magique, leurs grandeurs et leurs monstruosités. Le Triomphe de Trajan montre l’homme devenu dieu ; la Mise au tombeau. Dieu redevenu homme. Marino Faliero, c’est Venise tout entière, en ses aspects féeriques comme en sa sinistre histoire. Dans les merveilles architectoniques du palais ducal que teintent de rose les lueurs du soleil couchant, s’achève par la bâche du bourreau un des longs drames de cette mystérieuse cité des doges, des espions, des inquisiteurs d’état et des courtisanes. La Liberté aux barricades, seins nus, cheveux au vent, agitant le drapeau tricolore dans la fumée grise de la fusillade, nous ramène aux poignantes émotions des temps contemporains. Une telle exposition est à elle seule un musée. On va d’un tableau à l’autre comme à la découverte ; celui-ci repose de celui-là. La diversité des sujets impose les différences de peinture. Ces deux impressions, qui se renouvellent et se modifient sans cesse, frappent en même temps l’œil et la pensée, et bannissent pour l’un et pour l’autre toute impression de monotonie. Le peintre apparaît d’un seul coup dans la grandeur de son œuvre, dans la puissance de sa création, dans la variété de son génie.

En est-il de même pour les peintres d’un talent plus fin, moins puissant, et surtout pour les spécialistes comme Eugène Fromentin ? Leur œuvre entier vu à la fois n’a-t-il pas, au moins au premier coup d’œil, une impression de monotonie ? Voici la vie du désert dans ses aspects les plus pittoresques, les plus attrayans, les plus variés, exprimés par un artiste sincère, raffiné, parfois exquis ; mais c’est toujours un peu le même tableau. Chasse au héron ou chasse au faucon, campement au bivouac, cavalcade ou caravane, combat ou fantasia, on ne quitte jamais le monde oriental. Ce perpétuel hymne au désert, quoique admirablement modulé sur tous les tons, ne laisse pas de fatiguer les yeux et de lasser l’esprit. On est alors forcé de se rabattre sur les qualités intrinsèques des peintures. Par une étude qui ne tarde pas à devenir un plaisir, on compare les unes aux autres, on cherche les progrès, on constate les défaillances, on analyse la touche, on pénètre les procédés. Cette variété qu’on a cherchée en vain dans ces sujets, on la trouve dans la peinture. On admire chaque tableau séparément, après avoir été quelque peu déçu par l’ensemble de l’œuvre. Mais cette impression de monotonie, qui est une sorte d’échec pour le peintre spécialiste, n’est point durable : elle s’efface dès que l’exposition est fermée, dès que les cadres ont repris leur place dans les musées, dans les collections particulières, à la vitrine des marchands. Quand on regarde là, on ne se demande pas si le maître a peint cinquante tableaux du même genre ou s’il a traité mille sujets divers ; on ne s’inquiète pas de savoir si la réunion de son œuvre donnerait l’impression de la monotonie ou de la variété : on admire, et voilà tout. C’est ce qu’on fera toujours devant les meilleures toiles d’Eugène Fromentin.

L’oubli ne viendra pas pour Eugène Fromentin. Il marquera dans cette belle et forte école française du XIXe siècle, non point parmi les plus grands peintres, mais parmi ces maîtres charmans de second ordre qui ont pour le grand nombre plus de séduction que les puissans créateurs et que les austères amans du beau. Il a conquis sa place chez les orientalistes à côté de Decamps et de Marilhat, moins vigoureux que celui-là, moins original que celui-ci, peut-être plus précis de dessin, plus châtié de style, plus pénétrant d’impression que tous les deux. On ne saurait prévoir si l’école des orientalistes, qui date à peine d’un demi-siècle, sera longtemps encore à la mode ; mais ces trois maîtres assurent à cette école une page lumineuse dans l’histoire de l’art.


HENRY HOUSSAYE.