Eugène Onéguine/1

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Eugène Onéguine (Евгений Онегин)
Traduction par Paul Béesau.
Librairie A. Franck (p. 21-49).
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CHAPITRE I.


Et se hâter de vivre et se presser de sentir.
Viazemski.


« Mon oncle devint un homme des plus sévères principes lorsqu’il tomba sérieusement malade ; il obligea tout le monde à l’estimer, et certes il ne pouvait faire mieux. — Que son exemple soit une leçon pour les autres !

» Mais, grand Dieu ! quel ennui de rester près d’un malade nuit et jour sans le quitter d’un pas ! Quelle félonie de chercher à distraire un moribond, de lui arranger les oreillers, de lui présenter les médecines avec un visage voilé par la tristesse, lorsque, dans le fond du cœur, on se dit : « Quand donc le diable t’emportera-t-il ? »


Telles étaient les réflexions d’un mauvais sujet roulant, à travers un nuage de poussière, en voiture de poste, et que la volonté toute-puissante de Jupiter avait fait héritier de tous ses parents. Amis de Lioudmila et de Rousslan[1], permettez que, sans autre préambule, je vous fasse faire la connaissance du héros de mon poème. Mon bon ami Eugène Onéguine naquit sur les bords de la Néva, où peut-être vous reçûtes vous-même le jour, où peut-être vous avez brillé, cher lecteur. — Hélas ! il fut un temps où moi aussi je me promenais sur ces rives, mais le Nord m’a été fatal ![2]


Après avoir servi avec honneur, son père s’était endetté, avait continué à donner tous les ans ses trois bals, puis enfin s’était ruiné complètement. La destinée sourit à Eugène : dès son jeune âge, il eut une bonne française, remplacée bientôt par un précepteur. Enfant, il était charmant, malgré ses espiègleries et ses turbulences ; un abbé français, soucieux avant tout de la santé de son élève, ne le fatiguait point par une discipline sévère, traitait avec indulgence ses petites fautes et le menait promener au jardin d’Été.


Quand vint la jeunesse impatiente de tout frein, l’heureux temps des espérances et des tendres soucis, le précepteur fut congédié, et Eugène entra en possession de sa liberté. Habillé comme un fashionable, les cheveux coupés à la dernière mode, il se lança dans le monde. Il parlait et il écrivait parfaitement le français, dansait avec grâce la mazourka, saluait avec aisance. — Que voulez-vous de plus ? — Le monde décida qu’il était spirituel et charmant.


En Russie, nous apprenons un peu de toutes choses, aussi ne nous est-il pas difficile de briller dans les salons. Au jugement de beaucoup d’hommes sévères et justes, Eugène avait de l’instruction, mais aussi beaucoup de pédanterie. Il avait le don d’effleurer tous les sujets de conversation, de garder le silence dans une discussion, en homme qui connaît ce dont il s’agit, et de provoquer le sourire des dames par le feu de ses épigrammes inattendues.


Le latin n’est plus de mode aujourd’hui ; j’avouerai donc que mon héros n’en savait que juste assez pour lire les épigraphes, parler de Juvénal, écrire vale à la fin d’une lettre, et se rappeler tant bien que mal deux vers de l’Énéide. Son esprit ne le portait pas à remuer la poussière des annales du monde, mais il gardait dans sa mémoire plusieurs anecdotes des jours écoulés depuis Romulus jusqu’à nous.


Son cœur, vide de grandes passions, était sourd aux voix de la poésie, et malgré tous ses efforts, il ne put jamais distinguer le vers iambique du vers choréen. Homère et Théocrite excitaient ses dédains, mais il lisait Adam Smith et s’occupait d’économie politique, c’est-à-dire qu’il pouvait expliquer comment un empire augmente ses richesses, comment il se soutient, et pourquoi il n’a que faire de l’or s’il possède un sol productif et abondant. Son père ne comprenait pas cette théorie, et il ne cessait d’engager ses terres.


Enfin le temps me manque pour énumérer tout ce qu’Eugène savait. Je vous parlerai pourtant de son talent suprême, de la source de ses peines et de ses joies, de ce qui donnait à sa paresse un aliment journalier : c’était la science des tendres passions qu’Ovide a chantées, et qui l’ont fait achever ses jours orageux en Moldavie, dans le fond d’une steppe, loin de son Italie.


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Comme Eugène apprit vite l’art de feindre ! Comme il sut vite dissimuler l’espoir, paraître jaloux, faire croire le oui ou le non, se montrer sombre, accablé de tristesse, fier et soumis, attentif et indifférent ! Comme son silence était languissant, son éloquence ardente ! Avec quelle indifférence il écrivait ses billets d’amour, et pourtant comme il semblait n’avoir qu’un vœu, qu’un désir et s’oublier tout entier lui-même !…


Comme il savait paraître novice, et, par la naïveté de ses plaisanteries, étonner l’innocence ! Comme il savait jeter l’effroi par un désespoir toujours prêt, se servir d’une caresse insinuante pour saisir le moment de l’émotion, préjugé des innocentes années ! Comme son esprit et sa feinte passion le faisaient triompher des obstacles ! Comme il attendait une caresse involontaire ! comme il savait implorer, arracher un aveu ! Puis, lorsqu’il avait entendu le premier battement du cœur, il ne s’en tenait pas là, il faisait accepter un secret rendez-vous, et là, seul à seul, il enseignait sa théorie de l’amour.


De bonne heure, il troubla le cœur des coquettes les plus renommées. Lorsqu’il voulait ruiner ses rivaux, de combien d’amères railleries il envenimait ses paroles ! Quels pièges il leur tendait ! Mais pour vous, mari béat, il restait toujours un ami ; et vous, rusé mari, vous, ancien élève de Faublas, vous, défiant vieillard, vous le combliez de caresses ; et vous enfin, mari trompé, vous restiez toujours satisfait de votre dîner et de votre femme !…


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Dans ce temps-là, il recevait au lit des billets. Mais quels billets ? des invitations ? oui, des invitations ; trois maisons le convient à une fête : ici, un bal ; là, une soirée. Où ira-t-il d’abord ? Eh ! qu’importe ? il n’est pas difficile de n’être en retard nulle part ! En attendant, coiffé d’un chapeau à la Bolivar, Eugène, dans sa toilette du matin, se dirige vers le boulevard et se promène dans les allées désertes, jusqu’à ce que sa montre vigilante sonne le dîner.


Le soir vient ; Eugène monte en traîneau : « Fouette, cocher. » Son collet de castor s’argente par la fine poussière de la gelée ; il arrive chez le restaurateur Talon, où il sait que Kaverine l’attend déjà. Il entre. Bientôt le bouchon saute, et le vin, comme une traînée lumineuse, coule à flots. Sur la table, un roast-beef saigne ; des truffes, — fleurs de la cuisine française, tant prisées par la jeunesse, — côtoient un frais pâté de Strasbourg placé entre le fromage vivant de Limbourg et l’ananas doré.


Le gosier altéré des convives désire encore arroser les grasses côtelettes d’un vin généreux, mais l’heure les avertit qu’un ballet nouveau a commencé. Alors le lion caustique du parterre, l’adorateur inconstant des ravissantes actrices, celui qui a reçu des coulisses le titre de bourgeois notable, — mon Eugène, en un mot, vole au théâtre, où chaque spectateur ne respire que la critique et se dispose à applaudir l’entrechat, à siffler Phèdre et Cléopâtre, à rappeler Moïna, — et tout cela uniquement pour faire du bruit.


Théâtre ! pays de la féerie ! c’est dans tes murs que, de mon temps, brilla la gloire du roi de la satire, la gloire de Fone-Vizine[3], l’ami de la liberté, et celle de Knijénine, l’imitateur ! Là, Ozeroff et la jeune Séméonova se partagèrent le tribut involontaire des larmes et des applaudissements du peuple ; là, notre Katénine fit revivre le génie du grand Corneille ; là, le caustique Chakofskoï fit représenter le bruyant essaim de ses comédies ; là, Didelo[4] cueillit les palmes de sa renommée ; — c’est là, c’est là, derrière les coulisses, que se passèrent mes jeunes années !


Mes déesses ! que faites-vous ? où êtes-vous maintenant ? Écoutez ma triste voix ! Dites, êtes-vous toujours les mêmes ? D’autres jeunes filles n’ont-elles point pris vos places ?… Entendrai-je encore vos chants ? Verrai-je la russe Terpsichore, dont j’admirais si souvent la grâce enchanteresse ? ou bien mon regard attristé ne rencontrera-t-il plus, sur l’ennuyeuse scène, de visage connu, et, spectateur indifférent, serai-je réduit à promener sur des figures étrangères ma lorgnette désenchantée, à bâiller en silence, et à me souvenir du temps passé ?


Le théâtre est rempli, les loges étincellent, le parterre et les fauteuils bourdonnent, le paradis s’impatiente ; enfin le rideau se lève. Brillante, vaporeuse, prête à obéir à l’archet magique et entourée d’un grand nombre de nymphes, Istomina paraît. L’un de ses pieds effleure à peine le sol, l’autre tourne doucement ; puis, tout-à-coup, elle s’élance par bonds légers ; elle vole, elle vole, semblable à un duvet qui s’échappe des lèvres d’Éole ; tantôt elle plie gracieusement son corps souple et moelleux, tantôt elle le balance et frappe ses petits pieds l’un contre l’autre.


Tout le monde applaudit. Eugène entre alors en se frayant un passage à travers les fauteuils et les pieds des spectateurs. Il dirige sa jumelle sur les loges des dames inconnues, parcourt les rangs, et un coup-d’œil rapide lui suffit pour tout voir. Les visages, les toilettes lui déplaisent extrêmement. De tous côtés il salue les hommes, puis regarde nonchalamment la scène, se retourne, bâille et dit : « Il serait bien temps de changer tout cela ! j’ai pu longtemps supporter les ballets, mais à la fin Didelo aussi m’ennuie ! »


Les amours, les diables, les serpents sautent et se remuent sur la scène, les laquais fatigués dorment sur les pelisses de leurs maîtres ; les applaudissements n’ont point cessé ; on se mouche, on tousse, on siffle, on frappe des pieds ; au dedans et au dehors brillent encore les lanternes ; les chevaux, transis de froid, ennuyés de leurs harnais, s’impatientent ; les cochers, autour du poêle, murmurent contre leurs maîtres en se battant les flancs, — et Eugène est déjà loin ; déjà il arrive chez lui et il s’habille.


Pourrai-je tracer un tableau fidèle du cabinet où l’élève exemplaire de la mode s’habille, se déshabille, pour s’habiller encore ? Tout ce qui peut satisfaire abondamment le caprice, tous ces petits objets que Londres nous envoie par les vagues de la Baltique, en échange de nos bateaux chargés de bois et de suif ; tout ce que Paris, dans son goût raffiné, invente pour l’amusement, le luxe, la mignardise de la mode, tout cela ornait le cabinet du philosophe de dix-huit ans.


Sur la table, on voyait des pipes de Constantinople en ambre jaune, des porcelaines, des bronzes, et, renfermés dans du cristal taillé à facettes, des parfums, ce besoin des sens blasés ; puis des peignes, des limes en acier, des ciseaux droits et recourbés, trente espèces de brosses pour les dents et pour les ongles. (À ce propos, il me souvient que Jean-Jacques ne put jamais comprendre que le célèbre Grimm ait osé se brosser les ongles devant lui. Certes, dans cette occasion, l’apôtre de la Raison et de la Liberté n’eut pas la raison de son côté ! Ceci soit dit en passant.)[5]

On peut être homme de bien et penser à la beauté de ses ongles ; pourquoi donc se mettre en guerre inutile avec le siècle[6] ? l’habitude règne en despote sur l’humanité. — Mon Eugène craignait la critique, et aussi soignait-il extrêmement sa toilette. Il était ce qu’on appelle un petit-maître, passait trois heures au moins devant son miroir, et lorsqu’il le quittait, il ressemblait à Vénus partant pour la mascarade en habits d’homme.


Je viens de vous parler, lecteur, de toilettes et de modes ; je me sentirais capable de vous décrire tout le vêtement d’Eugène (et certes cela serait hardi, quoique, après tout, décrire soit mon affaire). — Mais une chose m’arrête : comment parler d’un pantalon, d’un frac, d’un gilet ? tous ces mots ne se trouvent point dans la langue russe. Hélas ! même sans ces mots, mon pauvre style est déjà assez bariolé. — Dieu sait pourtant si j’ai feuilleté notre dictionnaire académique !


Mais cette question est ici hors de propos. Hâtons-nous plutôt d’aller au bal vers lequel le hiémchik[7] de mon héros a lancé au galop les chevaux de sa troïka.

Devant les maisons sombres, le long de la rue endormie, les doubles lanternes des voitures répandent une joyeuse clarté et font briller la neige des couleurs de l’arc-en-ciel. Le magnifique hôtel où la fête a lieu est splendidement illuminé ; des ombres passent et repassent devant les glaces des fenêtres ; on aperçoit de temps en temps des profils de femmes et de dandys à la mode.


Enfin, notre héros entre dans le vestibule, passe comme une flèche devant le suisse, gravit lestement l’escalier de marbre, et, après avoir donné un dernier coup à sa chevelure, fait son entrée dans la salle pleine de monde. Déjà les musiciens sont las ; la mazourka occupe la foule des invités ; dans tous les salons, on se presse, on cause bruyamment ; les éperons des chevaliers-gardes retentissent, les petits pieds des charmantes danseuses semblent avoir des ailes, et sur leurs traces enchanteresses s’attachent des regards pleins de flamme ; la coterie des femmes à la mode s’en émeut, mais le bruit de l’archet couvre leur jaloux murmure.


Pendant mes jours de joie et d’espérance, je raffolais des bals. Quel lieu plus propice pour un aveu d’amour, pour glisser un billet ?… Écoutez ma voix, respectables époux ! je vous offre mes services, je voudrais que mes paroles pussent vous être une sauvegarde… et vous, mères attentives, veillez, veillez sur vos filles, n’abaissez pas votre lorgnon, ou bien alors,… ou bien alors… Dieu vous garde ! Si je vous donne ce conseil, c’est que depuis longtemps je ne fais plus de ces péchés-là !


Hélas ! dans le tourbillon des plaisirs, j’ai consumé ma vie ! et même à présent, si les bals ne corrompaient pas les mœurs, j’avoue que je les aimerais encore ! Oui, j’aime la folle jeunesse, l’encombrement et l’éclat, et le plaisir, et la parure des dames, si longtemps méditée ! J’aime leurs petits pieds, — toutefois, peut-on trouver dans toute la Russie trois paires de pieds féminins bien faits ? — Hélas ! longtemps, bien longtemps, deux petits pieds me tinrent sous le charme… toujours je les avais devant mes yeux… aujourd’hui, triste et glacé, je me les rappelle encore, ils apparaissent dans mes songes pour me troubler le cœur !


Insensé que tu es, quand donc les oublieras-tu ? Quel désert faut-il placer entre eux et toi pour les ôter de ton souvenir ? Oh ! petits pieds bien-aimés ! où êtes-vous ? où foulez-vous les fleurs printanières que l’Orient produit ?… Sur la triste neige du Nord, vous n’avez pas laissé de traces !… Vous aimiez le moelleux contact des somptueux tapis. Pendant combien de temps oubliai-je pour vous la soif de la gloire et des louanges, et le pays de mes pères, et mes jours de prison !… Le bonheur des jeunes années a disparu comme vos traces légères sur les champs !…


Le sein de Diane, les joues de Flore sont charmants, mes amis ; mais le petit pied de Terpsichore l’emporte de beaucoup à mes yeux. En promettant au regard une inénarrable récompense, il entraîne vers les beautés qu’il fait deviner l’essaim des désirs follement passionnés.

Je l’aime, chère Elvina, sous la nappe de la table, je l’aime au printemps sur l’herbe des prairies, je l’aime en hiver sur les chenêts, dans les salons sur le parquet uni, je l’aime sur le sable de la mer, sur le granit des rochers.


Il m’en souvient : la mer, avant l’orage, amenait ses vagues se coucher amoureusement l’une après l’autre à ses pieds… Combien j’étais jaloux ! Combien je brûlais de pouvoir, avec les ondes, effleurer de mes lèvres ses charmants petits pieds ! Non, jamais, pas même lors des ardeurs les plus dévorantes de ma fougueuse jeunesse, jamais je ne désirai avec une pareille souffrance baiser les lèvres des jeunes Armides, ou leurs joues roses, ou leur sein soulevé par l’amour ! Non, jamais la fougue de mes passions n’avait tourmenté ainsi mon âme !


Mais voici d’autres souvenirs : parfois, dans mes rêves, il me semble tenir l’heureux étrier, et sentir dans mes mains le petit pied ; alors l’imagination s’enflamme, alors ce contact fait bouillonner mon sang dans mes veines desséchées… De nouveau reviennent et l’angoisse et l’amour. Mais c’est assez, lyre qui ne sais pas te modérer ! cessons de célébrer ces femmes orgueilleuses ! elles ne méritent point que nous nous passionnions pour elles ; elles ne méritent point les chants qu’elles nous inspirent ; les paroles, les regards de ces fées sont aussi trompeurs que leurs petits pieds.


Revenons à mon Eugène Onéguine. À moitié endormi, il a quitté le bal pour gagner son lit. Déjà la bruyante cité de Pierre-le-Grand s’est éveillée au son du tambour : le marchand se lève, le colporteur commence sa tournée, l’izvochik[8] gagne la station ; une Cendrillon de la rue d’Okhta porte en courant sa cruche, et fait craquer sous ses pas la neige du matin. Les bruits du jour commencent, les volets s’ouvrent, la fumée des cheminées monte en spirale bleue, et le ponctuel boulanger allemand, coiffé du traditionnel bonnet de coton, ouvre pour la troisième fois son vasistas.


Épuisé par la fatigue du bal, l’enfant du luxe et du plaisir du jour a fait la nuit : il dort d’un profond sommeil. Il se réveillera bien après midi, et ce sera pour recommencer sa vie monotone et bizarre, pour consumer le jour de demain de la même façon que celui d’hier.

Mais était-il heureux, mon Eugène, avec sa liberté, sa florissante jeunesse et ses conquêtes dignes d’envie ? Au fond de la coupe enivrante de ses festins, trouvait-il le contentement ?


Non ! ses sens bien vite s’étaient émoussés ; les bruits du monde ne lui apportaient plus que lassitude et ennui ; bien vite le culte de la beauté avait cessé d’occuper ses pensées. Lorsqu’il ne pouvait plus arroser de champagne les beefsteaks et les pâtés de Strasbourg, lorsqu’il ne pouvait plus se répandre en saillies, lorsqu’il sentait sa tête lourde, son cœur triste, alors les amis et l’amitié le fatiguaient. Enfin, Eugène, le hardi viveur, avait même fini par trouver insipides les bruyantes querelles, les coups de sabre et les pistolets.


Cette maladie dont il serait temps de découvrir les causes, et qui ressemble au spleen anglais, la handra[9] russe, pour l’appeler par son nom, s’empara peu à peu de sa vie. Dieu merci, la pensée de se faire sauter ne lui vint pas, mais l’existence lui donnait la nausée ; comme Childe-Harold, il traînait dans les salons sa mélancolie profonde, sa morne tristesse. Les propos railleurs, les plaisanteries fines, le boston, les tendres regards, les soupirs indiscrets, rien ne parvenait à le distraire.

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Femmes du grand monde, vous fûtes les premières qu’il abandonna. Il faut dire qu’à notre âge le grand monde est passablement ennuyeux : quelques femmes sans doute pourront causer de Say et de Bentham[10], mais le reste ne sait tenir que des conversations d’une banalité insupportable et tellement inoffensives, tellement irréprochables, tellement exemptes de laisser-aller, tellement remplies d’idées de justice et de bon ton, tellement inaccessibles aux hommes, que leur aspect seul donne le spleen.


Et vous, jeunes beautés, qui partez les dernières du bal, emportées dans les rues de Pétersbourg par vos drochkis[11] étincelants, vous aussi, mon Eugène vous a délaissées ! Transfuge du plaisir, il s’est renfermé chez lui, et, tout en bâillant, le voilà qui prend la plume ; il veut écrire ; mais le labeur de la composition le trouve impuissant : rien ne sort de sa veine aride. Il n’entra donc pas dans les rangs de cette caste orgueilleuse, de laquelle je ne veux rien dire, puisque je lui appartiens.


Alors, retombé en face de l’oisiveté et du vide douloureux de l’âme, il prend la louable résolution de s’approprier l’esprit d’autrui. Il couvre une tablette de livres et se met à lire, à lire encore, mais sans suite. Cet ouvrage l’ennuie, cet autre lui paraît fausseté et bavardage, celui-ci est écrit sans conscience, celui-là est vide de sens ; sur tous il trouve quelque chose à redire : les auteurs anciens n’ont plus d’intérêt, les modernes ne sont qu’un écho affaibli des anciens. Comme il avait quitté les femmes, il quitta les livres, et le poudreux fardeau de sa tablette fut voilé d’un rideau de deuil.


À cette époque, moi aussi, j’avais secoué la chaîne des exigences du monde, et je vivais retiré loin de ses rumeurs ; c’est alors que je me liai avec Eugène. Sa physionomie m’était sympathique ainsi que son penchant natif au rêve, son originalité sans pareille et son esprit.

J’étais irrité, aigri : lui, morne et découragé. Tous deux, nous connaissions le jeu des passions ; fatigués de la vie, nous portions deux cœurs où toute flamme était éteinte. Sur le seuil de nos deux existences, nous étions déjà brouillés avec l’aveugle destinée et avec l’humanité.


Celui qui a vécu et qui a pensé doit, dans l’intime de son âme, mépriser les hommes. Celui qui a senti, sera toujours troublé par les visions des jours qui ne sont plus ! Il n’a plus d’illusions : le serpent du souvenir et du regret rongera son cœur..... Toutes ces idées donnaient du charme à nos entretiens. D’abord, il est vrai, le langage d’Eugène m’avait jeté dans l’agitation, mais bientôt je m’habituai à ses âcres récriminations, à ses plaisanteries pleines de fiel, à ses épigrammes violentes et emportées.


Que de fois pendant l’été, lorsqu’une nuit sereine étendait la transparence de son ciel au-dessus de la Néva, et que les eaux du fleuve ne reflétaient pas le visage de Diane dans leur large miroir glacé, que de fois, évoquant le souvenir des amitiés et des amours passées, redevenant sensibles et jeunes, nous nous enivrions en silence des doux soupirs de la nuit !…

Comme le prisonnier, transporté pendant son sommeil hors de son obscur cachot, se réveille dans un bois verdoyant, ainsi nous étions transportés par nos rêves au joyeux matin de notre vie !


L’âme remplie d’émotion, Eugène tout pensif s’appuyait sur la margelle de granit, ainsi qu’on se plaît à représenter le poète. Tout était tranquille : le cri de veille des sentinelles, le bruit lointain d’un drochki courant sur le pavé de la rue Millionne, la rame d’un bateau glissant sur les eaux dormantes, le son du cor, une chanson joyeuse, frappaient seuls notre oreille. Mais bien plus doux que tous ces bruits, résonne au milieu des plaisirs de la nuit, le chant des strophes du Tasse !


Ô vagues de l’Adriatique ! ô Brenta ! mes yeux vous verront encore, et, le cœur palpitant d’enthousiasme poétique, j’entendrai vos voix harmonieuses !… vos voix sacrées pour les disciples d’Apollon ! Les chants sauvages de la lyre d’Albion[12] me les révélèrent, et maintenant elles sont miennes. — Alors je me livrerai avec ivresse à la molle douceur des nuits dorées de l’Italie ; la mer me bercera doucement dans une gondole mystérieuse avec une jeune Vénitienne, tantôt silencieuse, tantôt s’abandonnant à une folle causerie ;… d’elle mes lèvres apprendront la langue de Pétrarque et de l’amour.


L’heure de liberté viendra-t-elle ? Ô temps ! ô temps, je t’implore ! Je me promène près de la mer[13], j’attends que l’horizon s’éclaircisse, j’appelle les blanches voiles du vaisseau ! Battu par la tempête, luttant contre les flots, quand donc verrai-je l’Océan m’ouvrir un libre passage ! Quand donc me sera-t-il donné de commencer ma route tant désirée ?… Il est temps d’abandonner les bords de l’élément inhospitalier, et de gagner les sables mouvants, le ciel embrasé de mon Afrique[14], et là, de songer en soupirant à la froide Russie où j’ai souffert, où j’ai aimé, où j’ai enseveli mon cœur !


Eugène était tout prêt à visiter avec moi les contrées étrangères ; mais bientôt le destin nous sépara pour longtemps. Son père vint à mourir, et l’essaim des créanciers avides fondit sur mon ami. Chacun d’eux était sûr de ses droits. Comme le jeune homme n’aimait pas les procès et se trouvait content de son sort, il leur abandonna l’héritage ; peut-être croyait-il n’y pas perdre beaucoup, peut-être prévoyait-il que son vieil oncle ne vivrait pas longtemps.


En effet, voilà que l’intendant lui écrit tout-à-coup que le vieillard est sur le point de mourir, et qu’il désire lui dire adieu. À peine a-t-il lu ce triste message qu’il saute en chaise de poste. Avant d’arriver, il s’ennuie déjà ; mais pour l’amour de l’argent, il est décidé à soupirer, à paraître triste, à jouer son rôle. — C’est à ce moment, cher lecteur, que je vous l’ai présenté dès la première page de ce livre. — Parvenu à la campagne de son parent, il le trouve déjà sur la table, comme un tribut réservé à la terre.


La cour était remplie de serviteurs, et les amateurs de cérémonies funèbres arrivaient de tous côtés. Enfin notre mort repose en terre, et prêtres et visiteurs, après avoir bu et mangé[15], se séparent gravement comme s’ils venaient de régler une affaire sérieuse. Voilà notre Eugène habitant un village. Il possède des fabriques, des bois, des terres, des eaux. Jusqu’à présent, il avait été grand dissipateur et ennemi déclaré de l’ordre, mais il est content du changement qui vient de s’opérer dans sa vie.


Pendant deux jours, la solitude des champs, la fraîcheur des futaies ombreuses, le murmure paisible du ruisseau, eurent pour lui les charmes de la nouveauté. Mais le troisième jour, la forêt, le coteau, la prairie ne lui disaient plus rien. Un peu plus tard, au milieu de ses bois, le sommeil le gagnait, et il vit clairement que l’ennui est aussi l’hôte de la campagne. Loin des rues, des palais, des cartes, des bals et des vers, la handra[16] n’était pas moins à son poste pour l’attendre et le poursuivre comme son ombre ou comme une femme fidèle.


J’étais né pour mener une vie tranquille, pour goûter la paix des champs. Dans les bois solitaires, la lyre résonne plus harmonieuse et plus vibrante ; plus vigoureux et plus forts éclosent les rêves du poète. Au milieu de mes loisirs, j’erre sur le bord du lac isolé ; le far-niente est ma loi, et chaque matin me réveille pour consacrer mes heures à la mollesse et à la liberté. Je lis peu, je dors beaucoup, je n’essaie pas d’arriver à la gloire, indifférent que je suis à son vol majestueux… À quoi bon, en effet ?… n’est-ce point ainsi que jadis dans l’inaction et le calme, j’ai coulé mes jours les plus heureux ?


Fleurs, amours, campagne, oisiveté, prairies, vous fûtes toujours mes délices ! — Je suis heureux de faire remarquer la différence qui existe entre Eugène Onéguine et moi, afin que le lecteur, enclin à la critique, ou quelque éditeur malveillant et malin ne puisse pas répéter, après m’avoir comparé à mon héros, qu’à l’exemple de Byron, le chantre de l’orgueil, j’ai crayonné mon propre portrait ; — comme si nous autres poètes nous ne pouvions écrire que notre propre histoire ! —


Je remarque que les disciples d’Apollon sont amis de l’amour rêveur… Jadis, de charmantes apparitions me visitaient en songe, mon âme garda leur mystérieuse image, et plus tard, ma Muse les anima. C’est ainsi que je chantai la fille de la montagne, mon idéal chéri, et les prisonnières des rives de Salgir. Aujourd’hui vous me demandez, mes amis : Vers qui s’envolent tes chants ? à qui donc, dans la foule rivale des jeunes filles, consacres-tu tes vers harmonieux ? Quel regard, troublant ton inspiration, a récompensé d’une tendre caresse les sons mélancoliques de ta lyre ? À qui offres-tu ton encens ?… — mes amis, j’affirme devant Dieu que mes vers ne s’adressent à aucune créature. Naguère mon cœur a ressenti la blessure secrète de l’amour. Heureux celui qui peut unir à un sentiment profond le culte de la Poésie ! Par là il double son génie, et, comme Pétrarque, il apaise les souffrances de son âme en arrivant à l’immortalité. Hélas ! lorsque j’étais son captif, l’Amour, loin de réchauffer ma Muse, enchaînait mon essor et ma voix.


Mon amour est passé, la Muse m’est apparue de nouveau, et les ténèbres de mon esprit se sont dissipées… Redevenu libre, je veux plier aux lois du rhythme mes sentiments et mes pensées. Je puis écrire : mon cœur ne souffre plus, et ma plume distraite ne dessine plus auprès des vers inachevés les petits pieds des femmes ni leurs têtes charmantes. La cendre de mon cœur ne recouvre aucune flamme, la tristesse m’est restée, mais je n’ai plus de larmes, et bientôt, bientôt, les dernières traces de l’orage seront effacées entièrement. Alors je commencerai à écrire un long poème, un poème où je veux mettre vingt-cinq chants.

J’ai déjà songé au plan de cette nouvelle création, et au nom de mon héros. En attendant, je clos le premier chapitre de ce roman ; je l’ai examiné sévèrement, et j’y ai trouvé de nombreuses contradictions ; — mais je ne corrigerai rien, — je paierai mon tribut à la censure, je livrerai en pâture aux journalistes mon œuvre si chère !

Va donc sur les bords de la Néva, mon petit livre nouveau-né, va gagner la gloire, va exciter les commentaires malveillants, les querelles et le bruit !






  1. Lioudmila et Rousslan sont les héros d’un roman de Pouchkine ; le poète s’adresse à ses admirateurs.
  2. Écrit en Bessarabie où le poète était alors exilé.
  3. Auteur de plusieurs comédies très-estimées.
  4. Didelo a fait des ballets pleins de charme.
  5. « Tout le monde sut qu’il mettait du blanc, et moi, qui n’en croyais rien, je commençai de le croire, non-seulement par l’embellissement de son teint et pour avoir trouvé des tasses de blanc sur sa toilette, mais sur ce qu’entrant un matin dans sa chambre, je le trouvai brossant ses ongles avec une petite vergette faite exprès, ouvrage qu’il continua fièrement devant moi. Je jugeai qu’un homme qui passe deux heures de la matinée à brosser ses ongles peut bien passer quelques instants à remplir de blanc les creux de sa peau. » (Confessions.)
  6. Aujourd’hui, dans toute l’Europe civilisée, on se nettoie les ongles avec une brosse.
  7. Hiémchik, nom donné en Russie au cocher de la troïka, voiture traînée par trois chevaux.
  8. Nom russe des cochers des équipages de louage.
  9. Pourquoi ne pas dire la handra russe, comme l’on dit le spleen anglais ?
  10. Toute cette strophe veut faire apprécier l’instruction, la pureté de mœurs et de langage des dames russes, qu’elles unissent à cette grâce orientale que Mme de Staël admirait tant.
  11. Petite voiture basse sur quatre roues ; elle remplace l’usage du cabriolet en France.
  12. Byron.
  13. Écrit à Odessa.
  14. On sait que la famille maternelle du poète était originaire d’Afrique.
  15. C’est la coutume en Russie de faire prendre part à un repas tous ceux qui ont assisté aux funérailles. Coutume ancienne que Walter Scott dit exister aussi en Écosse.
  16. Nous avons déjà dit que la handra est le synonyme russe du spleen anglais, et nous avons demandé pour ce mot le droit de cité.