Eugène Onéguine/7

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Eugène Onéguine (Евгений Онегин)
Traduction par Paul Béesau.
Librairie A. Franck (p. 163-188).


CHAPITRE VII


Moscou, fille chérie de la Russie, où trouver ton pareil ?
(Dmitri.)


Comment ne pas aimer Moscou, où nous reçûmes le jour !
(Baratinsky.)


La défaveur et le mépris ont été jetés sur Moscou. Voilà ce que c’est que de voir le monde ! Où se trouve-t-on mieux ? — Où l’on n’est pas.
(Extrait des œuvres de Griboiédoff.)


À l’approche des rayons du printemps, les neiges ont fui ; le long des montagnes, elles se sont écoulées en ruisseaux grisâtres dans les plaines inondées, La nature accueille en souriant l’année qui sort d’un long sommeil. Le ciel brille et reprend son azur. Une verdure clair-semée recouvre, comme d’un léger duvet, les bois encore sans voiles. L’abeille quitte sa cellule de cire pour prélever l’impôt des fleurs. Les vallées perdent leur humidité et reprennent leur parure, les troupeaux sortent en mugissant, et le rossignol a déjà chanté dans le silence des nuits.


Que ton apparition m’attriste, printemps vermeil, saison de l’amour ! Quel trouble plein de langueur tu apportes à mon âme ! Lorsque ton souffle embaumé se joue sur mon front, je ressens une émotion qui m’accable.

Le bonheur m’est-il donc interdit ? Tout ce qui plaît, tout ce qui vivifie, tout ce qui réjouit, se change-t-il en accablement et en ennui douloureux pour l’âme sombre et malade ?


Ou bien les premiers bruits des forêts qui reprennent leur feuillage me reportent-ils à l’automne dernier, où elles le perdaient ? Peut-être la blessure que me fit une perte amère se rouvre-t-elle ? Peut-être mon esprit est-il frappé du contraste de cette nature toujours renaissante avec nos années, que rien ne peut rajeunir… Peut-être aussi suis-je reporté à un autre printemps déjà loin, et mon cœur tressaille au souvenir d’un rivage éloigné, d’une nuit splendide, des étoiles…


Oisifs, sages, philosophes épicuriens, heureux indifférents, enfants de l’école de Levchine[1], et vous, Priams villageois, et vous, dames délicates, le printemps vous appelle à la campagne ! Voici le temps des fleurs et du tiède soleil ; voici le temps du travail, des promenades et des nuits enchanteresses. Aux champs, amis ! Vite, vite, en voiture ! prenez des chevaux de poste, montez en équipage de toute espèce, mais quittez, quittez la ville.


Et vous, bienveillant lecteur, prenez votre calèche, quittez la cité turbulente où vous vous êtes amusé pendant l’hiver. Suivez ma muse fantasque, allons ensemble écouter les mille bruits de la forêt qui surplombe une rivière sans nom ; gagnons la campagne où mon Eugène vivait naguère en anachorète, dans la tristesse et l’oisiveté.

L’hiver dernier, il était encore le voisin de Tatiana, mon aimable visionnaire. Maintenant il a disparu, laissant après lui des traces douloureuses.


Au milieu du demi-cercle formé par ces montagnes, allons sur les bords du ruisseau qui serpente à travers une verte plaine, jusqu’à la rivière. Là, le rossignol, amant du printemps, fait retentir sa voix dans le calme des nuits : là fleurit l’églantier : là murmure une source ignorée. C’est là aussi, qu’à l’ombre de deux sapins vieillis, s’élève un tombeau avec cette inscription :

ICI REPOSE WLADIMIR LENSKY,
TOMBÉ DE BONNE HEURE DE LA MORT DES BRAVES,
TELLE ANNÉE, À TEL ÂGE.
JEUNE POÈTE, DORS EN PAIX !


Il fut un temps où le vent du matin balançait au-dessus de l’urne modeste une guirlande suspendue aux branches du sapin. Il fut un temps où, vers le soir, deux jeunes filles venaient y pleurer, en se tenant embrassées. Mais maintenant la tombe est solitaire et oubliée, l’herbe recouvre le sentier qui y conduisait ; il n’y a plus de guirlande sur la branche. Seul, le berger, vieux et infirme, y chante comme autrefois en tressant sa misérable chaussure.


Pauvre Lensky ! elle n’a pas pleuré longtemps, ta jeune fiancée ! elle ne resta pas longtemps fidèle à son amour ! un autre attira bientôt ses regards et réussit, par des flatteries caressantes, à calmer sa douleur. Hélas ! elle s’éprit d’un uhlan et l’aima de toute son âme. — La voilà au pied de l’autel, rougissante sous sa couronne de mariée, les lèvres épanouies, les yeux brillants de bonheur.


Pauvre Lensky ! sous le marbre glacé de ton sépulcre, au sein de l’immuable éternité, dis, ô mon poète, ton âme s’est-elle troublée à la nouvelle de cette trahison ?

Ou bien, devenu insensible, endormi sur les bords du Léthé, es-tu pour jamais hors d’atteinte des blessures d’un monde muet désormais pour toi ?

Ainsi, l’indifférence et l’oubli, voilà ce qui nous attend au-delà de la tombe. La voix de nos amis, de nos ennemis, de notre fiancée se tait tout-à-coup ; seuls, d’avides héritiers conservent dans leurs discussions la mémoire du défunt !


Mais bientôt la voix sonore d’Olga ne retentit plus dans la maison paternelle : le uhlan fut obligé de partir pour l’armée. La vieille mère, en disant adieu à sa fille, répandit bien des larmes ; il semblait qu’on lui arrachât la vie. Tatiana ne pleura point : une pâleur mortelle couvrit son visage ; sortie avec tout le monde sur le perron, elle resta jusqu’au départ des jeunes mariés.


Longtemps elle les suivit des yeux… Désormais elle sera seule ! La voilà séparée de sa sœur, la compagne de toute sa vie, sa petite colombe[2], ainsi qu’elle l’appelait. Plus jamais elles ne seront réunies ! Et elle erre sans but dans la campagne, elle regarde le jardin désert, rien ne peut la soulager ; ses larmes l’oppressent, son cœur se déchire !


La solitude développe encore sa passion ; son cœur bat de plus en plus fort à la pensée d’Onéguine qui lui aussi est loin. Elle ne le verra plus ! Elle doit même le haïr comme l’assassin du poète… auquel on ne songe plus, dont la fiancée s’est déjà donnée à un autre, et dont le souvenir a passé comme la fumée sur un ciel bleu.

Toutefois deux cœurs ont gardé sa mémoire et répandent des larmes en pensant à lui !… Mais à quoi servent les pleurs ?…


C’était le soir. Les ténèbres commençaient à couvrir la campagne. Les eaux de la rivière coulaient doucement, le hanneton bourdonnait, les danses des paysans s’achevaient, et sur la rive opposée, brillait le feu du pêcheur.

Plongée dans ses rêveries, Tatiana marchait dans une vaste plaine, aux clartés de la nuit. Elle marchait, elle marchait, et tout à coup elle aperçut, du haut d’une colline, une demeure seigneuriale : le village, le bois et le jardin étaient situés au bord d’une rivière. Elle regarde, et son cœur bat plus vite.


L’incertitude la tourmente : « Faut-il continuer mon chemin, ou faut-il retourner sur mes pas ?… Il n’est pas ici, — je suis inconnue, — je jetterai un regard sur cette maison, sur ce jardin ! » Et Tatiana descend la colline ; elle promène un regard irrésolu, enfin elle entre dans la cour déserte. Les chiens se précipitent en aboyant ; les domestiques accourent aux cris de l’étrangère, et dispersent les animaux irrités.


« Peut-on visiter le château ? » demanda Tatiana : les domestiques courent avertir la vieille Anyssia, dépositaire de toutes les clefs. La vieille se hâte d’ouvrir les portes, et la jeune fille entre dans la maison qu’Onéguine venait de quitter. — Elle regarde : une queue avait été oubliée sur le billard ; sur un vieux canapé, un fouet de manège avait été jeté. Alors la vieille lui dit : « Voilà le foyer où mon maître s’asseyait seul : là, feu M. Lensky, notre voisin, dînait souvent avec lui pendant l’hiver. »


Par ici, suivez-moi ! — voilà le cabinet de Monsieur : c’est ici qu’il dormait, qu’il prenait son café, qu’il écoutait le rapport de son intendant et lisait tous les matins. L’ancien seigneur, l’oncle de monsieur Onéguine, demeurait aussi dans cette chambre. Quelquefois, le dimanche, il mettait ses lunettes et me faisait l’honneur de jouer avec moi au douratchki[3], là, tout près de la fenêtre. Mon pauvre maître ! que Dieu prenne pitié de son âme ! que ses os reposent en paix dans la terre humide, notre mère ! »


Tatiana regardait toutes ces choses avec attendrissement ; elles lui semblaient d’un prix immense. Tout ranimait son âme abattue et lui faisait éprouver une douleur qui n’était pas sans adoucissement : et la table, avec la lampe éteinte, et les livres, et, près de la fenêtre, le lit couvert d’un tapis ; et le panorama qui se déroulait sous ses yeux, à la clarté de la lune, et le portrait de lord Byron, et la petite colonne surmontée d’une figure en fer, coiffée d’un chapeau, le front morne et les bras croisés.


Tatiana resta longtemps dans cette chambre comme sous un charme. Mais il est tard, un vent froid s’est levé, la vallée est sombre ; dans le hameau, sur le bord de la rivière couverte de brouillard, tout repose : la lune s’est cachée derrière la montagne. Il est temps que la jeune pélerine retourne à la maison. Tatiana, cachant son émotion, se dispose, non sans regret, à quitter le château solitaire, mais auparavant, elle demande la permission de revenir visiter la bibliothèque.


Tatiana a pris congé de la vieille femme de charge, et la porte cochère s’est refermée sur ses pas. Le lendemain, elle arriva de bonne heure. Oubliant le monde ; seule enfin dans le cabinet silencieux, elle pleura longtemps… Elle parcourut les livres d’Eugène, et d’abord, les impressions qui la dominaient lui rendirent toute lecture impossible, puis, entraînée par le choix étrange des volumes, elle se mit à lire et son âme vit les horizons d’un monde nouveau s’ouvrir devant elle.


Quoique (comme nous le savons déjà) Eugène eût abandonné depuis longtemps sa bibliothèque, il avait conservé cependant quelques ouvrages. C’étaient le chantre du Giaour et de don Juan, et deux ou trois romans, peinture fidèle de notre siècle et de l’homme de nos jours, avec son âme sans principes, sa sécheresse de cœur, son égoïsme, son esprit chimérique, irritable et frivole.


Beaucoup de pages portaient des marques d’ongle et attiraient son attention. Elle remarquait avec émotion les pensées qui avaient frappé Onéguine et les passages qu’il avait semblé approuver par son silence. À toutes les pages elle rencontrait les traces de son crayon ; partout l’âme d’Onéguine se dévoilait tantôt par un mot bref, tantôt par une croix, tantôt par un point d’interrogation.


Ma Tatiana commence à connaître mieux celui pour lequel le destin la condamne à soupirer en vain. — De quel nom l’appeler, cet être bizarre, triste et dangereux ? D’où vient-il, du ciel ou de l’enfer ? Cet ange ou ce démon orgueilleux, qu’est-il donc ? Une pâle imitation, un fantôme ? Ou bien un habitant de Moscou, un nouveau Childe-Harold, un type des caprices où peuvent tomber les humains, un dictionnaire complet des mots à la mode ? Ne serait-il pas une parodie byronienne ?


A-t-on résolu l’énigme ? a-t-on trouvé le mot ?

Les heures s’envolent, et la jeune fille ne songe pas qu’elle est attendue depuis longtemps à la maison où deux voisins parlent d’elle.

« Que faire ? Tatiana n’est plus une enfant ! » disait en gémissant madame Larine. « Olinka était plus jeune qu’elle ! Il est bien temps de la marier ; mais que faire, mon Dieu ! Elle répond à tout le monde : « Je ne veux pas me marier ! » et, triste et seule, elle s’enfonce continuellement dans les bois !


— N’est-elle pas amoureuse de quelqu’un ?

— Bouianoff l’a recherchée ; il a été refusé.

— Et Jean Pétouchkoff ?

— Aussi.


— Le hussard Pouiktine, qui a demeuré quelque temps chez nous, était épris de ses charmes, il la comblait d’attentions. Je pensais : espérons qu’elle se décidera ! Ah ! bien oui ! l’affaire manqua comme toutes les autres.

— Eh bien ! chère madame, tout n’est pas perdu ; allez à Moscou, c’est, vous le savez, la foire des promises. On dit qu’il y a beaucoup de jeunes gens à marier.

— Hélas ! j’ai trop peu de revenus !

— Assez pour un hiver ! Et je puis vous prêter tout ce dont vous avez besoin. »


Ce bon conseil fut goûté de la vieille mère ; elle compta son argent et prit tout de suite la résolution d’aller passer l’hiver à Moscou. Tatiana apprend cette nouvelle. Eh quoi ! montrer à un monde exigeant et capricieux la simplicité provinciale, une toilette passée de mode, et un langage vieilli ! — Eh quoi ! attirer les regards moqueurs des petits-maîtres et des Circé de Moscou ! Telles sont les craintes qui envahissent le cœur de la jeune fille. Ses solitudes boisées, combien eût-elle préféré y rester !


Les premiers rayons du jour la trouvent déjà dans la campagne ; elle fixe sur la nature qui l’entoure un regard attendri :

« Adieu, paisibles vallées, et vous, sommets de mes montagnes, et vous, forêts bien connues ! Adieu, ciel azuré, adieu, joyeuse nature ! Je quitte le petit coin de terre, si paisible et si cher, pour une ville bruyante et frivole ! Adieu, toi aussi, ma liberté… Mais pourquoi donc fuir ces lieux ? Où vais-je ? que me réserve le sort ?… »


Elle prolonge ses promenades. Tantôt c’est un ruisseau, tantôt c’est une colline qu’elle contemple. Elle se hâte de s’entretenir avec les bois, les plaines et les ruisseaux, comme avec d’anciens amis que l’on doit bientôt quitter.

Mais l’été a passé rapidement — l’automne avec sa robe d’or est venu ; la nature est pâle et tremblante, somptueusement parée, comme une victime avant le sacrifice. Le vent du Nord pousse les nuages et souffle dans les bois avec violence ; — l’hiver se fait pressentir.


Il arrive enfin avec tout son cortège. Il tombe, il se suspend en flocons sur les branches des chênes, il se couche en tapis blancs sur les plaines, autour des collines ; il réunit par une nappe solide de glace les deux rives du fleuve. La gelée étincelle, et nous prenons part à tous les plaisirs que cette dure saison nous apporte. Mais Tatiana est triste ; elle ne va pas, suivant la coutume des jeunes filles, souhaiter la bienvenue à l’hiver, elle ne va pas respirer le premier vent qui a passé sur la glace, ni se laver le visage, les épaules et les seins avec la neige des toits. Cette année, Tatiana redoute ce que l’hiver doit lui apporter.


Le jour du départ, fixé depuis longtemps, est enfin venu. On amène la voiture de voyage, oubliée dans la remise, on la nettoie, on la recouvre à neuf ; puis, trois charrettes transportent les meubles : effets, fauteuils, coffres, confitures en bocaux, matelas, lits de plume, cage avec des coqs, bassin de cuivre, pots en terre, etc. Les gens crient, se disent adieu en pleurant. On conduit dans la cour dix-huit haridelles, qui, de suite, sont attelées au vosok[4] seigneurial.


Les cuisiniers apprêtent le déjeuner, les kibitki[5] sont tellement chargées qu’elles ressemblent à des montagnes, les servantes et les cochers se querellent, le postillon à longue barbe enfourche une cavale, hérissée et maigre ; les domestiques font cercle à la porte cochère pour prendre congé de leurs maîtres. Enfin, Tatiana et sa mère ont pris place dans le respectable véhicule qui doit les transporter à Moscou. L’essieu crie en glissant hors des portes.

« Adieu, retraite paisible ! adieu, asile solitaire ! vous reverrai-je jamais… ? » Et un ruisseau de larmes coule des yeux de Tatiana.


Lorsque la civilisation sera plus avancée (dans 500 ans, d’après les calculs des philosophes), il viendra une époque où de grands changements s’opéreront dans nos chemins. Des chaussées réuniront les différents points de la Russie et faciliteront les transports ; des ponts de fer seront jetés sur les rivières, les montagnes seront percées, nous creuserons sous les eaux des routes audacieuses, et le paysan établira un restaurant à chaque station nouvelle.


Mais aujourd’hui nos chemins sont affreux ; les ponts pourrissent oubliés ; dans les stations, les insectes et la vermine empêchent le voyageur fatigué de prendre une minute de repos. Des vivres, il n’y en a pas ; et si, dans l’isba[6] glacée, quelque apparence satisfait d’abord, on y endure bientôt la faim : un prix-courant, suspendu seulement pour les yeux, excite l’appétit du voyageur, pendant que les cyclopes du village battent l’enclume et raccommodent votre voiture, fragile ouvrage de l’Europe, en bénissant les ornières et les fossés de leur pays.


Toutefois il y a une compensation : pendant l’hiver, le voyage est agréable et facile, la route est unie comme le vers sans pensée d’une romance à la mode. Nos automédons sont habiles, nos chevaux infatigables, et les verstes passent devant les yeux comme les barreaux d’une grille. Mais madame Larine, craignant les frais de poste, voyageait avec ses propres chevaux et resta en route sept jours et sept nuits. Tatiana put donc jouir pleinement de l’ennui du voyage.


Enfin elles touchent au terme de leurs fatigues : les antiques coupoles de Moscou, la ville aux blanches murailles, brillent comme le feu avec leurs croix dorées.

Ah ! frères ! combien j’étais heureux lorsque j’apercevais devant moi les églises, les clochers, les jardins, les palais de ma vieille cité ! Combien de fois, ô Moscou, dans la séparation imposée par ma destinée errante, n’ai-je pas songé à toi ! — Moscou !… quelle magie dans ce mot ! que de choses il dit au cœur russe !


Voilà le château de Pétrofski, entouré de sa forêt de chênes. Il est tout fier encore de son dernier triomphe. C’est dans ses murs que Napoléon attendait que Moscou s’humiliât et mît à ses pieds les clefs de son vieux Kremlin. Non, Moscou, mon cher pays, tu n’allas point au-devant du vainqueur, tu ne lui préparas ni fête splendide, ni riches présents ; mais tu lui souhaitas la joyeuse bienvenue, en allumant sous ses pas un imposant incendie ! — C’est de cet endroit que, plongé dans de sombres pensées, le héros contemplait la flamme menaçante.


Mais, adieu, témoin de notre gloire ; adieu, château de Pétrofsky !

Eh bien ! continuons notre route. Déjà les colonnes de la barrière blanchissent devant nos voyageurs ; le vosok les emporte le long de la Tverskoï[7], à travers les cahots. Guérites, paysans, gamins, monastères, boutiques, traîneaux, marchands, boulevards, tours, Cosaques, passent comme un éclair. À peine s’ils peuvent remarquer les pharmacies, les magasins de modes, les balcons, les livres étalés sous les portes cochères, et les nuées de corbeaux sur les croix des coupoles.


Dans cette promenade fatigante, une heure s’écoule,… puis une autre. Enfin le vosok s’arrête à la porte d’une maison de la rue Kharitoni, chez une vieille tante malade de la poitrine depuis plus de trois ans. Un vieux Kalmouk, en lunettes et en caftan[8] déchiré, leur ouvre, son bas à la main. La princesse, étendue sur un sopha, les accueille en poussant un cri de surprise ; les deux cousines s’embrassent en pleurant et les acclamations ne tarissent pas.


« Princesse, mon ange !

— Pachette !

— Aline !

— Qui pouvait penser ?

— Comme il y a longtemps !…

— Pour combien de temps ?

— Chère cousine !

— Assieds-toi ! Comme c’est étrange ! Mon Dieu ! c’est comme un roman !

— Je te présente ma fille Tatiana.

— Ah ! Tatiana ! Viens donc près de moi ! Je crois rêver…

Cousine, te rappelles-tu de Grandisson ?

— Grandisson ? Ah ! oui, Grandisson ! Je m’en souviens, je m’en souviens ; où est-il maintenant ?

— À Moscou. Il demeure chez Siméon. Il m’a fait visite le jour de Noël. Il n’y a pas longtemps qu’il a marié son fils.


Et celui qui… Mais nous causerons de cela plus tard. Demain nous présenterons Tania à toute la famille. Hélas ! il me sera impossible de sortir avec vous : c’est à peine si je mets un pied devant l’autre ! Mais vous êtes fatiguées du voyage ;… allons nous reposer. Mon Dieu ! je suis à bout de forces ! J’ai la poitrine bien malade !… La joie maintenant m’est aussi difficile à supporter que la douleur… Ma chère amie, je ne suis plus bonne à rien !… Que la vie est triste dans la vieillesse ! » Alors, se sentant défaillir, la princesse eut une quinte de toux et ne put retenir ses larmes.


Ces caresses et cette joie touchèrent Tatiana mais sa nouvelle demeure lui déplut ; elle regrettait sa petite chambre, elle ne pouvait dormir sous les rideaux de soie de son nouveau lit. Le son matinal des cloches qui annonce, dès l’aurore, la reprise des travaux, lui fait quitter sa couche. Elle s’assied à la fenêtre, et lorsque la lumière du jour paraît ce ne sont pas ses champs paternels qui frappent ses regards, mais une cour inconnue, une écurie, un cuisine et une haie.


Tous les jours on conduit Tatiana à des dîners de famille où elle montre aux grands parents sa langueur distraite.

Pourtant la mère et la fille sont l’objet des plus grandes attentions ; partout on leur présente le pain et le sel[9] et puis viennent les exclamations :

« Comme Tatiana a grandi ! Il me semble pourtant qu’il n’y a pas longtemps que je l’ai présentée au baptême !

— Et moi, combien de fois je l’ai bercée dans mes bras !

— Et moi, comme je lui ai tiré les oreilles !

— Et moi donc ! que de pains d’épice je lui apportais ! »

Et les grand-mères répètent en chœur : « Comme les années s’envolent ! »


Toutes ces personnes n’ont point changé : elles sont restées telles qu’on les a toujours connues. La princesse Hélène a toujours ses bonnets de tulle, Lukéria Lévovna son fard, Luboff Pétrovna ses mensonges quotidiens, Ivan Pétrovitch est toujours aussi bête, Siméon Pétrovitch toujours aussi avare, Pélagie Nikolaiévna a toujours son vieil ami, madame Fine-Mouche son épagneul et son vieux mari, toujours membre assidu du cercle, toujours aussi calme, aussi sourd, toujours buvant et mangeant pour deux.


Les jeunes filles embrassent Tatiana, et commencent par l’examiner en silence des pieds à la tête. Elles la trouvent à vrai dire un peu étrange, un peu maniérée, un peu pâle et un peu maigre, mais en somme assez jolie. Bientôt, entraînées par l’habitude, elles l’emmènent familièrement, elles l’embrassent, lui serrent tendrement les mains, arrangent ses cheveux à la dernière mode, et lui confient leurs amours, ce secret de toutes les jeunes filles.


Elles lui font part de leurs conquêtes et de celles de leurs amies, de leurs espérances, de leurs folies, de leurs rêves, et, dans la trame de leurs innocentes causeries, mêlent çà et là les fils de légères médisances. Puis, en échange de leur babil, elles exigent gracieusement mêmes aveux ; mais Tatiana écoute leurs récits en rêvant ; elle n’y comprend rien, son esprit est ailleurs ; et malgré les questions empressées, elle garde religieusement le secret de son cœur, la cause de ses larmes et de son bonheur : elle le garde comme un trésor sacré qu’elle ne saurait partager avec personne !


Tatiana avait le désir de connaître les conversations des salons. Mais elle les trouva ternes, vides, vulgaires et dénuées de sens. Jamais une pensée n’illumine la sécheresse stérile des entretiens. Les récits, les cancans, les nouvelles, les critiques, jamais ne reflètent, même par hasard un éclair d’esprit. Rien n’y provoque le sourire, rien n’y fait tressaillir le cœur ; — même dans les plaisanteries, ô monde frivole et vide, tu ne peux nous fournir une bêtise vraiment comique.


Les jeunes gens regardent Tatiana avec des airs affectés, et ils la critiquent sévèrement. Un fade plaisant lui applique l’épithète d’idéale, et, appuyé contre la porte, lui prépare une élégie. Un certain V*** qui l’a vue chez sa vieille tante, s’assied à ses côtés et réussit à attirer son attention ; un vieillard, la voyant passer, prend des renseignements sur elle en arrangeant sa perruque.


Mais dans la vaste salle où Melpomène fait retentir sa voix en agitant ses oripeaux devant un froid public, où Thalie, mollement couchée, ne daigne même pas prêter l’oreille aux bravos de ses adorateurs, où Terpsichore seule excite l’enthousiasme de la jeunesse (comme de votre temps et du mien, cher lecteur), — là, dis-je, ni les lorgnettes jalouses des dames, ni les binocles des dandys à la mode, ne furent dirigés vers Tatiana.


On la conduisit aussi à l’Assemblée de la Noblesse où tout est foule, agitation, chaleur ; où les sens sont frappés par le son des instruments, l’éclat des lumières, le passage des couples gracieux, les légères toilettes des femmes. C’est à l’Assemblée que les élégants de renom affichent leur impudeur, leur gilet, leur lorgnon oisif ; c’est là que le hussard en congé s’empresse de briller, de captiver et de disparaître.


Comme la nuit a beaucoup d’étoiles charmantes, Moscou a beaucoup de jeunes beautés. Mais de même que Phœbé, dans l’azur vaporeux, brille plus séduisante que tous les astres de son cortège, de même aussi, plus séduisante que toutes ses compagnes, brille celle que je n’ose troubler par mes chants. Quelle démarche de déesse ! Comme elle effleure à peine la terre de son pied charmant ! Quelle molle agitation dans son sein ! Quelle langueur dans son regard !

Mais assez, assez, ô poète ! N’as-tu pas déjà largement payé ton tribut à la folie ?…


Les rires éclatants, les allées et venues, les saluts, le galop, la valse, la mazourka se succèdent, — Tatiana reste assise auprès d’une colonne entre deux vieilles tantes, et personne ne la remarque. Elle a horreur de l’agitation du monde ; elle étouffe dans cet air… Sa pensée s’élance vers la vie des champs, vers les pauvres villageois, vers le petit coin solitaire, vers les bords du ruisseau. Ah ! comme elle regrette ses fleurs, ses livres, et, dans la sombre allée de tilleuls, l’endroit où il lui était apparu pour la première fois !


Cependant tandis que sa pensée errait ainsi bien loin du monde et du bal bruyant, un vieux général ne la quittait pas des yeux. Les tantes se firent un signe et poussèrent en même temps Tatiana du coude en lui disant chacune à l’oreille : « Regarde vite à gauche. » Tatiana répond : « À gauche ? où ? qu’y a-t-il donc ?

— Regarde toujours. Ne vois-tu pas, devant toi, deux hommes en uniforme ? Le voilà qui s’éloigne… le voilà qui s’est mis de l’autre côté.

— Qui ? ce gros général ?… »


Mais félicitons Tatiana de sa conquête, et prenons ensuite un autre sentier pour ne pas oublier Onéguine le héros de mon roman.

À propos :

Je chante un jeune ami et ses mille caprices, — inspire-moi, ô muse épique ! et place entre mes mains un bâton solide afin que je ne me perde pas dans les chemins !

Assez ! déchargeons mes épaules de ce fardeau. Je me suis conformé aux habitudes classiques, bien qu’un peu tard : j’ai fait une invocation !



  1. Auteur de plusieurs ouvrages dont la plupart traitaient de l’agriculture.
  2. Terme d’amitié très-employé en Russie.
  3. Jeu de cartes.
  4. Voiture de voyage.
  5. Chariots.
  6. Maison du paysan.
  7. Une des grandes rues de Moscou, qui commence à la barrière de Pétrovsky.
  8. Vêtement national russe qui ressemble à une longue tunique croisée.
  9. Marque de l’hospitalité chez les Russes.