Eugène de Guérin et Jules Barbey d’Aurevilly

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Eugène de Guérin et Jules Barbey d’Aurevilly
Revue des Deux Mondes5e période, tome 54 (p. 396-423).
EUGÈNE DE GUÉRIN
ET
JULES BARBEY D’AUREVILLY
À PROPOS D’UNE SOLENNITÉ LITTÉRAIRE

Jules Barbey d’Aurevilly est né le 2 novembre 1808, mais les fêtes de son centenaire ont été quelque peu retardées par diverses circonstances : en revanche, elles auront plus d’importance qu’on ne l’avait prévu d’abord, puisqu’on lui prépare aujourd’hui deux monumens, l’un à Valognes dans sa province natale et l’autre à Paris sur son tombeau. Cependant des mains pieuses ont, sans plus de retard, honoré dignement sa mémoire par un autre monument, le plus durable de tous, æic perennius : on a publié sa correspondance avec son ami Trébutien, le bibliothécaire de Caen. Cette correspondance dont on connaissait mainte page, et qui fut célèbre longtemps avant d’être imprimée, nous est désormais accessible dans son ensemble, — ou à peu près[1]. — Or les familiers de Barbey n’ignorent pas qu’en feuilletant jadis le volumineux recueil de ces lettres intimes, il écrivit dans son Memorandum de 1856 ; « Collection qui sera la plus belle plume de mon aile si je dois devenir un oiseau glorieux. Le meilleur de moi est dans ces lettres où je parle ma vraie langue. » Bien plus, il nota dès lors sur le recueil même : « Je puis attendre la gloire appuyé là-dessus ! » Orgueilleuse épigraphe que les années n’ont point fait mentir toutefois, puisque nous la lisons sans sourire après un demi-siècle écoulé ; et c’est là une justice qu’il convient de rendre avant tout à l’original écrivain trop longtemps méconnu.

Il y a beaucoup à goûter dans ces pages étincelantes, beaucoup à apprendre aussi, et l’on y rencontre en particulier certains aperçus qui jettent une lumière nouvelle autant que singulière sur le caractère et sur l’existence d’Eugénie de Guérin. Le nom de cette femme d’élite revient fréquemment sous la plume de Barbey d’Aurevilly. Il avait été en effet le condisciple de Maurice de Guérin. Après la mort de cet écrivain de si grande espérance, il était devenu, pour quelques mois, le confident de sa sœur : et, d’autre part, Trébutien préparait alors, avec l’assistance de son correspondant parisien, l’édition des « reliques » échappées au naufrage de ces grands artistes prématurément disparus. C’est même la publication des œuvres de Maurice qui devait diviser pour jamais Trébutien et Barbey en 1858, sans que les causes de cette rupture soient jusqu’ici parfaitement expliquées. Au contraire, les Reliquiæ d’Eugénie, imprimées par leurs soins dès 1806, ne troublèrent nullement leur cordiale entente. D’un commun accord, ils laissèrent dans l’ombre certains incidens qui avaient agité la courte vie de leur héroïne ; mais, sur ces incidens significatifs, les lettres de d’Aurevilly se montrent plus explicites, et ses confidences, aujourd’hui placées sous nos yeux, nous conduisent à intercaler dans la biographie d’Eugénie un chapitre sentimental qui échappait hier encore aux historiens de cette âme d’élite. Tel sera le sujet de cette étude.

Ajoutons dès à présent que Barbey qui pensait très haut de ses lettres à Trébutien en général, avait en particulier la plus complaisante opinion de celles où il évoque le souvenir des Guérin. Il engagea même son ami de Caen à recopier ces passages à part, de sa magnifique écriture, pour en former un recueil de Gueriniana, dont lui-même écrivit quand il l’eut sous les yeux : « Rien de ce que je pourrai faire logiquement et d’esprit rassis ne vaudra ces rayons solaires intersectés, éparpillés… Nos fragmens de lettres sur les Guérin sont indubitablement ce qu’il y aura jamais de mieux. Je les ai lus ou plutôt relus cette semaine et j’en ai été enchanté comme s’ils étaient écrits par un autre que par moi. Cela m’a frappé : c’est vivant, intensément vivant : la grande qualité de tout, la vie ! Ah ! que toutes les toilettes que nous ferons à cela pour le public ne vaudront rien ! Nous gâterons ces choses vraies, intimes, profondes, perçantes jusqu’à l’axe, d’un tour unique de prime-saut, et tout cela parce que nous n’avons pas l’autorité qui permet de dire : prends cela, public, dans sa familiarité sublime ! — Mais figurez-vous, mon ami, que nous fussions Goethe, Scott ou Chateaubriand ou tout autre grand accepté de l’opinion et dites-moi si les fragmens du Guériniana dans tout ce qu’ils ont de brut, d’abrupt et de lâché ne seraient pas la meilleure pierre de la gloire des Guérin et une composition à ravir les connaisseurs ! » C’est peut-être beaucoup dire, comme on va le voir, — puisque nous allons réaliser le vœu exprimé dans ces lignes, en étudiant de près les Guériniana, — mais on ne saurait certes refuser à ces fragmens, pas plus qu’à l’œuvre de Barbey en général, l’éclat de la forme, l’originalité de l’image et même une certaine perspicacité dans l’interprétation psychologique, bien que l’image du réel se déforme trop souvent dans le cerveau tumultueux de cet artiste visionnaire.

Cette psychologie est la bienvenue, car les Memoranda de Barbey, révélés à notre curiosité depuis quelque temps déjà, tracent d’Eugénie un portrait assez sommaire, ce portrait ayant été ébauché avant l’heure de leurs relations plus intimes : d’autre part, celui qui figure dans la préface des Reliquiæ fut peint de couleurs volontairement atténuées. Tel n’est pas le défaut de cette Eugénie qui se profile en silhouette hardie dans la correspondance avec Trébutien ; celle-là se dessine animée d’une vie intense au contraire et nous rappelle, par son geste excessif, les héroïnes des plus fougueux romans de son évocateur. Nous dirons qu’il a esquissé quelque chose comme un roman à propos de Mlle de Guérin sous les yeux de son ami normand et nous dégagerons, s’il est possible, la réalité de la fiction inconsciente dans le récit décousu de ses lettres. Ce récit on pourrait l’intituler à la mode de nos pères : l’Épreuve d’une sainte dans le monde, ou Eugénie de Guérin à Paris.


I

Les Lettres à Trébutien nous renseignent en effet sur le seul épisode qui ait interrompu dans son cours uniforme l’existence austère d’Eugénie de Guérin : sur son amitié avec Mme de Maistre et les deux séjours à Paris qui furent la conséquence de cette relation imprévue On sait que Maurice de Guérin, s’étant particulièrement lié avec un camarade d’études, Adrien de Sainte-Marie, entra bientôt en relations avec la sœur de ce jeune homme, la baronne Marie de Maistre. D’Aurevilly assure même qu’après avoir soupiré pour Mlle Louise de Bayne, la confidente intime d’Eugénie, Maurice voua plus tard un amour respectueux et distant à Mme de Maistre, qui, dans les affections de sa sœur, allait devenir également rivale de la gracieuse Louise : « Il n’y a, écrit Barbey à propos de la baronne, qu’une manière de louer ces yeux-là, c’est de vous dire qu’ils ont, pendant quelque temps, fait rêver un homme qui ne voyait guère que l’œil du monde, Maurice de Guérin : il a cru les aimer. » Il ajoute ailleurs que le poète du Centaure définissait la dame de ses pensées : « une herbe haute tremblant dans la lumière, » allusion peut-être à la frêle santé de la baronne.

Maurice avait sans doute lu à Mme de Maistre, comme à la plupart de ses amis intimes, quelques pages du Journal de sa sœur : or cette lecture exerçait une irrésistible séduction sur les connaisseurs, puisque Barbey, initié de la sorte, écrivit aussitôt dans son Memorandum de 1838[2] : « Quelle distinction d’esprit, quelle noble fille !… talent qui ne se doute pas de lui-même naturel, chef-d’œuvre de perfection ! » La brillante Parisienne entra peu après en relations directes avec la solitaire du Cayla pour lui demander des nouvelles de son frère, revenu quelques semaines au pays natal, afin d’y guérir une première atteinte de son mal implacable. Presque aussitôt l’amitié se noue entre les deux femmes, car la seconde lettre d’Eugénie renferme déjà cette phrase significative : « Je vous écrirai tous les jours puisque mes paroles vous font du bien, ma chère Marie ! »

Arrêtons-nous donc un instant, afin de présenter au lecteur l’amie lointaine dont l’influence sur la destinée d’Eugénie est mise en pleine lumière par les lettres de Barbey. Nous emprunterons à ce dernier une page éclatante qui, avec cet emportement de verve propre à son pinceau hardi, évoque à la fois les attraits de Mme de Maistre et sa déplorable santé : « Jeune encore, écrit d’Aurevilly, avec une beauté faite pour durer les trois quarts d’un siècle, elle n’est plus belle. Elle a été empoisonnée par un médecin qui lui a campé[3]… un emplâtre d’émétique qu’elle a gardé trois heures avec le courage et la stupidité d’un sauvage : c’était pour je ne sais quelle maladie de l’estomac. Ce remède assassin l’a tuée sans la faire mourir… Dans sa rage d’avoir perdu sa taille…, elle invente des robes de chambre et des peignoirs qui flottent et font nuage autour d’elle, mais de la nuée de soie ou de mousseline des Indes, il sort des bras qui n’ont rien de nuageux, des bras dignes du torse perdu, façonnés à la Michel-Ange, plus grandioses que fins, des mains comme celles de Monna Lisa, des épaules à porter les enfans de la Niobé, surmontées d’un cou où les signes physiologiques de la maternité sont empreints avec une rare énergie. Voilà ce que la souffrance, le poison, les médecins, la vie clouée sur un canapé, — le roc de soie de cette Prométhée-femme, — ont épargné ; mais le reste est détruit ou va l’être. Le visage s’enflamme d’un sang qui roule des aiguillons de feu, la bouche est défaite, le menton lourd à force d’être gras ; les cheveux noirs et épais plaqués en bandeaux aux tempes perdent de leur épaisseur et de leur ténébreuse noirceur. Ils rougissent faiblement, déjà, signe de la vie qui s’en retire. Seuls les yeux et l’arc des sourcils ont gardé la beauté la plus fièrement immortelle. Pour ma fantaisie, ils sont trop noirs, et, pour être si noirs, pas assez méchans ! » Puis il définit en ces termes l’amitié qui l’attache à la baronne : « entré dans la vie de cette femme par Guérin, je suis scellé et soudé à cette âme-là comme l’épée rompue dans la blessure : ma volonté seule m’en arracherait, mais la sienne tout irritée, toute violente et frémissante qu’elle fût, non !… Comme toujours, ajoute-t-il, nos relations ne sont pas ce que le monde dit ! »

Eugénie reste muette sur les attraits physiques de son amie, mais nous renseigne en revanche sur les dispositions morales de cette « enfant au cœur de feu, » qui sent s’agiter dans son sein deux âmes antagonistes : l’une convaincue de l’inanité des plaisirs mondains, les méprisant, soupirant après un bion inconnu ici-bas ; l’autre, esclave du monde, pleine de vanité, hère de ses succès, recherchant toutes les jouissances et préférant enfin le plaisir à l’ennui. A cette imagination ardente, à ce cœur fiévreux qui a « tant d’orages et tant de battemens de trop, » Mlle de Guérin offre pour remède le dictame de son maître François de Sales, l’Introduction à la vie dévote : c’est le premier livre qu’elle place entre les mains de Marie. Mais celle-ci est l’admiratrice du mystique, du préromantique Pascal et cherche à lui gagner son amie : il n’est pas d’opposition plus instructive et qui révèle mieux le contraste de leur caractère. Ajoutons qu’Eugénie, directrice parfois sévère, a souvent des paroles émues pour dire combien la baronne est aimable, bonne, attachante, et d’esprit distingué.

Barbey de son côté tracera douze ans plus tard ce portrait intellectuel de Mme de Maistre : « Grand cœur, grand esprit, défauts aimables, naturel inouï qui lui donne la réputation d’une teinte d’excentricité parmi les affectés du faubourg Saint-Germain, qui ne se doutent pas de la nature du naturel : vanité plus grande que l’esprit qui est fort grand, mais vanité ronde et bien tournée dans laquelle il n’y a pas d’angles aigus ; bonté sans fond comme le ciel, compatissance toujours prête ; plus infatigable faculté de pleurer avec des yeux de feu qui seraient la gloire d’une infante, et belle gaîté pourtant à rires fous : une vraie femme, voilà la baronne ! » On sait ce que les moralistes romantiques à la façon de Barbey appellent le naturel en matière de conduite : c’est la fantaisie librement obéie ; c’est précisément ce qu’Eugénie instruite à l’école du renoncement combattait, — et goûtait aussi peut-être par effet de contraste, — dans l’âme sans discipline, mais non pas sans séduction, qui vint se jeter inopinément au travers de sa vie, enfin ordonnée après vingt années d’effort. L’eau et le feu, pour employer une métaphore populaire, tels sont les deux élémens que vont rapprocher les relations de Maurice avec le monde parisien.


II

Nous l’avons dit, dès le 12 mars 1838, Eugénie entame avec Mme de Maistre une véritable correspondance de direction. Dans la pensée de la solitaire, son rôle sera de prémunir durablement contre les tentations mondaines cette exquise femme du monde dont la santé fatiguée entrave seule, et provisoirement, l’essor vers les plaisirs dangereux. En revanche, les bruits du dehors parviennent désormais jusqu’au Cayla et y sont commentés avec une sévérité attentive qui est déjà de l’intérêt peut-être : « Savez-vous, ma chère Marie, que vous me faites du bien par vos réflexions, que vous me faites voir le monde, que vos lettres sont des tableaux qui me détachent fort de toutes nos illusions, de tout ce qui ne vous rend pas heureuse. Votre expérience m’instruit et je bénis cent fois Dieu de ma vie retirée et tranquille. Quel danger autrement ! Je me sens dans le cœur tout ce que je vois dans les autres : le même levain est dans tous : mais il fermente ou ne fermente pas, suivant les circonstances et la volonté. »

Tentatrice inconsciente et sincèrement bienveillante, Mme de Maistre témoigne bientôt le désir d’attirer auprès d’elle la correspondante si originale et si attrayante dont elle a conquis l’affection à distance. Cette Parisienne qui, par l’imagination, s’en va chercher près d’Eugénie, dans sa solitude ensoleillée du Languedoc, au milieu de ses poules et de ses bergers patoisans, une distraction analogue à celle que Marie-Antoinette goûtait à Trianon, cette enfant gâtée dont les caprices sont des lois pour son entourage, voudrait bien pouvoir respirer de près le parfum de la fleur sauvage dont elle goûte de loin l’arôme subtil et fort. Le projet d’une entrevue se précise donc bientôt dans son esprit et reçoit au Cayla un favorable accueil. Déjà les deux amies se préoccupent de cette rencontre avec de bien féminins scrupules : la baronne feint de redouter les regards de sa visiteuse, défaite comme elle l’est à cette heure par les assauts répétés de la maladie ; Eugénie, de son côté, prépare Marie à son aspect provincial et austère. Mais elle sera, lui écrit-on, accueillie à bras ouverts quand elle devrait apparaître sous les traits de la fée Carabosse, et elle riposte avec bonne humeur : « Vous m’amusez fort avec votre fée Carabosse et rassurez l’amour-propre de ma figure qui vous plaira donc comment qu’elle soit. Charmante assurance pour ma pâleur, qui du reste ne m’a jamais tourmentée. Quelle que soit la forme, l’image de Dieu est là-dessous ! » Il est enfin convenu qu’Eugénie, se rendant à Paris pour le mariage de Maurice à l’automne de 1838, gagnera de là le château des Coques en Nivernais où se trouve à ce moment la baronne. « La translation de l’ermite est décidée ! Il n’y a plus qu’à laisser faire la Providence ! »

Ce premier séjour à Paris de Mlle de Guérin débute pourtant de façon assez austère, en dépit des modestes fêtes du mariage de son frère : elle habite à ce moment chez sa future belle-sœur, rue du Cherche-Midi : elle se couche à dix heures comme au Cayla et « se sent à Paris comme n’y étant pas. » Elle visite quelques monumens, quelques musées, surtout nombre d’églises, entend beaucoup d’offices et beaucoup de sermons. Le bal de noces, le premier bal de sa vie, lui semble « un joli enfantillage. » Au total, cet assaut préliminaire des séductions mondaines n’est pas des plus dangereux : l’enchanteresse n’est pas encore là qui va lui ouvrir toutes grandes les portes d’une société raffinée dont rien ne la rapproche à ce moment.

Barbey d’Aurevilly, l’ami intime de Maurice de Guérin, s’était montré fort impatient de connaître cette sœur lointaine dont il admirait, lui aussi, le talent. Voici sa première impression après qu’on l’eut présenté à la voyageuse, le 8 octobre 1838 : « Vu Mlle Eugénie de G… N’est pas jolie de traits et même pourrait passer pour laide si on peut l’être avec une physionomie comme la sienne. Figure tuée par l’âme, yeux tirés par les combats intérieurs, un coup d’œil jeté de temps en temps au ciel avec une aspiration infinie : air et maigreur de martyre : lueur purifiée, mais ardente encore d’un brasier de passions éteintes seulement parce qu’elles ne flambent plus… Mais tout, tout n’est pas consommé, et le démon, comme parle cette pieuse et noble fille, pourrait être encore le plus fort dans cette âme, si le démon se donnait la peine d’être beau, fier, éloquent, passionné, car le Diable de diable trouverait là à qui parler ! »

Il insiste ensuite longuement sur tout ce que la sœur de Maurice lui semble posséder de distinction naturelle et de politesse non apprise : « Que Mlle de G… fasse faire une robe chez Palmyre, et l’on jurera qu’elle n’a jamais quitté le faubourg Saint-Germain. » Exagération déjà que ce jugement, comme nous le verrons, car le don naturel ne remplace jamais les lentes adaptations sociales ; Eugénie nous le dira elle-même, lorsqu’une amitié imprudente aura fait tailler pour elle ces robes de Palmyre qui finiront par peser lourdement sur ces épaules « maigres et ascètes comme l’imagination en prête à Marie d’Egypte et aux saintes femmes du désert ! » Remarquons aussi que dès ce moment et au premier coup d’œil, Barbey arrête, dans son portrait moral d’Eugénie, les deux traits dont il ne voudra plus démordre par la suite : passion possible, probable même pour un galant cavalier tel que lui-même ; aptitude aux succès mondains qui va créer le désir de ces succès. Est-ce là chez lui perspicacité divinatrice ou plutôt illusion d’imaginatif qui, dorénavant, s’efforcera sans cesse à modeler la réalité sur son rêve ? Nous penchons pour la seconde hypothèse, et nous essaierons plus loin d’appuyer notre opinion sur des preuves.

Les derniers jours de l’année 1838 conduisent cependant Eugénie au château des Coques près de son amie. Intimidée au premier abord, « plus dégoûtée du monde que jamais, visitée par les affres de l’ennui, » elle s’apprivoise néanmoins sans délai : elle s’avoue bientôt sous le charme de ses hôtes intelligens et bons. Les parens de Mme de Maislre, M. et Mme de Sainte-Marie, se montrent fort reconnaissans à la visiteuse des soins qu’elle prodigue à une fille tendrement chérie et se prennent à la traiter elle-même en fille adoptive. À cette heure d’accord sans nuage, Eugénie ne se lasse pas de célébrer son aimable amie : « Elle a l’instinct pour deviner tout ce qui peut faire plaisir : j’ai presque trop de bonheur… Il y a quelque chose de providentiel dans notre rencontre, dans le bien que je fais à cette chère malade. C’est une chose que je ne comprends pas, mais qui se voit : ce que je lui dis, ce que je lui lis, ce je ne sais quoi que je lui fais quand nous sommes ensemble la rend contente, gaie, moins souffrante… Son père prend soin de moi jusqu’à venir voir dans ma chambre si j’ai bon feu quand je fais mes prières. Il craint que l’air du Nord ne me fasse mal et disait en riant par un beau froid : « La fleur du Midi se gèlera ! » Eugénie gagne tous les cœurs : elle chante, en dansant, des complaintes patoises pour les deux petites filles jumelles de son amie, et, comme elle l’écrit joliment, elle « conquête » vieux et vieilles, grands et petits, ce qui lui paraît très facile.

En elle, la transformation physique suit l’épanouissement moral. Mme de Maistre s’est chargée de moderniser la toilette de son amie comme Barbey, le dandy, avait jadis habillé Maurice, arrivant du Cayla en redingote informe, avec « la tournure d’un couvreur en ardoises » et gâtant par une mise antédiluvienne sa beauté mauresque d’Abencerrage. Eugénie va-t-elle visiter à Nevers une religieuse de son pays, celle-ci n’a qu’à jeter un coup d’œil sur la capote à fleurs et la toilette toute fraîche de la visiteuse, pour juger que cette compatriote n’entre pas dans le couvent afin d’y prononcer ses vœux. N’a-t-elle pas désormais de belles robes, des cols magnifiques, des cheveux bouclés ? La baronne veut faire connaître ses amies à son amie, qui ne dit pas non. « Nous retournons à Paris dans les premiers jours de janvier. C’est alors que je verrai les grandeurs du monde : je n’en connais que l’aimable, le joli, le simple. » Ce sera donc désormais, écrit Eugénie à Mlle de Bayne, « baronnes, duchesses, princesses et tant d’esprit que vous voudrez. Cela m’amuse à voir comme une galerie, car, mon amie, ne plaçons pas le cœur là-dedans, l’âme encore moins. Dieu et le monde ne sont pas d’accord. Hélas ! qu’on pense peu au ciel dans cet éclat et ce tourbillon ! C’est ce que me dit mon amie, qui le connaît et qui s’en détache ! » Curiosité et défiance, tel est donc l’état d’esprit de Mlle de Guérin au seuil de la société parisienne.

Toutefois, ce nouveau séjour à Paris garde encore un caractère relatif de gravité et de retraite. Eugénie n’a pas cessé de loger chez sa belle-sœur et ne donne à son amie que le jeudi de chaque semaine. Quelques présentations seulement se font dès cette époque : elle visite la baronne de Vaux, une héroïne légitimiste qui, en 1830, ne demandait que cinquante hommes résolus derrière elle pour renverser l’usurpateur : puis encore la duchesse de Damas, Hyde de Neuville, l’ancien ministre de Charles X, enfin Xavier de Maistre, qui n’est pas sans décevoir quelque peu sa visiteuse, « étonnée de ne rien voir d’étonnant » et d’apprendre qu’un grand homme ressemble tant aux autres hommes. — Puis, après un second séjour de printemps aux Coques, l’ermite reprend le chemin de son ermitage, saluant d’un tendre « au revoir « la plus aimable amie, celle « à qui elle doit tout après Dieu ! » — On lui a fait promettre expressément de revenir l’année suivante.


III

À ce moment, se prépare et se consomme la grande douleur de la vie d’Eugénie : son bien-aimé frère, ramené mourant au Cayla, y expire le 29 juillet 1839, après huit mois de mariage, et cette circonstance tragique va grandement transformer les relations de M, le de Guérin avec l’ami de Maurice, Jules Barbey d’Aurevilly. Ce dernier avait tenu, en apparence, fort peu de place dans la pensée d’Eugénie, alors qu’ils se rencontraient rue du Cherche-Midi ou chez Mme de Maistre. A deux reprises, elle fait mention de lui fort brièvement dans ses lettres, la seconde fois, en le donnant pour un voisin « de choix » au dîner de noces de son frère. Mais peut-être sa réserve sur ce sujet est-elle la simple mise en pratique du précepte sévère et sage qu’elle formule un jour en ces termes : « Je n’aime pas que les hommes sachent l’opinion que j’ai sur leur compte, parce que cela donne un air d’observation. » Nous apprenons, en effet, par les Memoranda de Barbey qu’elle avait trouvé, dès ce temps pour le définir, une métaphore brillante qui était allée au cœur du dandy : un beau palais, dans lequel il y a un labyrinthe[4]. En outre, elle l’accusait de coquetterie, « ce mot que je répète tant, » dit Mlle de Guérin, « probablement parce que j’ai la chose, » écrit d’Aurevilly avec une fatuité satisfaite.

Rentrée au Cayla, elle avouera bientôt une prédilection pour les lettres que lui adresse dès lors d’Aurevilly, afin de la renseigner sur la santé de Maurice, si précaire durant l’hiver et le printemps de 1839. Toutefois, — et il y a là comme un présage du sombre avenir qui attend leurs relations amicales, — la première de ces lettres inflige à la sœur inquiète une pénible émotion. Elle est, en effet, cachetée de noir, bien qu’apportant des nouvelles plutôt favorables et un frisson involontaire a secoué celle qui la reçut : « L’effet n’en a été que triste, en dépit des beaux remerciemens et hommages ; je ne sais quoi de lugubre m’est resté dans l’âme, comme une teinte noire sur laquelle nulle autre couleur ne peut prendre. »

Après la mort de Maurice, Barbey, entraîné par un bel élan de compassion, se prend à correspondre plus fréquemment avec le Cayla : « Il m’écrit, dit Eugénie : il m’appelle sa sœur et Érembert[5] son frère. Ses lettres, à format de cœur, bien grandes, sont remarquablement belles d’expression et de sentiment. Mon père en est charmé ! » Ces mots sont du 9 septembre 1839, et c’est précisément vers cette date que la sympathie éloquente de Barbey ayant réveillé dans le cœur de la solitaire le souvenir ému de leurs relations parisiennes, elle se décide à continuer pour lui, sur sa demande, le journal intime, le « tous les jours » du Cayla qu’elle rédigeait depuis longtemps pour Maurice. Une pareille décision surprend chez cette fille prudente, et elle l’annonce en ces termes, dont on remarque l’effusion contenue : « Vous êtes là, frère vivant,… j’écrirai pour vous comme j’écrivais pour lui… Je marque ce jour comme une époque de ma vie, ma vie d’isolement qui s’en va vers vous à Paris comme à peu près, je vous l’ai dit, je crois, si Eustochie, de son désert de Bethléem, eût écrit à quelque élégant chevalier romain. Le contraste est piquant, mais je ne m’en étonne pas. Quelqu’un, une femme, me disait qu’à ma place elle serait bien embarrassée de vous écrire. Moi, je ne comprends pas pourquoi je le serais. Rien ne me gêne avec vous : en vérité, pas plus qu’avec Maurice… Vous m’êtes lui au cœur et à l’intelligence ! » Et Barbey riposte sur le même ton : « Je veux que vous ayez le fil de mon âme : je veux que vous puissiez vous dire ma sœur de prédilection autant que d’adoption volontaire et réfléchie ! »

Au surplus, Eugénie s’étonne parfois elle-même à se trouver soudain si confiante. Lorsque Maurice et Jules étaient ensemble au collège, quelques années auparavant, qui lui eût dit, songe-t-elle un jour, que cet enfant saurait ses douleurs, qu’elle les lui confierait, qu’il les apaiserait par des paroles comme elle n’en a pas entendues, paroles divines, écrit-elle en formulant le projet d’aller les écouter souvent : « Quand je souffrirai trop, je ferai ce pèlerinage, frère de cœur : vous me voyez toute ici jusqu’à l’intime, jusqu’au fond de l’être, comme me voyait Maurice ! » — On sait que Maurice, plus jeune que sa sœur de près de cinq années et orphelin de mère à huit ans, avait été élevé par Eugénie : ainsi qu’il arrive en pareil cas, il resta jusqu’a la fin un enfant pour elle, et son camarade d’école participa d’abord de ce privilège d’innocence aux yeux de la solitaire. Mais ces affections quasi maternelles peuvent être subtilement trompeuses au cœur de la femme, et l’on dirait parfois qu’Eugénie cherche à se rassurer lorsqu’elle interpose sans cesse une tombe, le mausolée de son frère, entre elle et son correspondant de Paris. Que n’accorde-t-elle pas cependant aux souhaits de Jules ? Elle va jusqu’à prier pour une « amie » qu’il a perdue, pour Pau la, sans doute la Pauline des Memoranda de Barbey, la femme blonde qu’il a si passionnément aimée, et qui semble bien avoir été une demi-mondaine : « Qui sait comment elle vous était liée, cette enfant qui vous était attachée plus qu’une âme vivante ? Mais laissons-la : aussi bien est-il de ne pensera mal sur personne. »

Après quelques mois pourtant, Barbey semble se fatiguer déjà d’une assiduité épistolaire qui lui fut dictée au début par un élan du cœur : il se tait longuement, et, sous l’influence de ce premier déboire, peut-être aussi devant les commentaires de Mme de Maistre, parfois sévère à d’Aurevilly, un scrupule se précise vers cette époque, dans la pensée d’Eugénie. On reconnaîtrait sans peine en effet le journal rédigé pour Jules dans ces « écrits » qu’elle dépose entre les mains d’un saint prêtre, en décembre 1840, afin d’écarter de son esprit un doute angoissant : « Oh ! mes pauvres pensées que je n’ose plus juger ! Que Dieu les juge ! » Mais la consultation a une issue favorable : « Je suis tranquille : le prêtre à qui j’avais donné certains écrits à juger, ou plutôt mon cœur et mes pensées, me les a rendus non pas jugés, mais approuvés, mais goûtés, mais compris mieux que je ne les avais compris moi-même. » — Sentence généreuse et digne sur cette première impulsion d’un noble cœur.

Tandis que les rapports de Mlle de Guérin avec Barbey d’Aurevilly prenaient cette nuance d’intimité confiante, quel était, au cours des dix-huit mois de retraite au Cayla qui suivirent pour elle la mort de son frère, le caractère de ses relations avec Mme de Maistre ? Il semble que, sous l’empire de son chagrin, Eugénie ait accentué parfois ses sévérités de « directrice ; » mais elle a bientôt des excuses touchantes et des retours de câlinerie maternelle : « Ma pauvre amie, je vous renverse, toujours contraire à vos idées, vos sensations, presque à vos larmes. La méchante amie que je dois être ! Pouvez-vous m’aimer ! Non, je ne comprends pas ce que vous trouvez en moi : ma raison s’y perd. » Et, s’étant laissée aller certain jour à prononcer quelques paroles amères sur la foi que ne soutient pas la pratique, elle ajoute : « Passez, mon amie, cette singulière page à une peine que j’ai dans l’âme ; comme je vous passe vos idées, vos rêveries, vos douleurs, passez-moi aussi les miennes et le naturel de mes expressions quand je vous parle. » Nuages alors très fugitifs à coup sûr, mais qui nous aideront à mieux comprendre les événemens dont il nous reste à retracer le cours.

Eugénie redoute à ce moment de délaisser son père et voudrait que Mme de Maistre pût lui rendre au Cayla sa visite. Mais ce projet, un instant caressé de part et d’autre, est bientôt traversé par une crise plus grave encore que les précédentes dans la santé de la baronne. Tout d’abord, elle est éprouvée par une fausse couche qui, dans ce tempérament maladif et nerveux, produit de cruels ravages. Peu après, vers le mois d’août 1840, se produit sans doute l’accident de l’émétique dont Barbey nous a donné une si romantique description. Eugénie écrit, en effet, vers cette date au mari de son amie : « Dans quel état l’ont plongée tant de docteurs, et, dernièrement, ce fatal X !… Je dis fatal et doublement fatal, car il semble avoir été imposé par le malheur à notre chère malade. Tous, vous vous êtes entendus contre elle à ce sujet, comme je l’eusse fait, si je m’étais trouvée parmi vous ! » — Et, parlant à Mme de Maistre, elle ajoute : « On vous a tuée ! »

Dans ces conditions, il n’est plus d’autre moyen de se revoir qu’un nouveau voyage d’Eugénie en Nivernais et à Paris, car son influence bienfaisante est plus que jamais nécessaire à son amie, et les parens de la malade la pressent de venir. M. de Guérin ayant accordé volontiers son autorisation paternelle, l’ermite reprend son bâton de voyage. Elle est d’ailleurs attendue comme un Messie et elle se hâte. « Je sens trop, écrit-elle, vos palpitations à chaque porte qui s’ouvre. Je sais tout, je sais à quel point incroyable vous m’aimez. Que je serais heureuse si vous n’en souffriez pas tant, pauvre amie, chez qui tout se tourne en douleurs ! » Il y a certes quelque excès dans les sentimens ici marqués par la malade, car de pareilles effusions ont trop souvent de brusques retours.

Eugénie revient donc à son métier de garde-malade et s’y confine tout d’abord, même plus sévèrement que jamais, car elle trouve son amie presque anéantie par la souffrance. Mais, lorsque toutes deux ont regagné la capitale avec l’hiver de 1841, lorsque Eugénie commence son second séjour parisien, — non pas cette fois dans le provincial quartier du Cherche-Midi, mais dans une belle demeure dont les fenêtres donnent sur le Jardin des Tuileries, centre du Paris élégant de Louis-Philippe, — la baronne reprend assez de forces pour chercher des distractions dans la vie mondaine et pour y mêler sa commensale. L’absente avait d’abord écrit en Languedoc qu’on ne la croirait pas à Paris, qu’il s’en faut de bien peu qu’elle n’y soit point en effet, puisqu’elle se voit confinée au chevet d’une infirme et que « tous les murs se ressemblent. » Elle les franchit à l’occasion pourtant, ces murs tendus de satin, puisqu’elle reprend dans la même lettre à Louise de Bayne : « Que Paris vous plairait ! Ce bruit, cet éclat, ce monde, cet esprit, ces choses qu’on ne voit pas ailleurs, ces hommes distingués, ces femmes élégantes ! Paris, en un mot, vous charmerait et il me prend de vous souhaiter à ma place, moi, indigne du lieu où je suis, moi qui suis plus touchée d’un chant de grive sur les genévriers du Cayla que des concerts de Valentino. Jugez si c’est étrange et si cela fait rire ! Et néanmoins, on m’aime beaucoup, enfant gâtée de cœur que je suis. »


IV

Ainsi Mlle de Guérin se commente elle-même ; mais tel ne fut pas, sur ses dispositions morales à cette époque, l’avis de Barbey d’Aurevilly, spectateur privilégié de son existence parisienne, et c’est ici qu’il va nous étonner par ses interprétations excessives. Le 1er octobre 1851, il écrit à Trébutien : « Eugénie de Guérin était venue à Paris pour le mariage de son frère. Très liée avec la baronne de Maistre, on lui mit des robes faites par Palmyre sur ses épaules ascètes de Marie l’Egyptienne et on la conduisit partout au faubourg Saint-Germain. Elle y fut ce qu’est une fille de race que rien n’étonne et qui devine tout : une fille des Guarini d’Italie, une arrière-nièce de grands maîtres de Malte et de cardinaux de la Sainte Eglise romaine[6]. Elle n’avait, comme l’agneau de La Fontaine, bu que dans le courant du petit ruisseau du Cayla ; mais cette lèvre pure trouva bon cet immense verre de Champagne couvert de mousse qu’on appelle Paris et que les dévotes de province nomment la coupe de Babylone. Elle y grisa cette tête ardente masquée d’un visage qui ressemblait à la tête de mort d’une caverne d’anachorète. Elle souhaita désespérément ce qu’elle n’avait jamais pensé à désirer : elle souhaita la beauté avec la flamme de désir de Mme de Staël, et, bien entendu, elle resta laide, avec des salières à la poitrine, des bras plats, une taille plate[7] : mais avec une âme ronde comme la Vénus de Médicis et aussi voluptueuse dans ses contours psychiques pour les idéalistes et les cœurs qui voient les âmes comme on voit les corps… Elle se fit parisienne avec une rapidité d’Alcibiade devenant tout à coup le plus persan des satrapes. »

Il ne faut jamais demander à d’Aurevilly la mesure ou le goût que lui-même se refuse à plusieurs reprises dans ses lettres, et l’on jugera sans doute singulièrement choisies les images dont il use en cet endroit pour évoquer une mémoire qui lui est pourtant chère et vénérable. Mais devant les yeux étonnés de son ami, Barbey n’hésite pas à dérouler d’autres perspectives encore. À ces séductions mondaines, après tout fort innocentes, qui, pour un instant peut-être, purent troubler de sensations nouvelles une âme d’artiste et de poète comme celle d’Eugénie, convient-il de joindre une séduction plus subtile et plus dominatrice ? L’hiver parisien remit en présence Eugénie et Jules, resserrant entre eux une intimité déjà si étroite : on assure même que le monde annonçait à ce moment leur prochain mariage[8]. En effet, Barbey donne à entendre à Trébutien qu’il fut aimé : il exprime même cette conviction en termes si hardis que nous préférons ne pas les reproduire par respect pour la noble mémoire qu’il met en cause[9]. Mais nous ajouterons aussitôt à sa décharge qu’il entendit cacher au public sa pensée à cet égard. On ne le verra pas, dit-il, se vanter dans une notice faite pour le lecteur d’avoir inspiré une passion à la pauvre fille. Car il y a, poursuit-il avec sa fatuité coutumière, trois choses dont les gentilshommes et les gens de goût (ces gentilshommes de la Nature) ne parlent jamais aux indifférons : leur naissance, leur bravoure et leurs conquêtes. « Faire une confidence à un ami comme vous, soit ; le mettre au courant des choses de sa vie n’est pas une révélation à la Rousseau dans un livre destiné à tout le monde. Je méprise Rousseau et ses façons de dire et de faire : que serais-je donc si j’allais l’imiter. »

Barbey apprend encore à son correspondant que, chez Eugénie, la séduction mondaine comme la séduction sentimentale (si tant est que cette dernière ait jamais effleuré son cœur) furent en même temps et brusquement tranchées dans leur racine par un accident dont rien n’a transpiré dans les publications de Trébutien. L’amitié de Mlle de Guérin et de la baronne de Maistre, depuis quelques années si tendre de part et d’autre et même si passionnée d’une part, aurait fini soudain par une brusque rupture et par une brouille que nulle réconciliation ne devait suivre. Voici sur ce dernier point les incomplètes et pourtant décisives confidences des Lettres à Trébutien : « Le milieu de femmes dans lequel Eugénie vécut lui fit plus de mal que de bien ; il y eut une bataille à trois qui emporta trois amitiés à jamais dans un drame de jalousie et laissa des blessures qui saignent encore aujourd’hui : je vous conterai cela quelque jour. Cela me serait impossible aujourd’hui : les souvenirs aussi ont des nerfs ! »

Bataille à trois, dit Barbey. Serait-ce donc Eugénie, Jules et Marie heurtés dans quelque conflit de sentimens dont il ne serait pas très difficile, en ce cas, de soupçonner la nature ? Telle est la première impression du lecteur de cette page. Mais non, car Barbey nous apprend un peu plus tard qu’il s’agit de trois femmes. En effet, ramené trois ans après au même sujet, il se dérobe d’abord une fois de plus : « Quant au drame dont vous me parlez, dit-il, je vous le raconterai plus tard. J’aimerais mieux le dire que l’écrire : les mots que j’écris, je les vois quand ils sont écrits et ils me fusillent. Du moins, la parole va plus vile ; une fois dite, elle est évaporée et il n’en reste pas plus qu’il ne reste un peu de fumée dans les vents[10] ! » Une dernière fois cependant, à propos du Memorandum d’Eugénie à Paris, dont nous allons parler, il revient sur ces événemens pénibles : « La belle Sirène de l’amitié entre femmes commence (dans ces pages d’Eugénie) à montrer sa queue bifurquée et écaillée d’acier. Cela reluit sinistrement déjà. Demain, il y a aura du sang sur les écailles. Ce mémorandum est en effet la dernière chose écrite chez cette amie qui allait cesser de l’être. Deux jours après la dernière date de ce recueil, la palombe Eugénie avait quitté l’hôtel où se tassaient trois cœurs de femme dans la plus fervente amitié… et les couteaux étaient tirés. »

Avant d’interpréter de notre mieux ces incomplètes et comme furtives confidences, cherchons à déterminer quel fut le troisième acteur féminin du drame qui nous est révélé par les lettres de Barbey. Ce rôle ne peut guère avoir été tenu que par une certaine Mlle Sophie de R…[11], qui apparaît déjà dans la première lettre intime adressée par Eugénie à la baronne, le 12 mars 1838 ; qui, au lendemain de la mort de Maurice, écrit au Cayla la lettre « la plus touchante » et qui inspire un peu plus tard à Eugénie cette innocente épigramme : « Mon cœur est mort, mais, de votre côté, il y a des cordes vives, et je dirais vibrantes, si j’étais Sophie l’aimable, la trop bien disante. Que savez-vous de cette pauvre amie ? Saint-Quentin la console-t-il de Vienne ? » Enfin, dans une autre lettre d’Eugénie, qui est datée de Paris, au début de l’hiver 1841, on lit encore : « Si une charmante Sophie de R… que nous attendons arrive, je sortirai un peu avec elle qui connaît Paris comme sa chambre et qui aime à courir comme une alouette. » — Sophie vint en effet, reçut vraisemblablement comme Eugénie l’hospitalité de l’hôtel de Maistre et il est fort probable que nous devons la reconnaître dans cette charmante amie dont le dernier Memorandum d’Eugénie vante, en ces termes, la séduction irrésistible : « La Charmante m’a dit : Nous causerons demain ; ce qui promet d’intimes confidences. Quand les sources d’émotion ont coulé, quand le cœur est plein, c’est sa façon d’en annoncer l’ouverture. Nous causerons demain. Nous nous embrassons là-dessus : chacune va à son sommeil, et je ne sais si on attend le jour pour causer. Une tête agitée fait bien des révélations à son oreiller ! »

Barbey de son côté entretient Trébutien à plusieurs reprises de Mlle de R… et parfois en termes peu parlementaires, suivant sa coutume. Il la pose tout d’abord en 1845, — un peu plus de trois ans après la crise de 1841, — comme une personne qui le déteste, et qui « tombe asphyxiée dès qu’il met le pied dans un salon où elle est, et dit de lui des horreurs à rendre les ongles bleus en les écoutant. » Il ajoute que les causes de cette attitude sont tout un roman qui n’est pas écrit, et, très probablement, ce roman n’est autre que la crise dont il hésite à fournir à Trébutien le récit. Mais, cinq ans plus tard, le temps ayant fait son œuvre, il se montre beaucoup moins ironique à l’égard de l’ancienne amie d’Eugénie : « Nos seigneuries sont très bien ensemble après avoir été longtemps à faire ce qu’on appelle du commerce armé ! » Il indique encore à Trébutien que Mlle de R… est la Sophie de Révistal qui figure dans le Dessous de cartes d’une partie de whist, ce chapitre des Diaboliques publié dès cette époque. La baronne, de Mascranny, qui apparaît dans le même récit « éternellement couchée comme Cléopâtre sur un lit de repos, » est évidemment la baronne de Maistre. Sophie de Révistal nous montre « un grand œil brun baigné de lumière qui est humide encore, quoiqu’il ait pourtant diablement brillé. » C’est elle qui prononce à la fin du conte cet aphorisme ingénieux : « Ah ! il en est également de la musique et de la vie : ce qui fait l’expression de l’une et de l’autre, ce sont les silences bien plus que les accords. »

Enfin, à la mort de Mlle de R…, survenue en 1854, Barbey l’appelle la fameuse Sophie de R… et écrit qu’elle a fermé des yeux « qui, quoi qu’elle ne fût vieille que comme fille et non pas comme femme, avaient de liquides et frais éclairs encore, mais qui devaient être fatigués de leurs rotations enragées, car si j’ai jamais vu tourner, comme on dit, la prunelle, ç’a été à cette dévote-là ! » Il la regrette cependant au moment de publier les Reliquiæ des deux Guérin, parce qu’elle aurait servi les éditeurs : « Elle aurait embouché une trompette haute comme elle, elle l’eût sonnée aux quatre coins des salons de Paris et comme l’archange du Jugement, elle eût réveillé les cadavres. C’est une renommée que nous perdons. It is noxious ! »

Il nous reste à examiner quelle fut l’occasion de la discorde entre ces trois amies de cœur ? Rien ne nous permet de le décider à coup sûr, de reconnaître si Barbey fut autre chose que spectateur et confident dans l’aventure. Notons pourtant que la situation d’Eugénie était délicate : elle avait beaucoup accepté de son amie plus riche et gardait la juste susceptibilité des obligés dont l’âme est sensible et hère. Pour notre part, nous inclinerions à supposer que Mme de Maistre, enfant gâtée, imagination capricieuse, malgré la bonté de son cœur, fort malade de nouveau en septembre 1841 et qui semble avoir été disposée à la jalousie, — car Eugénie dut la rassurer dès le début de leurs relations sur son amitié pour Mlle de Bayne, — que Mme de Maistre, disons-nous, jugea ses deux amies trop liées entre elles et les accusa peut-être de lui cacher leurs commentaires à son sujet. Ces commentaires, elle les supposait un peu sévères désormais de la part d’Eugénie et non sans raison comme nous allons le voir par les notes quotidiennes de cette dernière. Marie se serait sentie refroidie pour Eugénie à la suite de ces soupçons plus ou moins justifiés, et le contraste si marqué de leurs tempéramens aurait alors éclaté au grand jour dans une explication qui devint mortelle à leur amitié.


V

Pour discuter ces faits en connaissance de cause et pour réduire à leurs justes proportions les différentes assertions de Barbey, nous possédons heureusement, grâce à lui, un document de valeur inestimable, le dernier Memorandum d’Eugénie que Trébutien publia en appendice à ses cahiers du Cayla, et qui, bien mieux que les autres, nous introduit pour un instant dans l’intimité de cette âme secrète. Ce Memorandum de 1841 tranche en effet sur tous les écrits de son auteur par l’émotion de l’accent et la sincérité du jugement : il est unique en son genre, et Barbey n’exagère nullement pour une fois, lorsqu’il annonce à son ami cette découverte presque miraculeuse en termes enthousiastes. « Pendant ma grippe, je me suis amusé, ne pouvant faire autre chose que baguenauder, à fouiller dans le fond d’une vieille malle, une vieille dormeuse que depuis longtemps je n’ouvrais plus. Les vieilles malles, c’est comme le fond de la vie : quand on s’avise de chercher là-dedans, on en rapporte des choses étranges. » Il énumère alors ses trouvailles, et il ajoute : « Plus enfin, et ceci est le morceau exquis, un Memorandum d’Eugénie fait pour moi après la mort de son frère et à son second voyage à Paris. De tous les Memoranda qu’elle a pu écrire, c’est le plus curieux à coup sûr… Je vous jure que ce Mémorandum vaut une bonne poignée d’or ! » — Ce n’est pas trop dire en vérité, car ces quelques pages, complétées par les Lettres à Trébutien, jettent un rayon furtif, mais direct sur la crise morale de cette existence difficile, sur le choc qui, s’ajoutant à la mort de son frère, atteignit Mlle de Guérin en plein cœur et lui ôta ses dernières raisons de vivre.

Par malheur, ces pages précieuses ne nous sont parvenues que tronquées. Mme de Maistre, à qui on les soumit tout d’abord, les surchargea pour sa part de « grosses ratures, » que Barbey ne lui pardonna pas[12]. Trébutien à son tour y pratiqua des coupures que son ami eût souhaitées moins scrupuleuses peut-être[13]. Consultons-les toutefois sur les trois problèmes que soulèvent les confidences épistolaires de d’Aurevilly : entraînement d’Eugénie vers les plaisirs du monde, nature de son sentiment pour lui, préliminaires de sa rupture avec Mme de Maistre. — Sur le premier point, elle-même s’est chargée de répondre en toute sincérité, en toute dignité, à celui qui la représentera quelques années plus tard comme « grisée » par le capiteux parfum des distractions frivoles. Elle ne nie pas ses complaisances : « O ma traversée de six mois si étrange, si diverse, si belle et si triste, si dans l’inconnu qui m’a tant accrue d’idées, de vues, de choses nouvelles qui ont tant laissé à dire et à décrire ! » Mais elle ne s’est jamais sentie pleinement confiante dans ce milieu factice et nous fait ici l’aveu de ses inadvertances mondaines que Barbey n’a pas voulu ou su constater, lorsqu’il nous présentait Eugénie comme entrée de plain-pied dans la société parisienne, sans hésitation ni apprentissage : « Bonne nuit, écrit-elle à son confident, je vais dormir ; je vais chercher mes songes gris de perle ! Et, à propos, pourquoi a-t-on ri lorsque j’ai comparé les vôtres au son de la trompette ? Il y a donc là-dessous quelque signification singulière, de ces sous-entendus de langage que je n’entends pas ? Ce qui m’arrive souvent. On donne dans le monde de doubles sens aux choses les plus simples, et qui n’est pas averti s’y trompe. Quand je vois rire, allons, je suis prise au piège : cela me donne à penser, mais rien qu’un moment, par surprise. A quoi bon s’arrêter sur des complications ? »

Un mois avant son retour définitif au Cayla, elle formule enfin cette décisive profession de foi : « Le monde n’a rien de ce que je voudrais. Je le quitte aussi sans en avoir reçu l’influence, ne l’ayant pas aimé, et je m’en glorifie. Je crois que j’y perdrais, que ma nature est de meilleur ordre, restant ce qu’elle est sans mélange. Seulement, j’acquerrais peut-être quelques agrémens qui ne viennent qu’aux dépens du fond. Tant d’habileté, de finesse, de chatterie, de souplesse ne s’obtiennent pas sans préjudice. Sans leur sacrifier, point de grâce. Et néanmoins, je les aime : j’aime tout ce qui est élégance, bon goût, belles et nobles manières. Je m’enchante aux conversations distinguées et sérieuses des hommes, comme aux causeries, perles fines des femmes, à ce jeu si joli, si délicat de leurs lèvres dont je n’avais pas idée. C’est charmant, oui, c’est charmant en vérité (chanson), pour qui se prend aux apparences, mais je ne m’en contente pas. Le moyen de s’en contenter, quand on tient à la valeur morale des choses ? Ceci dit dans le sens de faire vie dans le monde, d’en tirer du bonheur, d’y fonder des espérances sérieuses, d’y croire à quelque chose. Mmes de X… sont venues : je les ai crues longtemps amies à entendre leurs paroles expansives, leur mutuel témoignage d’intérêt et ce délicieux : Ma chère, de Paris ; oui, c’est à les croire amies, et c’est vrai tant qu’elles sont en présence. Mais, au départ, on dirait que chacune a laissé sa caricature à l’autre ! Plaisantes liaisons ! Mais il en existe d’autres, heureusement pour moi ! » Voilà la note vraie : voilà l’âme d’Eugénie tout entière avec ses furtives complaisances d’artiste née et ses fermes résistances de chrétienne, disciple de François de Sales. Certes, le monde l’a attachée, captivée par tout ce qu’il offrait de nouveau aux méditations de son pénétrant esprit, mais il n’a nullement « grisé » ce cerveau robuste, qui ne cessa jamais d’abriter une volonté en possession de son sang-froid.

Que nous apprend d’autre part le dernier Memorandum d’Eugénie sur ses relations avec Barbey d’Aurevilly ? La dédicace en est chaleureuse, à coup sûr, presque autant que celles dont le Journal du Cayla nous a donné précédemment la surprise : « Vous voulez que j’écrive mes impressions, que je revienne à l’habitude de retracer mes journées : pensée tardive, mon ami, et néanmoins écoutée. Le voilà, ce mémorandum désiré, ce de moi à vous dans le monde comme vous l’avez eu au Cayla : charmante ligne d’intimité, sentier des bois mené jusqu’à Paris. Mais je n’irai pas loin dans le peu de jours qui me restent. » Nous rencontrons encore des témoignages d’admiration affectueuse, corrigés d’ailleurs par des réserves nécessaires : « Le grand X…, vis-à-vis de vous, vous a trouvé bien aimable : vous étiez en verve ce soir, mais plus ou moins votre conversation abonde d’esprit, d’éclat, de mouvement. Elle monte, s’étend se joue dans mille formes, magnifique feu d’artifices. — Le beau parleur, a dit ce grand monsieur, en saluant la baronne qui a confirmé d’un sourire, ajoutant : — Ne croyez pas qu’il pense tout ce qu’il dit. C’était sans doute au sujet de saint Paul et pour écarter le soupçon d’hérésie que vous avez encouru en discourant mondainement sur cet apôtre. Que je voudrais aussi ne pas vous croire ! »

C’est en effet, dans ces relations d’intimité confiante, la pierre d’achoppement que l’incrédulité de Jules, souci incessant de sa pieuse amie. Combien elle aimerait à se faire illusion sur ce point ! « Qu’alliez-vous faire dimanche à Saint-Roch ? Etait-ce aussi pour vous y reposer ? On a fait bien des investigations là-dessus : peine perdue ! Que découvrir sur l’incompréhensible ? Dieu seul vous connaît. Oui, vous êtes un palais labyrinthe, un dérouteur, et, sans ce côté qui vous liait à Maurice et où luit pour moi la lumière dans les ténèbres, je ne vous connaîtrais pas non plus : vous me feriez peur. Et cependant, vous avez l’âme belle et bonne, honnête, dévouée, fidèle jusqu’à la mort, une vraie trempe de chevalier, et ce n’est pas seulement au dedans ! » Enfin, à la veille même de leur séparation définitive, elle a cette originale image pour peindre leur amitié singulière : « Une femme a dit que l’amitié était pour elle un canapé de velours dans un boudoir. C’est bien cela, mais hors du boudoir pour moi, et haut placé sur un cap par-dessus le monde. Cette situation à part de tout me plaît ! » Y a-t-il en tout cela rien qui dépasse la fraternité d’âmes, fraternité scellée sur un tombeau entre deux esprits de la plus ferme trempe intellectuelle ?

Ce qui justifie au surplus les effusions que nous venons de rappeler, ce qui explique peut-être les illusions rétrospectives de Barbey quant aux sentimens d’Eugénie à son égard, c’est qu’elle dut s’appuyer sur lui avec plus d’abandon que jamais dans l’épreuve morale qu’elle traversa à la fin de l’été 1841. Sur ce point tout au moins, l’imagination de Barbey ne l’a point égaré et le dernier Memorandum semble confirmer son récit à Trébutien. En dépit des ratures que Mme de Maistre ne put se tenir d’y faire lorsqu’il lui fut soumis, on y voit se préparer la rupture cruelle que d’Aurevilly nous a révélée. On dirait au surplus qu’Eugénie l’avait dès longtemps pressentie, cette rupture, lorsqu’elle écrivait du Cayla à son amie : « S’il me fallait vous quitter ! Il y a cent façons de se séparer sur terre : Non que j’en aie aucune en vue, mais tôt ou tard ne faut-il pas tout quitter ?… Dieu me préserve de vos remords, de ceux que vous auriez si vous veniez à me nuire ! Quel double malheur ! »

Or voici qui semble présager ce malheur : « 0 fin de tout ! écrit Eugénie le 17 septembre 1841, fin de toutes choses et toujours des plus chères, et sans causes connues souvent pour les sentimens du cœur, par je ne sais quel dissolvant qui s’y mêle. En s’unissant, il entre le grain de séparation. Cruelle déception pour qui croyait aux affections éternelles ! Oh ! que j’apprends ! Mais que la science est amère ! Qui me restera ? Vous, ami de bronze. J’ai toujours cherché une amitié forte et telle que la mort seule la pût renverser : bonheur et malheur que j’ai eus, hélas ! avec Maurice. Nulle femme n’a pu ni ne pourra le remplacer. Nulle, même la plus distinguée, n’a pu m’offrir cette liaison d’intelligence et de goûts, cette relation large, unie et de tenue. Rien de fixe, de durée, de vital dans les sentimens des femmes. Leurs attachemens entre elles ne sont que jolis nœuds de rubans. Je les remarque, ces légères tendresses dans toutes les amies. Ne pouvons-nous donc nous aimer autrement ?… Cela m’impatiente quand j’y pense et que vous ayez au cœur une chose qui nous manque. »

D’autres remarques trahissent d’ailleurs une harmonie rompue et un jugement quelque peu aigri, car Eugénie songe sans nul doute aux deux petites filles jumelles de Mme de Maistre, qui grandissent depuis quelques mois sous ses yeux, lorsqu’elle écrit : « Rien ne me choque plus rudement que l’injustice, que j’en sois ou non l’objet. Je souffre d’une manière incroyable rien qu’à voir donner raison à un enfant qui a tort et vice versa… En général, nous sommes bien mal élevées, ce me semble : on ne cultive que nos nerfs et notre sensibilité, et, en sus, la vanité… Cela fait mal à voir. Pauvres petites filles ! » La directrice n’est donc plus écoutée et, dans la dernière phrase échappée de sa plume, gronde la menace du lendemain : « J’ai puisé du calme et de la force à l’église pour soutenir un assaut accablant ! »


VI

Mlle de Guérin dit adieu à Paris dans les premiers jours d’octobre 1841. Le père de Mme de Maistre, l’excellent M. de Sainte-Marie, venait de mourir, et cette circonstance servit la fugitive pour couvrir sa retraite, pour ensevelir dans le silence de son propre cœur la blessure qui venait de lui être infligée : « J’ai laissé Mme de Maistre pleurant la mort de son père, » écrit-elle à Mlle de Boisset ; et, à Mlle de Bayne : « Ma pauvre amie la baronne est à peu près aussi morte que son père. Elle n’écrit plus : je n’ai de nouvelles que par sa mère, autre agonisante. » Mais les siens l’accueillent comme l’Enfant prodigue : « Le grand bonheur, l’ineffable bonheur, c’est l’inexprimable affection de mon père, de Marie[14], d’Erembert ! » Un instant, elle a douté d’elle-même, ayant senti sous les fleurs la persistante âpreté de la lutte vitale, dans cette vie d’artifices savans à laquelle rien ne l’avait préparée. Elle va se reconquérir en reprenant l’existence étroite qu’elle a pratiquée de longue date : « Il y en a qui pensent que le monde m’a beaucoup changée, dit une lettre à la fidèle Louise. Ceux-là ne me connaissent pas du tout… S’il me venait Paris d’un côté, vous de l’autre, c’est bien vous que j’embrasserais. Le monde n’est pas si enchanteur que votre cœur ! »

Par malheur, ce monde, violemment arraché de son âme, a laissé dans la plaie des débris qui n’en sortiront que lentement, au prix de nouvelles souffrances. Jules, son frère d’adoption, l’ami de bronze, fidèle jusqu’à la mort, qu’elle a placé tout d’abord à côté, puis au-dessus de Marie de Maistre dans sa confiance, Jules la délaisse à son tour aussi brusquement et de façon moins explicable encore. Il y a là pour nous, en effet, une seconde énigme psychologique que Barbey, en la posant devant nous, n’a pas mieux éclairée que la première. Nous l’avons dit, rien ne prouve qu’il ait eu part directe au conflit des trois cœurs de femmes dont il nous a révélé la déplorable issue. Prit-il pourtant, dès le lendemain, le parti de la baronne ? Il est certain qu’il ne donna plus jamais de ses nouvelles à celle qu’il appelait la veille sa sœur d’adoption et dans la vie morale de laquelle il avait tenu pour un moment tant de place. Cruelle conclusion d’une aventure si chevaleresque à son origine et conclusion mal aperçue jusqu’ici parce que d’Aurevilly, publiant avec Trébutien les Reliquiæ d’Eugénie, en a écarté d’abord avec soin tous les passages où transparaissait sa désertion. Plus tard Trébutien, brouillé avec Barbey, rétablit ces fragmens dans l’édition des Lettres donnée par lui seul en 1862, mais il laissa en blanc le nom du coupable. L’attitude de Jules resta donc ignorée de maint lecteur, puisque le dernier et fort délicat analyste de la pensée d’Eugénie a pu écrire que son confident parisien ne cessa pas un instant de rester en communication avec elle et que, pour la pieuse fille, ce fut une consolation de suivre pas à pas les progrès religieux de son ami[15].

La réalité est bien plus amère. « Elle et vous, dit une note parisienne d’Eugénie, le 19 juillet 1841, il n’y a que deux personnes d’un je ne sais quel charme pour moi, bien durable et bien profond. » Il s’agit de Mme de Maistre et de d’Aurevilly. Moins de trois mois après, elle avait fait défaut : trois mois encore, et l’abandon de vous sera une chose consommée. En janvier 1842, Eugénie envoie à Barbey une notice généalogique qui fut publiée vingt ans plus tard par Trébutien en appendice aux œuvres de son frère. Il persiste à se taire. « Rien ne peut expliquer ce silence, écrit en juillet Mlle de Guérin à un autre ami de Maurice, demeuré plus fidèle au souvenir de l’écrivain disparu, sinon la mort de M. d’Aurevilly. » Mais voici qui est plus sévère et qui renie les complaisances passées : « Quoique je n’aie pas plus goûté que M. Quemper certaines façons de penser de M. d’Aurevilly, j’ai eu confiance en ses paroles. Je crois plutôt à sa mort. » Et cette incertitude montre à quel point toutes ses relations parisiennes sont désormais rompues !

Elle apprend qu’il vit cependant et elle soupire alors : « Incompréhensible conduite, je ne la juge pas, mais j’en souffre. J’avais compté sur les plus nobles promesses : je m’attendais à cette publication (des écrits de Maurice) comme au lever du soleil, et tout demeure sans effet sans que je sache pourquoi ; ceci n’est plus supportable ! » À ce Quemper qu’elle sait en relations directes avec d’Aurevilly, elle écrit en 1843 : « Il n’y songe plus sans doute. Je ne m’explique pas cette conduite, et je ne m’exprimerai pas non plus sur cet ami de mon frère. Tout ce que je dirai, c’est que je veux absolument reprendre ces chers manuscrits. » Et, en 1845, elle conclut : « Rien n’explique le silence de celui qui s’en était chargé si exclusivement. Oh ! que le monde est plein d’inexplicables choses ! » N’avait-elle pas, dès le 2 novembre 1842, fête des Morts et jour natal de l’ami infidèle, noté sur le Memorandum même qu’elle rédigeait pour lui, avec quel élan de cœur ! « Hélas ! tout meurt : où est celui pour qui j’écrivais les lignes précédentes la précédente année. Où est-il ? »

De ce silence inqualifiable, de l’échec de ses espérances au sujet des œuvres de Maurice, Trébutien dira nettement qu’Eugénie est morte : « Lorsque cette dernière illusion lui échappa, elle sentit que ses forces l’abandonnaient aussi ; elle cessa d’écrire : elle allait cesser de vivre ! » Et Barbey lui-même, rédigeant la préface des Reliquiæ, enveloppe dans une image aux couleurs crues le demi-aveu de sa faute : « Des circonstances inutiles à rappeler suspendirent et semblèrent définitivement arrêter la publication. Dieu lui ôta donc sa suprême espérance, et ce fut, dans l’ordre des douleurs de cette âme, quelque chose de pareil à la séparation, avec le couteau, du fil de chair saignante qui relie au tronc la tête coupée par la hache. Le fruit était mûr : il était cueilli : le doigt de Dieu, en s’y posant, le fit choir dans l’éternité. »

Comment expliquer l’inexplicable, répéterons-nous après Eugénie ? Sans doute faut-il accuser avant tout cette vie de ribaud, dans laquelle d’Aurevilly se plongeait à cette heure même, pour quelques années, et dont il dira plus tard à Trébutien : « Au temps de mes Memoranda (1836-1838), je n’étais cas encore ce ribaud que l’on m’a vu depuis. C’est depuis que ma vie a traîné de ce côté indescriptible… qu’on m’a vu livré à toutes les horreurs d’une vie que j’ai tuée avant qu’elle ne me tuât… Le mondain, l’enragé, le démoniaque sont venus plus tard. » Quant à sa faute à l’égard d’Eugénie, il n’hésite pas à en faire pour son ami l’aveu sans détour : « Singulière fille, avec qui j’ai eu bien des torts ! Des torts comme j’en avais avec bien des âmes à cette époque où j’étais comme un boulet de canon qui renversait tout ce qui était sur le chemin de la cible dans laquelle je tirais ou j’étais tiré par le diable. Quand je songe à tout ce dont j’ai abusé, j’en suis honteux, et cette honte est une furie ! »

Il faut s’empresser, en terminant, de reconnaître qu’il a fait beaucoup par la suite afin de réparer ses torts, puisque la réputation posthume d’Eugénie est en grande partie son œuvre. Son dernier mot sur Mlle de Guérin dans ces Lettres à Trébutien, — si souvent dépourvues de ménagemens pour elle en dépit des intentions apologétiques de l’auteur, — c’est que les écrits de cette « fille d’en haut » semblent « un flacon du sang d’une sainte coupé par des larmes de fée. » Cette fois, l’image est pleinement respectueuse et digne du modèle qui l’a inspirée. Nous fermerons donc sur cette impression d’apaisement le livre qui évoqua sous nos yeux tant d’orages et qui heurta des âmes généreuses, en de pénibles conflits.


ERNEST SEILLIERE.

  1. Paris. A. Blaizot, 1908. — Les lettres qui furent écrites pendant les dix-huit derniers mois de cette étroite intimité font défaut cependant, sans qu’il nous soit expliqué pour quelle raison.
  2. Premier Memorandum, p. 280.
  3. Nous avons cru devoir écarter de ce portrait quelques traits un peu crus. On y voit qu’en 1844, date de ces lignes, Mme de Maistre attribuait volontiers à un accident, à l’erreur d’un médecin la plupart de ses misères et l’on trouve en effet la trace de cet accident dans la Correspondance d’Eugénie en 1840 ; mais leurs premières relations ne montrent guère la baronne moins éprouvée par la maladie qu’elle ne devait l’être par la suite.
  4. Non seulement il a cité cette métaphore avec satisfaction dans ses Memoranda, mais encore il l’a commentée dans son Brummell comme un principe excellent de Dandysme.
  5. Fils aîné de M. de Guérin.
  6. Ces assertions sont empruntées par Barbey à une notice généalogique que lui fournit Eugénie elle-même et qui fut publiée plus tard par Trébutien à la fin des Œuvres de Maurice. Quelque grand-père à l’imagination complaisante avait sans doute préparé la rédaction de ce document en s’annexant la gloire de tous les Guérin rencontrés par lui dans les chroniqueurs, — celle par exemple de ce Guérin, évêque de Senlis, qui régla l’ordre de bataille de l’armée française à Bouvines. — Mais Guérin, ce nom de baptême germanique, fort répandu au moyen âge, n’était probablement pas le privilège d’une seule famille. Ainsi nous avons montré ailleurs Gobineau se faisant honneur de tous les Gauvain qui figurèrent jadis dans la chevalerie européenne. — « Vous connaissez ma naissance : elle est honorable et voilà tout, » écrit quelque part Maurice de Guérin, sur ce point moins romantique que sa sœur. Il est certain seulement que leur noblesse était authentique et de bon aloi.
  7. Il la montre ailleurs avec « sa coiffure de vendangeuse et ses mains hâlées, » portant néanmoins sans embarras <> sa robe rose sur ses grêles membres de sauterelle. »
  8. Voyez l’opuscule de Firmin Boisson, Barbey d’Aurevilly. Besançon, 1901.
  9. Voyez Lettres à Trébutien, II, 69. — Nous n’insisterons pas non plus sur son appréciation des rapports qui unirent Eugénie à sa belle-sœur, Mme Maurice de Guérin : déjà dans ses Memoranda il les avait conçues comme rivales secrètes et montré la jeune Indienne aiguisant son œil de colombe en œil d’aigle pour épier l’effet produit sur lui par Mlle de Guérin. — A Trébutien il recommande de ne pas croire aux mansuétudes des lettres d’Eugénie : « Comme toutes les femmes, même les meilleures, elle s’entendait aux duels aux épingles et quand elle avait fait la piqûre, elle mettait dessus la goutte de citron de la fausse pitié avec des coquetteries de Samaritaine qui regarde si on la guette dans les chemins de Jéricho ! »
  10. Barbey acheva sans doute de vive voix ses confidences à son ami lors de son voyage à Caen en 1856. (Memor. de Caen, 28 sept.) « Dit les choses inexprimables par lettre, ce que j’appelle le quatrième dessous de tout ! Jugement de Josaphat sur les choses, les autres et soi-même ! »
  11. Ce nom est en toutes lettres dans la correspondance avec Trébutien. Mais les intempérances de langage que Barbey se permet à ce propos nous conseillent de lui laisser la responsabilité de son indiscrétion.
  12. Lettres, II, 199.
  13. Ibid., II, 180.
  14. Marie de Guérin, sa sœur.
  15. Les dates mêmes s’opposent à cette dernière hypothèse, car Eugénie est morte en 1848, et si Barbey se pose en catholique vers 1817, c’est une conversion de tête et de politique dont il s’agit à ce moment. Il lui faudra près de dix ans pour arriver, sous d’autres influences, à la pratique religieuse.