Euripide et ses idées

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Euripide et ses idées
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 3 (p. 880-902).




EURIPIDE ET SES IDÉES








Comme l’auteur de ce livre[1] l’a très bien dit, il n’y a pas de livre plus moderne que celui-ci. Euripide était le poète le plus moderne de l’antiquité. Aussi tout « professeur de la langue grecque, » comme disait Bossuet de Mélanchton, qui ne renonce pas complètement à avoir du monde à son cours, s’il n’a pas l’audace de faire son cours sur Aristophane, le fait, infailliblement, sur Euripide. Euripide est sûr d’intéresser les modernes.

Nietzsche, — dont je m’étonne que M. Masqueray n’ait rien dit, — Nietzsche le savait bien, qui exécrait Euripide. Il le considérait comme un élève de Socrate et comme, après Socrate, le premier qui eût substitué la raison et le raisonnement, la raison raisonnante et l’analyse dissolvante à l’instinct, à l’instinct puissant et qui ne se trompe pas, lequel avant Socrate et Platon dirigeait et poussait et soulevait les hommes.

Il y aurait bien des choses à dire là-dessus que j’eusse souhaité qui fussent dites par M. Masqueray, Euripide étant moins simple que cela, d’abord, et aussi l’instinct, qui poussait les hommes avant Socrate et lui étant surtout l’nstinct religieux que Nietzsche déteste de tout son cœur ; et sur cet embrouillement tout au moins apparent il faudrait un peu causer. Enfin M. Masqueray n’a point parlé de Nietzsche ; n’en parlons plus.

Ce qu’il a bien vu, c’est que les idées d’Euripide sont très modernes. Ce qu’il a bien vu ensuite, c’est jusqu’à quel point elles sont modernes et qu’assez souvent, comme il est naturel, elles ne le sont pas. Ce qu’il a bien vu ensuite, c’est qu’elles sont souvent contradictoires, ce qu’on ne peut guère reprocher à Euripide, non plus qu’à Nietzsche, non plus qu’à personne, le seul moyen d’avoir beaucoup d’idées étant d’en avoir qui se contredisent et le seul moyen de ne se contredire point étant de n’en avoir qu’une et même de n’en pas avoir du tout.

Ce qu’il a très bien vu ensuite, c’est que ses idées contrariant son art, Euripide a été souvent gêné et qu’il doit à cette gêne et les imperfections de ses tragédies et aussi son originalité de poète tragique. — Que de choses dans ce livre ! Eh ! oui, il y a beaucoup de choses dans le livre de M. Masqueray.

Euripide est une manière de positiviste très « moral » et très « sensible, » quelque chose par conséquent comme un homme du xviiie siècle qui serait assez mêlé d’un homme du xixe siècle. Le voilà en gros, hélas ! car je songe à toutes les nuances que je suis forcé d’oublier volontairement ; mais enfin le voilà en gros.

Par suite, Euripide verra la vie sous un autre angle que ses prédécesseurs, soit au théâtre, soit dans la littérature générale. Pour lui, la vie est triste et triste à mesure qu’elle avance. Les enfans (qu’il semble avoir adorés) sont les plus heureux d’entre les vivans ; les jeunes gens sont heureux encore, mais trop tourmentés par l’amour, ce « tyran des hommes et des Dieux ; » les hommes aussi (représentés chez lui surtout par Ulysse, Agamemnon et Ménélas) sont tourmentés par l’ambition, laquelle a pour principal effet d'avilir l’homme ; et enfin la vieillesse, qu’Euripide a toujours représentée tremblotante, chevrotante et bronchant à chaque pas, est le plus douloureux état qui soit au monde

Somme toute, la vie est un fléau, et mieux vaudrait pour tous n’être pas nés ; car les hommes sont faibles et ils ne sont pas protégés par les Dieux, si tant est qu’il ne faille pas dire qu’ils sont persécutés par les Dieux.

Mais ce qui est bien significatif, et ici Euripide n’est pas si loin d’Aristophane, l’homme qu’Euripide considère comme le plus heureux des hommes, c’est « le pauvre » (je ne dis pas l’indigent), c’est le travailleur libre des champs, l’Autourgos, qui laboure péniblement son champ et qui en vit péniblement. Voilà l’homme heureux autant que le mot peut avoir un sens, voilà l’homme digne, à la fois modeste et fier, qui peut être content de lui et des Dieux. Par trois ou quatre fois, Euripide est revenu sur cette figure qu’évidemment il caresse et qu’il aime à peindre avec complaisance.

Sur les femmes, on ne saura jamais quelles ont été les vraies opinions d’Euripide. Il les a criblées de toutes les épigrammes qu’on peut justement ou injustement leur adresser. Littéralement, il les a déchirées, comme, selon la légende, il fut déchiré (matériellement) plus tard par elles.

Et, d’autre part, les plus pures, les plus ravissantes, les plus sacrées, les plus divines figures de femmes furent tracées par lui et sont restées la grâce et le charme délicieux de son théâtre.

Qui faut-il croire ? Et qui débrouillera ? M. Masqueray, — surtout, il en conviendra, pour nous donner une excellente leçon sur la condition des femmes au ve siècle avant Jésus-Christ, — suppose que quand Euripide se fait le peintre amoureux et res- pectueux des Iphigénie et des Admète, Euripide songe aux femmes d’autrefois, aux femmes des temps homériques et que, quand il se montre « mysogyne, » il pense aux femmes de son temps, qui (du reste par la faute des hommes) avaient tous les défauts du monde. Il est possible. J’aurais tendance à croire que, tout simplement, Euripide adorait les femmes et qu’il en a dit beaucoup de mal et beaucoup de bien comme tous ceux qui les adorent. Songez à Dumas fils qui ne se plaindra pas du rapprochement et qui du reste ne laisse pas de mériter qu’on le fasse. Dumas fils est le satirique ami du sexe féminin que l’on sait bien et il est le peintre de Denise, de Madame Aubray et de quelques autres. Songez encore à Molière et à La Bruyère. On me dira que Boileau a dit du mal des femmes et est très peu soupçonné de les avoir aimées. Mais Boileau ne fait que copier Juvénal, et sa sortie contre les femmes n’est guère qu’un exercice de rhétorique supérieure. Enfin on ne saura jamais pourquoi Euripide a dit tant de mal, et montré tant de bien des femmes.

Ce qu’il y a de certain, c’est qu’il leur a rendu le service de tracer quelques portraits féminins qui sont les plus beaux de l’antiquité tout entière, et cet autre service d’avoir inspiré Racine. Les femmes ne peuvent plus, légitimement, le mettre en charpie.

Ce qui est plus intéressant encore, si c’est possible, que les idées elles-mêmes d’Euripide, c’est l’influence de ses idées sur la manière dont il a conçu et conduit ses ouvrages. Euripide s’est trouvé comme pris et serré, ainsi qu’en un étau, entre son génie et ses idées.

Son génie était tragique. Son génie était tragique, parce qu’il était sensible, plus que sensible, douloureux, sans sérénité, profondément ému de la misère humaine, pénétré de ce qu’on appelait, il y a vingt ans, d’un mot assez beau, la religion de la souffrance. Il était donc porté d’un mouvement naturel vers la tragédie (sans compter que de son temps, comme du nôtre, on n’arrivait à la gloire que par le théâtre).

Mais ses idées étaient celles : 1o d’un moraliste très pur, très élevé, presque austère, d’un élève de Socrate (il l’a peut-être été) ; 2o d’un positiviste, et si le mot est partiellement inexact, je le sais et ne m’en sers que pour la commodité du discours, et il est suffisamment juste pour que j’en use pour ma démonstration.

Or les légendes sur lesquelles un tragique du ve siècle était forcé de travailler étaient religieuses, toutes imprégnées des conceptions du monde qui étaient celles des hommes du temps d’Homère, ou même des hommes antérieurs à Homère. Et ces conceptions étaient immorales aux yeux d’un socratique, aux yeux d’un moderne, aux yeux d’un homme orienté déjà vers le platonisme et même vers le christianisme.

Et encore ces conceptions, non seulement ne donnaient aucune explication de la présence du mal sur la terre, mais encore le représentaient comme voulu par les Dieux et imposé aux hommes par des Dieux qui étaient jaloux des hommes et qui prenaient un certain plaisir, — intermittent, capricieux ; mais enfin un certain plaisir, — à les molester et torturer.

Il y avait donc un abîme entre les idées d’Euripide et la matière de ses œuvres, un abîme, je pourrais dire, entre ses idées et son métier.

Comme philosophe, Euripide est un épisode de cette longue histoire que j’ai racontée ailleurs, de la morale, chez les Grecs, sapant peu à peu la religion qui était immorale ou qui était insuffisante à expliquer les grands problèmes.

Comme artiste, c’est des légendes inspirées par cette religion même qu’Euripide doit s’inspirer et sur elles qu’il doit travailler.

Voilà l’abîme et voilà l’extraordinaire et, disons-le, l’insurmontable difficulté.

Remarquez que, s’il y a abîme intellectuel, pour ainsi parler. il y aussi abîme relativement aux temps, aux époques. Euripide traite des légendes qui remontent à cinq ou six cents ans pour le moins. Le monde a évolué singulièrement depuis ce temps-là. Il n’est plus du tout le même ni comme mœurs, ni comme idées générales, ni même, quoique ce soit ce qui change le moins, comme sentimens.

Que faire de ces vieilles légendes ? Vous me direz : « Il faut, pour les traiter, précisément se faire leur contemporain ; il faut se faire une âme antique, une âme homérique et préhomérique… » Très juste ceci. C’est précisément ce qu’a fait Eschyle, lequel, ayant trente ans de plus qu’Euripide, a l’air d’être séparé de lui par des siècles. C’est précisément ce qu’a fait Sophocle, à peu près, trouvant dans son génie littéraire et surtout dans son âme à la fois artistique et sacerdotale» dans son âme de prêtre, artiste, le moyen de se représenter à lui-même et de présenter à ses contemporains la religion antique par ce qu’elle avait de moral, de fortifiant, de consolateur ou au moins de respectable, et il y a eu là une réussite tout à fait extraordinaire sur laquelle j’aurai bien un jour l’occasion de m’expliquer.

Ne retenons qu’une chose pour le moment : oui, pour traiter de ces légendes ultra-antiques, il aurait fallu d’une façon ou d’une autre se faire une âme antique ou qui aurait su donner, et à l’auteur et au spectateur, l’illusion qu’elle l' était.

Mais Euripide était tout à fait de son temps et, qui bien plus est, il tenait à être tel. Nul doute que, si Euripide a prodigué les sentences morales, s’il a prodigué les dissertations, les discussions sophistiques et les portraits des Agamemnon et des Ménélas à la ressemblance des Athéniens du ve siècle, c’est qu’il était bien de son temps, qu’il voulait en être et qu’il voulait agir sur lui.

De ceci il résultait, d’abord qu’il se prédestinait lui-même à l’anachronisme, et en effet il y est souvent tombé ; ensuite qu’il établissait lui-même une antinomie entre ses sujets et ses idées et entre ses sujets et sa manière.

Il ne s’est pas tiré, comme on dit, de tout cela ; mais il a fait à travers tout cela des évolutions très brillantes. Tantôt il accuse les Dieux ou les fait accuser par ses personnages, puisque les Dieux sont immoraux. Tantôt il les transforme et il en fait des Dieux vertueux et ils sont reconnaissables s’ils peuvent et il n’en a pas grand souci. Tantôt il les altère dans deux sens différens.

Admettons, ce qui est à peu près vrai, qu’Héraclès ait été pour les poètes grecs le représentant de la justice sur la terre.


Hercule promenant l’éternelle justice
Sous son manteau sanglant taillé dans un lion.


Soit. Qu’en fera Euripide, dans Alceste ? D’une part, quelque chose de moins, d’autre part quelque chose, sinon de plus, sinon de tout autre et de plus touchant. Il en fait d’abord une espèce de soudard goinfre, ivrogne et éclatant quand il est à demi ivre, en propos gaillards et en chants bachiques ou plutôt herculéens. Puis, quand Héraclès apprend que son hôte a perdu sa femme et que lui, Héraclès, a profané par sa conduite une maison en deuil, il a honte, comme un grand enfant ; et, non pas du tout par inspiration de justice, mais pour réparer sa faute, en brave garçon qu’il est, il jure à Admète qu’il arrachera Alceste au Dieu de la mort et qu’il la rendra à son époux.

Voyez-vous, dans la première partie, l’aversion d’Euripide pour la mythologie qui divinise la Force, son aversion aussi, bien connue, pour les athlètes ; dans la seconde partie, sa sensibilité, son plaisir à peindre des hommes un peu « peuple, » mais doués de bons sentimens généreux et cordiaux ; et nulle part, ce me semble, le sens de la grande mythologie, ce sens de ce que la mythologie contenait de grand et de profond, ni non plus le goût de le rechercher, ni non plus le désir de le mettre en lumière et en lumière pure et radieuse, tous sentimens qu’un Sophocle avait si bien.

Voyez encore comment Euripide traite d’Hélène. Le plus souvent Hélène est pour lui « l’éternel féminin » dans tout ce qu’il a de redoutable, de perfide et de détestable. Et puis ailleurs il la peint sous tous les dehors et dans tout l’état et je dis même l’état d’âme d’une matrone romaine ; mais jamais, ce me semble, il n’a touché le point, le point mythologique, si je puis dire : Hélène considérée comme une force de la nature aveugle et fatale contre laquelle on n’a rien à dire, en faveur de laquelle on ne saurait dire rien, tant elle est irresponsable, et c’est certainement cette manière de prendre les choses qui est épique au plus haut point et qui, si un homme de théâtre comme Euripide s’y appliquait selon son art, deviendrait éminemment dramatique.

À la vérité, il nous a conservé, dont nous lui devons savoir le plus grand gré, la légende la plus profonde relativement à Hélène, cette légende selon laquelle Paris aurait enlevé, non point Hélène, mais un fantôme, et selon laquelle, pour ce fantôme, Grecs et Troyens auraient combattu et se seraient entretués pendant dix ans. Ceci, « par exemple, » est merveilleux. Hélène est un rêve, et c’est pour cela qu’elle est si belle ; Hélène est un rêve, et c’est pour cela que le temps n’a pas de prise sur elle ; Hélène est un rêve, et c’est pour cela que tous les hommes et Ulysse lui-même (ce qui, du reste, m’étonne) lui sacrifient leur vie et sont éternellement à son service.

Celui qui a trouvé cela, il l’avait, le sens mythologique et le sens philosophique et le sens de la profonde philosophie que contient la mythologie ! Hélène est un fantôme. Cent mille Grecs la poursuivent dix ans à travers mille dangers et d’innombrables souffrances et son mari de retour dans sa maison (ce n’est pas tout à fait cela ; mais il n’importe) la retrouve tranquillement assise à ce foyer qu’il n’aurait pas dû quitter. Rêve de gloire, rêve de fortune, rêve de bonheur, tous les rêves sont ainsi et à les poursuivre on commet pareille erreur burlesque. Ô vie de tous les hommes, ou à peu près, tu t’appelles Hélène !

Oui, donc, Euripide a bien fait de nous conserver ce mythe beau comme un mythe de Platon que raconterait Socrate. Oserai-je dire qu’il l’a gâté ? Oserai-je dire au moins que, sous sa main, il est devenu un peu mesquin, un peu inférieur et je ne voudrais pas dire un peu vulgaire, mais un peu bourgeois ?

Autant en pourrai-je hasarder de tous les mythes et de toutes les légendes dont s’est emparé Euripide, sauf exception, que pour le moment je ne vois guère. Cette admirable (car elle l’est) tragédie d’Alceste, elle-même, est déparée par le plus incroyable mélange, non pas de comique et de tragique, mais de tragique et de bouffon (je dis en dehors même du rôle d’Héraclès) que l’on puisse rêver. Le rôle d’Admète et celui du vieillard son père en sont tout tachés, comme à plaisir.

Non, entre la mythologie et Euripide il y avait antipathie et entre son esprit et les nécessités de son métier, lequel était de travailler sur les légendes mythologiques, il y avait bien contradiction intime.

Il s’en est tiré, tout au moins au point de vue de l’immoralité qu’il voyait dans les Dieux, par son invention (car, en vérité, c’est bien une invention qui est de lui), par son invention de la Diké. Les Dieux sont injustes, soit ; ils sont ou contre la justice ou indifférents à la justice. Eh bien ! de la justice même faisons un Dieu que nous opposerons aux autres.

Et il l’a fait, avec je ne sais quelle hésitation quelcfuefois, avec une singulière force très souvent. Il faut ren applaudir d’abord, el puis voir ensuite là le signe curieux et d’une évolution de la pensée morale des Grecs et d’une faculté de jeu artistique qui leur est toute particulière. La lutte entre le passé et l’avenir est, chez eux, celle-ci : l’homme se posant contre la nature. C’est le spectacle de la nature qui a donné autrefois aux hommes l’idée de Dieux immoraux. La conscience, en se développant, leur donne l’idée de la morale. Donc l’homme va se trouver opposé aux Dieux aussi bien qu’à la nature. Non pas ! Comme ils sont, par leur complexion naturelle, créateurs de Dieux, ils vont, seulement, ou ils vont au contraire, comme on oudra, créer des Dieux nouveaux, selon leur conscience. En voici un qui crée Diké ; car à très peu près on peut dire qu’il l’a créée. Tout à l’heure il en viendra un qui créera les Idées, êtres réels, tout de raison et d’idéal, mais êtres réels, qui constituent toute une mythologie nouvelle, tout un Olympe. Platon méprise l’ancienne mythologie et ceux qui la chantent, mais parce qu’il est Grec, il ne peut détruire une mythologie que par une autre et en en créant une autre.

Ainsi, très évidemment, commençait à faire Euripide.

Quoi qu’il en soit, il y avait, pour parler comme les Allemands, une antinomie entre sa matière et son art, ou plutôt entre sa matière et ses idées inspirant son art, et parce qu’il était très habile, il s’en est tiré brillamment, mais non pas sans embarras et non sans que de son embarras mille traces, embarrassantes à leur tour, ne restassent dans ses ouvrages.

Le fond de ma pensée, le voici, tout naïvement. Il était né pour faire des drames, des drames réalistes, des drames bourgeois, à telles enseignes que ses tragédies mythiques prennent à chaque instant le caractère, la couleur et le ton de drames bourgeois. Il aurait dû inventer franchement le drame bourgeois athénien, être un La Chaussée de génie, ou plutôt un premier Ménandre, plus pathétique, sans doute et plus profond que le second. C’est une vision. Elle me paraît assez sensée.


Prenant maintenant Euripide comme philosophe, demandons-nous ce qu’Euripide a pensé des Dieux de son temps au point de vue de l’existence du mal sur la terre.

C’est la grande question, personne ne l’ignore, de toute théodicée, ancienne, moderne et future. Il ne faudrait pas me pousser beaucoup pour me faire dire que même il n’y en a pas d’autre.

Les Dieux ont créé le monde ; les Dieux veulent ce qui est dans le monde ; le monde est la représentation de leur volonté ; en particulier ce qui arrive aux hommes est leur ouvrage, puisque, d’une part, ils inspirent aux hommes leurs actes ; puisque, d’autre part, ils donnent aux hommes bonheur ou malheur, succès ou échec dans leurs entreprises, santé ou maladie, mort prompte ou tardive, etc.

Or il existe dans le monde du mal, ce qui semble indiquer de la part des Dieux désir de mal, volonté de mal, méchanceté.

Et, de plus, il existe du mal immérité, ce qui semble révéler des Dieux injustes.

Remarquez que la question est moins embarrassante pour un polythéiste que pour un monothéiste. Assurément ; car le polythéiste, croyant à une multitude de Dieux, peut croire qu’il y a des Dieux bons et des Dieux méchans et qu’ils sont en conflit et en lutte entre eux. Au fond, — et ceux qui ramènent toutes choses à une question de sociologie, en quoi, du reste, j’estime qu’ils ont tort, l’ont dit bien longtemps avant moi, — la conception mythologique est une idée aristocratique et les Grecs ont envisagé les Dieux comme une cité grecque. Il y a une aristocratie céleste : dans cette aristocratie il y a de très bons aristocrates qui aiment le peuple, c’est-à-dire les hommes, toujours ombrageux du reste et capables de Némésis ; mais enfin qui aiment le peuple, c’est-à-dire les hommes et qui leur font du bien. Et il y a des Dieux méchans, malintentionnés, qui versent les maux sur les hommes par mauvais esprit.

Ceci explique suffisamment l’existence sur la terre du mal, et du mal immérité.

Le monothéiste au contraire, ne concevant qu’un seul Dieu, est bien forcé de lui attribuer, à lui comme cause et comme cause unique, tout le bien et tout le mal ; et il est effrayé et scandalisé du mal qui vient de Dieu . La présence du mal sur la terre est donc moins embarrassante pour un ancien que pour un moderne.

Cependant, d’une part, il est très difficile de ne pas considérer les Dieux comme « faisant bloc, » pour ainsi parler, comme étant une âme composée de plusieurs âmes, tout au moins comme avant à l’égard des hommes le même esprit général et quand le païen dit, non pas : « un Dieu l’a voulu, » ce que je reconnais qu’il dit souvent ; mais « les Dieux l’ont voulu, » ce qu’il faut reconnaître qu’il dit souvent aussi, il considère l’ensemble des Dieux comme étant « la Divinité, » un pouvoir supérieur qui, généralement et sommairement, est d’accord avec lui-même et n’a qu’une volonté générale.

Et la difficulté reparaît.

Et, d’autre part, le monothéisme, ou au moins une espèce de monothéisme est si naturel chez les hommes, comme Voltaire, trop strictement, trop étroitement, mais point sottement, l’a répété un millier de fois, que le païen ne pouvait pas s’abstenir de faire remonter au Dieu président, au Dieu archonte, la responsabilité du mal sur la terre et se représentait Zeus lui-même comme ayant à sa droite le tonneau des biens, à sa gauche le tonneau des maux et comme puisant tour à tour dans l’un et dans l’autre.

Et la difficulté reparaît plus forte encore, et tout compte fait elle est à peu près aussi forte pour un païen que pour un monothéiste.

Et qu’en a donc pensé Euripide, qui, du reste, était évidemment plus monothéiste que païen ?

Il en a pensé que l’existence du mal sur la terre accusait les Dieux et qu’il était assez difficile de les justifier. Il a envisagé, au hasard de ses travaux dramatiques : 1o le mal que les Dieux font ; 2o le mal qu’ils permettent sans le punir ; 3o le mal qu’ils excusent par leur conduite, et que par conséquent ils encouragent.

Les Dieux font le mal : par exemple, ils ordonnent à un fils de tuer sa mère par application de la loi du talion. C’est une chose abominable. Euripide précisément, et sans doute pour l’incriminer, la représentera comme une chose abominable. Il ne fait pas Clytemnestre très odieuse, pour que le crime sacré d’Oreste soit plus odieux et pour qu’une protestation s’élève contre le Dieu qui a formellement ordonné ce crime et qui en est responsable. L’intention en est évidente, ou, au moins, elle est infiniment probable. Il faut examiner l’Électre d’Euripide ligne par ligne à ce point de vue.

Ailleurs, c’est le vénérable roi Thésée, c’est le saint roi Thésée, le Moïse ou le Numa d’Athènes qui fait ces déclarations bien graves : « Pas un homme n’est à làbri des coups du sort ; pas un Dieu non plus, si les poètes ne mentent pas. N’ont-ils pas formé entre eux des unions contre toute loi ? Pour régner, n’ont-ils pas chargé leurs pères de liens honteux ? Et pourtant ils habitent l’Olympe et ils portent légèrement leurs crimes. »

Ici le blasphème est net, ou tout au moins l’incrimination est formelle.

Héraclès n’est pas moins sévère à l’égard de ces Dieux qui semblent l’avoir persécuté non pas quoiqu’il fût juste, mais parce qu’il était un juste : « Zeus, quel que soit le Dieu qu’on appelle de ce nom, a fait de moi dès ma naissance l’ennemi d’Héra. J’étais encore au berceau ; cette déesse jalouse m’a envoyé des serpens pour me tuer. Et quels travaux plus tard ai-je eu à accomplir sur la terre et dans l’Erèbe pour en arriver en dernier à ceci : massacrer mes propres enfants ! Enfin Héra doit être heureuse. Qu’elle danse donc, l’illustre épouse de Zeus, qu’elle batte de sa sandale le sol divin de l’Olympe ! Elle a obtenu ce qu’elle voulait. J’étais le premier des Grecs ; elle m’a abattu, anéanti. Qui voudra désormais adresser des prières à une divinité pareille ? Pour une femme, pour une infidélité de son époux, elle m’a perdu, moi, le bienfaiteur des Grecs. Et je ne lui avais rien fait. »

Voilà (et je vous prie de croire que je pourrais citer beaucoup d’autres exemples), pour ce qui est du mal que les Dieux font eux-mêmes, spontanément.

Pour ce qui est du mal qu’ils permettent et que par conséquent ils font encore ; car puisqu’ils pourraient l’empêcher, c’est encore le faire, écoutons Euripide. Bellérophon,à la vérité classé par l’antiquité, pour ainsi parler, comme l’ennemi des Dieux, mais à qui Euripide semble accorder bien volontiers et maintenir bien complaisammenl la parole, s’exprime ainsi : « On affirme que dans le ciel il y a des Dieux ! Il n’y en a pas, non, il n’y en a pas. Cessez de répéter sottement cette vieillerie. Ne me croyez pas sur parole, voyez de vos propres yeux. Je prétends, moi, que les tyrans font périr les hommes par milliers, qu’ils les dépouillent de leurs biens, qu’au mépris de la foi jurée, ils détruisent les cités et que, malgré cela, ils sont plus heureux que ceux qui adorent chaque jour tranquillement les immortels. Je sais de petites cités qui les adorent aussi. Et cependant elles sont soumises à des cités impies, qui sont plus grandes qu’elles : le nombre des lances triomphe, parce qu’il est le plus fort. J’en suis certain ; si vous priiez les Dieux sans rien faire et si vous attendiez d’eux, les bras croisés, votre nourriture, vous sauriez vite qu’il n’y en a pas. Cest le bonheur ou le malheur des hommes qui leur donnent une existence. »

Ceci est presque le leitmotiv d’Euripide et M. Masqueray a bien raison de dire que « ces critiques étaient si familières à son esprit qu’elles formaient, pour ainsi parler, une partie de sa conscience et qu’il les exprimait chaque fois d’une façon différente, selon l'âme dont il douait ses personnages ; » mais toujours dans un esprit identique au fond.

Sa pensée sur ce point semble bien résumée dans ce vers qui est bien de lui ;


Si les Dieux font le mal, ils ne sont pas des Dieux.


Ce vers renferme toute une philosophie qui va se constituer pour se répandre et qui, se mêlant à des idées religieuses et à des idées morales venues de l’Orient, formera une religion radicalement destructrice du Paganisme.

Pour autant Euripide est-il athée ? On l’a certainement un peu cru autour de lui. Aristophane fait dire à une pauvre veuve, mère de cinq enfans en bas âge et qui cherche à gagner sa vie par un petit commerce d’objets de piété : « Je vivais tant bien que mal en tressant aux Dieux des couronnes ; mais voilà que cet individu a persuadé aux spectateurs, dans ses pièces, qu’il n’y a pas de Dieux : depuis ce jour, je ne vends plus la moitié de mes couronnes. »

Il est bien certain qu’Euripide n’a pas craint de faire prononcer sur le théâtre d’Athènes qui était un temple, soit des paroles nettement athéistiques, soit des paroles dont la conclusion naturelle devait être l’athéisme.

Mais était-il athée pour cela ? Il n’y a guère lieu de le croire. D’abord, de la part d’un Grec ce serait bien extraordinaire. Je ne dis pas que ce fût impossible. Il y a des exemples peu douteux. Mais je dis que ce serait extraordinaire. Ensuite il est visible que, de temps en temps, Euripide cherche à excuser les Dieux en rejetant, en détournant plutôt les crimes des Dieux sur les hommes. Dans Iphigénie à Aulis, c’est assez apparent. Remarquez qu’Iphigénie croit que le sacrifice de sa vie importe au salut de la patrie et c’est à cela qu’elle s’immole ; mais elle ne semble pas croire qu’Artémis demande sa mort. Elle dit : « S’il est vrai qu’Artémis demande" ma mort… » Les formes dubitatives qu’elle emploie à plusieurs reprises semblent trahir chez le poète une demi-intention de laisser Artémis en dehors du débat. En tout cas, Iphigénie ne dit point : « Puisque Artémis demande ma mort » ou : « Artémis demande ma mort ; il n’y a qu’à obéir. »

De plus, ici, Euripide a trouvé un bouc émissaire qui décharge d’autant les Dieux. Aucun Grec ou aucune Grecque ne peut dire légitimement ni raisonnablement dans Iphigénie à Aulis :


Impitoyable Dieu, toi seul as tout conduit !


et, de la façon dont Euripide a conduit sa pièce, tous les Grecs doivent dire :


Implacable Calchas, toi seul as tout conduit !


Ailleurs il ne laisse pas de se servir de cette explication si connue, même dans l’antiquité, beaucoup plus connue depuis, qui consiste à dire que si, très souvent, l’innocent est puni, c’est-à-dire malheureux, c’est qu’il expie pour d’autres, pour ses ancêtres, pour l’un de ses ancêtres, souvent éloigné. C’est l’élernelle théorie de la réversibilité des expiations. « De celui qui aura mangé des fruits verts les petits-enfans auront les dents agacées. » — « Nous expions pour nous-même ou pour d’autres. » (Victor Hugo.)

Cette théorie, dont je crois avoir ailleurs expliqué la genèse en disant que puisque l’hérédité physiologique est incontestable et qu’un petit-fils est malade par suite de l’imprudence de son grand-père, il n’a pas paru plus étonnant que l’hérédité morale existât et que les fils fussent punis pour la faute de leurs pères, étant donné, surtout, que la maladie elle-même était considérée comme une punition céleste ; cette théorie, que je n’exposerai pas plus longuement aujourd’hui et surtout que je ne discuterai pas, Euripide l’a acceptée ; il a bien été forcé de l’accepter puisque presque tous les sujets qu’il traitait en étaient pleins, et c’est ici que reviendrait ce que j’ai dit de l’antinomie entre l’esprit d’Euripide et ses sujets ; il l’a donc acceptée ; mais avec toutes sortes d’embarras et de réserves qu’il est intéressant d’étudier un moment.

Euripide accepte la loi de la réversibilité de l’expiation. Il fait dire « Hippolyte lui-même : « Je succombe à cause des fautes des Pallantides. » Il n’y a rien de plus clair, il n’y arien de plus théologique, de plus orthodoxe.

Euripide, à mon avis, l° accepte la loi de réversibilité expiatoire ; 2° l’explique, la commente, l’adoucit, lui donne un tour ; 3° ne peut point, naturellement, s’empêcher de l’incriminer et de protester contre elle.

Donc Euripide a été extrêmement frappé, obsédé, torturé même, comme tant de philosophes et tant de poètes philosophes grecs par la présence du mal sur la terre ; il l’a trouvée souverainement injuste ; il a trouvé qu’il y avait là de quoi exécrer les Dieux ou douter de leur existence ; dans cette pensée, il a été souvent jusqu’à des paroles athéistiques, très graves, très audacieuses, qu’il n’a émises que couvert par ses personnages et d’une façon très impersonnelle, extrêmement graves et audacieuses pourtant, et qui font parfaitement comprendre que les Athéniens, tout en l’adorant, aient si rarement, — si rarement que c’en est invraisemblable, — couronné ses tragédies ; enfin cette existence du mal sur la terre, il l’a quelquefois, très peu de fois, expliquée un peu d’une façon qui n’était pas trop défavorable aux Divinités.

Reste qu’il sapait la mythologie et que ce n’est pas une erreur d’Aristophane d’avoir cru qu’il la battait en ruine.

A-t-il conclu ? S’est-il arrêté à une doctrine nette, précise, bien délimitée et bien définie ? Il semble que non. Si l’on consulte sa probablement dernière pièce, qui est tout au moins une des dernières et qui fut écrite dans sa vieillesse, on trouve en lui une philosophie mélancolique, désenchantée, découragée, résignée et pieuse (j’entends toute parfumée de vie intérieure et contemplative). Le stoïcisme, qui n’existe pas encore, semble être déjà là et en vérité y est déjà ; car Euripide a été un précurseur en beaucoup de choses, et il a tant d’avenir dans l’esprit qu’antérieur à Socrate, il semble être son disciple, et qu’antérieur à Zénon, il semble avoir conversé avec lui.

Ce stoïcisme tendre et qui n’a rien du stoïcisme tendu, et qui est répandu dans les Bacchantes, en voici comme les formules, que je me borne à détacher du contexte et à présenter comme des axiomes.

La vie est courte et on l’emploie mal ; on l’emploie à poursuivre des rêves chimériques et l’on perd le fruit du présent.

Détournez-vous de ce qu’enseignent les orgueilleux et contentez-vous de la croyance et des pratiques de l’humble multitude.

Les traditions héréditaires ne sont pas seulement respectables à cause de leur antiquité ; mais aucun argument ne les renversera, fût-il imaginé par l’intelligence la plus déliée.

Si l’on cherche le bonheur, c’est dans la modération des désirs, dans l’observation constante de la loi morale, dans une vie pieuse et pure qu’on le trouvera et non dans la science qui n’est pas enviable parce qu’elle ne le contient pas.

Évidemment, Euripide vieillissant inclinait vers une sorte de résignation silencieuse en présence des grands problèmes qui l’avaient tant et si longtemps attiré. À quelle époque a-t-il écrit : « è gar siôpé toïs sofoïsin apocrisis » (Le silence est la réponse des sages) ? On ne le sait ; car ce mot ne nous est arrivé que dans un fragment ; mais, quelque sens particulier, du reste, qu’il puisse avoir, il est beau de toute façon et il est probable que ce silence des sages a été la dernière attitude du poète philosophe.


Au premier regard, on se demande un peu pourquoi Euripide et Aristophane ne sont pas d’accord, ou tout au moins pourquoi Aristophane a été si cruellement ennemi d’Euripide. Est-ce une question religieuse qui les a séparés ? Non, semble-t-il, puisque, si Euripide n’est pas très respectueux envers les Dieux, Aristophane l’est encore moins.

Pour ce qui est de la morale, c’est à l’inverse, mais, au point de vue de l’accord, c’est identique. Aristophane est profondément moral et Euripide aussi. Aristophane, malgré ses tableaux licencieux et ses propos obscènes, est énergiquement partisan d’une morale sévère et pure et les plus belles, peut-être, exhortations à la moralité sont parties de « cet effronté qui prêche la pudeur. »

Est-ce la politique qui les a éloignés l’un de l’autre et placés l’un en face de l’autre ? Ceci serait plus probable, plus vraisemblable ; mais encore ceci ne se voit pas très distinctement. Aristophane appartenait, soit au parti aristocratique : c’est l’opinion de Couat et c’est la mienne ; soit au parti de la démocratie modérée et sage, au «centre gauche ; » et c’est l’opinion de M. Maurice Croiset. En tout cas, on ne peut guère, je crois, discuter là-dessus, il détestait la démagogie.

Eh bien Euripide aussi ! Euripide n’a jamais laissé passer une occasion de mépriser la foule ignorante et ses capriceset ses aveuglemens et de maudire ceux qui la conduisent et qui l’exploitent, les orateurs populaires et les industriels de la politique.

Quoi donc ?

Eh bien ! la vérité, c’est justement qu’Euripide et Aristophane au fond sont parfaitement d’accord, mais sont en divergence extraordinaire sur tous les moyens de réaliser et de mener à bien leurs idées communes.

Aristophane et Euripide voudraient une cité honnête, sage, pacifique, libérale, d’une énergique et virile moralité. Seulement, Aristophane voit cette cité dans le passé et Euripide l’espère de lavenir. Aristophane veut donc conserver tout le passé et Euripide, sans paraître avoir dans le progrès une confiance naïve, cependant n’aime pas le passé et croit que c’est sous d’autres formes que celles du passé que moralité, honnêteté, sagesse et justice peuvent se réaliser relativement.

Et ainsi tous deux sont réformistes, mais l’un est réformiste en arrière et l’autre est réformiste en avant ; et l’un dit : « regardez devant vous et créez un grand avenir » et l’autre dit : « regardez le glorieux passé et recréez-le. »

Ils sont bien d’accord sur l’objet ; mais ils le placent l’un ici et l’autre là ; de sorte qu’ils sont bien d’accord ; mais qu’ils se tournent le dos. Cela arrive.

Guidés par cette idée générale, laquelle n’est vraie, comme toutes les idées générales, que d’une vérité relative, mais enfin qui n’est pas fausse, suivons Aristophane dans sa guerre contre Euripide.

Il y a dans Aristophane, contre Euripide, des épigrammes qui sont des critiques littéraires, des épigrammes qui sont des critiques morales, et des épigrammes qui sont des critiques religieuses.

Au point de vue littéraire, Aristophane reproche surtout à Euripide d’avoir rabaissé, dégradé la tragédie. Eschyle était emphatique ; mais Euripide est trivial et prétentieux.

Au point de vue moral, son influence a été désastreuse. On peut dire sans doute (et Aristophane qui, tout compte fait, songe surtout à s’amuser, le dit lui-même tout le premier) que sa haine clairvoyante à l’endroit des femmes a ouvert les yeux aux maris, ce qui peut être un bénéfice matériel, en quelque sorte, de la morale. Écoutez les aveux, en même temps que les récriminations de cette gaillarde : « Il y a longtemps que je soufl’re de nous voir insultées par Euripide, ce fils de fruitière qui nous prodigue toutes sortes d’outrages. Nous a-t-il assez criblées, calomniées partout où il y a des spectateurs, des tragédiens et des chœurs. Ne nous traite-t-il pas de galantes, d’amoureuses, d’ivrognesses, de traîtresses, de bavardes ?… »

Sans doute Euripide a fait tout cela et il pourrait dire : « Suis-je donc pas un bon serviteur de la morale, puisque j’en suis comme le cerbère ? » Oui, si l’on veut ; mais est-ce en être bon serviteur que de « représenter sur la scène tout ce qu’il y a eu de perverses ; » que de « ne mettre sur la scène que des Ménalippes et des Phèdres, en omettant avec soin Pénélope, parce qu’elle passait pour vertueuse ? »

Glissons, si on nous le demande, sur ce chapitre des femmes. Euripide pourrait répondre que, s’il a omis Pénélope, il n’a point omis Alceste, et quel homme, après avoir supplié tout le monde de mourir à sa place, notamment son père, et très inutilement, ne serait heureux d’avoir une femme qui, de tout son cœur, se précipite dans l’Adès pour qu’il n’y aille que beaucoup plus tard ?

Mais Euripide, s’il a pu servir indirectement la morale quelquefois, l’a attaquée directement maintes fois. Il a fait dire à un personnage en parlant d’un serment : « Ma bouche a juré ; mais non pas mon cœur, » maxime odieuse qu’Aristophane répète à satiété, comme si c’était Euripide qui l’eût proférée lui-même et en son propre nom.

Il a mis sur la scène des « hymens infâmes, des prostitutions, des adultères et des incestes. » Qu’il dise lui-même ce qu’on doit admirer dans un poète. Qu’il réponde. Il répond, très imprudemment : « Les sages conseils qui rendent les citoyens meilleurs. » — « Eh bien ! s’écrie Eschyle, si tu as manqué à ce devoir, si d’honnêtes et purs qu’étaient les hommes tu en as fait des vauriens, quel châtiment crois-tu mériter, si ce n’est la mort ? Voyez donc quels hommes bons et grands et braves je lui ai laissés ; ils ne fuyaient pas les charges publiques ; ce n’étaient pas comme aujourd’hui des fainéans, des fourbes et des charlatans ; ils ne respiraient que lances, piques, casques aux blanches aigrettes, cuirassés et cuissards ; c’étaient des âmes doublées de sept cuirs de bœuf. » À l’œuvre on connaît l’artisan. Qu’est-ce que, pour sa part, Euripide a fait d’Athènes ?

Mais, pourrait répondre Euripide, et c’est en effet ce qu’il répond, mon métier est d’abord de peindre la vie et l’histoire. « Ce n’est pas moi qui ai inventé l’histoire de Phèdre. »

Oh ! Le voilà le grand argument des immoralistes sournois. J’écris la vie, j’écris l’histoire ; je ne les contresigne pas ; je ne les recommande pas ; je ne les donne pas comme des modèles. Ceci est une simple hypocrisie. Dans l’histoire et dans la vie, le poète a la liberté de choisir et ce n’est pas un très bon signe qu’il choisisse ce qu’il y a de plus honteux. Écoutez Eschyle : « L’histoire de Phèdre est vraie ; mais le poète doit cacher ce qui est infâme et ne pas le produire, ne pas l’étaler sur la scène. Le maître d’école instruit l’enfance et le poète instruit l’âge mûr. Nous ne devons montrer que le bien. »

Très grave parole, qui atteint tous les artistes qui, sans recommander le crime, le peignent et se croient, naïvement ou habilement, le droit de le peindre.

Grave parole qui atteint en pleine poitrine Aristophane lui-même ; car personne plus que lui, sans doute, n’a peint le vice et ne l’a étalé sur la scène.

Grave parole qui proscrirait non pas seulement telle ou telle pièce, tel ou tel ouvrage ; mais des genres tout entiers, ou à bien peu près, comme la comédie, comme la satire, comme l’histoire et comme le sermon, en vérité. Car il est difficile de faire une comédie un peu profonde, un peu pénétrante sans peindre le vice, pour le rendre odieux, sans doute ; mais encore on le peint. Car il est difficile d’écrire l’histoire honnêtement sans peindre le crime et très souvent le crime triomphant, et sans doute pour déplorer qu’il triomphe, mais encore on le peint. Car il est difficile de tonner dans la chaire contre les vices que l’on veut détruire, sans en faire des peintures qui apprennent à certains auditeurs qu’il existe et de quelle façon il existe.

« Nous ne devons montrer que le bien » est d’une application très malaisée. Au fond, c’est « doit-on le dire ? » À ne point le dire, selon le conseil du bon Eschyle, on risque toujours qu’il soit connu cependant, sans le contrepoison que peut présenter l’auteur tout en versant le poison lui-même. À le dire, on risque de corrompre par la réalité que l’on peint, sans que le contrepoison de moralité que l’on introduit dans l’œuvre soit efficace.

Au fond, le bon Eschyle parle déjà comme Tolstoï ; mais Tolstoï sait qu’en parlant comme il parle, il proscrit les neuf dixièmes de la littérature, et il accepte parfaitement cette extrémité. Je ne sais pas si Eschyle ou Aristophane, qui le fait parler, admettrait cette conclusion. Je ne sais pas trop.

Et enfin, Aristophane accuse Euripide d’être un contempteur des Dieux, ou un ennemi des Dieux ou un négateur des Dieux. Je rappelle le propos de la marchande de couronnes : « Permettez-moi seulement de vous dire ce qui m’arrive. Mon mari est mort à Chypre, en me laissant cinq enfans que j’avais grand’peine à nourrir en tressant des couronnes sur le marché aux myrtes. Enfin je vivais tant bien que mal jusqu’à ce que ce misérable eût, dans ses tragédies, persuadé aux spectateurs qu’il n’y a pas de Dieux ; depuis lors, je n’en vends plus moitié autant. Je vous engage donc et vous exhorte toutes à le punir. Ne le mérite-t il pas sous mille rapports, lui qui vous accable de maux, lui qui est aussi grossier à votre égard que les légumes dont l’a nourri sa mère ? Mais je retourne au marché tresser mes couronnes… »

Ailleurs, plus perfidement encore ; car c’est l’argument sous lequel est tombé Socrate, — il est vrai qu’Euripide est mort, — Aristophane accuse Euripide d’athéisme et, ce qui est peut-être plus grave à Athènes, de fabrication de nouveaux Dieux :

Eschyle : Ô Cérès, qui as formé mon esprit, puissé-je me montrer digne de tes mystères !

Dionysos : À toi, Euripide, de répandre l’encens sur le brasier.

Euripide : Merci, je sacrifie à d’autres Dieux.

Dionysos : Des Dieux qui te sont particuliers et que tu fabriques à ton usage ?

Euripide : Mais, oui.

Dionysos : Eh bien ! invoque tes Dieux !

Euripide : Ô Éther, dont je me nourris, ô Volubilité de la langue, ô Finesse, ô Flair subtil, accordez-moi d’écraser les argumens de mon adversaire.

Voilà, — j’en pourrais citer bien d’autres, mais ils ne seraient pas plus probans, — les textes d’Aristophane qui montrent que le grand comique a dénoncé formellement Euripide comme un contempteur des Dieux.

Mais est-ce qu’Aristophane ne donnait pas ainsi des verges pour le frapper lui-même ?

Assurément ! Exactement comme tout à l’heure et peut-être un peu plus. Si quand il fait dire à Eschyle : « Nous ne devons montrer que le bien, » il provoque cette apostrophe : « Eh bien ! Et vous, Aristophane, est-ce que vous ne montrez que le bien ? » tout de même et peut-être davantage, quand il reproche à Euripide d’avoir avili les Dieux, il suggère naturellement cette reconvention : « Et vous, Aristophane, ne les avez-vous pas ridiculisés ? »

Je crois qu’Aristophane pense échapper à l’argument reconventionnel parce qu’il est poète comique et en se couvrant de son rôme de poète comique. Il peut dire : « C’est très différent. Moi, je ne suis pas sérieux. Il y a une convention sur laquelle repose tout le théâtre comique ; cest que la comédie se moque de tout et même des choses les plus respectables, sans que cela tire à conséquence. Il s’agit de rire. Je puis sinon me moquer de la morale, ce que je n’ai jamais fait, du moins présenter des immoralités sur le théâtre sans rien corrompre ni sans corrompre personne, parce que personne ne me prend au sérieux. Je puis me moquer des Dieux sans être un moment soupçonné d’être un professeur d’impiété, parce que personne ne va s’imaginer qu’un poète comique est un professeur. Le poète tragique, au contraire, est, lui, un auteur sérieux, qui, en cette qualité, sera toujours pris pour un éducateur. C’est de lui, comme d’un poète didactique, comme d’un poète épique, du reste, mais c’est particulièrement de lui qu’Eschyle dit : « Nous ne devons montrer que le bien. » Nous, c’est-à-dire moi, Sophocle et vous, Euripide. Cela est clair. »

Cela est clair en effet, mais bien contestable. Toutes les fois qu’on parle au peuple, que ce soil en riant ou en pleurant, ou d’un air grave, on est, quoi qu’on en ait et quoi qu’on en dise, un homme qui répand des idées et qui est responsable des idées qu’il répand. Cela est si vrai qu’Aristophane a passé sa vie à répandre les idées qui lui étaient chères.

Or, c’est là le point, et sinon le point important, du moins le point sensible, c’est là le vrai argument ad hominem, quelle autorité peuvent avoir les vives exhortations d’Aristophane en faveur des vieilles bonnes mœurs et des vieilles vertus, après qu’il s’est couvert, ou s’il est vrai qu’il se couvre, de son titre de poète comique pour interdire qu’on prenne au sérieux ce qu’il dit ? Et s’il ne s’en couvre pas, il n’a plus le droit de reprocher au poète tragique de prendre les libertés dont lui, poète comique, se permet d’user.

C’est bien ce qu’a compris Bossuet dans sa charge de grosse cavalerie contre Molière. Délibérément, il n’a tenu absolument aucun compte de ceci que Molière était un poète comique ; il l’a traité exactement comme s’il eût été un poète épique, un poète tragique, un poète didactique ou même un sermonnaire. Il lui a dit : Vous êtes un homme qui censure ; je ne vois pas autre chose ; or que censurez-vous ? Les vices, jamais ; les travers, toujours. Cette indulgence ici et cette sévérité là, sont immorales et scandaleuses. Quand on se mêle de tonner, il faut tonner contre ce qui mérite la foudre.

Il y a du vrai, on ne peut pas dire tout à fait le contraire. Surtout ce qui eût été un peu divertissant, c’eût été Molière blâmant sévèrement Racine de présenter aux peuples des spectacles licencieux et corrupteurs. C’eût été Molière reprochant à Racine d’avoir montré un ambassadeur tuant, pour une femme, le roi auprès de qui il est envoyé en ambassade ; d’avoir montré les débordemens perfides, parjures et criminels d’une sultane favorite et d’avoir apitoyé un public sur une femme amoureuse de son beau-fils et qui le fait périr pour avoir été dédaignée de lui. Et, c’eût été Molière s’écriant : « Tout cela est abominable. Nous ne devons montrer que le bien. »

Or c’est précisément ce que fait Aristophane à l’égard d’Euripide, avec cette différence qu’Aristophane est beaucoup plus, je ne flirai pas immoral, parce que le mot ne serait pas très juste ; mais beaucoup plus scandaleux que Molière, réformateur de la scène au point de vue de la décence.

Telle fut la querelle entre Aristophane et Euripide ; tels en furent, du moins, les traits essentiels. Comme je l’ai dit au commencement, ils étaient d’accord au fond, et ils ne dilTéraient que par les points de vue. Aristophane voulait de très bonnes mœurs et des mœurs très viriles et une cité saine et forte ; mais il allait chercher tout cela dans le passé et il était passionnément conservateur. Euripide voulait les mêmes choses ; mais c’était à une nouvelle philosophie, à une nouvelle conception morale, à une réforme des sentimens généraux et des idées générales qu’il avait confiance pour cela.

Confiance ? Je n’en suis pas bien sûr. Il est curieux de voir, comme nous l’avons déjà vu un peu, Euripide, sur le retour, sur le déclin, plein de génie du reste encore, se rapprocher d’Aristophane jusqu’à dire, en vérité, à peu près les mêmes choses que lui. Dans la pièce, précisément, qui est tout entière dirigée contre Euripide, Aristophane écrit ceci, que je citerais, du reste, rien que pour son éclatante et grave beauté :

« J’ai souvent remarqué quïl en est à Athènes des bons et honnêtes citoyens comme de l’or ancien par rapport à la nouvelle monnaie. Les vieilles pièces sont d’un excellent titre ; c’est assurément la plus belle de toutes les monnaies ; seules elles sont bien frappées et rendent un son pur ; partout elles ont cours en Grèce et à l’étranger ; cependant nous n’en faisons nul usage ; nous leur préférons ces nouvelles pièces de cuivre tout récemment fondues et si mal frappées. Nous agissons de même à l’égard des citoyens. Les savons-nous bien nés, modérés, braves, honnêtes, instruits dans les exercices du gymnase et dans les arts libéraux, ils sont en butte à nos outrages et nous n’employons que ce menu fretin d’étrangers, d’esclaves, de gens mal nés et ne valant guère mieux, arrivés d’hier et dont Athènes jadis n’aurait pas même voulu pour victimes expiatoires. Insensés, changez enfin de conduite ; employez de nouveau des hommes honnêtes… »

Et que disait Euripide, bien peu de temps auparavant, — et bien peu de temps avant de mourir, — dans les Bacchantes ? Vous vous en souvenez ; revenons-y :

« Ce n’est point être sage que de subtiliser et d’avoir des visées au-dessus de la nature humaine. La vie est courte ; aussi quiconque poursuit des objets trop élevés ne jouira pas des biens présens… Arrière la subtilité d’esprit des hommes qui outrent la sagesse ! Ce que l’humble vulgaire approuve et poursuit, je conseille de l’approuver et de le poursuivre [et c’est le chœur qui parle]… Nous ne subtilisons pas avec les Dieux. Contre les traditions paternelles, héritage que le temps nous a transmis, aucun raisonnement ne saurait prévaloir, quoi qu’imaginent les plus grands génies [et c’est Tirésias qui parle]. La puissance divine se meut avec lenteur ; mais son effet est infaillible. Elle châtie les hommes qui pratiquent l’iniquité et dont l’esprit pervers frustre les Dieux d’un hommage légitime. Elle dérobe à l’impie la marche insensible du temps et guette en secret sa proie, car on ne doit rien concevoir, rien imaginer qui soit supérieur aux lois divines. On risque peu à reconnaître la force d’un être suprême, quel qu’il soit, et des lois éternelles qui ont leur principe dans la nature et leur sanction dans le temps… La science, je ne l’envie pas. Il y a de la grandeur aussi et de la gloire à vivre pieusement en prenant jour et nuit la vertu pour règle de conduite et à honorer les Dieux en rejetant ce qui est contraire à la justice… [et c’est le chœur qui parle].

« Il semble, ajoute ici M. Masqueray, que l’on entende la voix même d’Euripide… »

Oui, sans doute ; mais il semble qu’on entende plutôt la voix même d’Aristophane, comme aussi celle de Sophocle. Aristophane aurait dû tenir compte à Euripide d’avoir, avant de mourir, donné raison, à très peu près, à Aristophane.

Émile Faguet.
  1. Euripide et ses idées, par M. Paul Masqueray.