Eurydice deux fois perdue/I

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Société Littéraire de France (p. 1-36).


PREMIÈRE PARTIE


Je vous ai toujours attendue dans l’obscurité, comme si vous étiez toute la lumière ; aujourd’hui, pour la dernière fois, je vous attends. La forêt, autour du pavillon de chasse, étouffe les rumeurs du jour qui finit. Puissent ces intolérables moments, où je crois tour à tour que je meurs et que la porte s’ouvre, se prolonger jusqu’à l’aurore !

* * *

Je ne vous attends pas depuis l’heure fixée pour notre rendez-vous, ni depuis le quart d’heure qui la précède, ni depuis l’heure d’avant, ni depuis midi !

Je vous attends bien avant de me mettre à vous attendre.

* * *

Je le sais bien, vous ne pouvez pas être à l’heure, même ce soir !

* * *

Je vous attends debout, non qu’une excessive fatigue ne me commande de m’asseoir. Je vous attends contre la porte, je fais presque corps avec elle, ma main tient la serrure, mon front bat. Le plancher sous mes pieds vacille, comme si des charrois passaient au loin.

Mon cœur aspire à soi l’étroit espace qui vous entoure et le chemin qui vous amène.

* * *

Je vous attends. J’attends. Ce que j’attends, comme le bond sur moi du sphinx, et l’accomplissement de ma destinée, ce petit geste, quoi ! ne le ferez-vous pas : de frapper à la porte, de gratter à la persienne ?

Qu’avez-vous à tourner comme une folle par la chambre ?

L’arc de votre sourcil s’est-il retroussé vers la tempe ?

Peut-être vous êtes-vous laissé distraire par un songe ?

Une pensée si amère vous a saisie que vous ne remuez plus, debout près de la fenêtre que vous alliez fermer…

Vos talons trop hauts, grande femme, se sont pris dans l’herbe et vous êtes tombée… La grille était fermée, vous avez dû faire un détour.

Non, vous donnez des ordres, on déploie devant vous des robes, des tuniques ; laquelle mettrez-vous ?

« Il faut cependant que j’y aille ! »

Ces quelques moments vous coûtent bien, ces quelques minutes misérables volées aux préparatifs de votre départ.

« Il faut que j’y aille cependant, que je trouve le temps d’y aller ! »

… N’avez-vous pas pitié de la longueur de mon affût ?

* * *

Quand je n’en puis plus, je passe à côté, dans la chambre où la lampe est allumée, le feu aussi. Je dérange un meuble ; je change de place ; je dispose autrement les plis des rideaux ; je secoue le feu, j’en tire un brandon, et, debout, je le regarde se consumer avec une rapidité terrible.

Il y a cet objet que je déplace toutes les fois : un siège que j’écarte du mur ; je repousse du pied ce coussin à droite (ô honte, ô misère, chaque fois !)

Mon manteau, en travers de la table ; ici, mon chapeau ; là une fleur, toujours violette. J’ai prévu cet ordre bizarre. Je me hâte, je me précipite, comme un homme qui s’habille vite, le matin, pour aller mourir.

Toutes les deux minutes, je sors ma montre ; je ne lis pas, sur le cadran, le chiffre que j’y regarde ; je ne le lis pas ; il prend de lui-même une voix pour me plaindre. « Il est huit heures ; huit heures dix ; le quart. » Soudain je perds conscience : je suis cet écolier qui dévorait, à l’étude du soir, les récits des plus rudes batailles. « À six heures vingt… à sept heures quarante… à huit heures. » Je dresse l’oreille, comme alors ; je les entends retentir dans le silence de l’Histoire, ces pulsations plus secrètes, plus saisissables que des dates.

* * *

Les nuits où vous êtes trop en retard, où l’on dirait que vous venez du fond de la Chine, mes minutes s’empruntent, s’arrachent l’une à l’autre, pour mon martyre, les instruments de je ne sais quelle colère ou quelle justice dont le moindre n’est pas l’épouvante que m’inspire l’amour.

Ce n’est point avoir pitié de moi. Je ne saurais vous le demander, mais ayez pitié de celui qui vous attend. Ne dites pas : « Une minute plus tard », c’est un siècle. Naturellement, vous ne pouvez pas comprendre. C’est, dans un autre genre, quelque chose d’aussi pénétrant, d’aussi vif, d’aussi atroce que la honte.

Comprenez bien que je souffre peut-être moins de vous voir partir que de la pensée que je vais vous presser dans mes bras, que vous n’y êtes pas déjà…

… à la pensée de cette paix qui éclatera dans mon cœur quand votre chevelure, comme l’aile de la mort, effleurera ma joue glacée.

* * *

Combien de fois, alors, mes pas ont dessiné sur ce dur plancher le dédale de mon angoisse ; combien de fois, alors, j’ai penché au miroir mes traits défaits, sans plus les pouvoir rassembler en une expression qui les embellisse ou qui les honore ; combien de fois j’ai fait volte-face dans mes promenades à travers la chambre, de peur que votre arrivée ne me surprît le dos tourné ; combien de fois je me suis précipité aux fenêtres, heurté aux volets entre-clos ; combien de fois j’ai hâté ma fin à vous attendre !

Mon amour, combien de fois je vous ai mis au monde !

* * *

Elle se croit en retard, elle court ; son cœur d’enfant l’étrangle ; elle renverse la tête ; son épaule s’arrondit, se gonfle comme une aile ; elle aspire tout l’air, toute l’ombre, chancelle, frémit, court.

Elle a dépassé la grille.

Elle s’arrête ; elle n’est pas sûre que ce soit un arbre, cette forme immobile. Elle se penche, elle rattache son soulier d’argent. Elle jette en arrière un regard furtif. Elle cherche, autour d’elle, les chiens, les chasseurs. Ses yeux s’accrochent aux choses avec désespoir ; la respiration lui manque.

Que le lièvre soit terré et dorme ! Que le chat-huant retienne son cri ! Que la terre soit sèche ; que l’herbe soit drue, le caillou ancien, moussu ! Que nulle branche (je l’arrache, je la déchiquette) ne cingle mon amour au front dans la profondeur du taillis ! Le ciel est-il pur ? J’ai peur qu’il ne pleuve. Je crains l’ouragan et la nuit est calme. Il fait froid, peut-être ? Moi, je suffoque, la chaleur de mon désespoir m’étouffe.

* * *

L’éclat un peu hagard de vos joues, la fièvre de votre teint, comme une écharpe agitée, cela m’arrête d’abord.

Plutôt que de vous embrasser, je m’écarte ; je vous repousse, sans lâcher vos mains ; je veux vous voir ; mais, comme si j’étais une lumière trop vive, vous vous détournez et votre profil s’incruste, en me causant la douleur physique d’une empreinte réelle, dans mon cerveau noir. En vain, vous dressez vers moi vos lèvres suppliantes, je vous force à parler pour entrevoir vos dents et parce qu’on dirait, tant ces lèvres sont belles dans leur constante immobilité, que, lorsque vous les ouvrez sur mon nom, elles parlent pour la première fois et qu’elles vont mourir de s’être tout à coup si profondément[1] déchirées.

* * *

Voici l’une des heures de ma vie ; une heure définitive. À quel signe je la reconnais : j’ai dans le cœur le fou rire. Il monte à mes yeux, franc, irrépressible. Je me retiens — comme d’autres de pleurer — de rire.

Un moment comique, c’est celui où l’on vous apprend la mort subite de… Je vous ferais peur !

* * *

Pardonnez-moi ces mouvements de folie. J’ai toujours été un enfant bizarre. Alors que vous tendiez aux miens vos bras gaiement ouverts, déjà je vous fuyais, je me cachais de vous pour satisfaire à l’amertume de mon naturel. Quand je pouvais saisir un instant de bonheur, je le happais si fort qu’il n’en restait jamais dans ma main forcenée que des cris, des tourments, une douleur nouvelle.

Vous me parlez, debout contre moi ; je ne vous réponds que d’un regard étrange : mais ne sentez-vous pas, par moments, ces décharges de frissons tuants dans mes épaules ?

* * *

Ne point leur confier que nous les aimons. Aimer, certes ; l’avouer, non ! Leur plaisir d’en recevoir l’aveu, qu’est-ce auprès de notre jouissance de le tenir scellé ? Et quand celle qui nous aime, harassée de notre silence, s’écrie : « Ah ! » quelle coupe de félicité elle nous renverse dans le cœur ! Son amour et le nôtre, ensemble, en nous, sans qu’elle le sache ! Ô coups ravissants ! Restons impassibles. Pas un balbutiement, cœur outré, pas un cri ; qu’elle meure ! Elle morte, tais-toi !

* * *

Il est certain qu’alors je vous ai bien haïe ! Vous parliez : j’aurais voulu étrangler dans votre gorge vos adorables paroles, renfoncer dans votre bouche vos soupirs, l’emplir de terre ; ne plus vous entendre ; ne plus sentir votre cœur battre contre mon cœur rendu immobile. Il me semblait que je tenais une pierre à la main, pour vous en écraser comme un oiseau dans la campagne solitaire, tant ma douleur inexpressive était inégale à vos plaintes, tant les chaleureux emportements de votre âme glaçaient mon âme de honte.

* * *

Le plus atroce, ce fut cette seconde où je vous embrassai comme une petite fille, légèrement ! Autour de nous, ce cadre habituel de nos rencontres, — votre présence qui vient toujours anéantir l’horreur de vous attendre, — la sensation que la mauvaise plaisanterie est finie : j’éclatai de rire.

Vous me regardiez en dessous, à la fois comme une victime et comme un bourreau ; je revois votre bouche qui se mit à trembler ; vos petites dents claquaient un peu.

* * *

Elle dit encore : « Vivons cette heure ! »

Elle nommait heure quelques minutes incertaines. Mon cœur se roidit ; sa douleur, nul baiser ne la diminuera ; point de caresse ; plus d’étreinte ; mais séparons-nous tout vivants.

* * *

Elle embrassait mon vêtement à l’épaule. Elle m’embrassait comme on embrasse le crucifix dans les derniers efforts. Elle était autour de moi comme un jardin qui sent ensemble la verdure mouillée et coupée.

* * *

Un pas en arrière, un seul sursaut brusque : et ces milliards d’hommes, d’étrangers, d’Asiatiques, tout l’univers fond sur nous et nous sépare !

* * *

Et vous n’assignez pas un terme à votre absence ! Vous diriez : « Dans six mois, dans un an, plus tard, je reviendrai », que je dévisagerais peut-être ma douleur.

Ne savez-vous donc pas qu’il faut que je me persuade que vous existez ? je suis plus près de croire à votre disparition qu’à votre départ.

* * *

Debout, galvanisé, à droite, à gauche, assisté des plus grandes ombres, il a vécu ses meilleures heures, l’homme sur qui l’amour a passé comme le vent d’est.

Le combat fini, ce soldat tout à l’heure entouré de morts, de blessés, d’égaux, retombe parmi les civils.

* * *

Ni vos yeux tout à coup ! Ni ce sourire amer comme le miel sauvage ! Ses joues embaumées, son front tiède ; sa grande chevelure si douce, si molle, si dorée que c’est comme le sommeil ; ni la nuque inclinée, ni le ruissellement de l’épaule, du bras. Ses bras comme la chambre d’un enfant qui rêve. Son amour comme une fenêtre profondément enfoncée.

* * *

Moi qui n’ai ni raison, ni sagesse, ni équilibre, il ne faut point me juger, ni me parler raison, mon amour ; ni rien me dire de précis. Que me font les détails, les circonstances, les causes ? J’abhorre la curiosité ; je hais la connaissance ; seul, le mystère explique tout.

* * *

Quel est autour de moi ce lieu d’angoisse ? À le contempler, mes yeux grincent.

* * *

Personne n’est auprès de moi, comme la mère quand elle goûte la cuillerée de soupe qu’elle tend à son dernier-né, pour qu’il ne brûle pas ses fragiles petites lèvres. Personne. Je suis seul.

* * *

Alors je vous ai parlé, comme si vous aviez été là ; je vous ai suppliée, j’ai tendu mes mains comme un acteur : j’étais à genoux devant un fauteuil ! et je suppliais un fauteuil !

* * *

Quand j’étais tout enfant et que j’avais commis une vilaine faute, on me repoussait ; on me disait : « Va-t’en ! tu n’es pas un enfant d’ici ; on t’a changé au berceau ; tu es le fils d’Hermann, le domestique. »

Et blotti dans le giron de ma vie, serré contre le sein où j’ai bu, par les bras qui m’ont bercé, je sanglotais : « Ne me chassez pas. Moi aussi, je serai votre petit domestique ! »

Qui m’eût osé dire qu’à toi, fût-ce absente, j’offrirais cela dans un cri !

* * *

J’éprouvais un désir de vous qui allait jusqu’à la nausée et dont la satisfaction, tant il me taraudait, ne m’eût causé que de l’horreur.

* * *

Pourquoi, quand vous êtes partie, ne vous ai-je pas saisi les poignets en criant : « Tu ne partiras pas » ? Pourquoi ne m’avoir pas sacrifié ton repos ; ne t’avoir pas tendu, toute saccagée, ma jeunesse ?

Mon amour me brûle de plus profondes, mais non de plus cuisantes ardeurs que ce nouveau mépris de moi-même. Avoir à la place des oreilles, de chaque côté de la tête, ce mot « Lâche, lâche ! » bruit de fusillade ; balles perdues ; intolérable attente du coup mortel…

* * *

N’avais-je donc rien à t’opposer ni à t’offrir ?

Je t’aurais offert plus que le bonheur, plus que la paix de ta vie : le combat avec moi.

Un désespoir qui nous unisse, qui nous fonde plus épaissement que ni la honte, ni la déflagration barbare du plaisir.

* * *

J’aurais dû te forcer à me manquer pour me forcer à te punir.

Que n’ai-je ameuté contre toi la foule des amants !

Celle qui est à moi et qui me quitte, celle qui m’a dit hier : « Je m’en vais. »

* * *

Que ne t’ai-je enfermée !

Que ne t’ai-je liée !

Que n’ai-je été les vents contraires, les sables mouvants, la mer, je ne sais quoi de dérisoire, le serpent, le lion, la fièvre ! Ah ! que n’ai-je fait dans tes yeux sauter la flamme de la peur !

* * *

Car l’amour est méchant que de mon sein tu as suscité !

* * *

Sans doute un homme eût tout compris, tout adoré ! Mais cet enfant vexé, dur ! cet adulte ! de ceux qui se récrient avec une voix sotte, qui font des mines de chat, qui prennent avantage de leurs roses ! On me presserait le nez qu’on en ferait encore couler le lait de l’Idylle !

Ne saviez-vous donc pas qu’ils aiment comme ils sont : ou un petit être plaisant qui roule des yeux pers dans de la chair fraîche, ou cet homme aux limites de son cœur !

* * *

Ô trop grande pour moi, trop véridique, trop blessée, vous vous êtes confiée à ma douleur et ma douleur n’a vu qu’elle ! Grimacer, gémir, se tordre les bras, ses propres délices lui suffisent. Il y a trop de noblesse dans votre acceptation : ce n’est point obéir à la nécessité, ce n’est point s’y soumettre ; c’est la précéder ; sans se retourner, c’est lui dire : « Marchons ! »

* * *

L’un sans l’autre. La réunion de ces trois mots est possible ; d’une exactitude implacable. L’un sans l’autre. Il n’y a plus rien à dire après cela, pas de consolation. Ce petit mot rien ne l’exterminera.

Un mot surgit, inconcevable, entre « l’un, l’autre », exprime la disjonction d’un rapport nécessaire, ébranle pour un temps, comme l’erreur, les bases de toute certitude.

* * *

Est-ce moi, bien moi, moi qui place toute ma confiance en chaque être et la lui retire en même temps ; qui chéris, avec un tel désespoir, les promesses ; qui réclame tous les serments, mais non pas qu’on les tienne ; qui, chaque fois que vous desserriez les lèvres, soupirais : « Que va-t-elle encore me retirer ? »

* * *

« C’est pour la vie ! »

Je ne sais si je n’aimerai qu’une fois au monde, mais je veux t’aimer comme si je ne devais plus aimer personne après toi ; comme si je devais un jour, jour terrible, comme si je devais dire alors : « Il me reste : l’ascétisme — les voyages — les champs encore ; — rien d’autre. »

* * *

J’ouvris la fenêtre. L’air m’assaillit. Il me sembla que je défaillais contre l’univers pantelant. Je m’abandonnai au torrent des sphères ; je ne résistais plus ; j’acceptais ; je partais ; j’allais, poussé.

Les générations nouvelles m’apparurent. Je sentis que j’étais déjà mort, puisqu’elles naissaient, et qu’aucun massacre des innocents ne me rendrait des moments mal éternisés.

Alors un aboiement lointain et prolongé avança dans la nuit ; il augmentait, reprenait, montait vers la lune, semblait pouvoir en approcher ; j’en suivais les progrès avec un grand rictus, comme si cet aboiement sortait de moi-même et me soulageait.

* * *

Autour de moi la terre frémit, la solitude règne, le ciel commande à ses étoiles de se taire. Et elles, fixes, cessent de trembler comme une douleur dans les moelles, une aiguille plantée dans les nerfs.

Il est je ne sais quelle heure passé minuit. Le vent s’élève, mais à peine. Le dix-sept septembre, le dix-sept septembre, le dix-sept septembre !

Le froid si grand et si pur de la nuit où je marche… ce silence.

* * *

Dès que j’eus fait un pas dehors, j’éprouvai un tel sentiment de bien-être que, peut-être, dans toute ma vie n’en éprouverai-je point de plus fort.

Physiquement et moralement je respirais ; je respirais de toutes façons ; comme un lâche respire.

Amie, amie, il me semblait que vous étiez partie encore plus que vous ne pouviez l’être ; partie, définitivement ; arrivée au but de votre voyage ; ne roulant plus vers lui, mais arrivée ; ou plutôt vous, votre souvenir, mon amour, vous vous étiez anéantis.

Et la soif de bonheur que porte en soi tout homme se répandait en moi au-devant d’un avenir tranquille.

* * *

Alors, parce que c’est la saine Douleur, et quelque chose de plus affreux, la Justice sans entrailles, sans oreilles, sans voix, il faut qu’on crie le contraire de la vérité, qu’on arrache de soi des mensonges plus vrais sur le coup que toute la vie qui les dément.

On avoue, on promet, on jure. Ah ! surtout quand elle desserre un peu l’étreinte : c’est si bon de ne plus souffrir !

Mais à la face des choses éternelles, je me soulève et je proclame : « C’est faux ! c’est faux ! je n’ai pas parlé librement ! »

Quand la saine Douleur a tout essayé pour tirer de l’homme un parjure durable ; qu’elle a déployé l’appareil de ses supplices ; quand, avec la jalousie pour chevalet, les clous du désespoir, coup sur coup la haine et l’amour brandis, elle n’a rien obtenu de lui qu’une soumission tour à tour feinte et démentie et, sur la face, des crachats, il lui reste le suprême moyen de l’épuisement physique.

Je gis à terre, ouvrant les yeux de temps à autre.

* * *

Rien, dans la gorge ce goût de mort, comme d’une châtaigne crue, cette acide sueur d’agonie, rien — quand toutes les veines appellent le couteau ! — ne me dissuade d’aimer !

* * *

Quelqu’un marche avec une blessure terrible, un trou au côté droit et au dos, dans un pays désert, montagneux, aride. Longtemps après, quelqu’un d’autre trouve une tunique autrefois ensanglantée, dans son jardin de roses. Le vent d’est l’a poussée, jetée là.

Je marchais dans la nuit sans me demander où j’allais, droit devant moi, comme nous ferons, la nuit du jugement, quand nous chercherons Josaphat.

* * *

Le chant du grillon lui-même s’était tu. Au loin, des trains passaient avec un bruit de mer qui durait trop longtemps et dont la cessation brusque navrait le cœur. Je m’étais arrêté près d’un étang : je demeurais là, comme un être stupide, à contempler au ciel et sur l’eau la face morte de la lune. Je croyais flotter à travers l’espace. Tout à coup des nuages surgirent autour de moi. Je frémis ainsi que l’homme tombé dans une embuscade. Je retins un cri ; et je pus m’enfuir.

J’étais assis ; j’avais pourtant conscience depuis longtemps que je marchais, je ne m’en inquiétais plus. Le sentiment du repos de mon corps m’apprit que non, que mon corps avait cherché un tas de pierres pour y tomber. Alors je regardai autour de moi. Le ciel et la terre étaient comme liés par une conversation facile. Le bois s’appuyait à la colline et l’herbe à la feuille pourrie. Les étoiles tremblaient ensemble, comme, par touffes, des fleurs dans une lande écartée. Et soudain, la lumière si douce de la lune détermina mes yeux à fondre en larmes.

* * *

De partout le matin naissait. J’étais faible comme un enfant qui a jeté toutes ses larmes. Je relevai la tête et je vis en face de moi une maison ; la lumière d’une veilleuse clapotait derrière les vitres ; une lucarne brillait, sur la toiture brune, comme un miroir tombé. Je pensai qu’il ferait bon la boucher avec de l’étoffe et dormir dans la mansarde qu’elle éclairait parmi les choses de rebut. Alors, de la maison, une petite fumée commença de sortir et je me levai pour me diriger par là.

* * *

Quand j’eus poussé la porte de la maison, je vis une vieille femme qui, d’un balai de feuilles et de branches, balayait le sol. Je lui demandai si elle pourrait me donner du café. Mais elle, au lieu de me répondre, me regardait : « Hélà mon Dieu ! Hélà ! » Elle appela son mari qui était un petit vieillard qui, à mon aspect, leva pitoyablement les bras en l’air ; et, à mesure que je m’avançais vers eux, ils reculaient devant moi comme des serviteurs.

Je me souvins de ce soir de fête où vous m’assuriez — avec quelles lèvres rouges ! — que, me sachant malade, à l’agonie même, vous ne pourriez évoquer de moi une image où la jeunesse du sang ne colorât plus mon front, où l’ardeur de vivre ne rendît plus mes traits impétueux et fiers, mes gestes assurés et victorieux.

* * *

Ces vieillards me gardent à leur foyer. Ils me soignent, disent-ils. J’occupe la chambre de leur fils qui est mort. La vieille me fait la cuisine ; elle me raconte ses malheurs ; les mains entre les jambes, assis en face d’elle, je l’écoute patiemment. Le vieux, à son tour, parle de « 70 », de la défense de Châteaudun, des blessures qu’il a reçues, des hommes qu’il a tués. Je hoche la tête avec intérêt : le bruit de ses lèvres ne me gêne pas.

J’avais un ami qui prétendait que les gens du peuple sont de grands silencieux, d’abord parce qu’ils parlent peu, et puis parce que, quand ils parlent, ça n’a pas d’importance.

Croiser des importuns dont le visage me dégoûte ; renouer des relations sans charme avec des indifférents ; entendre dénigrer encore votre beauté qui scandalise la province, voilà pourtant ce que j’irais faire dans cette maudite ville de T… qui ne me plaît un peu que parce que nous y sommes nés tous les deux.

Trouverais-je du repos à T… ailleurs que dans les églises ? et je n’y entre plus ; non que je sois brouillé avec mon Dieu ; seulement, il y a des choses incompatibles.

Je serais retourné plus volontiers au collège où j’ai été élevé ; j’y aurais passé quelques jours, le temps de me ressaisir. Pauvre vieux domaine, aujourd’hui transformé en caserne d’artillerie !

Je demeurerai donc aux champs jusqu’à ce que les pluies de novembre aient cousu le ciel à la terre ; mais déjà les roses sont pareilles à des paquets de boue grise…

* * *

Après les scènes violentes qui accompagnèrent et suivirent votre départ, je tombai dans un engourdissement profond ; tel le voyageur, qu’un navire emporte, lorsqu’il a salué désespérément sur la rive heureuse le visage cher et que la faiblesse de sa vue plus que la distance l’en sépare, s’abandonne, insensible et morne, à la nécessité qui lui commande.

Peu à peu, tel ce même voyageur près du terme de son voyage, je redressai le front ; je considérai l’avenir ; il m’apparut moins sombre que je ne me l’étais d’abord figuré. L’espoir l’illuminait encore.

Non, vous ne pouviez m’être à jamais arrachée ! vous alliez démolir tout, vaincre tout, arriver !

Et moi, plus humble, plus soumis, combien moins rude, je goûterais à nouveau, les yeux sur votre cœur, les délices de votre corps. Ainsi je m’abusai.

Et comme un enfant se réveille, la langue toujours couverte du lait qu’il a sucé avant de s’endormir, je retrouvai dans mon cœur le goût ambrosiaque de mon amour.

* * *

Toutefois cette lassitude des nerfs, cet écœurement qui succèdent aux brusques sautes de santé, ces nausées d’un esprit excessif jusque dans les images dont il comble sa consternation, m’amenèrent à modérer mes espérances, à les ranger à l’ordinaire de la vie. Je pris lentement mon parti de ne plus vous revoir pendant deux mois, n’ayant pas le courage d’imaginer une séparation interminable. Je résolus de chercher parmi les solitudes de ce pays, à la fois sérieuses et nonchalantes, des moments de souvenirs et d’harmonie. Je rêvai de surprendre la voix et le ton des derniers beaux jours, de leur ravir ce je ne sais quoi de suave dans l’amertume qui n’appartient qu’aux soirs d’octobre, d’en retenir enfin quelque chose qui rendît mon dur langage plus agréable à votre oreille.

Je m’entendis avec mes hôtes pour demeurer près d’eux, à regarder croître et décroître l’automne semblable à la giroflée.

* * *

Je me souviens amèrement aujourd’hui de ces heures où, jusque dans vos bras, je cherchais les bornes de mon cœur pour m’y blesser tour à tour et m’y appuyer.

« Sois humble, me disais-je alors. Ne t’enorgueillis ni de la force de ton désir, ni de l’ardeur de ta passion. Il y aura des nuits désolément bleues, des nuits où tu ne pourras soutenir ton personnage. L’Amour ne t’aura pas quitté. Seulement, tu lui parleras, il ne te répondra plus ; tu te jetteras à ses pieds, il fera le mort. Mais, pour peu que tu t’endormes sans révolte sur ses genoux, il te visitera en rêve. »

* * *

Amie, quel équilibre dans la joie ! quels balbutiements ! quelles larmes ! Je n’y comprends rien encore ! Voilà comment je me réveille, il est cinq heures du matin !

Cette assurance : je l’aime, rien, rien ne peut rien contre cela, c’est mon bonheur affreux, immense et soudain éclatant !

Joie qui n’a plus besoin de joies, de causes de joie, d’excitations à la joie ! Joie délirante et joie féroce !

Je suis debout à ma fenêtre, les bras écartés dans l’aurore ; je chante « La mort d’Yseult ».

L’Amour, l’amour !

Du moment qu’il est, il triomphe !

* * *

J’aime ! Tous les mots me sont trop connus pour exprimer une chose si neuve !

Un faible vent circule autour de la fenêtre. Les peupliers se balancent très lentement tout entiers ; les saules chuchotent ; la lumière monte ; un oiseau chante : de cet oiseau-là on peut dire qu’il chante !

Et moi, debout, dressé, impondérable, svelte, je me tais, la bouche ouverte. Le sentiment qui se répand dans tout mon être, le sentiment vertigineux d’une vitesse qui s’accroît régulièrement, ce n’est ni celui de la vie, ni celui de l’amour, ni celui du bonheur, ni l’énergie : je ne produis pas cette force ; et pourtant elle me soulève !

* * *
  1. humainement (variante).