Eurydice deux fois perdue/Texte entier

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PAUL DROUOT
EURYDICE
DEUX FOIS
PERDUE
précédée d’une préface de
HENRI DE RÉGNIER
de l’Académie française
et publiée par la Société
Littéraire de France
10, rue de l’Odéon
À PARIS
M. C M. X X I



PAUL DROUOT


De sa courte vie, que termina une mort héroïque, Paul Drouot a laissé, en témoignage de son talent et en indice d’une gloire future, trois recueils de poèmes juvénilement et pathétiquement beaux : « La Chanson d’Éliacin », « La Grappe de raisin » et « Sous le Vocable du Chêne », quelques vers inédits et les fragments d’un livre : « Eurydice deux fois perdue », qui eût été « son livre », celui qui l’eût fait connaître au delà du petit cercle d’amis et de lecteurs attentifs qui avaient senti en ces premiers essais la valeur de cette âme magnifique, de ce cœur généreux, de ce noble esprit.

C’est en leur nom que j’écris ces lignes et aussi parce que Paul Drouot avait inscrit le mien en tête de son « Sous le Vocable du Chêne », mais surtout parce qu’il importe, avant de livrer au public cette « Eurydice deux fois perdue », de préciser l’état dans lequel elle nous est parvenue. Paul Drouot ne nous a laissé de cette œuvre que des feuillets épars et dont le plan et la disposition demeuraient incertains et mystérieux, au point de se demander si leur publication était légitime et devrait être favorable à la mémoire du poète. L’« Eurydice » de Paul Drouot se compose, en effet, d’un certain nombre de morceaux assez développés et dont l’enchaînement est à peu près reconnaissable, mais elle en comprend aussi d’autres, de dimension moindre, et pour lesquels n’existait aucune indication de classement, quelques-uns même se présentant sous l’aspect elliptique de notes et même de phrases isolées en leur énigmatique beauté.

Car l’« Eurydice » de Paul Drouot n’est pas seulement une œuvre inachevée à laquelle manque ce dernier soin qu’y apporte un auteur scrupuleux. C’est une œuvre en préparation et qui s’offre à nous à un instant encore provisoire d’elle-même.

Il importait tout d’abord, et avant de songer à la produire, d’y mettre un certain ordre et d’en rendre la lecture possible, en groupant et en disposant pour le mieux les matériaux qui la forment. De cette mise au point, des mains vigilantes et pieuses se sont chargées, mais, cela fait, restait à savoir si l’œuvre ainsi ordonnée deviendrait accessible. À cette question toutes les réponses sollicitées furent unanimes. De ces morceaux, de ces fragments, de ces débris, de cette poussière même, se dégagent un tel accent de douleur, une telle certitude de beauté qu’il fallait que cette « Eurydice deux fois perdue » ne le fût pas à jamais. Agir autrement eût été desservir la mémoire du poète. Avait-on le droit de la priver de cette couronne de fleurs épineuses qu’elle s’était tressée à elle-même et dont la guirlande brisée, mais pieusement renouée, la parait d’une odorante et mortelle dignité ?

L’« Eurydice deux fois perdue » est en effet une œuvre admirable, même si, sans imaginer ce qu’elle eût été en sa perfection, on la considère en ce qu’elle est. Dans une prose de poète, magnifique et forte, expressive et harmonieuse, concise, et riche d’étonnantes trouvailles, elle est le poème de l’attente, de la solitude et du souvenir, avec ses espoirs, ses angoisses, ses ardeurs, ses regrets, ses appels, ses colères, ses renoncements. De ces pages, s’exhale le secret du cœur le plus noble et le plus déchiré, le plus tendre et le plus hautain. Et quelle souffrance passionnée, à la fois mystérieuse et poignante, qui va jusqu’au sanglot et au cri, ou se tait dans un silence stoïquement désespéré ! Tourment d’une âme juvénile et torturée, jamais vous n’avez été exprimé avec plus de beauté ! Ô Détresse qui a le visage de l’Amour ! Ô Amour qui a la figure de la Douleur ! Ô Solitude, toi, la voilée !

Je ne sais quel sera le sort de ces feuillets, mais j’ose leur prédire cependant une grande destinée littéraire. Avec les trois volumes de poésies, ils constituent l’œuvre de Paul Drouot et y ajoutent quelque chose qui, à mon sens, la rend impérissable et lui assure une durée indestructible. Eurydice, la souterraine, Eurydice deux fois perdue, Eurydice, la mystérieuse, nous guide au plus secret de ce cœur. Muse douloureuse, elle nous fait toucher le fond de la sensibilité du poète. Elle nous la montre à nu. Elle lui arrache, un à un, ces feuillets d’angoisse intime qui composent une de ces œuvres exceptionnelles et qui suffisent, même si le malfaisant et taciturne caprice de la mort a interrompu la main qui en eût signé l’achèvement et assuré la perfection.

. . . . . . . . . . . . . . . .

De la place où j’écris ces lignes je repense à une des premières journées du mois d’août 1914. J’étais assis en ce même fauteuil, devant cette même table où reposait ce même encrier ; je tenais à la main cette même plume. Les mêmes objets familiers m’entouraient quand la porte qui est en face de moi s’ouvrit et je vis entrer Paul Drouot. Il entra rapide, la tête haute sous l’abondante chevelure, le front fièrement levé, les yeux illuminés d’un feu héroïque ; il entra de son pas alerte et franc ; il entra vêtu en soldat, joyeux et charmant, en vrai fils de race militaire qui sait l’heure venue de faire honneur au nom porté, un des plus beaux et des plus purs noms de la France impériale. Il partait le lendemain et venait me dire adieu. La guerre avait réveillé en lui l’atavisme glorieux et il était là, tout frémissant du devoir à accomplir, prêt au sacrifice de sa vie et l’acceptant d’avance, l’ayant fait à la France et à la Patrie.

Et cependant, la vie, il l’aimait ! Il apportait à la vivre la franchise et la hardiesse de son âme ardente et noble, ces beaux désirs d’amour et de gloire qui font palpiter un jeune cœur. Il l’abordait avec courage et fierté, et elle lui avait déjà été dure. Nous le savions, mais nous pensions qu’elle aurait un jour pour lui des heures réparatrices. Ce que nous ne savions pas alors, c’était toute la souffrance secrète dont elle l’avait meurtri, et qui lui avait arraché, à Eurydice deux fois perdue, l’appel déchirant qui nous revient aujourd’hui d’au delà de la mort. Écoutons-le, maintenant que s’est tu le bruit du canon qui éteignit pour jamais cette voix douloureuse et passionnée. Saluons Paul Drouot en son mortel destin de soldat, en son œuvre vivante de poète.


Henri de Régnier

PREMIÈRE PARTIE


Je vous ai toujours attendue dans l’obscurité, comme si vous étiez toute la lumière ; aujourd’hui, pour la dernière fois, je vous attends. La forêt, autour du pavillon de chasse, étouffe les rumeurs du jour qui finit. Puissent ces intolérables moments, où je crois tour à tour que je meurs et que la porte s’ouvre, se prolonger jusqu’à l’aurore !

* * *

Je ne vous attends pas depuis l’heure fixée pour notre rendez-vous, ni depuis le quart d’heure qui la précède, ni depuis l’heure d’avant, ni depuis midi !

Je vous attends bien avant de me mettre à vous attendre.

* * *

Je le sais bien, vous ne pouvez pas être à l’heure, même ce soir !

* * *

Je vous attends debout, non qu’une excessive fatigue ne me commande de m’asseoir. Je vous attends contre la porte, je fais presque corps avec elle, ma main tient la serrure, mon front bat. Le plancher sous mes pieds vacille, comme si des charrois passaient au loin.

Mon cœur aspire à soi l’étroit espace qui vous entoure et le chemin qui vous amène.

* * *

Je vous attends. J’attends. Ce que j’attends, comme le bond sur moi du sphinx, et l’accomplissement de ma destinée, ce petit geste, quoi ! ne le ferez-vous pas : de frapper à la porte, de gratter à la persienne ?

Qu’avez-vous à tourner comme une folle par la chambre ?

L’arc de votre sourcil s’est-il retroussé vers la tempe ?

Peut-être vous êtes-vous laissé distraire par un songe ?

Une pensée si amère vous a saisie que vous ne remuez plus, debout près de la fenêtre que vous alliez fermer…

Vos talons trop hauts, grande femme, se sont pris dans l’herbe et vous êtes tombée… La grille était fermée, vous avez dû faire un détour.

Non, vous donnez des ordres, on déploie devant vous des robes, des tuniques ; laquelle mettrez-vous ?

« Il faut cependant que j’y aille ! »

Ces quelques moments vous coûtent bien, ces quelques minutes misérables volées aux préparatifs de votre départ.

« Il faut que j’y aille cependant, que je trouve le temps d’y aller ! »

… N’avez-vous pas pitié de la longueur de mon affût ?

* * *

Quand je n’en puis plus, je passe à côté, dans la chambre où la lampe est allumée, le feu aussi. Je dérange un meuble ; je change de place ; je dispose autrement les plis des rideaux ; je secoue le feu, j’en tire un brandon, et, debout, je le regarde se consumer avec une rapidité terrible.

Il y a cet objet que je déplace toutes les fois : un siège que j’écarte du mur ; je repousse du pied ce coussin à droite (ô honte, ô misère, chaque fois !)

Mon manteau, en travers de la table ; ici, mon chapeau ; là une fleur, toujours violette. J’ai prévu cet ordre bizarre. Je me hâte, je me précipite, comme un homme qui s’habille vite, le matin, pour aller mourir.

Toutes les deux minutes, je sors ma montre ; je ne lis pas, sur le cadran, le chiffre que j’y regarde ; je ne le lis pas ; il prend de lui-même une voix pour me plaindre. « Il est huit heures ; huit heures dix ; le quart. » Soudain je perds conscience : je suis cet écolier qui dévorait, à l’étude du soir, les récits des plus rudes batailles. « À six heures vingt… à sept heures quarante… à huit heures. » Je dresse l’oreille, comme alors ; je les entends retentir dans le silence de l’Histoire, ces pulsations plus secrètes, plus saisissables que des dates.

* * *

Les nuits où vous êtes trop en retard, où l’on dirait que vous venez du fond de la Chine, mes minutes s’empruntent, s’arrachent l’une à l’autre, pour mon martyre, les instruments de je ne sais quelle colère ou quelle justice dont le moindre n’est pas l’épouvante que m’inspire l’amour.

Ce n’est point avoir pitié de moi. Je ne saurais vous le demander, mais ayez pitié de celui qui vous attend. Ne dites pas : « Une minute plus tard », c’est un siècle. Naturellement, vous ne pouvez pas comprendre. C’est, dans un autre genre, quelque chose d’aussi pénétrant, d’aussi vif, d’aussi atroce que la honte.

Comprenez bien que je souffre peut-être moins de vous voir partir que de la pensée que je vais vous presser dans mes bras, que vous n’y êtes pas déjà…

… à la pensée de cette paix qui éclatera dans mon cœur quand votre chevelure, comme l’aile de la mort, effleurera ma joue glacée.

* * *

Combien de fois, alors, mes pas ont dessiné sur ce dur plancher le dédale de mon angoisse ; combien de fois, alors, j’ai penché au miroir mes traits défaits, sans plus les pouvoir rassembler en une expression qui les embellisse ou qui les honore ; combien de fois j’ai fait volte-face dans mes promenades à travers la chambre, de peur que votre arrivée ne me surprît le dos tourné ; combien de fois je me suis précipité aux fenêtres, heurté aux volets entre-clos ; combien de fois j’ai hâté ma fin à vous attendre !

Mon amour, combien de fois je vous ai mis au monde !

* * *

Elle se croit en retard, elle court ; son cœur d’enfant l’étrangle ; elle renverse la tête ; son épaule s’arrondit, se gonfle comme une aile ; elle aspire tout l’air, toute l’ombre, chancelle, frémit, court.

Elle a dépassé la grille.

Elle s’arrête ; elle n’est pas sûre que ce soit un arbre, cette forme immobile. Elle se penche, elle rattache son soulier d’argent. Elle jette en arrière un regard furtif. Elle cherche, autour d’elle, les chiens, les chasseurs. Ses yeux s’accrochent aux choses avec désespoir ; la respiration lui manque.

Que le lièvre soit terré et dorme ! Que le chat-huant retienne son cri ! Que la terre soit sèche ; que l’herbe soit drue, le caillou ancien, moussu ! Que nulle branche (je l’arrache, je la déchiquette) ne cingle mon amour au front dans la profondeur du taillis ! Le ciel est-il pur ? J’ai peur qu’il ne pleuve. Je crains l’ouragan et la nuit est calme. Il fait froid, peut-être ? Moi, je suffoque, la chaleur de mon désespoir m’étouffe.

* * *

L’éclat un peu hagard de vos joues, la fièvre de votre teint, comme une écharpe agitée, cela m’arrête d’abord.

Plutôt que de vous embrasser, je m’écarte ; je vous repousse, sans lâcher vos mains ; je veux vous voir ; mais, comme si j’étais une lumière trop vive, vous vous détournez et votre profil s’incruste, en me causant la douleur physique d’une empreinte réelle, dans mon cerveau noir. En vain, vous dressez vers moi vos lèvres suppliantes, je vous force à parler pour entrevoir vos dents et parce qu’on dirait, tant ces lèvres sont belles dans leur constante immobilité, que, lorsque vous les ouvrez sur mon nom, elles parlent pour la première fois et qu’elles vont mourir de s’être tout à coup si profondément[1] déchirées.

* * *

Voici l’une des heures de ma vie ; une heure définitive. À quel signe je la reconnais : j’ai dans le cœur le fou rire. Il monte à mes yeux, franc, irrépressible. Je me retiens — comme d’autres de pleurer — de rire.

Un moment comique, c’est celui où l’on vous apprend la mort subite de… Je vous ferais peur !

* * *

Pardonnez-moi ces mouvements de folie. J’ai toujours été un enfant bizarre. Alors que vous tendiez aux miens vos bras gaiement ouverts, déjà je vous fuyais, je me cachais de vous pour satisfaire à l’amertume de mon naturel. Quand je pouvais saisir un instant de bonheur, je le happais si fort qu’il n’en restait jamais dans ma main forcenée que des cris, des tourments, une douleur nouvelle.

Vous me parlez, debout contre moi ; je ne vous réponds que d’un regard étrange : mais ne sentez-vous pas, par moments, ces décharges de frissons tuants dans mes épaules ?

* * *

Ne point leur confier que nous les aimons. Aimer, certes ; l’avouer, non ! Leur plaisir d’en recevoir l’aveu, qu’est-ce auprès de notre jouissance de le tenir scellé ? Et quand celle qui nous aime, harassée de notre silence, s’écrie : « Ah ! » quelle coupe de félicité elle nous renverse dans le cœur ! Son amour et le nôtre, ensemble, en nous, sans qu’elle le sache ! Ô coups ravissants ! Restons impassibles. Pas un balbutiement, cœur outré, pas un cri ; qu’elle meure ! Elle morte, tais-toi !

* * *

Il est certain qu’alors je vous ai bien haïe ! Vous parliez : j’aurais voulu étrangler dans votre gorge vos adorables paroles, renfoncer dans votre bouche vos soupirs, l’emplir de terre ; ne plus vous entendre ; ne plus sentir votre cœur battre contre mon cœur rendu immobile. Il me semblait que je tenais une pierre à la main, pour vous en écraser comme un oiseau dans la campagne solitaire, tant ma douleur inexpressive était inégale à vos plaintes, tant les chaleureux emportements de votre âme glaçaient mon âme de honte.

* * *

Le plus atroce, ce fut cette seconde où je vous embrassai comme une petite fille, légèrement ! Autour de nous, ce cadre habituel de nos rencontres, — votre présence qui vient toujours anéantir l’horreur de vous attendre, — la sensation que la mauvaise plaisanterie est finie : j’éclatai de rire.

Vous me regardiez en dessous, à la fois comme une victime et comme un bourreau ; je revois votre bouche qui se mit à trembler ; vos petites dents claquaient un peu.

* * *

Elle dit encore : « Vivons cette heure ! »

Elle nommait heure quelques minutes incertaines. Mon cœur se roidit ; sa douleur, nul baiser ne la diminuera ; point de caresse ; plus d’étreinte ; mais séparons-nous tout vivants.

* * *

Elle embrassait mon vêtement à l’épaule. Elle m’embrassait comme on embrasse le crucifix dans les derniers efforts. Elle était autour de moi comme un jardin qui sent ensemble la verdure mouillée et coupée.

* * *

Un pas en arrière, un seul sursaut brusque : et ces milliards d’hommes, d’étrangers, d’Asiatiques, tout l’univers fond sur nous et nous sépare !

* * *

Et vous n’assignez pas un terme à votre absence ! Vous diriez : « Dans six mois, dans un an, plus tard, je reviendrai », que je dévisagerais peut-être ma douleur.

Ne savez-vous donc pas qu’il faut que je me persuade que vous existez ? je suis plus près de croire à votre disparition qu’à votre départ.

* * *

Debout, galvanisé, à droite, à gauche, assisté des plus grandes ombres, il a vécu ses meilleures heures, l’homme sur qui l’amour a passé comme le vent d’est.

Le combat fini, ce soldat tout à l’heure entouré de morts, de blessés, d’égaux, retombe parmi les civils.

* * *

Ni vos yeux tout à coup ! Ni ce sourire amer comme le miel sauvage ! Ses joues embaumées, son front tiède ; sa grande chevelure si douce, si molle, si dorée que c’est comme le sommeil ; ni la nuque inclinée, ni le ruissellement de l’épaule, du bras. Ses bras comme la chambre d’un enfant qui rêve. Son amour comme une fenêtre profondément enfoncée.

* * *

Moi qui n’ai ni raison, ni sagesse, ni équilibre, il ne faut point me juger, ni me parler raison, mon amour ; ni rien me dire de précis. Que me font les détails, les circonstances, les causes ? J’abhorre la curiosité ; je hais la connaissance ; seul, le mystère explique tout.

* * *

Quel est autour de moi ce lieu d’angoisse ? À le contempler, mes yeux grincent.

* * *

Personne n’est auprès de moi, comme la mère quand elle goûte la cuillerée de soupe qu’elle tend à son dernier-né, pour qu’il ne brûle pas ses fragiles petites lèvres. Personne. Je suis seul.

* * *

Alors je vous ai parlé, comme si vous aviez été là ; je vous ai suppliée, j’ai tendu mes mains comme un acteur : j’étais à genoux devant un fauteuil ! et je suppliais un fauteuil !

* * *

Quand j’étais tout enfant et que j’avais commis une vilaine faute, on me repoussait ; on me disait : « Va-t’en ! tu n’es pas un enfant d’ici ; on t’a changé au berceau ; tu es le fils d’Hermann, le domestique. »

Et blotti dans le giron de ma vie, serré contre le sein où j’ai bu, par les bras qui m’ont bercé, je sanglotais : « Ne me chassez pas. Moi aussi, je serai votre petit domestique ! »

Qui m’eût osé dire qu’à toi, fût-ce absente, j’offrirais cela dans un cri !

* * *

J’éprouvais un désir de vous qui allait jusqu’à la nausée et dont la satisfaction, tant il me taraudait, ne m’eût causé que de l’horreur.

* * *

Pourquoi, quand vous êtes partie, ne vous ai-je pas saisi les poignets en criant : « Tu ne partiras pas » ? Pourquoi ne m’avoir pas sacrifié ton repos ; ne t’avoir pas tendu, toute saccagée, ma jeunesse ?

Mon amour me brûle de plus profondes, mais non de plus cuisantes ardeurs que ce nouveau mépris de moi-même. Avoir à la place des oreilles, de chaque côté de la tête, ce mot « Lâche, lâche ! » bruit de fusillade ; balles perdues ; intolérable attente du coup mortel…

* * *

N’avais-je donc rien à t’opposer ni à t’offrir ?

Je t’aurais offert plus que le bonheur, plus que la paix de ta vie : le combat avec moi.

Un désespoir qui nous unisse, qui nous fonde plus épaissement que ni la honte, ni la déflagration barbare du plaisir.

* * *

J’aurais dû te forcer à me manquer pour me forcer à te punir.

Que n’ai-je ameuté contre toi la foule des amants !

Celle qui est à moi et qui me quitte, celle qui m’a dit hier : « Je m’en vais. »

* * *

Que ne t’ai-je enfermée !

Que ne t’ai-je liée !

Que n’ai-je été les vents contraires, les sables mouvants, la mer, je ne sais quoi de dérisoire, le serpent, le lion, la fièvre ! Ah ! que n’ai-je fait dans tes yeux sauter la flamme de la peur !

* * *

Car l’amour est méchant que de mon sein tu as suscité !

* * *

Sans doute un homme eût tout compris, tout adoré ! Mais cet enfant vexé, dur ! cet adulte ! de ceux qui se récrient avec une voix sotte, qui font des mines de chat, qui prennent avantage de leurs roses ! On me presserait le nez qu’on en ferait encore couler le lait de l’Idylle !

Ne saviez-vous donc pas qu’ils aiment comme ils sont : ou un petit être plaisant qui roule des yeux pers dans de la chair fraîche, ou cet homme aux limites de son cœur !

* * *

Ô trop grande pour moi, trop véridique, trop blessée, vous vous êtes confiée à ma douleur et ma douleur n’a vu qu’elle ! Grimacer, gémir, se tordre les bras, ses propres délices lui suffisent. Il y a trop de noblesse dans votre acceptation : ce n’est point obéir à la nécessité, ce n’est point s’y soumettre ; c’est la précéder ; sans se retourner, c’est lui dire : « Marchons ! »

* * *

L’un sans l’autre. La réunion de ces trois mots est possible ; d’une exactitude implacable. L’un sans l’autre. Il n’y a plus rien à dire après cela, pas de consolation. Ce petit mot rien ne l’exterminera.

Un mot surgit, inconcevable, entre « l’un, l’autre », exprime la disjonction d’un rapport nécessaire, ébranle pour un temps, comme l’erreur, les bases de toute certitude.

* * *

Est-ce moi, bien moi, moi qui place toute ma confiance en chaque être et la lui retire en même temps ; qui chéris, avec un tel désespoir, les promesses ; qui réclame tous les serments, mais non pas qu’on les tienne ; qui, chaque fois que vous desserriez les lèvres, soupirais : « Que va-t-elle encore me retirer ? »

* * *

« C’est pour la vie ! »

Je ne sais si je n’aimerai qu’une fois au monde, mais je veux t’aimer comme si je ne devais plus aimer personne après toi ; comme si je devais un jour, jour terrible, comme si je devais dire alors : « Il me reste : l’ascétisme — les voyages — les champs encore ; — rien d’autre. »

* * *

J’ouvris la fenêtre. L’air m’assaillit. Il me sembla que je défaillais contre l’univers pantelant. Je m’abandonnai au torrent des sphères ; je ne résistais plus ; j’acceptais ; je partais ; j’allais, poussé.

Les générations nouvelles m’apparurent. Je sentis que j’étais déjà mort, puisqu’elles naissaient, et qu’aucun massacre des innocents ne me rendrait des moments mal éternisés.

Alors un aboiement lointain et prolongé avança dans la nuit ; il augmentait, reprenait, montait vers la lune, semblait pouvoir en approcher ; j’en suivais les progrès avec un grand rictus, comme si cet aboiement sortait de moi-même et me soulageait.

* * *

Autour de moi la terre frémit, la solitude règne, le ciel commande à ses étoiles de se taire. Et elles, fixes, cessent de trembler comme une douleur dans les moelles, une aiguille plantée dans les nerfs.

Il est je ne sais quelle heure passé minuit. Le vent s’élève, mais à peine. Le dix-sept septembre, le dix-sept septembre, le dix-sept septembre !

Le froid si grand et si pur de la nuit où je marche… ce silence.

* * *

Dès que j’eus fait un pas dehors, j’éprouvai un tel sentiment de bien-être que, peut-être, dans toute ma vie n’en éprouverai-je point de plus fort.

Physiquement et moralement je respirais ; je respirais de toutes façons ; comme un lâche respire.

Amie, amie, il me semblait que vous étiez partie encore plus que vous ne pouviez l’être ; partie, définitivement ; arrivée au but de votre voyage ; ne roulant plus vers lui, mais arrivée ; ou plutôt vous, votre souvenir, mon amour, vous vous étiez anéantis.

Et la soif de bonheur que porte en soi tout homme se répandait en moi au-devant d’un avenir tranquille.

* * *

Alors, parce que c’est la saine Douleur, et quelque chose de plus affreux, la Justice sans entrailles, sans oreilles, sans voix, il faut qu’on crie le contraire de la vérité, qu’on arrache de soi des mensonges plus vrais sur le coup que toute la vie qui les dément.

On avoue, on promet, on jure. Ah ! surtout quand elle desserre un peu l’étreinte : c’est si bon de ne plus souffrir !

Mais à la face des choses éternelles, je me soulève et je proclame : « C’est faux ! c’est faux ! je n’ai pas parlé librement ! »

Quand la saine Douleur a tout essayé pour tirer de l’homme un parjure durable ; qu’elle a déployé l’appareil de ses supplices ; quand, avec la jalousie pour chevalet, les clous du désespoir, coup sur coup la haine et l’amour brandis, elle n’a rien obtenu de lui qu’une soumission tour à tour feinte et démentie et, sur la face, des crachats, il lui reste le suprême moyen de l’épuisement physique.

Je gis à terre, ouvrant les yeux de temps à autre.

* * *

Rien, dans la gorge ce goût de mort, comme d’une châtaigne crue, cette acide sueur d’agonie, rien — quand toutes les veines appellent le couteau ! — ne me dissuade d’aimer !

* * *

Quelqu’un marche avec une blessure terrible, un trou au côté droit et au dos, dans un pays désert, montagneux, aride. Longtemps après, quelqu’un d’autre trouve une tunique autrefois ensanglantée, dans son jardin de roses. Le vent d’est l’a poussée, jetée là.

Je marchais dans la nuit sans me demander où j’allais, droit devant moi, comme nous ferons, la nuit du jugement, quand nous chercherons Josaphat.

* * *

Le chant du grillon lui-même s’était tu. Au loin, des trains passaient avec un bruit de mer qui durait trop longtemps et dont la cessation brusque navrait le cœur. Je m’étais arrêté près d’un étang : je demeurais là, comme un être stupide, à contempler au ciel et sur l’eau la face morte de la lune. Je croyais flotter à travers l’espace. Tout à coup des nuages surgirent autour de moi. Je frémis ainsi que l’homme tombé dans une embuscade. Je retins un cri ; et je pus m’enfuir.

J’étais assis ; j’avais pourtant conscience depuis longtemps que je marchais, je ne m’en inquiétais plus. Le sentiment du repos de mon corps m’apprit que non, que mon corps avait cherché un tas de pierres pour y tomber. Alors je regardai autour de moi. Le ciel et la terre étaient comme liés par une conversation facile. Le bois s’appuyait à la colline et l’herbe à la feuille pourrie. Les étoiles tremblaient ensemble, comme, par touffes, des fleurs dans une lande écartée. Et soudain, la lumière si douce de la lune détermina mes yeux à fondre en larmes.

* * *

De partout le matin naissait. J’étais faible comme un enfant qui a jeté toutes ses larmes. Je relevai la tête et je vis en face de moi une maison ; la lumière d’une veilleuse clapotait derrière les vitres ; une lucarne brillait, sur la toiture brune, comme un miroir tombé. Je pensai qu’il ferait bon la boucher avec de l’étoffe et dormir dans la mansarde qu’elle éclairait parmi les choses de rebut. Alors, de la maison, une petite fumée commença de sortir et je me levai pour me diriger par là.

* * *

Quand j’eus poussé la porte de la maison, je vis une vieille femme qui, d’un balai de feuilles et de branches, balayait le sol. Je lui demandai si elle pourrait me donner du café. Mais elle, au lieu de me répondre, me regardait : « Hélà mon Dieu ! Hélà ! » Elle appela son mari qui était un petit vieillard qui, à mon aspect, leva pitoyablement les bras en l’air ; et, à mesure que je m’avançais vers eux, ils reculaient devant moi comme des serviteurs.

Je me souvins de ce soir de fête où vous m’assuriez — avec quelles lèvres rouges ! — que, me sachant malade, à l’agonie même, vous ne pourriez évoquer de moi une image où la jeunesse du sang ne colorât plus mon front, où l’ardeur de vivre ne rendît plus mes traits impétueux et fiers, mes gestes assurés et victorieux.

* * *

Ces vieillards me gardent à leur foyer. Ils me soignent, disent-ils. J’occupe la chambre de leur fils qui est mort. La vieille me fait la cuisine ; elle me raconte ses malheurs ; les mains entre les jambes, assis en face d’elle, je l’écoute patiemment. Le vieux, à son tour, parle de « 70 », de la défense de Châteaudun, des blessures qu’il a reçues, des hommes qu’il a tués. Je hoche la tête avec intérêt : le bruit de ses lèvres ne me gêne pas.

J’avais un ami qui prétendait que les gens du peuple sont de grands silencieux, d’abord parce qu’ils parlent peu, et puis parce que, quand ils parlent, ça n’a pas d’importance.

Croiser des importuns dont le visage me dégoûte ; renouer des relations sans charme avec des indifférents ; entendre dénigrer encore votre beauté qui scandalise la province, voilà pourtant ce que j’irais faire dans cette maudite ville de T… qui ne me plaît un peu que parce que nous y sommes nés tous les deux.

Trouverais-je du repos à T… ailleurs que dans les églises ? et je n’y entre plus ; non que je sois brouillé avec mon Dieu ; seulement, il y a des choses incompatibles.

Je serais retourné plus volontiers au collège où j’ai été élevé ; j’y aurais passé quelques jours, le temps de me ressaisir. Pauvre vieux domaine, aujourd’hui transformé en caserne d’artillerie !

Je demeurerai donc aux champs jusqu’à ce que les pluies de novembre aient cousu le ciel à la terre ; mais déjà les roses sont pareilles à des paquets de boue grise…

* * *

Après les scènes violentes qui accompagnèrent et suivirent votre départ, je tombai dans un engourdissement profond ; tel le voyageur, qu’un navire emporte, lorsqu’il a salué désespérément sur la rive heureuse le visage cher et que la faiblesse de sa vue plus que la distance l’en sépare, s’abandonne, insensible et morne, à la nécessité qui lui commande.

Peu à peu, tel ce même voyageur près du terme de son voyage, je redressai le front ; je considérai l’avenir ; il m’apparut moins sombre que je ne me l’étais d’abord figuré. L’espoir l’illuminait encore.

Non, vous ne pouviez m’être à jamais arrachée ! vous alliez démolir tout, vaincre tout, arriver !

Et moi, plus humble, plus soumis, combien moins rude, je goûterais à nouveau, les yeux sur votre cœur, les délices de votre corps. Ainsi je m’abusai.

Et comme un enfant se réveille, la langue toujours couverte du lait qu’il a sucé avant de s’endormir, je retrouvai dans mon cœur le goût ambrosiaque de mon amour.

* * *

Toutefois cette lassitude des nerfs, cet écœurement qui succèdent aux brusques sautes de santé, ces nausées d’un esprit excessif jusque dans les images dont il comble sa consternation, m’amenèrent à modérer mes espérances, à les ranger à l’ordinaire de la vie. Je pris lentement mon parti de ne plus vous revoir pendant deux mois, n’ayant pas le courage d’imaginer une séparation interminable. Je résolus de chercher parmi les solitudes de ce pays, à la fois sérieuses et nonchalantes, des moments de souvenirs et d’harmonie. Je rêvai de surprendre la voix et le ton des derniers beaux jours, de leur ravir ce je ne sais quoi de suave dans l’amertume qui n’appartient qu’aux soirs d’octobre, d’en retenir enfin quelque chose qui rendît mon dur langage plus agréable à votre oreille.

Je m’entendis avec mes hôtes pour demeurer près d’eux, à regarder croître et décroître l’automne semblable à la giroflée.

* * *

Je me souviens amèrement aujourd’hui de ces heures où, jusque dans vos bras, je cherchais les bornes de mon cœur pour m’y blesser tour à tour et m’y appuyer.

« Sois humble, me disais-je alors. Ne t’enorgueillis ni de la force de ton désir, ni de l’ardeur de ta passion. Il y aura des nuits désolément bleues, des nuits où tu ne pourras soutenir ton personnage. L’Amour ne t’aura pas quitté. Seulement, tu lui parleras, il ne te répondra plus ; tu te jetteras à ses pieds, il fera le mort. Mais, pour peu que tu t’endormes sans révolte sur ses genoux, il te visitera en rêve. »

* * *

Amie, quel équilibre dans la joie ! quels balbutiements ! quelles larmes ! Je n’y comprends rien encore ! Voilà comment je me réveille, il est cinq heures du matin !

Cette assurance : je l’aime, rien, rien ne peut rien contre cela, c’est mon bonheur affreux, immense et soudain éclatant !

Joie qui n’a plus besoin de joies, de causes de joie, d’excitations à la joie ! Joie délirante et joie féroce !

Je suis debout à ma fenêtre, les bras écartés dans l’aurore ; je chante « La mort d’Yseult ».

L’Amour, l’amour !

Du moment qu’il est, il triomphe !

* * *

J’aime ! Tous les mots me sont trop connus pour exprimer une chose si neuve !

Un faible vent circule autour de la fenêtre. Les peupliers se balancent très lentement tout entiers ; les saules chuchotent ; la lumière monte ; un oiseau chante : de cet oiseau-là on peut dire qu’il chante !

Et moi, debout, dressé, impondérable, svelte, je me tais, la bouche ouverte. Le sentiment qui se répand dans tout mon être, le sentiment vertigineux d’une vitesse qui s’accroît régulièrement, ce n’est ni celui de la vie, ni celui de l’amour, ni celui du bonheur, ni l’énergie : je ne produis pas cette force ; et pourtant elle me soulève !

* * *

DEUXIÈME PARTIE


Quand la nuit comme une grande fumée épaissit l’air, qu’elle écoute, en extase, les propos des amants, que l’air est suspendu à leurs lèvres, que l’été qui s’attarde retourne encore une fois vers eux la tête, et lève le front, comme s’il entendait une fois encore le rossignol, le cœur partagé se tait dans l’homme solitaire.

Divine nuit ! Que tous mes sentiments s’éteignent en un tumultueux pianissimo…

* * *

Comme dans ces pays de montagnes, où le ciel reste longtemps clair après que le soleil a disparu, voici qu’au-dessus de ma vie, la promesse d’un calme, d’un apaisement non mortels, un pâle crépuscule s’étendent. Silence aux mots les plus amers. L’obscurité, où l’esprit ouvre ses riches ailes invisibles, nous est refusée, ce soir.

N’apprendrai-je donc point, comme un autre, à me repaître de chimères, et de cet espoir qui m’arrive ? Pourquoi me refuser toujours à leur chétive et vague étreinte ? Pourquoi repousser d’un sarcasme leurs avances mystérieuses ? Où mon orgueil, où ma douleur en veulent-ils venir avec ces façons ? Eh bien oui, je le sens, j’espère, humblement, résolument comme la feuille, jusqu’à ce qu’elle soit flétrie, est verte.

* * *

Les lèvres glacées, la gorge étranglée, comme le trafiquant qui abaisse progressivement le prix de cette marchandise, sa suprême ressource et le pain des siens — et on n’en veut pour or ni argent. Cela ne fait pas l’affaire — je me suis vu réduit de mes prétentions les plus justes à ne désirer rien que de pouvoir vous tutoyer, non plus sournoisement, brusquement, les yeux cachés, le cœur amer comme le buis, mais d’un tutoiement consenti, sans cesse.

Premier tutoiement, première odeur de l’herbe au printemps !

Tendre, mouillé, avec des maladresses d’oiseau tombé, des scintillements d’étoiles, le doux tutoiement, doux comme un pied nu…

C’est décidé, je te tutoie, mais comment faire ? Quand je te tutoie, même en rêve, que je te dis « tu » tout haut, par force, je reçois un choc suave, comme si ta main me heurtait le dos. Et l’équilibre de mon cœur est rompu par la surprise.

De s’être approchées l’une de l’autre, que nos bouches se soient à jamais tutoyées ! Que ce soit toute notre couronne, peut-être, cette infructueuse fleur !

* * *

Si la solitude avait une couleur, je dirais qu’on en a peint les murs de ma chambre.

On ne voit guère dans cette pièce que des fleurs. Il y en a d’un mauve si doux qu’elles te ressemblent, il y a une rose qui s’aplatit en se fanant ; et, partout, de ces phlox dont l’odeur emprunte aux traînants soupirs de l’automne leur amère et secrète folie.

J’ai fait tout de suite mon séjour de ce verger. Il est petit, il est carré, il a deux allées qui se croisent ; il faut être humble pour s’y promener. D’un côté, une balustrade en briques lui découvre la campagne ; une haie de troènes fait, sur les trois autres côtés, plutôt office de paravent que de muraille. Dans le coin où les fraisiers sentent bon, se cache un banc de bois ; on découvre, un peu en arrière, les cabanes des abeilles. C’est là que, sous couleur de préparer leur miel, les rusées sorcières fabriquent des étoiles avec le suc, avec l’âme même des fleurs.

Il y a des endroits où les oiseaux ne chantent jamais ; où ils se plaignent. Ici.

* * *

Une longue séparation, l’impossibilité de me rapprocher de toi, d’agir dans ce but, toutes les forces du cœur repliées sur ton souvenir : me préserve ce souvenir même de la sentimentalité ! Non qu’elle soit vide de douceur, elle en a peut-être trop, elle engourdit, elle paralyse ; non qu’elle me paraisse ridicule, cela m’est égal ; mais elle n’exprime pas assez noblement l’amour.

Je n’imagine pas volontiers un homme qui meurt d’une façon sentimentale. On souffre autrement. On aime autrement. On s’arrange.

La tendresse, l’humilité, l’abaissement, des larmes dans quelques occasions, des contrastes et ces subtilités qu’adorent les amants… oui, des larmes, mais ailleurs que dans la voix !

* * *

La révélation soudaine de l’étendue de ta beauté ne m’a point « renversé ».

Non, pas plus que ne le serait une âme délicate, d’entendre, en été, le soir lui parler à l’oreille, ou les fleurs pousser leurs parfums jusqu’au chant.

* * *

Quand j’ai réussi à me promener toute une matinée dans la campagne sans rencontrer un seul visage, rien n’égale ma joie ; je finirais par me confondre avec la verdure qui miroite, avec la verdure qui moutonne, avec la verdure qui flamboie, si je n’étais devenu, par l’éclat dont me revêt à mes propres yeux ton amour, un être distinct de tous les autres êtres.

Distinct même de l’homme…

Tes bras de naïade, tes jambes d’hamadryade, le souvenir de tes beautés mythologiques me tirent du milieu de mes frères : j’existe, mais à part.

* * *

Il n’y a plus dans ma vie d’autres événements que des promenades. Je ne sais pas de pays plus propre à en fournir que celui-ci. Il me fait accepter d’attendre. Ces campagnes, ternes et mornes, se déroulent mélancoliquement sous les pas du rêve et le favorisent dans la mesure qui lui convient. Il peut s’abandonner à elles, sans craindre qu’elles le détruisent ; surtout en cette saison qu’elles appellent toute l’année et dont la possession les tue. Car déjà la pointe des feuilles se recroqueville ; on ne voit pas encore que c’est l’automne, mais le cœur en est averti.

* * *

À midi, en été, sur la route, c’est nous qui protégeons notre ombre des ardeurs du soleil, qui lui formons de notre propre corps un rempart contre la lumière.

Ainsi notre amour qui est chair et vie projette devant soi son idéal qui n’est qu’illusion et vanité ; de toute sa stature humaine il garantit la sombre silhouette qui le précède et qu’il croit suivre alors qu’il la guide par les pieds. Souffrir, saigner, succomber même, que lui importe, si la chère image aux lignes pures, aux gestes longs ne ressent rien, Elle, des feux du jour !

* * *

Enfin le dernier rayon de ce soir d’angoisse a dépassé la cime de l’arbre le plus haut. Trois hirondelles se partagent le ciel. Une mince fumée sort du toit. Elle fuit si vite qu’elle a l’air d’écrire sur le vent quelque chose d’illisible et de passionné.

Je ne te vois pas, je ne t’imagine pas, je t’aime. Ma tristesse vient de tant de force, de tant d’ardeurs, de ce crépuscule-ci, perdus pour notre amour, de tous ces jours enfin que ne m’aura point comptés ta voix aux douceurs affligeantes.

* * *

Tout ce qui m’étonne prend, du même coup, ton nom ; tout sentiment vif qu’éveille en moi la surprise, c’est toi-même : un oiseau part sous ma main ; un papillon s’ouvre dans l’air ; un rayon de soleil m’illumine — et je te salue du bout des lèvres !

Quand j’ai longtemps marché dans les terres, la fatigue aidant, je t’oublie ; je songe à la gloire, à la beauté d’un vers, à celle de l’océan. Qu’une chaumière tout à coup, qu’une ferme perdue s’enlève sur le ciel, mais c’est toi qui l’habites ; je retiens une brusque larme, j’étouffe un cri.

Je me couche dans le blé noir. Cette beauté blanche et légère, ce quelque chose de frissonnant qu’il garde jusque dans l’immobilité de ses tiges, je ne les ai trouvés qu’à la voie lactée, au givre et à toi. Tout le reste étant d’une pâleur plombée et fixe.

* * *

Comme un petit garçon et une petite fille qui se rencontrent plusieurs fois de suite dans le même square et qui aspirent si violemment à jouer l’un avec l’autre, qu’ils n’ont plus d’autre univers, enfants sauvages, jusque-là dédaigneux des plaisirs qu’ils ne prenaient pas seuls, et qui se jettent à la dérobée d’immenses regards, nous demeurâmes ensemble longtemps, sans nous sourire, sans nous parler, cruels, graves.

Au début même de mon amour, je n’aurai point connu l’horreur d’être haï, mais j’ai reçu de l’assurance que tu m’aimais une joie si grande qu’elle m’a fait mal pour toujours et que l’angoisse qui lui a succédé dure encore.

Dans ces premières difficultés qu’éprouve un timide, un respectueux, quand il veut exprimer sa passion, il y a une volupté tellement inouïe que je préfère ne la comparer à rien, de peur que mon point de comparaison ne te scandalise.

Tu t’approchas de moi ; tu me demandas je ne sais plus quoi ; je te répondis : « Je ferai tout ce que vous voudrez. » De ce jour-là nous sûmes que nous étions l’un à l’autre.

* * *

Je cueille avec tendresse un brin de mélilot, car il y a des amours qui contiennent, dès leurs premiers sourires, l’amertume et la suavité qu’on ne trouve d’ordinaire qu’aux larmes, comme il y a des fleurs qui sentent par avance le miel.

* * *

Par la fenêtre je vois mon hôtesse qui repasse du linge. Elle est sans force ; il fait une chaleur d’orage qui l’accable. De sa main droite elle promène un fer noir et court ; de l’autre qu’elle plonge par moments dans un bol, elle jette négligemment quelques gouttes d’eau fraîche devant soi. Que sa fatigue est pleine de charme ! Je songe que mes travaux, qui sont de transir et de brûler tour à tour pour un même souvenir, ressemblent aux siens et que, sans rien faire d’autre, je suis aussi fatigué qu’elle.

Je dessine ton nom en l’air, au-dessus de ma table, avec la pointe d’un couteau. Je ne sais quel désir rustique de le voir gravé dans le bois entraîne mon cœur par degrés. Le silence est grand, l’ombre épaisse. Tout à coup je ferme les yeux.

Il est là ! Est-ce toi, nom charmant ? Il brille de toutes ses entailles ; partout où je porte mes regards, je l’aperçois ; dans le jardin obscur, sur les murs sombres, au ciel nocturne ; il me fascine, il m’effraye. J’ai peur que d’autres que moi ne le lisent parmi les astres, quand ces nuages qui les voilent disparaîtront.

* * *

Je me souviendrai toujours de ce rêve. Il neigeait, la nuit était profonde. Un manteau de fourrure te pressait dans ses plis. Ta mantille était cousue de violettes de Parme fraîches. Tu te dégrafas : tes épaules bondirent comme des mouettes, au-dessus d’une robe si verte qu’elle semblait encore humide d’avoir été fauchée le soir même dans la prairie !

Que je suis touché de te voir rompre en faveur de ton amour le sommeil si moelleux du matin ! Je sens la pareille douceur du vent et des oiseaux qu’il porte. Le ciel est gris et dru comme un toit de chaume. C’est toi dans le petit jour, je t’aperçois ; tu ne marches pas, tu ne flottes pas ; cependant on dirait qu’il neige.

* * *

Bonjour, mon aube de Corot, mon humide petit-jour, ma rose blanche !

Je me souviens d’un tableau qui représente une femme accoudée à un banc. Comme elle n’est pas belle, rien n’empêche qu’on jouisse de la langueur de son attitude.

Je ne te fais pas un reproche de ta beauté ! mais, tout d’abord, on ne voit qu’elle ; il faut l’oublier pour sentir la grâce de ta démarche, le charme de tes gestes et ta noblesse d’expression. Beauté si merveilleuse qu’elle les dissimule comme des secrets !

Il y a comme une couronne invisible mêlée à tes cheveux, un voile toujours répandu sur tes traits, une mesure exquise observée par tous tes mouvements, et, dans ton corps entier, l’humilité des anémones.

* * *

Tes paupières sont dans mon souvenir comme deux grands sachets d’odeur.

Mais tes paupières vivantes, tes paupières fraîches et désabusées qui sentent les premiers lilas !

* * *

Ce qui donne à tes yeux le plus de vie, ce qui les anime, ce n’est pas la joie ; c’est la mélancolie dans toute sa force.

J’ai rarement vu ton âme s’élancer au dehors. Sous le trait qui la frappe, elle recule avec ivresse. Au lieu de se jeter en désordre sur l’objet de sa passion, elle l’attire mystérieusement dans ses prunelles ; elle l’adore, là ; l’accable, là ; elle le baigne, là, de délices insoutenables.

* * *

J’entends ta voix ; elle entre en moi comme si elle y apportait des fleurs, mais les mots que tu dis, après avoir tracé dans mon âme un lumineux sillage, à la façon de ces fusées qui cherchent le plus haut du ciel pour y éclater, ne prennent tout leur sens, qui est leur beauté dernière, que lorsque tu t’es tue et que d’autres voix osent succéder à la tienne.

Je ne veux plus que ta voix erre ainsi dans ma voix, lorsque je me parle à moi-même. J’ai trop peur de confondre à la longue avec ma façon de donner aux mots la douceur de vivre, celle qui n’appartient qu’à toi. Ce quelque chose de posé et qui s’étonne d’exprimer simplement les secrets d’une âme mystérieuse, ce ton bas à la fois enfantin et grave, tes intonations frileuses, je les ensevelirai dans ma mémoire plus profondément que le remuement d’aucunes lèvres, là où ne subsiste plus le souvenir d’aucune musique.

Ne t’impatiente pas, si je feins de ne pas bien entendre ce que tu me dis. Répète-le, afin que j’échange contre un peu de ridicule le plaisir déchirant de boire deux fois sur tes lèvres qui bougent les mêmes paroles.

Ô tenir dans la main le rossignol, quand il chante !

* * *

Pourquoi es-tu semblable à l’heure où, dans le matin naissant, la lune, couverte d’un inexprimable sourire, tombe en arrière ?

* * *

N’est-ce pas, tu resteras toujours la même ? Je ne peux pas imaginer que tu changes durant notre séparation. Moi je ne change pas. Je porte encore ce mouvant caractère, et tu as l’audace de t’y appuyer. On ne sait toujours point si les battements d’ailes de ce papillon sont joyeux, impertinents ou désolés. Ma stabilité, c’est toi seule.

Ah ! que tu deviennes gaie ou plus courageuse : l’affreux moyen de me trahir dont tu disposes.

Ce n’est pas que j’attende seulement de toi la répétition d’anciens gestes, de plaisirs déjà goûtés ; mais les émotions futures dont tu dois orner notre amour, semblables aux découvertes que fait encore l’oreille dans une musique mille fois reçue, je ne veux pas qu’elles m’étonnent par leur nouveauté, mais par leur harmonie même avec mes souvenirs.

* * *

Quel bonheur de n’être rien et que tu m’aimes ! Je ne reçois que de toi le peu de grandeur, de valeur humaine qui me rend digne d’aspirer à la vie du cœur. L’orgueil tombé, qu’on est petit ! Me voilà, pauvre, dénué de tout ce que tu ne m’as pas donné : j’ai jeté beaucoup de faux biens par la fenêtre.

* * *

Je n’ai de loisirs qu’en toi… Le reste du temps il pleut.

* * *

Comme je suis heureux ce soir ; je te sens là. Tu parles au nuage qui flotte dans ma cervelle, tu cueilles dans mon cœur une fleur que j’ignore, tu l’enfermes dans ton corsage. Ma main harcèle le papier, je ne vois plus ce que j’écris : tu m’attends. Je viendrai. Attends encore. Ce sera moi ! Oh ! je viendrai !

À l’heure où les ponts ne traversent plus les fleuves, la nuit ; à l’heure où les chemins de halage ne courent plus le long de l’eau, mais reposent ; à l’heure où la nature s’abandonne au premier songe qui veut d’elle, je te rejoindrai sans bruit, et l’un de nous bercera l’autre dans ses bras.

* * *

Comme une femme qui tombe sur un banc après avoir bien couru et bien ri, voici la dernière heure de ce jour de fête, de ce jour où je n’ai pas un instant cessé de penser à toi avec joie…

* * *

Je n’imaginais pas de plus belles oasis dans notre séparation que les heures du souvenir. Je me trompais. Remonter le cours du passé, faible plaisir, lorsque tu vis en moi, que tu fais des gestes actuels, que tu dis des paroles appropriées aux circonstances présentes ; lorsque tu me souris de cette façon que tu ne tiens pas du moment, mais de ton âme constamment grave et amoureuse.

* * *

Je dois marquer ici quelque reconnaissance à mon esprit, à ma mémoire, à ma raison même, aux fonctions de mon être tant moral que physique. Ils savent que mon cœur est occupé avec mon imagination à des travaux divins ; loin d’interrompre un entretien où ils n’ont point de part, ils accomplissent sans bruit leurs tâches respectives ; ils s’effacent ; ils se hâtent ; ils ont soin que tout soit en ordre. On dirait des serviteurs d’autant plus empressés à bien faire leur ouvrage qu’ils comprennent qu’une influence mystérieuse domine leur maître et que la bonne réputation de la maison où ils servent ne dépend plus désormais que de leur zèle.

* * *

Si je portais un jugement défavorable sur la moindre de tes actions, je perdrais aussitôt toute confiance dans la justesse de mon esprit, mais je crois que tu ne peux rien entreprendre sans le mener à son point de perfection, rien dire qui ne soit plein de grâce et de mélancolie, rien penser sans le conseil de ton cœur : voilà comment je me tiens assuré d’être raisonnable.

* * *

Une chose me prive, l’avouerai-je ? C’est de ne plus avoir pour ma personne physique la même considération qu’autrefois. Tu me rendais si cher à moi-même, quand tu m’assurais qu’un de mes regards t’avait blessée, que je me surprends parfois encore à attendre du paysage où je plonge doucement les yeux quelque murmure tendre et flatteur.

* * *

Amie, amie, je ne puis plus me taire ! Je me donne à toi, comme la cloche, toute entière dans chacun de ses battements, se donne au soleil qui va disparaître sous l’horizon noir.

* * *

Désir, être invisible, être vigoureux et brûlant, à la stature humaine, à la poigne solide et douce, pourquoi glisses-tu tes mains sous mes aisselles, pourquoi m’empêches-tu à la fois de respirer et de tomber, en me soutenant traîtreusement dans tes bras ?

* * *

Sous les flèches de mes ennemis, nu, attaché à un arbre, je voudrais défaillir comme le plus pâle des saint Sébastien, comme celui que je peindrais et qui pleurerait joyeusement de se sentir, par ses mille blessures, soulagé d’un sang si fiévreux qu’il l’aidait moins à vivre qu’à mourir.

* * *

En vain je t’ai promis de ne penser qu’à ton âme céleste, en vain je me suis dérobé au souvenir de ton corps vivant ; en vain je feins un amour pur : je ne puis plus celer ce besoin que j’éprouve à tout moment de partager ta chair avec toi.

* * *

Je prononce ton nom, je respire une rose. Quand, au milieu de la nuit, la chair de Psyché gobe le plaisir que lui jette la chair de l’Amour, leur étourdissement n’est pas plus chaleureux.

* * *

Le cœur me bat si fort qu’on dirait qu’il parle. C’est l’heure où, dans l’étable obscure et suffocante, le lit du vacher contient la vachère, où leurs genoux ragent, où leur sang s’accumule, bout, les renverse et où ils l’échangent…

Qu’un peu d’humeur nous mène loin !

* * *

TROISIÈME PARTIE


Ah ! ce n’est pas pour moi la saison de la grappe qu’on se partage, ni de l’épi multiplié, mais, de toutes parts, comme un filet, l’automne tombe sur le sol, s’abat comme une pluie d’insectes bourdonnants. Toute chose alors se recueille, ramène, dès midi, la nuit sur son cœur, la tire à soi, très doucement, s’en tisse un linceul pour l’hiver. Tel est le pouvoir de la Magicienne qu’elle magnétise les plantes, tarit le sang des animaux et, pour l’homme, elle le persuade. Il se couche parmi l’andain, la face tournée vers l’odeur de l’ombre. Il ferme les yeux, ses oreilles rougissent, ses joues brillent. Ce n’est pas le sommeil. C’est une torpeur dont le battement régulier l’épuise ; la fatigue aussi a son rythme.

* * *

L’automne ! on voudrait s’y traîner à genoux ; on voudrait tenir embrassé son délicat feuillage mort ; on s’appuie, comme au chambranle d’une porte, au tronc d’un arbre ; on regarde plus bas que terre ; on suffoque de toutes sortes d’amour, toutes les puissances de l’âme comme liées.

Pourquoi t’ai-je obéi ? Tout à coup, je me suis souvenu de ce conseil absurde : « Sors, m’as-tu dit en me quittant, mon souvenir est dans les bois. Sors, j’apaiserai dans les bois la violence de ta rancune. Près de cette cheminée, contre ce lit, hélas, mon enfant, tout l’irrite. » Je suis sorti. De nulle part, dansante, effarouchée, fée ou biche, tu n’as surgi ; pas la moindre marque de ta présence, le plus incertain petit signe ; et cependant, vois, je chancelle, et quoiqu’il soit bon qu’il ne reste pour moi aucun espoir de soulagement, et point de pays qui me tente avec de l’azur, et point de mer où ne souffle un grand vent, du moins cette saison est douce.

* * *

Son ciel est plein de beautés presque humaines et de sombres masses déclinantes. Pareil à la confusion de branchages entrelacés, il se dresse au-dessus des forêts comme le fantôme des forêts mortes. Et des rameaux qu’elles secouent, de leur feuillage sans soleil, tombe, tombe une délectation d’anges, une manne pernicieuse. Et du fond des sites qu’elles déploient, du milieu des clairières d’or, du sein des bosquets simulés, du giron des halliers déserts, cingle vers la terre une bête monstrueuse, ailée : la Mélancolie, et elle parle !

Si douce est l’émission de sa voix, que les yeux bleus, quand ils avouent qu’ils aiment, s’entendraient plus distinctement. On comprend à peine ce qu’elle dit, elle voile comme des secrets ce qui n’en est pas, elle zézaie. Elle allonge sa tête entre ses pattes, elle a tous les visages de femmes, elle bat ses flancs de sa queue, et, du sommet d’un monticule, considère dans les vallées les habitations des hommes.

* * *

L’automne a, comme nous, ses matinées d’avril, ses journées de printemps. La lumière circule comme une sève ; une haleine suave, par les fentes de l’écorce, se répand dans l’air ; et par terre on dirait les traces décolorées du jour, et l’on croirait qu’on met ses pas dans les pas du soleil, et les feuilles sont là comme si un pied lumineux les avait imprimées à terre. On dirait qu’il est dans les bosquets et qu’il les échauffe de cette belle couleur d’or ; puis il s’échappe, il devient plus brûlant, illumine un coteau, il monte dans le ciel ; puis vient midi ; et, pour une heure entière, pour une heure encore, l’été ! Des yeux on cherche s’il n’y a pas une rose épargnée dans les taillis.

* * *

Ce n’est point qu’un soupir m’échappe à cause de ce mot : l’été. L’été, quand le matin, comme un enfant nu, grimpe aux arbres et secoue les thyrses des marronniers ; l’été, et la verdure miroite, la lumière argente le dos des fougères ; et l’on descend dans la prairie, et le fifre joue sur la route. Ah ! l’été pour un homme du Nord ; l’été, quand sur son œil d’azur il abaisse sa grande paupière d’or ; et le trépignement, la rage, l’insomnie, quand la nuit, dans la saison agissante, tord sur les moissons son corps de juive jusqu’à ce que le coq crie : « L’aurore ! » L’aurore ; et elle s’avance, coiffée de clochettes et de fils de pourpre !

* * *

Le vent est si fort qu’il semble vouloir lancer jusqu’aux nues les feuilles qu’il arrache encore vertes aux bois consternés. Je vais parmi les buttes et les collines. Je contemple l’horizon vide, le ravin morne et dévasté. Partout la couleur de l’abîme, partout la pierre semblable à la dure existence de l’homme, l’automne avec son odeur de noix.

* * *

Je ne projette jamais ma tristesse assez loin de moi, en avant, quand je veux m’en débarrasser. Je ne parviens jamais à la perdre de vue, à la lancer si profondément dans l’avenir qu’elle y meure, étouffée par d’incertaines espérances.

* * *

Il y a entre toi et les choses de la nature une telle similitude que ces torrents de pluie qui m’empêchent de sortir me privent en même temps du meilleur de toi : le rêve me permet de te posséder en silence, mais tu es trop vive pour souffrir longtemps d’être exilée du jardin, de la forêt et du jour. Ton souvenir s’épuise à parcourir ma mémoire, il veut que je le mêle à la nature entière.

Que je l’aime de me faire souffrir par ce désir continuel, qui le trouble et qui l’aiguillonne, de participer autant à l’activité de l’univers qu’à sa splendeur.

* * *

Je foule comme un raisin l’herbe verte et grise. La tête en avant, la moitié du corps en avant, je cours, comme un villageois court chercher le médecin, je cours de peur de tomber ; je ne m’arrête pas, je ne m’oriente pas, je ne ressens pas la pitié même que je m’inspire.

* * *

Quelquefois je t’attends à la minute même. Ce n’est pas de l’horizon regardé, vide, que tu peux surgir (je suis raisonnable), mais sur mes pas, par derrière ; tu vas jeter tes bras en travers de mon cou ; et si je m’arrête, je ne tourne pas la tête, ivre.

* * *

Je rentre au matin, les sens rompus, l’âme hors du corps, si humilié, si abattu que je sens dans mon visage d’homme briller des yeux d’Ophélie.

* * *

Déjà, debout, les yeux collés aux folles vitres d’un rapide, tu as observé les brillants fils télégraphiques. Un cœur calme (le chef de train) ne s’aperçoit de rien, mais Toi ! Tu les as vus haleter, s’éparpiller, transir, bondir comme un archet sur la chanterelle de l’horizon. Ils meurent, tournoient, ressuscitent, touchent le sol, le ciel, battent l’air. Ils fléchissent, s’étalent, sursautent ; et chaque poteau flagellé résiste et tremble. Plus haut, plus bas, plus haut qu’il ne faut, jamais remis de leurs fatigues, dispos ou non ! La danse et le vin les animent, ou ce rythme inventé par moi ! Ils crient, et nul ne les entend ! Ils saignent, et l’on voit au travers l’herbe, les marronniers, les villages, les meules, la nuit et le parfait éclat des astres !

* * *

As-tu, quelque nuit, dans une vision plus brève que la mort, contemplé l’Angoisse ? Elle est couverte de silence, agitée de convulsions ; elle tient à la main une petite aiguille. Qu’elle en doive percer ton cœur, ce n’est pas à cela que ton cœur se dérobe : mais si, brusquement, l’acier se brisait, la pointe flexible !

Tu te roules à terre ; en vain. Tes cheveux blanchissent de froid sur tes tempes écartelées. Tu menaces, tout bas, de crier ; tu murmures d’avance : « Assez. » Tu saisis ses genoux pelés, tu soulèves sa main débile. Mais elle, entre son œil et Dieu plaçant l’aiguille, elle regarde si le chas de cette aiguille n’est pas — pour obtenir de ton grand cœur qu’il s’y engage — trop délicieusement vaste.

* * *

Pourquoi ces moments où nous ne respectons plus rien ? où nous rions à grands éclats de l’amour et de notre amour ? où nous accusons de froideur le feu et le courage de lâcheté ? où nous refusons au passé d’admettre qu’il fut, au présent qu’il soit ?

Mais c’est l’avenir surtout qu’il fait bon saccager.

* * *

En vain j’élude, j’atermoie, je concède, je nie, je ne fournis point de mots à l’amertume de ce que je pense ; mais que je le retienne ou que je le pousse, j’ai là, dans la gorge, un cri.

* * *

C’est comme le jeune homme qui meurt, et il joue la comédie de la gaieté, et il trompe jusqu’à son père, et il demande qu’on le laisse seul, qu’on éteigne tout ; il veut dormir, il n’en peut plus, tout le fatigue, tout l’excède, et on le laisse ; et il enfonce la bouche dans sa douleur comme dans une pomme, et il éclate en sanglots.

* * *

Que nul industriel ne dise, levant son petit œil vers cet œil profondément sombre : « J’ai appris la douleur sans maître, comme une chose facile. »

L’amour ne m’a pas, le premier, fait désirer de m’enivrer du plus puissant des narcotiques. L’un sur l’autre, mon cœur a sonné tous ses glas, depuis que, pour la première fois, la Destinée m’enveloppa dans son nuage de charbon.

* * *

Il faut des amis, il en faut pour devenir seul, beaucoup de très chers, d’incomparables ; mais l’amour, quelle saveur céleste il ajoute à la trahison.

* * *

Qui me donnera trois jours de paix, trois jours d’ensevelissement et de paix ! Que je me sois du moins reposé sous une palme, près d’une eau calme et naissante !

* * *

Certes on s’attend bien à souffrir, lorsque l’on commence d’aimer. Mais avec tant d’aises, un tel confortable, une élégance, une jeunesse !

Ah ! jeunesse avide de douleur (deux sources d’élection seulement : la jeunesse, la douleur !), l’imagines-tu sans raffinements, totale, exclusive, enfin la douleur d’un homme qui ne trouve nulle part à emprunter, l’état, après la mort de sa mère, du fils unique ?

* * *

Quelquefois j’ai vu l’espoir avec un visage, et c’était celui d’un ange ; j’ai vu le visage de l’amour… Je voudrais me représenter le courage comme quelqu’un, et qu’il me sourît de ses lèvres carbonisées !

* * *

Courage, parmi la poussière, sous la foudre !

* * *

Ah ! ce n’est pas ce que l’on croit !

Il ne porte point un flambeau, il n’agite point une torche ; il ne souffle point de la trompe. Mais son carquois n’est jamais vide et sa flèche ne vacille point.

Rien ne peut empêcher qu’il coure, ni qu’il se retourne et qu’il tire ; il se baisse, il ramasse de la boue, une pierre sifflante.

C’est vrai qu’il va devant ; c’est vrai qu’il faut le suivre.

Mais quand il faut lutter contre le corps traître au courage !…

* * *

Ces dents serrées qui brillent comme une sentence de mort ; cet amour, passé comme un verrou en travers du cœur ; toute compagnie retirée (oh ! la main de l’ami qui pourrit dans la vôtre ! L’universel regard, qui se détourne, déjà rit à ce qu’il voit d’autre !) ; toute issue refusée ; personne ; l’éternité ; et qu’il ne soit point étroit, mais illimité : voilà l’enfer du courage !

* * *

Du moins qu’on me rende un ami ; un ami qui me crie : « Courage », qui soit l’ami de mon courage ; ce prêtre ; un ami ; un pauvre ami…

* * *

Ceux qui meurent de douleur nous font illusion ; ceux qui se tuent, c’est d’épouvante : on est épouvanté quand on pense à tout ce que la pire douleur laisse encore, dans une âme, de frivolité, d’artifices.

* * *

Car il dispose de toutes nos infirmités ; il les éclaire ; il organise nos déceptions ; il entasse nos vilenies sur nos tristesses. Il est le tentateur latent, l’engourdisseur suprême, le Suicide, silencieux, lucide, lunaire.

* * *

Son regard dont le manque de couleur vous perce, introuvable et appliqué ; sa forme invisible… Il ne parle pas. Il se penche comme la mère qui va soulever l’enfant fatigué, le porter.

Quel désir de fermer les yeux !

* * *

Il tire de son sifflet d’argent, contre mon oreille, un son aigu, prolongé, comme le crissement d’une lame ; il imite dans mon cœur le bruit d’une explosion sourde.

* * *

Il a donc compté sans l’aveugle, sans la mère frustrée de ses fils, sans la femme jeune, belle, héroïque et ruinée, l’enfant au visage ravagé (la pâleur ruisselant sur ses joues comme des larmes), l’homme qui est sorti de sa maison pour toujours, bafoué, vaincu, — il a donc compté sans toutes mes racines !

* * *

Mais quand ce souhait, cette sollicitation, cette instance deviennent trop impies et ce goût d’en finir si grand qu’il emplit la bouche de salive ; quand l’anniversaire, l’exemple l’emportent ; il me surgit au cœur quelqu’un, mon garant, ma paix : Napoléon III dans Sedan.

* * *

Les mots ne me consolent plus. J’ai beau faire, me tordre les bras, balayer de mes mains la terre devant eux, ils se détournent de ma route, ils vont ailleurs.

Déjà, j’ai perdu cet amour des vers qui distingue les hommes entre eux. J’ai cru dans la beauté des phrases. De combien de douleurs autrefois ressenties on paye l’accord juste et sublime d’un mot quelconque avec un autre, cela je l’ai peut-être su, quand je pardonnais à la vie, en faveur des cris qu’elle arrache, ses traitements les plus cruels ; à présent je n’ai plus le courage d’y croire.

Non, non, les mots ne me consolent plus ; ils ont perdu leur orient ; et cela, tu sais, c’est le signe du plus complet désespoir. Les phrases ne me sont plus rien.

Et pourtant elles sont près de nous toujours ; elles ont des secrets bien plus subtils que la pensée ; elles sont l’ornement des sirènes, le sourire des fées : il faut qu’elles chantent pour que je vive.

* * *

Les larmes les plus émouvantes, ce sont encore celles du dépit. Ah ! comme elles éclatent malgré nous, dévorent le visage, brillent de colère et de tendresse mêlées, et, sans avoir cette beauté grave de la douleur quand elle se laisse tomber du haut des yeux, qu’elles sont piquantes et enragées !

* * *

Je regarde la porte de ma chambre en pensant que tu ne l’ouvriras jamais. Quand j’étais petit, je battais les objets qui me résistaient.

* * *

On croit d’abord que le bonheur c’est tout ; la recherche du bonheur, tout. On frissonne quand un ami se jette au cloître ; on soupire, parce qu’on apprend qu’un homme jeune s’est sacrifié à son devoir.

Un jour, l’âme détraquée par la passion reconnaît qu’être heureux c’est avoir abandonné l’espoir de le devenir jamais et que ce qu’elle appelait « vice de nature » dans autrui, n’était que sûreté de l’instinct et vue profonde du bon sens.

* * *

Pourtant il n’y a plus dans ma vie que deux parts : mon désir de te plaire, ma peur de te déplaire. Si bien qu’un jour j’ai pu me demander, moi, nourri de Dieu dès l’enfance, comme il te plairait que je mourusse : en Lui ou non.

J’ai pu t’offrir de choisir dans mon cœur entre rien et Lui. Je l’ai remis dans tes mains : chose monstrueuse et dont l’horreur soulève mon âme chrétienne.

* * *

Quand je rouvre ces pages, il me semble parfois qu’un autre — quelque inférieur — les a couvertes d’une écriture qui ressemble à la mienne. Je les feuillette, je les questionne, je les soulève avec dépit. Mon étonnement croît avec les lignes parcourues ; je comprends mal ceci ; je n’éprouve plus cela ; l’ai-je éprouvé jamais ? le tout n’étant pas de l’avoir écrit. Ce qui me blesse chaque fois davantage, c’est la lâcheté avec laquelle les expressions de la veille même reculent devant l’énergie du sentiment que j’éprouve sur l’heure, pour un objet qu’elles devraient toujours célébrer, avec une force et une délicatesse sans égales.

* * *

Au matin, quand le sommeil lui a été rare et mauvais, le vieillard ramasse son corps sous le drap, cherche, en les pliant, à fatiguer ses muscles, et parfois comble ainsi d’une illusion de lassitude un simulacre de repos.

* * *

Il me semble parfois, tant j’ai souffert, qu’avant les cours d’eau, les plantes et toute antique créature, quand le premier quartier de la lune, brillant comme le fil d’un glaive, se leva sur la terre et la mer en travail, je voilai ma face flétrie par une plus ancienne douleur.

* * *

Si j’en avais le temps et les moyens — vraiment je n’en ai que l’envie — j’irais cette nuit m’asseoir dans un port, près du premier convoi d’émigrants qui prendrait la mer. Je me saoulerais de leur douleur ; il y a de quoi être saoul à en boire dans tous les yeux des émigrants. Peut-être, pour qu’ils soient moins seuls, partirais-je avec eux vers l’inconnu.

* * *

Je devrais écrire, m’occuper, écrire un drame. Je vois mon sujet : la chute inopinée d’un grand bonheur ou d’un étourdissant plaisir au milieu d’une douleur si effroyable qu’elle n’en peut plus profiter ; ou l’honneur rendu à un homme, rendu stupide par l’effet d’un châtiment cruel.

* * *

Mon amour a donné une couleur à mes pensées, qu’elles ne connaissaient pas avant lui : plus cette pourpre s’assombrit, plus je t’appartiens ; mais, quand elle pâlit et qu’elle se dissipe, c’est toi-même qui m’abandonnes !

* * *

Je perds, à certains moments, jusqu’à la force de déplorer ton absence. On dirait que le souvenir trop net des détails caractéristiques de ta personne paralyse mes sens ; mon esprit les évoque, et tout ce qu’il se raconte à lui-même le laisse froid, comme s’il écoutait les récits d’un étranger.

Seul, un grand serrement de cœur qui n’est accompagné d’aucun sentiment de tendresse, de joie ni de peine, m’avertit encore que les sources de mon être ont été troublées pour longtemps et que ce fut par toi.

* * *

Rien n’est plus singulier que de retrouver à des heures de tristesse morne le souvenir d’heures de tristesse ivre. Il semble qu’il y ait entre elles une aussi grande disproportion qu’entre la joie et la douleur.

* * *

Je sors de sa gaine de cuir ta miniature ; je ne la regarde pas ; je la presse contre mon cœur ; j’attends, les yeux fermés, que ton souvenir traverse ma sombre mémoire, ton souvenir aux ailes-fleurs.

* * *

Quand la douleur de la séparation atteint, certains soirs, à son paroxysme, j’éprouve désespérément le besoin de te demander pardon de quelque chose que j’ignore.

Le don réciproque de l’amour, cet échange ne me suffit plus. Je voudrais m’abaisser, m’abaisser toujours davantage, pour que tu sois obligée de te pencher vers moi, de me tendre, peu à peu, de plus en plus, ton corps, tes mains, tes larmes et le souvenir mal effacé du tort que je t’aurais fait.

* * *

Je sais, quand ta pensée m’a fui, où la retrouver. Je vais, au crépuscule, m’asseoir près de la rivière ; son eau s’agite alors ; elle m’offre l’image de tes mouvements purs, profonds, vifs comme des reflets. Elle passe, tandis que la nuit vient au son d’un piston vulgaire et doux.

* * *

Oui, l’eau. L’eau découragée. La barque vide qui flotte comme un insecte mort ; les feuilles, immobiles et amassées, entre quoi l’eau coule ; les reflets des arbres, tout au fond, comme des éponges, du corail et, parfois, l’ombre verte et ténue d’une fée.

Les feuilles qui tombent et leurs reflets qui, vers elles, à travers l’eau limpide, montent d’un mouvement égal à celui de leur chute. Les feuilles que le vent ne peut plus secouer, que l’eau n’avale pas encore et qui s’attirent l’une l’autre, s’aimantent, se groupent, s’étreignent en silence.

* * *

Ô certains crépuscules, pareils à la paix joyeuse d’une famille humaine, dans le moment où la douleur la laisse tranquille.

* * *

Il y a des promenades que je ne fais plus. Elles m’entraînaient vers ces lieux qui conviennent à l’esprit amer, au cœur fort. Elles m’offraient de ces rudes paysages qui concentrent autour d’une fleur timide et consolante un silence, un dédain, des ombres terribles. Combien je leur préfère ce vallon où, du ciel à l’arbre qui tremble et à l’eau qui passe, tout me semble porter ton nom !

* * *

Je redeviens impressionnable comme aux premiers temps de l’amour. Alors, quand la vie était remuée en moi, ou qu’elle y affluait, de quelque façon que ce fût, par la musique ou par la nourriture, ma gorge se serrait, mes yeux s’obscurcissaient de larmes, et je mangeais ou j’écoutais, la tête basse, suppliant ma détresse de ne point déborder.

* * *

Tantôt, j’étais pour toi la clef du monde, et je te parlais comme un homme parle à un homme, son perfide ami.

Et tantôt c’était toi qui me parlais comme à une femme, et je criais sous l’insulte.

Oh ! reviens et appelle-moi encore ta reine !

* * *

Si je souffre, ta douleur sort de la mienne comme une grappe de fleurs mauves du cœur d’une forte glycine. N’aurai-je jamais le courage de chasser alors ta pensée que je charge ainsi d’une inutile tristesse, elle qui devrait m’être toute gaîté ? Je me déshabitue de ton sourire ; j’apprends à chérir, à son détriment, une image de toi si tendre et si courbée que tous les muscles de mon visage retiennent, quand je me la représente, de délicieux flots de larmes.

* * *

Je bénis mon corps de cacher son âme ; mon âme, son feu ; ce feu, sa lumière : triple cuirasse d’apparence ; au centre, l’absolu amour.

* * *

Je ne souhaiterais rien de plus durant ces jours d’extrême automne que d’être assis avec toi dans une chambre campagnarde. Il pourrait y avoir là bien d’autres personnes que nous. Le vent s’engouffrerait dans la cheminée ; il ferait jouer les crémones des fenêtres ; et nous frissonnerions ensemble, lorsqu’il se plaint secrètement dans les corridors sombres, comme un cœur où s’enfonce l’amour.

* * *

Ce n’est pas pour sa beauté que j’aime le crépuscule, pour les colorations qu’il donne aux nuages, pour des visions étranges, mais parce qu’il emporte avec soi la Lumière. Les vitres de ma croisée noircissent ; le paysage s’abolit ; en quelque endroit que j’allume ma lampe, je puis croire un instant que je ne suis séparé de toi que par l’épaisseur d’une cloison.

* * *

Quels violons ! quelles sourdines ! Ce bruit, tantôt si joli, tantôt si déchirant, du vent, écoute-le, assise devant la cheminée sans feu. La pièce est tiède où tu l’entends. Goûte la mélancolie qui te pénètre. Quand, tout à coup, le vent enflera la voix, croîtra, ajoutera quelque riche note de poitrine à ses cris aigus, dis-toi que, par moments et sans raison, c’est ainsi que mon âme, toujours agitée de ton souvenir, redouble pour lui de tendresse.

* * *

Il y a le moment où la douleur m’écarte les côtes, tâche à m’arracher le cœur, et, n’y parvenant pas, le broie.


Ici s’arrête le manuscrit de Paul Drouot. Nous publions des notes et fragments trouvés dans ses papiers, d’un travail moins achevé, mais également destinés à prendre place dans la rédaction définitive.


NOTES ET FRAGMENTS


C’est l’automne aux paupières peintes.

* * *

On dirait que l’eau pend du ciel sans se détacher.

* * *

On dirait que le ciel descend prendre à la terre sa mélancolie et les rêves tristes de ses enfants, comme le calife qui, dans les fables, se déguise en pauvre et erre la nuit dans les bazars ; et lui nous comprend peut-être, mais que saurions-nous comprendre et répondre ?

* * *

Chante le printemps avant l’oiseau comme, avant la feuille, l’oiseau chante avril et bientôt mai.

* * *

La corne de la lune comme le geste de la main d’une femme qui dit adieu.

* * *

Tout est misérable, tout souffre, tout m’écrase. Où est-il le cœur qui espère, plein, comme une forêt, de déchirures vertes ?

* * *

À l’heure où l’ombre d’une feuille tombe sur l’autre et que chaque arbre est vert et noir.

* * *

Récapitulons : je suis libre, j’ai la froide, la sacrilège, j’ai la brutale liberté, la liberté qui tue les âmes.

* * *

Le bonheur, c’est de sentir le bonheur, d’imaginer toutes les possibilités de bonheur ; c’est de regarder dans la maison du bonheur sans en chercher l’entrée.

* * *

Et la douleur court dans la chair comme une aiguille dans l’étoffe.

* * *

Déjà, déjà, c’est un petit livre ce cahier.

Il me suffit bien en effet qu’une très douce personne, de par le monde, lise ce livre et, l’ayant lu, rêve. D’autres peuvent l’ouvrir ; son faible intérêt, son manque d’aventures le leur feront bientôt fermer ; car, nous le répétons, voici des notes, des gémissements, point ou peu de m’amours, des cris encore : certes, en aucune façon, une petite histoire.

* * *

Reviens, reviens ; songes-tu à ce bonheur, l’un des plus inouïs, celui qu’on attend, qui s’annonce et qui revient deux jours plus tôt, à pied, sans bruit de grelots dans la cour, sans cheval qui piaffe.

* * *

Et je n’avais pas de passé, et vous avez fait le passé en moi.

* * *

Tels deux coups d’archet qui font rêver de clair de lune,

deux guirlandes de violettes au fronton d’un temple,

deux signes de paix au-dessus de tout,

avec leur grande expression de résignation, de dédain, de calme,

tes sourcils.
* * *

Vos yeux verts comme des prairies qui descendraient en pente douce, par une brume de chaleur, jusqu’à votre âme noire et souriante comme l’eau d’un puits.

* * *

Ô vos joues, vos joues pareilles au rivage, cet affreux tremblement autour de la bouche fermée, comme si le visage d’une statue s’animait et que sa matière frémît doucement autour des yeux fixes.

* * *

Elle tient la tête baissée comme si elle retenait entre la gorge et le menton une étoffe.

* * *

Je souffre toutes les fois que, dans la conversation, nous ne sommes pas comme des mains unies et que leur moiteur confond.

* * *

Et son visage comme un abîme, et le pli de sa bouche qui dit : « Venez, repaissez-vous de mon silence, accroissez ma pâleur. »

* * *

Une façon de te retourner en te cachant à demi le front derrière ton épaule haussée.

Ne me regarde pas en face avec ces yeux qui ont bu la rosée.

* * *

Ni tout ton visage semblable à un fort rayon de soleil.

* * *

Comme il est doux de sentir dans l’air ce bonheur dont on n’a pas la charge et l’entretien.

* * *

Et quand je cherchais à y lire, ses cils formaient devant ses yeux de longs écrans que le feu faisait luire, car nous étions couchés près du foyer. Son bras comme un beau nénuphar pendait le long de mon épaule, et je la tenais dans mes bras, son âme perdue dans ses veines, flottante, et elle ne remuait pas.

* * *

Il voit venir la paix, la paix, et il gémit : « Combien de temps vais-je m’occuper à ces petites choses que les hommes font dans l’intervalle des grandes ? »

* * *

Il me semble (je pense à toi) que deux larmes font effort sous mes joues pour monter jusqu’à mes paupières et qu’elles vont, en tombant, répandre ce parfum qui n’est qu’à toi et dont il reste encore quelques précieuses gouttes dans mon cœur.

* * *

Il se peut qu’il y ait dans ce que j’écris un certain air de pureté, une naïveté qui déplairait ; je ne pouvais pas croire qu’il y eût de mauvais prêtres avant que moi-même, en quelque façon, je le devinsse.

* * *

Je ne sais quelle impression fait sur moi la parole d’un homme qui s’avoue incapable de rendre une sensation qu’il éprouve. C’est éprouver cela que je cherche, quelque chose qui me dépasse, qui me noie.

Je succombe à une joie immensément vague quand j’entends, quand je lis : ce que j’éprouvais ne se peut décrire.

* * *

Tandis que les vagues écument autour du paquebot qui siffle ; tandis que la Patrie, qui se soulève sur son flanc, se traîne au bord de la falaise autant qu’elle peut, maladroitement, vers la mer, se penche vers ses enfants pauvres (et à la fois l’odeur du blé, l’odeur de la soupe et l’odeur de l’eau dans les bas quartiers de sa ville natale montent au cœur de l’émigrant qui tourne le dos à la mer). Combien de fois t’ai-je attendue, prêt à tous les départs !

* * *

Tu sais bien qu’avec ces colères, ce ton brusque, ce front buté, je ne suis rien qu’une fleur lacérée, moite.

… Ce que nous savons le moins d’un autre être, c’est comment il souffre.

* * *

Vaincre, c’est la force de ceux qui ne peuvent pas séduire jusqu’aux moelles, car séduire par l’apparence, qu’est-ce ? C’est faire l’étourdissement sur tous les départs, étourdir la bête qu’on frappe, la prendre évanouie dans ses bras ; et, maintenant, je voudrais t’avoir vaincue.

J’aurais voulu te séduire, te prendre, te bercer, te détacher de toi comme l’essaim qu’on tire de sa ruche pour lui dérober tout son miel.

* * *

Il ne faut pas seulement savoir être un homme, il faut savoir être l’arc et les flèches de l’amour, le lien qui lie la porte au mur, la barrière infranchissable, la nuit trop brune, le jour trop éclatant, le pardon, l’excuse, le géant Briarée ; il faut tout comprendre.

* * *

Il me semble que c’est l’amour qui les a faits si délicats, si faciles à ployer pour que je sente mieux ta chair céder contre la mienne quand je te presse dans mes bras ; et n’est-ce pas tout l’amour de la femme, ce sein qui cède et qui se défend, cette chair dont le seul toucher rend ivre d’un bonheur fait d’une tendresse inouïe ?

D’ailleurs je me souviens du cri que vous laissâtes échapper quand, à travers l’étoffe, je pris dans ma main qui tremblait votre sein. C’est une caresse décisive que celle-là ; mais aussitôt vous posâtes votre main sur la mienne, non pour la retirer, mais pour l’appuyer, lui donner d’un plein consentement d’une étreinte plus forte tout votre amour dans la plus tendre chair de votre chair ;

* * *

C’était la volupté, elle avait un visage d’une expression affreuse et cependant point d’yeux, point de nez ; de la chair et une bouche.

* * *

Ces paupières de plomb, ces cernes de feu, ce brisement, c’était mon amour ; ces nerfs excédés, cette chair froissée, cette meurtrissure au bras, c’était mon amour, l’amour jailli du sang.

* * *

… Cette atmosphère pleine de lâcheté fétide et de lourdes vapeurs pestilentes… les exhalaisons des marais…

Et il semble qu’on soit tout alourdi soi-même de boue, enduit de boue.

Et l’on n’a même plus la force de se lever sur les genoux.

Là-bas une seconde, entre les nuages et l’horizon, le soleil, puis il s’enfonce.

… On regarde encore ; les choses les plus proches paraissent éloignées et vues dans un miroir.

On respire le sol et sa puissante odeur triste et chrétienne, l’air tout rempli d’une poussière végétale, d’encens balancés d’aromes, cet air plein de confusions d’échanges…

* * *

Reviens, avant que l’automne ne m’ait englouti ; l’automne, hélas, notre accord trop profond m’achève !

* * *

Quand j’étais petit et que ma mère me disait : « Il pleut. Les abeilles ne sortiront pas aujourd’hui. »

… Il pleut ou plutôt c’est du brouillard qui tombe.

* * *

Il pleut. Il semble qu’à nous, mélancoliques, un paradis soit accordé d’où la joie qui nous épouvante, d’où la lumière qui nous blesse soient bannies.

La pluie chante…

C’est comme si toutes nos larmes retombaient du ciel, en bénédiction sur nous et, autour de nous, sur l’herbe.

* * *

La nuit, souvent ici les nuages descendent dans les champs et, le lendemain, nous envoient ces pluies tristes comme une confidence à la terre et une parole échangée en souvenir des délices de la nuit précédente.

Ce matin, ils ne se sont point en allés ; ils sont restés attachés aux fleurs, aux feuilles ; peut-être ont-ils pompé les sucs de ciguë, se sont-ils enivrés. Et elle demeure en suspens, brume qui ne se relèvera plus, et il n’y a point, d’une branche à l’autre, vide, transparence, clarté, mais douce continuité, mystère.

* * *

Il ne s’est point levé de la journée. Il s’est épaissi. Cette brume est devenue brouillard fait, dirait-on, de faibles mânes oubliés, d’âmes en train de se dissoudre dans l’universel.

Le ciel est semblable à une litière de paille. Adieu le noble ciel, ces blocs d’azur l’un sur l’autre entassés sans qu’on en voie jamais le joint. On ne voit rien. Parfois il se déchire, et l’on aperçoit un toit qui luit comme la mer avant l’orage. Dans une ferme, au loin, on entend glougloter un dindon ; on frissonne ; c’est le crépuscule pareil à la mort d’un malade ; et la feuille qui va tomber sent qu’elle ne tient plus qu’à peine.

Un bruissement de feuilles très espacé, un chuchotement à ras de terre : le ruisseau qui se reforme, la peine qui reprend le chemin du cœur.

* * *

Ne t’y trompe pas, je ne parle pas du soleil et d’y puiser encore la vie. Non, je ne souhaite pas qu’il dure, ni ce calme pareil à celui de la passion sûre de soi, de la passion partagée. Certes cela ne ressemble guère à ce qu’hier j’écrivais : ce grand amour de la nature n’a guère duré. Cela a été l’affaire de deux jours et je suis retombé dégrisé, à côté de ma louange. Tout m’est égal.

Et il pourrait y avoir la mer au bout.

Ce ciel gris, ni l’après-midi, émouvante comme la bonté d’une mère, ne me touchent.

Certes, autrefois, devant un ciel pur j’étais sans refuge ; mais qu’il y ait le moindre petit nuage et je m’y réfugie, je m’y cache.

Et on me demande : « Où es-tu ? à quoi penses-tu ? » et l’on ne voit pas dans le ciel un nuage.

Le corps penché comme un haleur, je marche, je marche jusqu’à ce que j’aie oublié que je suis seul.

* * *

Le soir, lorsque le brouillard monte (ah ! laisse délirer la triomphale couleur jaune), lorsque tout est pareil à moi, et les quatre murs noirs de l’ombre, et l’aride silence, et point d’écho, je sors.

Je foule la feuille deux fois morte. Je m’adosse au tronc d’un arbre dépouillé ; un lierre épais et bleu pend autour de moi. Il me semble que je vais pouvoir sortir de moi-même, devenir l’un de ces frêles bouleaux qui ont l’air de jeunes dieux qui jouent de la flûte, la jambe infléchie et immobile, le pied redressé et dont l’orteil seul repose à terre.

Un grand vide se fait en moi.

Mon âme se plaît en cet état bizarre. Mon souffle s’égalise, se perd ; mes paupières se ferment, plus rien ; un camion passe, des journaliers.

Je ne sais quelle humidité dans l’air, comme des larmes… un souffle… une musique… l’automne cesse ; c’est la nuit. J’attends que le froid m’engourdisse et que le vent prête une voix au mystère des choses créées.

* * *

Voici le soir pareil à un pont d’une seule arche, arqué haut et vaste, et quand on s’y engage, il fait presque noir.

Il relie les campagnes flottantes, les lointaines forêts à la route obscure.

Difficulté de vivre au coucher du soleil, ô dur moment ! il faut sortir.

J’aime le traverser, j’entre résolument dans la campagne ; des paysans me croisent, me saluent ; les maisons se retirent du paysage, elles qui éclataient de blancheur au soleil, insolemment ; humainement un peuplier s’efface ; des chardons droits comme des hommes, des genêts doux et hérissés se confondent avec les forêts lointaines. Je m’enfonce dans l’ombre avare de paroles, dans la froide, hostile solitude ; la feuille évite mon regard, la branche se dérobe si je la heurte, la fleur que je foule se soulève derrière moi.

Qui m’enseignera pour que j’y vive ce pays où le vent, l’arbre, la colline éprouvent les passions des hommes ?

Et malgré moi, avec mon cœur, j’interroge les choses finissantes.

* * *

Chaque jour devient plus court et quand il n’y a pas eu de brouillard c’est le soir.

Dans les fermes, on songe à Noël et au retour du colporteur.

L’eau d’un noir de myrtille reflète le ciel sec.

Déjà les touffes de la clématite annoncent et figurent la neige. Sous l’écorce assombrie, durcie, le cœur de la dryade se fend, ne bat plus qu’à coups inégaux. Un vent glacé souffle dans les hauteurs et, bientôt, l’hiver né du ciel s’abattra sur la terre humide.

Les rivières avant de devenir dangereuses s’assombrissent, et, comme si la surface en était étamée, on voit dedans les nuages, avec leurs saillies, leurs escarpements et leurs profondeurs.

Il y a eu un jour clair. J’ai été près de l’étang.

D’un toit s’élevaient deux hautes cheminées blanches. La pente est toute mauve de menthe et l’on dit qu’il y a là des serpents.

Si je souhaitais d’aucune heure qu’elle dure, d’aucun moment qu’il se prolonge !…

Rien qui fasse tableau.

Une lumière douce, enfermée entre les nuages bas, l’herbe et l’eau, une morne phosphorescence.

Dans l’air flottent comme au printemps de douces senteurs de lèvres, de joues.

Le silence est si pur qu’on est effrayé de ne point entendre les oiseaux voler en même temps qu’on les voit.

Là-bas comme le but suprême de la vie, les collines en cercle.

* * *

Déjà tu t’applaudis de me voir aimer la nature. Ah ! ne triomphe pas ; je déguise, amie, quelquefois. Souviens-toi que j’ai feint de dormir quelquefois dans tes bras. En tout cas, le remède n’opère pas toujours. Quelquefois je pars pour de grandes excursions, botté, prêt à marcher ; je fais quelques pas ; j’étais gai, un murmure dans l’herbe m’a rendu triste ; cela me fait mal tout à coup, je rentre précipitamment, je me calfeutre jusqu’au soir.

* * *

Je le sais — et cela m’est une douleur affreuse, — quand nous nous reverrons pour la première fois, nous n’aurons point cet élan de nuages qui foncent l’un sur l’autre et se brisent en un éclair. Le doute, l’inquiétude, les journées vécues l’un sans l’autre nous feront baisser les yeux tout d’abord et mourir de tendresse avant d’essayer une caresse violente.

* * *

Le premier amour.

Celui où l’espoir d’une chose impossible est mêlé. Après on n’aime plus qu’avec désespoir ; on aime sans chercher cela, sans compter que le ciel va s’ouvrir.

* * *

Pourtant je ne cesse de me déchirer. Je vous aime, je vous hais ; je vous appelle, je vous repousse ; nous nous expliquons ; je me tais, vous aussi ; je ne sens plus votre présence ; votre souvenir m’échappe ; la nuit n’est pas plus noire ; j’ai peur.

Ta pensée descend dans mon cœur tout à coup, comme le sommeil dans les yeux d’un enfant.

* * *

Pourtant, amie, jamais, jusque dans ces moments, je ne t’aurai manqué d’égards. Comme ces pauvres êtres, ces faibles animaux qui se mordent d’eux-mêmes et font mine de se déchirer dès qu’on les menace de coups, je ne m’en prends qu’à moi de mon désordre, de mon tumulte, de leur laideur, tandis que tu règnes au milieu, silencieusement belle.

* * *

Il y a des jours où tu es couchée en moi ; d’autres jours où, debout dans mon cœur, tu soutiens de tes bras dressés sa masse lourde.

Aujourd’hui, je voudrais que tu fusses appuyée à ma poitrine, comme à la cloison frémissante d’un train de nuit. Tu regarderais vaguement courir l’ombre aux portières, attentive au soin d’écouter le grondement des roues qui t’emportent, et, par moments brefs, ce cri misérable que les locomotives n’expulsent que dans les plus noires ténèbres.

* * *

Maintenant je connais le pays, ma détresse a passé partout. Je cherche de nouvelles routes, je sais toutes les sortes de douleurs qui m’y attendent et celle qui m’a dit : « Pourquoi reviens-tu encore ? » et celle qui m’a dit : « Tue-moi ; tout ce que tu souffres, je le souffre ! » et celle-ci, plus supportable, au tournant de la fontaine, et celle du sentier des noyers.

* * *

Et mon amour est la condamnation de l’amour…

* * *

Puisque l’amour est un combat, comprend-on qu’un homme puisse supporter l’amour d’une femme qu’il n’a point blessée mortellement ?

* * *

La douleur est comme Dieu, toute dans la plus petite parcelle d’elle-même.

* * *

Du moment où l’on voit que l’espérance est le plus grand des biens, on le perd, on cesse d’espérer.

* * *

Il n’est plus d’abri contre la douleur le jour où l’amour de la douleur vient à manquer.

* * *

Il faudrait que la douleur ne fût jamais plus qu’une musique, elle briserait déjà bien des cœurs.

* * *

Elle ne s’installe point en nous, mais elle ne sort de notre cœur que pour y entrer à nouveau ; c’est son jeu le plus cruel.

Et comme le cœur de l’homme se donne à elle ; ah ! que la femme en soit jalouse !

* * *

Travailler, jouir : deux occupations médiocres. Souffrir !

* * *

Est-il vrai qu’on devienne plus adroit, qu’on souffre moins et qu’on n’ait qu’une fois l’âge de la douleur ?

Si j’étais sûr de cela.

* * *

Il y a dans la douleur un fond de certitude qui ne se rencontre en aucune sorte de plaisir.

* * *

La douleur, elle ne nous apprend qu’à être vieux, à ne plus rien voir, à ne songer qu’à elle ; et l’odeur de la fumée comme le parfum des roses, tous les souvenirs s’échappent, et il ne nous reste qu’une capacité sans cesse accrue de souffrir du présent, une insensibilité à la joie, et l’on juge tout d’un point de vue étranger à la vie.

La tristesse remue en nous les sources de la sensualité. Malheur aux tristes parce que la sensualité est leur rançon, la couleur de la chair les obsède, et plus elle est intense, plus douce elle leur est.

* * *

Et pour nous qui sommes le sang de tous les cœurs, si Dieu nous disait : « Venez, mes bien-aimés, mes poètes, mes enchanteurs, mes créateurs, mes autres saints. »

La beauté pour la beauté, l’art pour l’art, point de récompense à cela ; un ciel pour la vertu, un paradis pour les justes, mais pour nous l’oubli comme d’une femme, une fin comme à la fièvre de l’amour.

* * *

Mais quand un être jeune souffre, rien n’est plus proche d’un dieu qui souffre.

* * *

Ce qui nous fait honte, c’est que nous soyons toujours tellement prêts à revivre au moindre signe.

* * *

De temps en temps on ne souffre plus, on dit alors : « C’est le bonheur ! ô le calme, ô la paix ! » Attendez un peu ; c’est que le fer n’était plus assez rouge, alors il faut bien le replonger au foyer.

Comme c’est effrayant notre rapide confiance.

Car notre confiance n’est point en Dieu, mais dans le bonheur, dans la vie !

* * *

C’est la Vie, la Vie. Et cependant les damnés l’appellent la vie sereine ; et la lumière, la belle lumière ; et ce monde-ci, le doux monde.

* * *

Le premier sentiment d’un homme qui s’attache c’est de n’être pas seul ; qu’il soit avec la femme qu’il aime ou avec l’amour qu’elle lui laisse, il a perdu la solitude. Ah ! la terrible habitude ! et si l’on aime après, on aime pour n’être plus seul.

* * *

Je cherchais son moindre sourire, naïvement, simplement, comme un enfant aime voir de l’eau.

* * *

Mon âme ne me plaît qu’en cet état bizarre ; dans les ténèbres de la chair, elle agite sa grande aile d’or.

* * *

Ce qu’on dit, c’est peu ; n’entendre plus que la voix sans pouvoir s’attacher aux sons qu’elle forme, c’est déjà quelque chose ; ce n’est plus rien, quand, le bras sur ses épaules, on sent tout son être frêle retentir des faibles paroles qu’il prononce, ou plutôt je ne l’entends pas parler, mais je comprends tout ce qu’elle dit.

Sentir des mots qu’elle prononce frémir toute cette jeune armature, et le son vibrer jusque dans le sein, et son émotion filtrer dans cette chair sensible et venir frapper la main qu’on a glissée entre la taille et le bras, et l’aider à trembler.

* * *

Et cependant ton sourire flotte dans l’air, ce sourire doux comme le tournant d’une route ombragée.

* * *

Alors brusquement tu n’es plus si jeune, mais seulement belle, plus belle de n’arrêter plus par ta jeunesse. Ni l’air mutin, ni la distraction d’être jeune n’occupent ton visage ; il s’abandonne à sa beauté, comme un arc détendu qui n’a plus cette flèche de l’activité jeune à lancer ; il se repose dans sa suprême raison d’être qui n’est pas la jeunesse après tout.

* * *

Je n’ai été heureux qu’enfant, tout enfant, et je ne le serai jamais plus. Pauvre bonheur de mon enfance !

Et cependant, Seigneur, vous ne m’aviez pas épargné les croix à ma taille. Et quelquefois j’aidais les autres à soulever la leur, que, pour eux, Seigneur, vous eussiez pu faire moins lourde.

* * *

On renonce facilement à tout et point au bonheur ; ne faudrait-il pas commencer par renoncer à cela même ?

* * *

Je voudrais sentir que j’existe d’une autre façon que les rocs.

* * *

Des moments de bonheur on en a quelquefois dans le train, parce qu’on est détaché de tout et que le paysage aux portières court si vite que la pensée n’a pas le temps de s’y poser. Et puis on se souvient d’autres départs, quand on était jeune vraiment.

* * *

Je voudrais dormir et que toutes mes larmes durant mon sommeil coulent de mes yeux et mes douleurs avec elles.

* * *

Certains éclairages du soir m’annoncent plutôt ta venue que celle de la nuit. Ils m’arrachent de courtes plaintes, ils me rejettent tout entier dans ce domaine d’où je m’exile volontiers : l’Étrangeté, délices de mon esprit, malheur de mon caractère.

Et je me souviens de spectacles qui me tinrent en haleine des heures entières par leur pernicieux attrait ; de tableaux que je contemplai jusqu’à ne plus concevoir ce qu’ils pouvaient représenter, en proie à je ne sais quels plaisirs singuliers devant l’accord de deux tons qui s’appelaient d’un bout d’une toile à l’autre ; je me souviens de toi qui échappes, me semble-t-il par moments, à toutes les analogies qu’on rencontre entre les personnes humaines.

* * *

Ah ! pourquoi frappez-vous si fort… et si faiblement frappez-vous ? Ces murs n’en sont-ils point ébranlés ? Ai-je vraiment entendu autre chose que le heurt d’une petite branche sur le seuil ?

* * *

Un soir, dans son cabinet de toilette, assise, avec son grand vêtement blanc en laine tricotée, devant la glace. Comme elle ajoutait aux lumières ! quelques bougies seulement dans cette pièce, et elle me semblait éclatante, trop éclairée ; c’est l’éclat qu’elle y ajoutait, parce qu’elle y ajoutait la joie ; mais aujourd’hui comme tout est sombre, la tristesse éteint tout. Légère fièvre. Elle était sur un siège bas.

* * *

L’être qui peut consoler de tout, qui magnétise. Non qui fait oublier, qui cherche à faire oublier, qui reluit, mais celui qui réveille une douleur pour la rendormir d’un plus complet sommeil. Elle est entourée de toutes mes douleurs.

* * *

Que tu sais donc bien être fatiguée ! Tu penches la tête en arrière, tu ne fermes pas tout à fait les yeux. Tes traits n’offrent point l’expression contenue du sommeil ; ils flottent rêveusement sur ta chair amollie ; tu condescends à sourire avec une fadeur qui va jusqu’à l’écœurement et jusqu’à la suavité. Ta fatigue traîne autour de toi, comme autour d’un saule gris son feuillage. Quelque chose de brisé dans la jointure de tes os laisse tes bras sans soutien. Comme on cherche ses mots, ils cherchent leurs gestes, puis, les ayant trouvés, retombent le long de ton corps avec une grâce accablante. Et leur langueur atteint, du premier coup, un tel point de perfection que je me sens près de les mouiller de larmes, aussi délicieusement lentes à se former que celles qui, peu à peu, emplissent les paupières, quand on s’étire, le soir, en été.

* * *

Tu me diras : « Ce que j’aimais en toi, c’était cette facilité à sourire, la souplesse de tes traits, tes subites rougeurs et tes vives paroles. Tu étais ivre d’être jeune, ivre d’aimer et d’être aimé. »

Ou plutôt, saisissant mon douloureux visage, tu le presseras dans tes mains, pour imaginer un instant quelles traces une joie égale à mes ennuis eût laissées sur ce visage si sensible.

* * *

Elle est là !

Tantôt un mouvement du bras la révèle, un pli des lèvres la dérobe ; tantôt dans les yeux elle apparaît, elle poudroie comme une traînée d’or.

* * *

Oh ! alors, oh ! la sapidité d’un sang à la fois rire et larmes ! joie qui se contient de peur d’étouffer dans son étreinte un cœur qui suffoque ! comble d’angoisse ! extase ! plus encore.

* * *

Dans les regards de tes yeux comme dans les rais du soleil on voit danser l’or vaporisé des rêves.

* * *

Et il me semble presque qu’il a, votre fantôme, l’adorable manie que vous avez de changer à tout moment vos bagues de doigts.

* * *

Tu es si bonne qu’il n’y a pas en toi de charme plus profond ; mais tu es si belle que beaucoup l’ignorent. Ta beauté arrête, ta bonté retient. Si tu étais là je me reculerais pour juger de ta beauté ; je t’enlacerais, je te presserais contre moi pour enfermer ta bonté dans mes bras.

Je n’ai pas besoin d’ouvrir les yeux pour sentir combien tu es bonne.

* * *

Se rencontrer, certes c’est déjà l’amour.

Mais ne pouvoir plus se quitter !

Oui, cela nous a été difficile, mais toi tu as pu me quitter.

* * *

Autre chose que l’habitude nous a réunis et, d’un coup, est devenu l’habitude, l’ancienne, la plus ancienne, la longue, la plus longue, notre éternelle habitude.

* * *

Il vous fallait donc l’ébranler cette tour déjà minée, ruinée, fière et défaite ; il vous fallait pierre à pierre la renverser, pour qu’un jour le trésor qu’elle cachait roulât ses diamants sous vos pieds.

Venez, je vous aimerai mieux !




  1. humainement (variante).