Eve Effingham/Chapitre 1

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Eve Effingham ou l’Amérique
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 16p. 1-15).
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ÈVE EFFINGHAM,


ou


L’AMÉRIQUE




CHAPITRE PREMIER.


Bonjour, cousine. — Bonjour, charmante Héro.
Shakespeare.



Quand M. Effingham se fut déterminé à retourner en Amérique, il envoya ordre à son gérant de mettre sa maison de New-York en état de le recevoir. Il avait dessein d’y passer l’hiver, et d’aller à sa maison de campagne quand le printemps ferait sentir sa douce influence. Une heure après avoir quitté le paquebot, Ève se trouva donc à la tête d’un des plus grands établissements de la plus grande ville d’Amérique. Heureusement pour elle, son père avait trop de jugement pour regarder une épouse ou une fille comme n’étant qu’une servante de première classe, et il jugea avec raison qu’il devait employer une partie de son revenu à se procurer les services d’une femme que ses qualités missent en état de soulager une maîtresse de maison d’un fardeau si pesant. Il n’était pas de ces gens qui, pour donner une de ces fêtes à prétention, qui n’amusent personne et dans lesquelles la folie de l’un ne cherche qu’à lutter contre l’ostentation de l’autre, dépensent une somme qui, sagement employée, suffirait pour maintenir un système d’ordre dans une famille pendant tout le cours d’une année ; qui y consacrent volontiers tous leurs moyens, et qui souffrent ensuite que leurs femmes et leurs filles reprennent ces occupations dégradantes auxquelles le beau sexe paraît condamné en Amérique. Il pensait à ce qui fait la base de la vie sociale, au lieu de rechercher ce qui ne sert qu’à l’ostentation. M. Effingham avait assez de bon sens comme homme du monde, et de raison comme homme juste, pour permettre aux êtres dont le bonheur dépendait de lui, de jouir équitablement avec lui des faveurs que la Providence lui avait accordées avec tant de libéralité. En d’autres termes, il rendit deux personnes heureuses en payant généreusement une femme de charge ; d’abord sa fille, en la dispensant de soins qui n’entraient pas plus dans le cercle de ses devoirs, que celui de balayer le devant de la porte de la maison ; et ensuite une femme respectable, qui fut charmée de trouver une si bonne place. Par ce moyen aussi simple que raisonnable, Ève fut à la tête d’une des maisons les plus tranquilles, les plus véritablement élégantes, et les mieux ordonnées de toute l’Amérique, sans être obligée d’y consacrer plus de temps que celui qui était nécessaire pour donner quelques ordres le matin, et pour examiner quelques comptes une fois par semaine.

Une des premières et des plus agréables visites qu’Ève reçut fut celle de sa cousine Grace Van Courtlandt, qui était à la campagne lorsqu’elle arriva, mais qui se hâta d’accourir à New-York, dès qu’elle apprit son retour, pour revoir sa parente et sa compagne de pension. Ève Effingham et Grace Van Courtlandt étaient filles de deux sœurs, et elles étaient nées à un mois l’une de l’autre. Comme la dernière était orpheline, elles avaient passé ensemble une grande partie de leur temps, jusqu’au moment où Ève quitta l’Amérique, ce qui rendit leur séparation inévitable. M. Effingham avait eu dessein d’emmener sa nièce en Europe ; mais l’aïeul paternel de celle-ci vivait encore ; il fit valoir son âge et son affection pour s’opposer à ce projet, et M. Effingham y renonça, quoiqu’à regret. Depuis ce temps l’aïeul de Grace était mort, et elle était restée presque maîtresse de ses volontés, avec une fortune considérable.

Le moment de la réunion de ces deux jeunes personnes, dont le cœur était aimant, et qui étaient sincèrement attachées l’une à l’autre, fut pour toutes deux un moment plein d’intérêt, quoique mêlé de quelque inquiétude. Elles conservaient l’une pour l’autre la plus tendre amitié ; mais le temps qui s’était écoulé depuis leur séparation avait fait naître en elles tant de nouvelles impressions et tant d’habitudes différentes, qu’elles ne se préparèrent pas à se revoir sans quelque appréhension. Cette entrevue eut lieu environ huit jours après qu’Ève fut établie dans State-Street, et de meilleure heure dans la matinée qu’il n’est d’usage de recevoir des visites. Entendant une voiture s’arrêter devant la porte, et le bruit de la sonnette, Ève s’approcha d’une fenêtre, et, cachée par un rideau, reconnut sa cousine qui descendait de sa chaise de poste.

Qu’avez-vous donc, ma chère ? lui demanda mademoiselle Viefville, voyant son élève trembler et pâlir.

— C’est ma cousine, miss Van Courtlandt. Je l’aime comme une sœur, et nous allons nous revoir pour la première fois après tant d’années.

Eh bien ! c’est une jeune personne fort jolie, répondit la gouvernante, s’approchant à son tour de la croisée. Sous le rapport de la personne, vous devez du moins être contente.

— Si vous voulez m’excuser, Mademoiselle, je descendrai seule ; je préférerais être tête à tête avec Grace dans cette première entrevue.

Très-volontiers. Elle est votre parente, et ce désir est tout naturel.

Ève, ayant reçu cette permission, rencontra à la porte de sa chambre sa suivante qui venait lui annoncer que mademoiselle de Courtlandt l’attendait dans la bibliothèque, et elle descendit sur-le-champ pour la recevoir. Le jour entrait dans la bibliothèque par le moyen d’un petit dôme, et Grace, sans y penser, s’était placée dans la situation qu’un peintre lui aurait choisie pour faire son portrait. Une lumière vive et pure tombait obliquement sur elle quand sa cousine entra, et faisait ressortir sa belle taille et ses beaux traits et cette taille, ces traits, étaient de ceux qui ne se rencontrent pas tous les jours, même dans un pays où la beauté n’est pas rare. Elle était en costume de voyage, et pourtant Ève trouva que sa parure était plus recherchée que ne le comportait l’heure à laquelle elle arrivait, tout en s’avouant à elle-même qu’elle n’avait jamais vu une jeune personne plus charmante. Quelques idées semblables se présentèrent aussi à l’esprit de Grâce, qui avait le tact de son sexe, et qui, quoique frappée de l’élégante simplicité de la mise d’Ève, le fut encore plus des charmes de toute sa personne. Dans le fait, il régnait entre elles une forte ressemblance, quoique les traits de chacune d’elles se distinguassent par une expression, analogue à leur caractère et à la tournure habituelle de leur esprit.

— Miss Effingham ! dit Grace d’une voix qu’on pouvait à peine entendre, en faisant un pas pour avancer vers sa cousine, quoiqu’elle pût à peine se soutenir sur ses jambes.

— Miss Van Courtlandt ! dit Ève du même ton.

Ce ton cérémonieux les glaça toutes deux, et un mouvement d’instinct fit qu’elles s’arrêtèrent pour se faire une révérence. Les manières froides des Américains avaient fait une telle impression sur Ève depuis huit jours qu’elle était de retour, et Grace était si inquiète de l’opinion qu’aurait d’elle une jeune personne qui avait vécu si longtemps en Europe, qu’il était fort à craindre, en ce moment critique, que cette entrevue ne se terminât d’une manière qui n’aurait été satisfaisante pour aucune d’elles.

Jusque là pourtant toutes les règles des bienséances avaient été strictement observées, quoique le vif sentiment d’affection qui vivait toujours dans le cœur des deux cousines eût été si complètement réprimé. Mais le sourire, quoique encore un peu froid et embarrassé, qui se montra sur leurs lèvres quand elles se saluèrent, avait le doux caractère de celui de leur enfance, et leur rappela l’étroite liaison de leurs premières années.

— Grace ! dit Ève, se précipitant vers sa cousine, et rougissant comme l’aurore.

— Ève !

Chacune ouvrit les bras, et au même instant un long et tendre embrassement les réunit et fit renaître leur ancienne intimité. Avant la nuit, Grace se trouva comme chez elle dans la maison de son oncle. Il est vrai que miss Effingham trouva dans miss Courtlandt certaines particularités dont elle aurait préféré la voir exempte, et que celle-ci se serait trouvée plus à l’aise si sa cousine eût montré un peu moins de réserve sur certains sujets qu’Ève avait appris à regarder comme interdits.

Malgré ces légères nuances qui distinguaient leurs caractères, leur affection mutuelle était vive et sincère. Si Ève, d’après les idées de Grace, avait un peu trop de réserve et de gravité, elle était toujours polie et affectueuse ; et si Grace, à ce que pensait Ève, était un peu trop franche et trop légère, elle ne manquait jamais à la délicatesse de son sexe.

Nous passerons sur les trois ou quatre jours qui suivirent, pendant lesquels Ève commença à comprendre sa nouvelle position, et nous en viendrons sur-le-champ à une conversation entre les deux cousines, qui servira à faire mieux connaître au lecteur leurs opinions, leurs habitudes et leurs sentiments, et à amener le sujet réel de notre histoire. Cette conversation eut lieu dans la bibliothèque qui avait été la scène de leur première entrevue, peu de temps après le déjeuner, et où elles étaient encore tête à tête.

— Je suppose, Ève, que vous irez voir les Greens ; ils sont hadgis, et ils ont été très-répandus dans la société l’hiver dernier.

Hadgis ! Vous ne voulez sûrement pas-dire qu’ils ont été à la Mecque ?

— Non, mais ils ont été à Paris ; c’est ce qui fait un hadgi à New-York.

— Et cela donne-t-il au pèlerin le droit de porter un turban vert ? demanda Ève en riant.

— De porter tout ce que bon lui semble, vert, jaune ou bleu, miss Effingham, et de le faire passer pour le suprême bon goût.

— Et quelle est la couleur favorite de la famille dont vous parlez ?

— Par égard pour leur nom, ce devrait être le vert[1] ; mais, s’il faut dire la vérité, ils aiment le mélange de couleurs, sans même rejeter les demi-teintes.

— Cette description me porte à croire qu’ils sont trop prononcés pour nous. Je n’admire pas beaucoup les arcs-en-ciel ambulants.

— Vous auriez dit trop Green[2] si vous l’aviez osé ; mais vous êtes aussi un hadgi, et un hadgi ne se permet pas de jeux de mots, à moins que ce ne soit un hadgi de Philadelphie. Mais irez-vous voir cette famille ?

— Certainement, s’ils sont reçus dans la société, et que leur civilité nous y oblige.

— Ils sont reçus dans la société en vertu de leur titre d’hadgis. — Mais comme ils ont passé trois mois à Paris, il est possible que vous les connaissiez.

— Ils peuvent ne pas y avoir été en même temps que nous, et Paris est une grande ville. Il s’y trouve des centaines de voyageurs dont on n’entend jamais parler. Je ne me rappelle pas y avoir entendu prononcer le nom de cette famille.

— Je désire que vous lui échappiez car, à mon avis, ils ne sont rien moins qu’aimables, malgré tout ce qu’ils ont vu, ou ce qu’ils prétendent avoir vu.

— Il est très-possible d’avoir parcouru toute la chrétienté, et d’être extrêmement désagréable. D’ailleurs on peut voir bien des choses, et n’en voir que très-peu de bonne qualité.

Il y eut une pause de deux ou trois minutes. Pendant ce temps, Ève lut un billet, et sa cousine feuilleta les pages d’un livre.

— Je voudrais savoir au vrai quelle opinion vous avez de nous ? s’écria Grace tout à coup. Pourquoi ne pas être franche avec une si proche parente ? Parlez-moi avec vérité : êtes-vous réconciliée avec votre pays ?

— Vous êtes la onzième personne qui me fait cette question, et je la trouve fort extraordinaire ; je n’ai jamais eu de querelle avec mon pays.

— Ce n’est pas tout à fait ce que je veux dire. Je désire seulement savoir quelle impression notre société a faite sur une jeune personne élevée en pays étranger.

— Vous désirez donc une opinion qui ne peut avoir beaucoup de valeur, car mon expérience ici ne s’étend pas encore à quinze jours. Mais il existe beaucoup d’ouvrages sur ce pays, et quelques-uns ont été composés par des personnes très-intelligentes ; que ne les consultez-vous ?

— Oh ! vous voulez parler de voyageurs ? Aucun d’eux ne mérite une seconde pensée, et ils ne nous inspirent que le plus grand mépris.

— Je n’en ai aucun doute, car vous le proclamez tous à haute voix dans les carrefours et sur les grands chemins. Sans doute il n’y a pas de signe de mépris plus certain que d’appuyer sans cesse sur ce point.

Grace avait autant de vivacité que sa cousine ; mais, quoique piquée du sarcasme qu’Ève venait de lancer d’un ton si tranquille, elle eut le bon sens d’en rire.

— Nous proclamons peut-être notre mépris trop hautement pour y faire croire ; mais sûrement, Ève, vous ne croyez pas tout ce que ces voyageurs disent de nous ?

— Je n’en crois pas la moitié. Mon père et mon cousin John ont trop souvent discuté ce sujet en ma présence pour me laisser ignorer les méprises nombreuses qu’ils ont commises, particulièrement en politique.

— En politique ! je n’y entends rien, et j’aurais plutôt cru que ces voyageurs avaient raison dans ce qu’ils disent à ce sujet. Mais sûrement ni votre père ni M. John Effingham ne confirment ce qu’ils disent de notre société.

— Je ne puis répondre ni pour l’un ni pour l’autre sur ce point.

— Répondez pour vous-même croyez-vous qu’ils aient raison ?

— Vous devriez vous rappeler, Grace, que je n’ai pas encore vu la société à New-York.

— Que voulez-vous dire ? Vous avez été aux assemblées des Henderson, — des Morgans, — des Drewetts, — trois des réunions les plus nombreuses que nous ayons eues ces deux hivers.

— Je ne savais pas que par société vous entendiez ces cohues désagréables.

— Des cohues désagréables ! Quoi ! n’est-ce donc pas là la société ?

— Du moins ce n’est pas ce que j’ai appris à regarder comme tel. Je crois qu’il vaudrait mieux l’appeler compagnie.

— Et n’est-ce pas ce qu’on appelle société à Paris ?

— Il s’en faut de beaucoup. Ce peut être une excroissance de la société, une des formes de la société, mais ce n’est pas la société. Autant vaudrait donner le nom de société aux cartes dont on a fait quelquefois usage dans le monde, que de l’appliquer à un bal donné dans des salons trop petits et remplis de trop de monde. Ce ne sont que deux des manières par lesquelles les oisifs s’efforcent de varier leurs amusements.

— Mais nous n’avons guère autre chose que ces bals, les visites du matin, et de temps en temps une soirée dans laquelle il n’y a pas de danse.

— Je suis fâchée de l’apprendre ; car, en ce cas, vous ne pouvez avoir de société.

— Et est-elle différente à Paris, à Florence, à Rome ?

— Très-différente. À Paris, il y a un grand nombre de maisons qui sont ouvertes tous les soirs, et où l’on peut aller sans beaucoup de cérémonie. Les dames y paraissent vêtues, suivant ce que j’ai entendu appeler par un gentleman, chez mistress Henderson, leurs « intentions ultérieures » pour la soirée, les unes de la manière la plus simple, les autres comme pour aller à un concert, à l’Opéra, et même à la cour. Quelques-unes reviennent d’un dîner, d’autres vont à un bal. Toute cette variété, qui n’a rien d’apprêté, ajoute à l’aisance et à la grâce de la réunion ; et les femmes joignant à un savoir-vivre parfait une manière charmante de s’exprimer, quelque connaissance des événements du jour, et un ton et même une élocution élégante, trouvent le moyen d’être aimables. Il y a quelquefois un peu d’exagération dans leurs idées, mais on peut le leur pardonner. D’ailleurs c’est un défaut dont on se corrige maintenant, attendu qu’on lit de meilleurs livres qu’autrefois.

— Et vous préférez ces manières factices au naturel de votre pays ?

— Je ne vois pas qu’il y ait quelque chose de plus factice dans ce bon ton et une retenue convenable, que dans des airs de coquetterie, des propos irréfléchis et de l’enfantillage. Il peut certainement y avoir plus de naturel dans ce dernier cas ; mais c’est un naturel qui cesse d’être agréable dès qu’on est sorti de l’enfance.

Grace parut contrariée, mais elle aimait sa cousine trop sincèrement pour se fâcher. Un secret soupçon qu’Ève avait raison vint aussi à l’appui de son affection, et, tout en remuant son petit pied avec impatience, elle conserva toute sa bonne humeur. En ce moment critique, quand il y avait tout à craindre que la dissension ne s’introduisit entre ces deux jeunes personnes, la porte de la bibliothèque s’ouvrit, et Pierre, le valet de chambre de M. Effingham, annonça M. Bragg.

— Monsieur qui ? demanda Ève avec surprise.

— M. Bragg désire voir mademoiselle, répondit Pierre en français.

— Vous voulez dire mon père ? Je ne connais personne de ce nom.

— Il a d’abord demandé monsieur mais, apprenant que monsieur était sorti, il a demandé à voir mademoiselle.

— Est-il de ces gens qu’on appelle personne en Angleterre ?

— Il en a l’air, mademoiselle, quoiqu’il se croie un personnage, si je puis prendre la liberté d’en juger, répondit le vieux Pierre en souriant.

— Demandez-lui sa carte. Il faut qu’il y ait quelque méprise.

Pendant cette courte conversation, Grace dessinait une chaumière avec une plume, sans faire aucune attention à ce qui se disait. Mais quand Pierre eut apporté la carte, et qu’Ève eut prononcé à voix haute, avec le ton de surprise naturel à une novice dans une nomenclature des noms américains, les mots « Aristobule Bragg, » sa cousine se mit à rire.

— Qui peut être cet homme, Grace ? En avez-vous jamais entendu parler ? Que peut-il avoir à me dire ?

— C’est le gérant des terres de votre père, et il peut avoir quelque message à laisser pour mon oncle. Recevez-le ; vous serez tôt ou tard obligée de faire sa connaissance ; autant vaut aujourd’hui qu’un autre jour.

— Vous l’avez fait entrer dans le salon, Pierre ?

— Oui, Mademoiselle.

— Je sonnerai quand j’aurai besoin de vous.

Pierre se retira, et Ève, ouvrant son secrétaire, prit un petit registre manuscrit, dont ses doigts feuilletèrent les pages avec rapidité.

— Le voici, dit-elle en souriant « M. Aristobule Bragg, procureur, avocat, et gérant du domaine de Templeton. » Il faut que vous sachiez, Grace, que ce précieux petit livret contient l’esquisse, tracée par John Effingham, du caractère des personnes qu’il est probable que je verrai dans ce pays. Vous sentez que c’est un livre scellé ; mais il ne peut y avoir aucun mal à lire l’article qui concerne cet individu. Écoutez :

« M. Aristobule Bragg est né dans un des comtés de l’ouest de l’État de Massachusetts, et après avoir fini son éducation, il est venu à New-York à l’âge mûr de dix-neuf ans. À vingt et un, il fut admis au barreau, et depuis sept ans, il a suivi avec succès toutes les cours de l’Otsego. On ne peut lui refuser des talents, car il a commencé son éducation à quatorze ans, et il l’a terminée avec éclat à vingt et un, y compris ses cours de droit. Cet homme est un épitomé de tout ce qu’il y a de bon et de mauvais dans une classe nombreuse de ses compatriotes. Il a l’esprit vif, il est prompt à agir, entreprenant quand son intérêt l’exige, et toujours prêt à employer sa main, toutes ses ressources, et même à sacrifier ses principes pour se procurer quelque avantage. Rien n’est assez élevé pour l’empêcher d’y aspirer ; rien assez bas pour qu’il s’en abstienne. Il fera des courses pour le gouverneur ou pour le clerc de la ville, suivant que l’occasion l’exigera. Il est expert dans toutes les pratiques de sa profession. Il a appris à danser pendant trois mois, étudié les auteurs classiques pendant trois ans, et donné son attention à la médecine et à la théologie avant de se décider à prendre le parti du barreau. Il est presque impossible de bien décrire un tel composé d’adresse, d’impudence, de prétentions, d’humilité, d’intelligence, de grossièreté vulgaire, de franchise, de duplicité, d’honnêteté dans son état, de mépris pour la morale, d’esprit naturel et d’égoïsme ; le tout mêlé à une teinture de savoir, et à beaucoup de pénétration dans tout ce qui est pratique ; de sorte que ses qualités les plus remarquables sont jointes à d’autres qui y sont diamétralement contraires. En un mot, M. Bragg est simplement la créature des circonstances, ses talents le rendant propre à être membre du congrès ou substitut d’un shérif, et il est également prêt à accepter l’une ou l’autre de ces places. Je l’ai chargé de régir le domaine de mon père, en l’absence de celui-ci, d’après le principe qu’un homme verse dans les pratiques de la coquinerie est plus propre qu’un autre à les découvrir et à les déjouer, et avec la certitude que personne ne commettra de dommage à l’égard des biens de votre père, tant que les cours de justice continueront à taxer les mémoires de frais avec leur libéralité actuelle. » — Vous paraissez connaître cet homme, Grace ; ce portrait est-il fidèle ?

— Je ne connais rien aux mémoires de frais ni aux substituts des shérifs, mais je sais que M. Bragg est un amusant mélange de vanité, d’humilité, de coquinerie et d’adresse, et qu’il a le ton le plus commun.

— Mais il est à attendre dans le salon, et vous feriez bien de le voir, car on peut le regarder à présent comme faisant presque partie de la famille. Vous savez qu’il a demeuré à Templeton depuis que M. John Effingham l’y a installé. C’est là que je l’ai vu pour la première fois.

— La première ! Vous ne l’avez sûrement jamais vu ailleurs ?

— Pardonnez-moi ; il ne vient jamais en ville sans m’honorer d’une visite. C’est le prix que je paie pour avoir habité la même maison que lui pendant une semaine.

Ève sonna, et Pierre parut.

— Priez M. Bragg de venir dans la bibliothèque.

Grace prit un air grave pendant que Pierre exécutait cet ordre, et Ève réfléchissait sur le portrait singulier que John Effingham avait tracé de cet homme quand la porte-s’ouvrit ; et l’objet de ses réflexions s’offrit à ses yeux.

— Monsieur Aristobule, dit Pierre, les yeux fixés sur la carte, mais s’arrêtant au premier nom.

M. Aristohule Bragg s’avançait avec un air d’aisance pour saluer les dames, quand l’air imposant de dignité tranquille de miss Effingham le déconcerta complètement. Comme Grace venait de le dire, depuis trois ans qu’il habitait Templeton, il avait commencé à se considérer comme faisant partie de la famille, et chez lui il ne parlait jamais de la fille de M. Effingham que sous le nom d’Ève ou d’Ève Effingham ; mais il trouva alors que c’était autre chose de prendre un ton de familiarité au milieu de ses amis, ou de se le permettre en face de celle qui en était l’objet ; et quoique, de manière ou d’autre, les paroles lui manquassent rarement, il resta positivement muet. Ève le mit plus à son aise en faisant signe à Pierre d’avancer une chaise, et en lui parlant la première :

— Je regrette que mon père soit sorti, lui dit-elle pour montrer qu’elle ne prenait pas cette visite pour elle ; mais je l’attends à chaque instant. Êtes-vous arrivé récemment de Templeton ?

Aristobule commença à respirer, et il reprit son ton et ses manières ordinaires suffisamment pour ne pas démentir sa réputation d’avoir de l’empire sur lui-même. Il est vrai que son projet d’établir sur-le-champ une relation d’intimité entre lui et miss Effingham était déjoué, du moins pour le moment, sans qu’il pût trop savoir quelle en était la cause ; car ce n’était que l’air grave et réservé d’Ève qui l’avait repoussé à une distance qu’il ne pouvait expliquer. Avec un tact qui faisait honneur à sa sagacité, il sentit à l’instant qu’il ne pouvait s’ancrer dans ces parages qu’à force de prudence et par des moyens extraordinairement lents. Cependant M. Bragg était un homme décidé, et dont les vues se portaient fort loin ; et, quelque singulier que cela pût paraître, il se promettait, même dans un moment si peu propice, de faire un jour de miss Effingham mistress Aristobule Bragg.

— J’espère que M. John Effingham se porte bien, dit-il du ton dont un écolier qui vient d’être grondé commence à réciter sa leçon ; j’ai entendu dire qu’il jouissait d’une mauvaise santé, — M. Bragg, malgré son intelligence, n’était pas toujours heureux dans le choix de ses expressions, — quand il est parti pour l’Europe. Après avoir voyagé si loin et en si mauvaise compagnie, il n’est pas étonnant qu’il ait désiré dans sa vieillesse de venir goûter du repos dans son pays.

Si l’on eût dit à Ève que l’homme qui s’exprimait d’une manière si délicate et dont la voix était aussi harmonieuse que ses pensées étaient lucides et élégantes, avait la hardiesse d’élever ses prétentions jusqu’à elle, il n’est pas facile de dire ce qui aurait dominé dans son esprit de la gaieté ou du ressentiment. Mais M. Bragg n’avait pas coutume de laisser échapper ses secrets prématurément, et certainement c’en était un qu’un sorcier seul aurait pu découvrir sans l’aide d’une confidence faite de vive voix ou par écrit.

— Êtes-vous arrivé récemment de Templeton ? répéta Ève un peu surprise qu’il n’eût pas jugé à propos de répondre à cette question, qui, à ce qu’il lui semblait, était la seule qui pût avoir un intérêt commun pour tous deux.

— J’en suis parti avant-hier, daigna répondre Aristobule.

— Il y a si longtemps que je n’ai vu nos belles montagnes, et j’étais alors si jeune, que je suis impatiente de les revoir ; c’est pourtant un plaisir qui doit être différé jusqu’au printemps.

— Je calcule que ce sont les plus belles montagnes du monde connu, miss Effingham.

— C’est plus que je n’oserais dire mais, d’après mes souvenirs imparfaits, et, ce qui est plus important, d’après ce que m’en ont dit M. John Effingham et mon père, elles doivent être très-belles.

Aristobule eut l’air d’avoir quelque chose de plaisant à dire, et il se hasarda même à sourire en disant :

— J’espère que M. John Effingham vous a préparée à trouver la maison bien changée ?

— Nous savons qu’il y a fait faire des réparations et des changements à la demande de mon père.

— Nous la regardons comme dénationalisée, miss Effingham. On ne voit rien qui y ressemble, du moins à l’ouest d’Albany.

— Je serais fâchée que mon cousin nous eût exposés à cette imputation, dit Ève avec un sourire peut-être un peu équivoque ; l’architecture de l’Amérique est si simple et si pure ! Quoi qu’il en soit, M. John Effingham rit lui-même de ses améliorations, et dit qu’il n’a fait que suivre les plans de l’artiste original, qui a beaucoup travaillé dans ce qu’on appelle, je crois, le genre composite.

— Vous voulez parler de M. Dolittle : je ne l’ai jamais vu, mais j’entends dire qu’il a laissé des marques de son passage dans ces nouveaux États. Ex pede Herculem, comme nous le trouvons dans les classiques, miss Effingham. Je crois que l’opinion générale est qu’on a enchéri sur les dessins de M. Dolittle, quoique la plupart du monde pense que l’architecture grecque ou romaine, qui est si fort en usage en Amérique, aurait quelque chose de plus républicain mais chacun sait que M. John Effingham n’est pas très-républicain.

Ève ne se souciait pas de discuter les opinions de son parent avec M. Aristobule Bragg, et elle se borna à lui dire qu’elle ne savait pas que les imitations de l’architecture ancienne, si nombreuses en Amérique, fussent dues à un sentiment de républicanisme.

— À quelle autre cause pourrait-on les attribuer, miss Ève ?

— Il est certain, dit Grace Van Courtlandt, que ces imitations conviennent ni aux matériaux qu’on emploie, ni au climat que nous habitons, ni à l’usage qu’on fait de ces bâtiments. Il a donc fallu quelque motif aussi puissant que celui dont M. Bragg vient de parler, pour surmonter tous ces obstacles.

Aristobule se leva en tressaillant, et, avec force excuses, déclara qu’il n’avait pas aperçu miss Van Courtlandt. C’était la vérité, son esprit avait été entièrement occupé de miss Effingham, et il n’avait fait aucune attention à une autre femme à demi cachée par un écran. Grace reçut ses excuses d’un air de bonne humeur, la conversation se renoua.

— Je suis fâchée que mon cousin ait blessé le goût du pays, Ève ; mais comme c’est nous qui devons habiter cette maison, le châtiment tombera principalement sur les coupables.

— Comprenez-moi bien, miss Effingham, s’écria Aristobule un peu alarmé, car il connaissait trop bien l’influence et la fortune de John Effingham pour ne pas désirer de vivre en bonne intelligence avec lui ; comprenez-moi bien, je vous prie. En ce qui me concerne, j’admire la maison, et je la regarde comme un modèle de l’architecture la plus pure et la plus parfaite ; mais l’opinion publique n’est pas tout à fait du même avis. Quant à moi, j’en connais toutes les beautés, je vous prie de le croire ; mais beaucoup de gens, — formant peut-être la majorité, — pensent différemment, et ils croient avoir droit d’être consultés sur de tels sujets.

— Vous paraissez, Monsieur, avoir meilleure opinion que John Effingham lui-même des changements qu’il a faits. Je l’ai entendu plus d’une fois en rire, et dire qu’il n’avait fait qu’ajouter aux traits particuliers de l’ordre composite, et qu’il avait insulté le caprice plutôt que le goût. — Mais je ne vois pas quel intérêt la majorité, comme vous le dites, peut prendre à une maison qui ne lui appartient pas.

Aristobule fut surpris qu’il se trouvât quelqu’un qui n’eût pas plus de respect pour la majorité ; car à cet égard il ressemblait beaucoup à M. Dodge, quoiqu’il suivît une carrière un peu différente, et son air d’étonnement était naturel et sans affectation.

— Je ne veux pas dire que le public ait légalement un droit de domination sur les goûts des citoyens, répondit-il mais sous un gouvernement républicain, miss Ève, vous comprenez sans doute qu’il régit nécessairement tout.

— Je puis comprendre qu’on désire voir son voisin montrer du bon goût, attendu que cela sert à embellir un pays. Mais un homme qui consulterait tous ses voisins avant de bâtir sa maison en construirait probablement une fort singulière, s’il avait égard aux différents avis qu’il recevrait ; ou, ce qui est aussi vraisemblable, il n’en bâtirait pas.

— Je crois que vous vous trompez, miss Effingham car l’opinion publique est maintenant presque exclusivement prononcée pour l’école d’architecture grecque. Nous ne bâtissons guère que des temples pour nos églises, nos banques, nos tavernes, nos cours de justice et nos habitations. Un de mes amis vient de faire construire une brasserie d’après le modèle du temple des Vents.

— Si c’eût été un moulin, on pourrait comprendre son idée, dit Ève, qui commençait à croire qu’il existait en M. Bragg quelque intention secrète de plaisanter, quoiqu’il la montrât d’une manière qui n’avait rien de très-plaisant. Nos montagnes doivent être devenues doublement belles, si elles sont décorées de cette manière. — J’espère, Grace, que je les retrouverai aussi agréables que mon souvenir me les représente.

— Dans le cas contraire, miss Effingham, dit Aristobule, qui ne croyait pas manquer aux convenances en répondant à une question faite à miss Van Courtlandt ou à tout autre, j’espère que vous aurez la bonté de ne le dire à personne.

— Je crois que cela serait au-dessus de mes forces, car j’éprouverais un trop grand désappointement. Mais puis-je vous demander pourquoi vous désirez que je garde le secret sur une telle mortification ?

— Pourquoi, miss Ève ? répondit Aristobule en prenant un air grave ; parce que je craindrais que le public n’entendît pas avec plaisir une personne comme vous exprimer une opinion semblable.

— Comme moi ! Et pourquoi pas moi aussi bien qu’une autre ?

— Peut-être parce qu’on sait que vous avez voyagé, et que vous avez vu d’autres pays.

— Et n’est-ce que ceux qui n’ont pas voyagé, et qui n’ont pas le moyen de connaître la valeur de ce qu’ils voient, qui ont le droit de critiquer ?

— Je ne puis vous expliquer exactement ce que je veux dire, mais je crois que miss Grace me comprendra. Ne pensez-vous pas comme moi, miss Van Courtlandt, qu’il serait plus prudent à une personne qui n’aurait jamais vu d’autres montagnes, de se plaindre de la monotonie et de l’uniformité des nôtres, qu’à quelqu’un qui aurait passé toute sa vie sur les Andes ou les Alpes ?

Ève sourit, car elle vit que M. Bragg était capable de découvrir la futilité d’une opinion provinciale, et d’en rire, même en cédant à l’influence qu’elle exerçait ; et Grace rougit, car elle sentit qu’elle avait déjà laissé échapper quelques idées à peu près semblables dans ses entretiens avec sa, cousine sur d’autres objets. Cependant elle n’eut pas besoin de lui répondre, et John Effingham entra. Sa rencontre avec Aristobule fut plus cordiale qu’Ève ne s’y serait attendue, car chacun d’eux faisait réellement cas de l’espèce particulière de mérite qu’il trouvait dans l’autre : M. Bragg regardant John comme un cynique caustique, mais riche ; et celui-ci ayant pour Aristobule à peu près l’estime que le maître d’une maison accorde au chien fidèle qui la garde. Après quelques moments de conversation, ils se retirèrent ensemble, et à l’instant où les deux dames allaient descendre dans le salon quelques minutes avant le dîner, Pierre leur annonça que l’ordre avait été donné de mettre un couvert pour le gérant du domaine de Templeton.



  1. Le mot green signifie vert.
  2. Ce mot signifie aussi, au figuré, novice, sot, niais.