Eve Effingham/Chapitre 16

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Eve Effingham ou l’Amérique
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 16p. 207-220).


CHAPITRE XVI.


Son sein était un vaste palais, une rue large, où se logeaient toutes les pensées héroïques, et où la nature avait pris une si ample habitation ; que les autres âmes, auprès de la sienne, demeuraient dans des culs-de-sac.
John Morton.



Le village de Templeton, comme on l’a déjà dit, était une ville en miniature. Quoiqu’il contînt dans son enceinte une demi-douzaine de maisons ayant un jardin, et distinguées par un nom, comme nous l’avons également dit, sa surface ne couvrait pas plus d’un mille carré. Cette disposition à la concentration, qui est aussi particulière à une ville d’Amérique que la disposition à s’étendre est remarquable dans les campagnes, et qui semble même exiger qu’une maison n’ait que trois fenêtres à sa façade et vingt-cinq pieds de largeur sur la rue, avait présidé à la naissance de ce village, comme à celle d’un grand nombre de ses prédécesseurs et de ses contemporains.

Dans une des rues les plus retirées de Templeton demeurait une dame possédant une petite fortune, qui avait cinq enfants, et qui était très-habile dans l’art de faire circuler les nouvelles. Mistress Abbot, — c’était son nom, — était précisément sur les confins de ce qu’on appelait « la bonne société » du village ; situation la plus difficile de toutes celles dans lesquelles puisse se trouver une femme ambitieuse et ci-devant jolie. Elle n’avait pourtant pas encore renoncé à l’espoir d’obtenir un divorce et ses suites. Elle était singulièrement dévote, et même presque à la rage. À ses propres yeux, elle était la perfection même ; à ceux de ses voisins, il n’y avait que de légères objections à faire contre elle. Au total, elle offrait en sa personne un composé assez ordinaire de piété, de médisance, de charité, de commérage, de bonté, de méchanceté, de décorum, et d’envie de se mêler des affaires des autres.

Les domestiques de mistress Abbot étaient aussi peu nombreux que sa maison était petite. Elle n’avait qu’une seule servante, jeune fille qu’elle appelait son aide, nom qui lui convenait parfaitement, car elle et sa maîtresse faisaient en commun tout l’ouvrage de la maison. Cette fille, indépendamment de ses fonctions de faire la cuisine et le blanchissage de toute la famille, était la confidente de toutes les idées errantes de sa maîtresse sur le genre humain en général, et sur ses voisins en particulier ; et elle l’aidait aussi souvent à débiter ses commentaires sur ces derniers, qu’à toute autre chose. Mistress Abbot ne connaissait la famille Effingham que par des ouï-dire qui avaient pris leur source dans sa propre école, n’étant arrivée que récemment dans ce village. Elle avait fixé sa résidence à Templeton parce qu’on pouvait y vivre à bon marché ; et ayant négligé de se conformer aux usages du monde en allant faire une visite au wigwam, suivant la coutume, elle commençait à se formaliser, du moins au fond de son cœur, de ce qu’Ève, par délicatesse, s’était abstenue d’en faire une dans une maison où, d’après toutes les idées reçues, elle avait tout lieu de supposer que sa présence n’était pas désirée. C’était donc dans cet esprit qu’elle s’entretenait avec Jenny, sa servante, le matin qui suivit la conversation rapportée dans le chapitre qui précède, dans sa petite salle au rez-de-chaussée, quelquefois travaillant à l’aiguille, plus souvent passant la tête par la fenêtre qui donnait sur la rue, afin de voir ce que pouvaient faire ses voisins.

— C’est une conduite bien extraordinaire que celle de M. Effingham relativement à la pointe, Jenny, dit-elle, mais j’espère que le peuple lui rendra l’usage de ses sens. Le public en a toujours été en possession depuis aussi longtemps que ma mémoire puisse aller, et il y a déjà quinze mois que je demeure à Templeton. — Pourquoi donc M. Howel va-t-il si souvent dans la boutique du barbier qui est en face de la croisée de miss Bennett ? — On croirait que cet homme est toute barbe.

— Je suppose que M. Howel se fait raser quelquefois, dit la logicienne Jenny.

— Non, non ; et quand il le ferait, nul homme décent ne songerait à se poster en face de la fenêtre d’une dame pour une pareille opération. — Orlando Furioso Samuel, dit-elle à son fils aîné, enfant de onze ans, courez à la boutique de M. Jones, écoutez ce qu’on y dit, et rapportez-moi les nouvelles dès que vous entendrez quelque chose qui vaille la peine d’être ramassé. En revenant vous entrerez chez la voisine Brown, et vous la prierez de me prêter son gril. — Jenny, il est temps de mettre les pommes de terre sur le feu.

Ma’ ! s’écria de la porte Orlando Furioso Samuel, — car mistress Abbot était assez en arrière de son siècle pour ignorer que les mots « ma mère » étaient plus à la mode que le terme vulgaire que l’enfant venait de prononcer. — Ma’ ! et s’il n’y a pas de nouvelles dans la boutique de M. Jones ?

— Dans ce cas, entrez dans la taverne la plus voisine. Il doit y avoir quelque chose de nouveau par cette belle matinée, et je meurs d’envie de savoir ce que ce peut être. Songez bien à me rapporter autre chose que le gril, Fury, ou ne remettez jamais le pied ici de votre vie ! — Comme je le disais, Jenny, le droit du public, qui est notre droit, car nous faisons partie du public, — à cette pointe, est aussi clair que le jour, et je suis surprise de l’impudence de M. Effingham, qui ose le nier. Je suis sûre que c’est sa fille française qui l’y a excité ; on dit qu’elle est monstrueusement arrogante.

— Ève Effingham est-elle Française ? demanda Jenny, évitant avec soin tout terme ordinaire de civilité pour montrer son savoir-vivre ; — je croyais qu’elle n’était qu’une native de Templeton.

— Qu’importe où une personne est née ? la chose essentielle, c’est de savoir où elle vit. Ève Effingham a vécu si longtemps en France, qu’elle ne peut qu’écorcher l’anglais, et miss Delby m’a dit la semaine passée, qu’en préparant un projet de souscription pour mettre un nouveau coussin dans la chaire de son église, elle a écrit le mot charité carotty.

— Est-ce un mot français, mistress Abbot ?

— Je suis portée à le croire, Jenny. Les Français sont très-chiches ; ils donnent des carottes à leurs pauvres pour toute nourriture, et je suppose qu’ils ont adopté ce mot. Bianca Alzuma Anne !

— Marm[1] !

— Qui vous a appris à m’appeler marm ? Est-ce ainsi que vous avez appris votre catéchisme ? dites ma’ sur-le-champ.

— Ma’ !

— Prenez votre chapeau, courez chez mistress Wheaton, et demandez-lui s’il y a quelque chose de nouveau ce matin relativement à la pointe ; et écoutez bien… La voilà qui part comme s’il s’agissait d’une affaire de vie ou de mort.

— C’est que j’ai envie d’apprendre les nouvelles, ma’.

— C’est probable, ma chère, mais en attendant que je vous aie tout dit, vous en apprendrez plus qu’en vous pressant ainsi. — Entrez chez mistress Green, et demandez-lui comment on a trouvé le sermon du ministre étranger hier soir. Priez-la de me prêter un arrosoir, si elle le peut. — Partez à présent, et revenez le plus tôt possible. Ne vous amusez jamais en chemin quand vous rapportez des nouvelles.

— Personne n’a le droit d’arrêter la malle, je crois, mistress Abbot ? dit Jenny.

— Non vraiment, sans quoi on ne pourrait en calculer les conséquences. Vous devez vous rappeler, Jenny, que même les personnes pieuses ont été obligées d’y renoncer, la convenance publique l’emportant même sur la religion. — Roger Démétrius Benjamin, dit-elle à son second fils qui avait deux ans de moins que l’aîné, vos yeux sont meilleurs que les miens. Qui sont tous ces gens qui sont rassemblés dans la rue ? M. Howel n’est-il pas avec eux ?

— Je n’en sais rien, ma’ répondit l’enfant en bâillant.

— Eh bien ! courez y voir, et ne vous amusez pas à chercher votre chapeau. — En revenant, entrez dans la boutique du tailleur, et demandez-lui s’il a fait votre gilet neuf, et s’il sait quelque chose de nouveau. Je crois, Jenny, que, dans le cours de cette journée, nous apprendrons quelque chose qui vaudra la peine d’être entendu. — À propos, on dit que Grace Van Courtlandt, la cousine de miss Effingham, a encouru la censure de son Église ?

— C’est la dernière personne que j’aurais crue pouvoir être censurée car tout le monde dit qu’elle est si riche, qu’elle pourrait manger de l’argent si bon lui semblait, et elle est sûre de se marier un jour ou l’autre.

— Oh ! cela me fait bien au cœur quand je vois une de ces personnes qui font les importantes bien punies par le ciel. Rien ne me rendrait plus heureuse que de voir Ève Effingham elle-même gémir en esprit. Cela lui apprendrait à prendre les pointes au public.

— Mais alors, mistress Abbot, elle deviendrait presque aussi bonne chrétienne que vous.

— Elle ! non, non ; quoique je sois une misérable pécheresse, car je n’ai pas reçu le don de la grâce, vingt fois par jour je doute si je suis réellement convertie ou non, et le péché a pris tellement possession de mon cœur, que je crois qu’il crèvera avant d’en être délivré. — Rinaldo Rinaldini Timothée, traversez la rue, mon enfant, faites mes compliments à mistress Hulbert, demandez-lui s’il est vrai ou non que le jeune Dickson, l’homme de loi, doive épouser Aspasie Tubbs, et empruntez-lui une écumoire ; ou un pot d’étain, ou toute autre chose que vous puissiez porter, car nous pouvons avoir besoin de quelque chose de cette sorte dans le cours de la journée. — Je crois, Jenny, qu’on trouverait à peine une créature pire que moi dans tout Templeton.

— Comment ? mistress Abbot ! s’écria Jenny, qui avait entendu trop souvent de pareils actes d’humilité pour en être fort surprise ; c’est parler de vous presque aussi mal que je l’ai entendu faire la semaine dernière à quelqu’un que je ne nommerai pas.

— Et qui est votre quelqu’un ? Je voudrais bien le savoir.

— J’ose dire que ce n’est rien de mieux que quelque scrupuleux personnage qui s’imagine que lire des prières dans un livre, se mettre à genoux et prendre un surplis, est la religion. Grâce du ciel ! je me soucie fort peu de l’opinion de pareilles gens. Apprenez, Jenny, que si je croyais ne pas valoir mieux que certaines personnes que je pourrais nommer, je désespérerais de mon salut.

— Mistress Abbot ! beugla un morveux couvert de baillons, ayant le visage sale et les pieds nus, qui entra dans la maison sans frapper à la porte, et qui s’avança au milieu de la chambre, son chapeau sur la tête, avec une rapidité qui annonçait une grande habitude à pénétrer chez les autres ; mistress Abbot, ma’ désire savoir si vous comptez sortir de Templeton d’ici à huit jours.

— Et pourquoi désire-t-elle le savoir, Ordéal Bumgrum ?

— Oh ! elle a besoin de le savoir.

— Et moi aussi j’ai besoin de savoir pourquoi elle en a besoin. Retournez chez vous à l’instant, et demandez à votre mère pourquoi elle vous a envoyé ici avec ce message. Jenny, je suis très-curieuse de savoir pourquoi mistress Bumgrum a chargé Ordéal de venir me faire une telle question.

— J’ai entendu dire que mistress Ordéal a dessein elle-même de faire un voyage, et peut-être désire-t-elle avoir votre compagnie. Je vois Ordéal qui revient, et nous saurons bientôt à quoi nous en tenir. Quel enfant pour les commissions ! il vaut tous les miens mis ensemble. Jamais vous ne le verrez perdre de temps en allant par les rues ; il saute comme un chat par-dessus les haies des jardins, et il traverse même une maison, si elle est sur son chemin, comme s’il en était le maître, si la porte en est seulement entr’ouverte d’un pouce.

— Mais Ordéal était essoufflé, et Jenny eut beau le secouer comme un pommier, elle ne put en faire tomber les nouvelles. Mistress Abbot, lui montra le poing, dans son impatience d’avoir une réponse ; mais l’enfant ne pouvait parler avant d’avoir repris haleine.

— Je crois qu’il le fait exprès, dit Jenny.

— Le meilleur porteur de nouvelles du village, s’écria mistress Abbot, qui n’est plus bon à rien parce qu’il a l’haleine courte ! Je voudrais que les gens ne fissent pas leurs haies si hautes, dit enfin Ordéal dès qu’il put respirer. Qu’ont-ils besoin de faire des haies par dessus lesquelles on ne peut sauter ?

— Eh bien qu’a dit votre mère ? demanda Jenny, le secouant encore con amore.

— Ma’ désire savoir, mistress Abbot, dans le cas où vous n’auriez pas besoin de vous en servir vous-même, si vous voudriez lui prêter votre nom pendant quelques jours, pour aller, à Utique. Elle dit que les gens ne la traitent pas à moitié si bien quand elle s’appelle Bumgrum que lorsqu’elle prend un autre nom, et cette fois elle voudrait essayer le vôtre.

— N’est-ce que cela ? Vous n’aviez pas besoin de tant vous presser pour une telle bagatelle, Ordéal. Faites mes compliments à votre mère, et dites-lui qu’elle est la bien venue à prendre mon nom, et je désire qu’il lui soit utile.

— Ma’ dit qu’elle est disposée à payer le prêt de votre nom, si vous voulez lui dire quel sera le montant du dommage.

— Oh ! ce n’est pas la peine de parler d’une bagatelle semblable ; j’ose dire qu’elle me le rendra aussi bon que je le lui prête. Je ne suis pas assez mauvaise voisine et assez aristocrate pour vouloir garder mon nom pour moi seule. Dites à votre mère que je le lui prête avec plaisir, et qu’elle peut le garder tant qu’elle voudra, et qu’elle ne songe pas à rien payer pour cela. Je puis avoir à emprunter le sien ou quelque autre chose un de ces jours ; quoique, pour dire la vérité, mes voisins me reprochent de me conduire en femme fière, parce que je ne leur emprunte pas aussi souvent qu’une bonne voisine devrait le faire.

Ordéal partit, laissant mistress Abbot dans une situation à peu près semblable à celle de l’homme qui n’avait pas d’ombre. Un coup frappé à la porte l’empêcha de reprendre sa première discussion avec sa servante, et M. Steadfast Dodge se montra dès que le mot « entrez » eut été prononcé. En fait de nouvelles, M. Dodge et mistress Abbot avaient de grands rapports : il vivait en les publiant, et elle en les débitant.

— Vous êtes le bien venu, monsieur Dodge, dit la maîtresse de la maison ; j’ai appris que vous avez passé la journée d’hier chez les Effingham.

— Oui, mistress Abbot ; les Effingham ont insisté si fortement que je n’ai pu me dispenser de faire ce sacrifice, après avoir été si longtemps leur compagnon de voyage. D’ailleurs, c’est une sorte de soulagement de trouver à parler un peu français, quand on a été dans l’habitude de le parler tous les jours pendant des mois entiers.

— On m’a dit qu’il y a compagnie chez eux.

— Seulement deux de nos compagnons de voyage : — un baronnet anglais et un jeune homme dont on ne sait rien. C’est un personnage mystérieux, mistress Abbot, et je déteste le mystère.

— Nous nous ressemblons en cela, monsieur Dodge. Je crois que chacun devrait savoir tout. Ce n’est pas dans un pays libre qu’il doit y avoir des secrets. Je ne cache rien à mes voisins, et pour dire la vérité, j’aime que mes voisins en agissent de même avec moi.

— En ce cas, les Effinghams ne vous conviendront guère, car je n’ai jamais vu une famille qui ait la bouche si close. Quoique j’aie été si longtemps sur le même bord avec miss Ève, je ne l’ai pas entendue une seule fois parler de manque d’appétit, de mal de mer, de migraine, ou d’autres choses semblables et vous ne sauriez vous figurer combien elle est réservée sur le sujet des beaux[2]. Je ne crois pas l’avoir jamais entendue prononcer ce mot, ni même faire allusion à une seule promenade à pied ou à cheval qu’elle ait faite avec un homme dans toute sa vie. Je la regarde, mistress Abbot, comme excessivement artificieuse.

— Et vous ne risquez pas de vous tromper, Monsieur. Quand une jeune personne ne parle jamais de beaux, c’est un signe certain qu’elle y pense toujours.

— Je crois que cela est dans la nature humaine. Nulle personne ingénue ne pense jamais beaucoup à ce qui fait le sujet de la conversation. — Mais que pensez-vous, mistress Abbot, du mariage qui est sur le tapis au wigwam ?

— Du mariage ! s’écria mistress Abbot, à peu près comme un chien se jette sur un os. Quoi ? déjà ! C’est la chose la plus indécente dont j’aie jamais entendu parler ! Comment ? monsieur Dodge, il n’y a pas encore quinze jours que la famille est de retour, et déjà songer à un mariage ! Un homme veuf qui se remarie un mois après la mort de sa femme ne fait pas pire.

Mistress Abbot faisait habituellement une distinction entre les hommes veufs et les veuves car les premiers, disait-elle, pouvaient se marier quand bon leur semblait, au lieu qu’une veuve était obligée d’attendre qu’on lui fît une offre. Elle regardait un homme qui songeait à se remarier trop tôt après la mort de sa femme avec cette sorte d’horreur qu’on pouvait attendre d’une femme qui pensait à un second mari pendant que le premier vivait encore.

— Oui, c’est peut-être un peu prématuré, quoique les parties se connaissent depuis longtemps. Comme vous le dites fort bien, il aurait été plus décent d’attendre pour voir la tournure que prendront les choses dans un pays qu’on peut dire être pour eux une contrée étrangère.

— Mais qui sont les parties, monsieur Dodge ?

— Miss Ève et M. John Effingham.

— M. John Effingham ! s’écria la dame, qui voyait disparaître un de ses beaux rêves ; eh bien ! cela est par trop fort. Mais il ne l’épousera pas, la loi l’en empêchera, et nous vivons dans un pays où il y a des lois ! — Un homme ne peut épouser sa nièce.

— C’est blesser toutes les convenances, et l’on devrait y mettre ordre. Mais ces Effinghams font à peu près tout ce qui leur plaît.

— Je suis fâchée d’avoir entendu dire que leur société est excessivement désagréable, dit mistress Abbot, regardant M. Dodge avec un air d’inquiétude, comme si elle eût craint que la réponse ne fût négative.

— Aussi désagréable qu’il est possible, ma chère dame ; à peine trouveriez-vous en eux un seul trait qui vous plairait, dit Dodge ; et ils ont la bouche aussi close que s’ils craignaient sans cesse de se compromettre.

— Jamais on ne peut apprendre d’eux la moindre nouvelle, m’a-t-on dit. Il y a Dorinda Mudge qui a été employée un jour au wigwam par Ève et par Grace, et qui m’a dit qu’elle a essayé tous les moyens possibles pour les faire parler, en leur parlant elle-même des choses les plus connues, de choses que mes enfants savent au bout du doigt, comme les affaires des voisins, et comment chacun va dans son état ; mais, quoiqu’elles l’écoutassent un peu, ce qui est quelque chose, j’en conviens, elle ne put en tirer une syllabe en forme de réponse ou de remarque. Elle m’a dit qu’elle avait été tentée plusieurs fois de les planter là ; car il est monstrueusement désagréable de se trouver avec des gens qui ont la langue liée.

— J’ose dire que miss Effingham pouvait jeter çà et là quelques mots sur sa traversée et ses anciens compagnons de voyage, dit Steadfast, regardant à son tour mistress Abbot avec inquiétude. Point du tout. Dorinda soutient qu’il est impossible d’en tirer un seul mot sur rien de ce qui concerne un de ses semblables. Quand Dorinda leur parla de l’affaire factieuse arrivée dans la famille de notre pauvre voisin Bronson, — affaire bien désagréable, monsieur Dodge, et je ne serais pas surprise qu’elle brisât le cœur de mistress Bronson, — quand Dorinda leur en conta les détails, qui sont capables d’émouvoir la sensibilité d’une grenouille, aucune d’elles ne lui répondît ni ne lui fît une seule question. À cet égard, me dit-elle, Grace ne vaut pas mieux qu’Ève, ni Ève mieux que Grace. Au lieu d’avoir l’air de désirer d’en savoir davantage, que fit Ève ? Elle se mit à dessiner et à montrer à sa cousine ce qu’elle appelait les particularités des paysages suisses. Alors les deux mijaurées se mirent à parier de la nature, notre belle nature, comme Ève eut l’impudence de l’appeler ; comme si la nature humaine, avec ses hauts et ses bas, n’était pas un sujet d’entretien plus convenable pour deux jeunes personnes que des lacs, des rochers et des arbres. Mon opinion est, monsieur Dodge, qu’il y a une ignorance complète au fond de tout cela, car elles ne savent pas plus ce qui se passe dans les environs, que si elles étaient au Japon.

— Tout cela n’est qu’orgueil, mistress Abbot, orgueil insigne. Elles se croient trop au-dessus des autres pour entrer dans le détail de leurs affaires. J’ai mis à l’épreuve miss Effingham en revenant d’Angleterre, et jamais je n’ai pu la faire parler de choses ayant rapport aux intérêts des autres, quoique je susse qu’elle devait les connaître et qu’elle les connaissait. C’est un véritable Tartare en jupons, et jamais vous ne lui ferez faire que ce qui lui plaît.

— Avez-vous entendu dire que Grace a encouru la censure de son Église ?

— Pas un mot. Quel ministre lui donne des instructions ?

— C’est plus que je ne saurais vous dire. Ce n’est pas le ministre de l’Église épiscopale, j’en réponds : on n’a jamais entendu parler d’une conversion réelle, active, régénératrice et portant de bons fruits sous sa direction.

— Non, mistress Abbot, non ; il y a en général trop peu d’onction dans la religion anglicane. Ses ministres ont trop de froideur et d’apathie. Je garantis que pas un pécheur n’a été saisi de pieuses convulsions dans leurs églises ; pas un n’a été tout à coup transformé en saint. Nous avons, nous, mistress Abbot, bien des actions de grâces à rendre au ciel.

— Sans doute ; car nous avons eu de bien glorieux privilèges. À coup sûr, ce n’est qu’un orgueil criminel qui a pu abuser une malheureuse pécheresse comme Ève Effingham au point de lui faire croire qu’elle est trop élevée au-dessus de ses semblables pour penser à leurs affaires et y prendre intérêt. Quant à moi, ma conversion m’a tellement ouvert le cœur, qu’il me semble que je voudrais savoir tout ce qui concerne le dernier des habitants de Templeton.

— C’est le véritable esprit de la religion, mistress Abbot ; soyez-y ferme, et votre rédemption est assurée. Je ne publie un journal que pour montrer l’intérêt que je prends à mes semblables.

— J’espère, monsieur Dodge, que la presse n’a pas dessein de laisser dormir cette affaire de la pointe. La presse est le véritable gardien des droits du public, et je puis vous dire que toute la communauté attend son appui dans cette crise.

— Nous ne manquerons pas de faire notre devoir, répondit M. Dodge en baissant la voix, et en regardant autour de lui. — Quoi ! un individu insignifiant, qui n’a pas le moindre droit au-dessus du moindre citoyen de ce pays, l’emporterait sur cette grande et puissante communauté ! quand même M. Effingham serait propriétaire de cette pointe de terre…

— Il ne l’est pas, monsieur Dodge. De temps immémorial, depuis que j’habite Templeton, c’est le public qui en a toujours été propriétaire. D’ailleurs le public dit qu’il en est propriétaire, et ce que dit le public fait loi dans cet heureux pays.

— Mais en supposant qu’elle n’appartint pas au public…

— Mais je vous dis qu’elle lui appartient, répéta la dame encore plus positivement.

— Eh bien ! Madame, qu’il en soit propriétaire ou non, l’Amérique n’est pas un pays où la presse doive garder le silence quand un individu insignifiant veut braver le public. Laissez-nous le soin de cette affaire, mistress Abbot ; on ne la négligera point.

— J’en suis pieusement enchantée.

— Je vous dis cela comme à une amie, continua M. Dodge en tirant de sa poche avec précaution un manuscrit qu’il se prépara à lire à la dame dont les yeux exprimaient la curiosité qui la dévorait.

Le manuscrit de M. Dodge contenait un prétendu compte de toute l’affaire de la pointe. Le style en était obscur, et il s’y trouvait plusieurs contradictions ; mais l’imagination de mistress Abbot savait les concilier et remplir toutes les lacunes. Ce pamphlet était rempli de tant de professions de mépris pour M. Effingham, que tout homme raisonnable devait être surpris qu’un sentiment qui est ordinairement si passif eût éclaté tout à coup avec une activité si violente. Quant aux faits, pas un seul n’était fidèlement rapporté, et il s’y trouvait plusieurs mensonges, dont le but évident était de donner un faux coloris à toute l’affaire.

— Je crois que cela doit aller au but, dit Steadfast, et nous avons pris des moyens pour en assurer la circulation.

— Voilà qui fera bien ! s’écria mistress Abbot avec un transport de joie qui lui permettait à peine de respirer. — J’espère qu’on croira tout cela.

— N’en doutez pas. Si c’était une affaire de parti, la moitié du monde le croirait, et l’autre moitié n’en croirait rien. Mais dans une affaire qui concerne un individu, chacun est toujours prêt à croire ce qui peut donner à parler.

En ce moment, le tête à tête fut interrompu par le retour des divers messagers de mistress Abbot ; et tous, comme la colombe partie de l’arche, rapportèrent avec eux quelque chose sous la forme de commérages. L’affaire de la pointe était le sujet général. À la vérité les différents rapports se contre-disaient positivement ; mais mistress Abbot, dans la bienveillance et la piété de son cœur, trouva le moyen d’en extraire la confirmation de ses désirs charitables.

M. Dodge tint sa parole, et le pamphlet fut publié. La presse, dans tout le pays, s’en empara avec avidité, comme de tout ce qui pouvait l’aider à remplir ses colonnes. Personne ne parut disposé à prendre des informations sur la vérité de l’histoire et sur le caractère de l’autorité sur laquelle elle s’appuyait. Elle était imprimée, et cela parut une sanction suffisante à la grande majorité des éditeurs et de leurs lecteurs. Très-peu avaient assez l’habitude de réfléchir par eux-mêmes pour hésiter dans leur opinion. Et ce fut ainsi qu’une injustice criante fut commise sans aucun remords contre un citoyen, par ceux qui, pour s’en rapporter à ce qu’ils disent eux-mêmes, étaient les champions réguliers et habituels des droits de l’homme.

John Effingham fit remarquer à son cousin étonné cet exemple insigne d’injustice avec ces froids sarcasmes qui étaient son arme ordinaire contre les faiblesses, les fautes et les crimes de son pays. Sa fermeté et celle de M. Effingham firent pourtant qu’on n’osa publier les résolutions adoptées par l’assemblée à laquelle Aristobule avait assisté. Au bout d’un certain temps, le premier se les procura, et les fit imprimer lui-même, jugeant que c’était le meilleur moyen de faire connaître le véritable caractère de la populace insensée qui avait ainsi dégradé la liberté en faisant profession de la servir tout en prouvant si évidemment qu’elle n’en connaissait pas l’esprit.

La fin de cette affaire offrit un champ étendu aux commentaires que pouvait faire un bon observateur des hommes. Dès que la vérité fut généralement connue sur la question de savoir à qui appartenait la pointe de terre contestée, et que le public fut bien assuré que, bien loin d’avoir le moindre droit à la propriété, il n’en avait joui que par faveur, ceux qui s’étaient compromis par des assertions ridicules et par des outrages indécents voulurent sauver leur amour-propre en cherchant des excuses pour leur conduite dans celle de l’autre partie. Ils blâmèrent hautement M. Effingham de n’avoir pas fait ce qu’il avait précisément fait, c’est-à-dire informé ses concitoyens que le public n’avait aucun droit à cette propriété ; et quand on leur démontra que ce reproche était une absurdité, ils se plaignirent du mode qu’il avait adopté pour faire ce qu’il avait fait, quoique ce fût celui que chacun, en pareil cas, employait constamment. Après ces accusations vagues et indéfinies, ceux qui avaient fait le plus de bruit dans cette affaire commencèrent à nier tout ce qu’ils avaient dit, en déclarant qu’ils avaient toujours su que cette propriété appartenait à M. Effingham, mais qu’ils n’aimaient pas que lui, ou qui que ce fût, eût la présomption de vouloir leur apprendre ce qu’ils savaient déjà. En un mot, la fin de cette affaire montra la nature humaine sous ses aspects ordinaires de prévarication, de mensonge, de contradiction et d’inconséquence ; et malgré les appels à la liberté qu’ils avaient faits, ceux qui avaient été le plus coupables d’injustice furent ceux qui se plaignirent le plus haut comme si c’étaient eux seuls qui eussent souffert.

— Je dois convenir, John, dit M. Effingham qu’après une si longue absence ce pays ne se montre pas à nous sous le jour le plus favorable ; mais on trouve des erreurs dans tous les pays et dans toutes les institutions.

— Oui, Édouard, voyez les choses du plus beau côté, c’est votre usage mais si vous n’adoptez pas ma manière de penser avant que vous soyez d’un an plus vieux, je renonce à l’honneur d’être prophète. — Je voudrais que nous pussions connaître le fond de la pensée de miss Effingham à ce sujet.

— Miss Effingham, dit Ève, a été affligée, désappointée, contrariée, mais elle ne désespère pas de la république. D’abord aucun de nos voisins respectables n’a pris part à cette affaire, et c’est quelque chose ; quoique j’avoue que je suis surprise qu’une portion considérable de la communauté, qui se respecte, souffre tranquillement qu’un petit nombre d’ignorants prétendent la représenter dans une affaire qui intéresse de si près le sens commun et la justice.

— Vous avez encore à apprendre, miss Effingham, que les hommes peuvent être saturés de liberté à tel point qu’ils deviennent insensibles à toute autre chose. Les plus grandes injustices se commettent dans cette bonne république où nous vivons, sous prétexte qu’elles sont faites par le public et pour le public. Le peuple se courbe devant cet épouvantail, avec autant de soumission que Gesler aurait voulu que les Suisses saluassent son chapeau, comme celui du substitut de Rodolphe. Il faut des idoles aux hommes, et les Américains s’en sont fait une d’eux-mêmes.

— Et cependant, cousin John, vous seriez bien fâché d’être obligé de vivre sous un système de gouvernement moins libre. Je crains que vous n’affectiez quelquefois de dire ce que vous ne pensez pas tout à fait.



  1. Prononciation vulgaire du mot anglais madame.
  2. Mot adopté en anglais pour désigner ceux qui rendent des soins à une femme, qui ont des attentions pour elle.