Eve Effingham/Chapitre 21

La bibliothèque libre.
Eve Effingham ou l’Amérique
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 16p. 277-289).


CHAPITRE XXI.


Aujourd’hui, que personne ne pense qu’il a affaire chez lui.
Shakespeare.



Les chaleurs, qui sont toujours un peu plus tardives dans l’Otségo que dans les comtés situes plus au midi, régnaient alors dans les montagnes, et l’on était dans la première semaine de juillet. Le jour de l’Indépendance, comme les Américains appellent le 4 de ce mois, était arrivé, et tous les beaux esprits de Templeton furent mis en réquisition pour que la fête fût célébrée, suivant l’usage, d’une manière aussi intellectuelle que morale. La matinée commença par la parade de deux ou trois compagnies du voisinage en uniforme ; on consomma dans les rues une grande quantité de pains d’épices et de bière d’épicéa ; on ne but pas peu de whiskey dans les cabarets, et l’on vendit dans les tavernes beaucoup de liqueurs médiocres sous les noms les plus ambitieux.

On avait dit à mademoiselle Viefville que ce jour-là était la grande fête américaine, une fête nationale ; et elle parut le matin ornée de rubans neufs, et sa physionomie, toujours animée, embellie par de nouveaux sourires. Cependant, à sa grande surprise, personne ne sembla partager ses sentiments ; et quand le déjeuner fut fini, elle saisit un moment pour demander une explications à Ève dans un petit aparté.

Est-ce que je me suis trompée, ma chère ? n’est-ce pas aujourd’hui la célébration de votre indépendance ?

— Vous ne vous trompez pas, ma chère demoiselle, et l’on a fait de grands préparatifs pour y faire honneur. On m’a dit qu’il devait y avoir une grande parade, un discours, un dîner, et des feux d’artifice.

Et Monsieur votre père ?

Monsieur mon père n’est pas grand partisan des réjouissances, et il prend ces démonstrations de joie annuelles à peu près comme un valétudinaire prend sa potion du matin.

Et M. John Effingham ?

— Est toujours philosophe. Vous ne devez pas attendre de lui de grandes démonstrations.

Mais ces jeunes gens ? — M. Bragg, M. Dodge, même M. Powis ?

— Se réjouissent en Américains. Je présume que vous savez que M. Powis s’est déclaré notre concitoyen ?

Mademoiselle Viefville jeta un coup d’œil sur la rue, où elle vit un assez grand nombre de campagnards, ayant la physionomie plus sombre et plus lugubre que celle d’un entrepreneur de funérailles, et se promenant avec un air désespéré de satisfaction. Elle leva les épaules, et murmura à demi-voix : Que ces Américains sont drôles !

Cependant, un peu plus tard, Ève surprit son père et tous les Américains de la compagnie, en proposant que les dames allassent faire une promenade dans la rue pour voir la fête.

— Ma chère enfant, lui dit son père, c’est une étrange proposition pour une demoiselle de vingt ans.

— Pourquoi étrange, mon père ? Nous nous mêlions toujours aux fêtes de village en Europe.

Certainement, s’écria mademoiselle Viefville ; cela est même de rigueur.

Et il est de rigueur ici, Mademoiselle, dit John Effingham, que les jeunes personnes s’en absentent. Je serais très-fâché de voir une de vous aujourd’hui dans les rues de Templeton.

— Et pourquoi, cousin John ? Avons-nous quelque chose à craindre de la grossièreté de nos concitoyens ? J’ai toujours cru au contraire que, dans aucune autre partie du monde, la femme n’est traitée si uniformément avec respect que dans notre république. Et pourtant, d’après tous ces visages de sinistre augure, il est possible qu’il ne lui convienne pas de se hasarder dans les rues d’un village un jour de fête.

— Vous n’avez ni tout à fait tort ni tout à fait raison dans ce que vous dites à présent, miss Effingham. Au total, la femme est bien traitée en Amérique ; et cependant il ne convient pas à une dame de se mêler ici dans des scènes semblables, comme elle peut le faire et comme elle le fait en Europe.

— J’ai entendu expliquer cette différence, dit Paul, par le fait que les femmes n’ont pas de rang légal dans ce pays. Parmi les peuples chez lesquels le rang d’une dame est protégé par la loi, on dit qu’elle peut impunément en descendre ; mais ici, où tout le monde est égal devant la loi, tant de gens connaissent si mal leur propre situation, qu’elle est obligée d’éviter toute collision et toute association avec ceux qui pourraient se méprendre sur ce qui lui est dû.

— Je ne désire ni collision, ni association, monsieur Powis ; je voulais seulement parcourir les rues avec ma cousine et mademoiselle Viefville pour jouir du spectacle des amusements rustiques, comme on le ferait en France, en Italie, et même en Suisse, s’il vous faut l’exemple d’une république.

— Des amusements rustiques ! répéta Aristobule d’un air effrayé ; songez bien, Miss, que le peuple ne trouverait pas bon qu’on donnât à ses amusements l’épithète de « rustiques. »

— Bien certainement, Monsieur, les habitants de ces montagnes ne prétendront pas que leurs amusements soient les mêmes que ceux d’une capitale.

— Je veux dire seulement que ce terme serait monstrueusement impopulaire, et je ne vois pas pourquoi les amusements d’une cité ne seraient pas aussi rustiques que ceux d’un village. Supposer le contraire, c’est violer les principes de l’égalité.

— Et décidez-vous contre nous, cousin John ? demanda Ève.

— Sans m’arrêter à examiner les causes, ma chère Ève, je crois que vous ferez mieux de rester toutes à la maison.

— Voilà ce qu’est une fête américaine, mademoiselle Viefville.

Un haussement d’épaules fut toute la réponse de la gouvernante.

— Vous ne serez pas entièrement exclue de la fête, ma fille, dit M. Effingham, toute galanterie n’a pas encore déserté le pays.

— Une jeune personne peut se promener seule avec un jeune homme, dit mademoiselle Viefville moitié en français, moitié en anglais ; elle peut aller à cheval ou en voiture seule avec lui ; et ne pas faire sans lui un seul pas dans le monde ; mais elle ne peut se trouver dans la foule avec son père pour voir une fête ! Je désespère vraiment de jamais rien comprendre aux habitudes américaines.

— Eh bien ! mademoiselle, pour que vous ne nous croyiez pas tout à fait barbares, vous aurez du moins le plaisir d’entendre le discours.

— Vous faites bien, Édouard, dit John, de dire le discours et non un discours ; car je crois que c’est un squelette qui a servi chaque année à quelques milliers d’orateurs depuis soixante ans.

— Eh bien ! ces dames jugeront du squelette. Voici le moment où le discours doit être prononcé ; et en partant de suite, nous pourrons avoir de bonnes places.

Mademoiselle Viefville fut enchantée ; car, après avoir vu les églises, les théâtres, l’Opéra et les bals de New-York, elle en était venue à la conclusion que l’Amérique était un excellent pays pour s’ennuyer ; et ce qu’on proposait en ce moment promettait du moins quelque nouveauté. Ève, sa cousine et la gouvernante furent prêtes à partir en un instant, et escortées par tous les hommes de la compagnie, elles arrivèrent au local indiqué au moment où l’orateur montait en chaire ; car une des églises du village avait été choisie pour cette cérémonie.

Cet orateur était, suivant l’usage, un jeune homme récemment appelé au barreau ; car c’était une règle qu’un novice dans la profession des lois dérouillât son esprit dans un discours du 4 juillet, comme c’en était une autrefois qu’un mousquetaire prouvât son courage par un duel. Cette académie, qui avait autrefois servi en même temps à tant d’usages différents, où l’on avait donné successivement des leçons d’éducation et des bals, où l’on avait prêché et tenu les assemblées publiques, avait eu le même sort que la plupart des bâtiments en bois d’Amérique, — elle avait vécu son temps et avait été brûlée. Les habitants, que nous avons eu occasion de décrire ailleurs[1] avaient aussi disparu, et rien ne pouvait moins ressembler aux auditeurs de M. Grant et de ses premiers successeurs, que ceux qui étaient réunis en ce moment pour écouter les oracles de la sagesse de M. Writ. On n’y voyait pas un seul habit qui eût été porté par deux générations ; la mode la plus nouvelle, ou ce qui passait pour telle, étant aussi généralement adoptée par le jeune fermier et le jeune ouvrier que par ceux qui étaient plus ouvertement reconnus pour les arbitres de la mode et du goût, c’est-à-dire l’étudiant en droit et le garçon de boutique. Toutes les mantes rouges avaient été mises de côté depuis longtemps pour faire place à des imitations de châles de mérinos, ou, dans les cas de modestie extraordinaire, à des mantes de soie. En jetant les yeux autour d’elle, Ève aperçut des chapeaux de paille d’Italie, des bonnets ornés de fleurs et des robes de soie de France, dans un lieu où, cinquante ans auparavant, on aurait vu les femmes porter des robes de calicot d’Angleterre et même des chapeaux d’hommes en laine. Le changement n’était pas aussi frappant chez les hommes, attendu que leur costume admet moins de variété ; mais la cravate de soie noire avait remplacé le mouchoir de couleur, des gants de peau de chevreuil avaient succédé aux gants de laine, et les bottes en veau aux gros souliers en cuir de vache.

— Ou sont donc vos paysans, vos ouvriers, vos laitières, le peuple, en un mot ? demanda sir George Templemore à mistress Bloomfield tandis qu’ils prenaient leurs places ; ou l’objet de cette réunion est-il au-dessus de leur portée et n’y a-t-il ici que l’élite de la population ?

— Vous voyez le peuple, et il vous offre un échantillon passable de ce qu’il est en général. La plupart de ces hommes sont ce que vous appelleriez maintenant en Europe des industriels, et ces femmes sont leurs épouses, leurs filles, leurs sœurs.

Le baronnet regarda autour de lui quelques instants avec un air de curiosité, et adressa de nouveau la parole à sa voisine, à demi-voix.

— Je reconnais la vérité de ce que vous me dites, en ce qui concerne les hommes ; un œil critique peut découvrir en eux des traces de leurs occupations habituelles ; mais quant aux femmes, vous vous trompez sûrement. Il y a trop de délicatesse dans leurs formes et dans leurs traits pour qu’elles puissent être ce que vous supposez.

— Je n’ai pourtant rien dit qui ne soit vrai.

— Mais regardez leurs mains, mistress Bloomfield. Elles portent des gants de France, ou je me trompe fort.

— Je n’affirmerais pas positivement que celles qui portent des gants de France soient des laitières, quoique j’aie vu ce prodige, mais soyez sûr que les femmes sont ici le pendant des hommes. Je conviens qu’elles sont jolies et bien faites pour des femmes de leur classe, et pourtant miss Effingham nous dit que c’est ce que vous appelez en Angleterre une grossièreté démocratique.

Sir George sourit ; mais comme ce qu’on appelle dans le pays « les exercices » allait commencer, il ne fit aucune autre réponse.

Ces « exercices » commencèrent par une musique instrumentale, ce qui est certainement le côté le plus faible de la civilisation américaine. Ce qu’on en entendit ce jour-là avait trois défauts essentiels, tous assez généraux pour être appelés caractéristiques, sous un point de vue national. D’abord, les instruments étaient mauvais ; ensuite ils étaient assortis sans aucun égard pour l’harmonie ; enfin ceux qui en jouaient ne savaient pas s’en servir. De même que, dans certaines grandes villes américaines, on regarde comme la belle la plus distinguée celle qui peut répéter le plus haut ce qu’elle a appris de sa nourrice, ainsi à Templeton on regardait comme le meilleur musicien celui qui pouvait donner le plus d’éclaté une fausse note. En un mot, le bruit était tout ce qui était nécessaire et quant à ce qui concerne la mesure, cette grande régulatrice de toute harmonie, Paul Powis dit tout bas au capitaine Truck que l’air qu’ils venaient d’entendre ressemblait exactement à ce que les marins appelaient un round robin, ce qui est une manière de signer une lettre écrite par eux en commun, de manière qu’il est impossible de savoir où est le commencement et la fin.

Il fallut tout le savoir-vivre parisien de mademoiselle Viefville pour qu’elle pût conserver sa gravité pendant cette ouverture, quoique ses yeux brillants, animés, et vraiment français, parcourussent sans cesse toute l’assemblée avec un air de satisfaction qui, comme l’aurait dit M. Bragg, la rendit très-populaire. Personne d’autre, parmi la compagnie venue du wigwam, à l’exception du capitaine Truck, n’osa lever les yeux ; mais chacun tint ses regards attachés sur le plancher, comme s’il eût joui en silence de l’harmonie. Quant à l’honnête capitaine, son oreille peu difficile trouvait autant de mélodie dans les hurlements d’un ouragan qu’en toute autre chose. Il ne trouvait donc guère de différence entre l’exécution de l’orchestre de Templeton et les soupirs du vieux Borée ; et pour dire la vérité, ce jugement était assez juste.

Il est à peine nécessaire de parler du discours ; car, si la nature humaine est la même dans tous les siècles et dans toutes les circonstances, il en est de même d’un discours du 4 juillet. Il s’y trouvait les allusions d’usage aux républiques de la Grèce et de Rome, entre lesquelles et celle des États-Unis il existe la même affinité qu’on pourrait trouver entre une châtaigne et un marron. Ce n’étaient qu’une enfilade de mots, et un long catalogue de causes de gloire nationale, qui auraient pu suffire pour toutes les républiques de l’antiquité et de notre temps. Mais quand l’orateur vint à parler du caractère américain, et surtout de l’intelligence de la nation, ce fut alors qu’il fut le plus heureux, et qu’il fit les progrès les plus rapides vers la popularité. Suivant le portrait qu’il traça, nul autre peuple ne possédait la dixième ou la centième partie des vertus et de l’honnêteté de la communauté à laquelle il adressait la parole ; et, après avoir travaillé dix minutes, à persuader à ses auditeurs qu’ils savaient déjà tout, il en perdit encore davantage à chercher à les convaincre qu’ils devaient chercher à amasser encore de nouvelles connaissances.

— Combien ne vaudrait-il pas mieux, dit Paul, pendant qu’ils retournaient au wigwam quand les « exercices » furent terminés, substituer à cette rapsodie insignifiante une courte et solide instruction sur la nature des institutions du pays et sur les obligations qu’elles imposent ! Rien ne m’a fait plus de peine et causé plus de surprise que de voir combien peu de gens, dans un pays où tout dépend des institutions, ont des idées claires et précises sur leur propre condition.

— Cette opinion n’est certainement pas celle que nous avons ordinairement de nous-mêmes, dit mistress Bloomfield, et cependant elle doit être vraie. Je suis loin de vouloir rabaisser l’état de l’instruction dans ce pays ; si nous prenons une moyenne, elle est très-supérieure à celle de presque tout autre peuple, et je ne suis pas de ces personnes qui, suivant les idées populaires de l’Europe, s’imaginent que des Américains sont doués de moins d’intelligence que les autres. Mais en toute chose il ne peut y avoir qu’une vérité, et, dans quelque pays que ce soit, il est du destin de bien peu de gens de la connaître. D’ailleurs les Américains ne veulent que faits et pratique, ils font peu d’attention aux principes ; ils donnent le moins de temps possible aux recherches qui sont hors de la portée d’un esprit ordinaire, et il s’ensuit qu’ils ne connaissent que bien peu de choses dans tout ce qui n’est pas pour eux un objet d’occupation journalière. Quant à ce qui concerne la pratique des institutions, elles sont exploitées ici comme ailleurs par les partis, et les partis ne donnent jamais des explications franches et désintéressées.

— Vous trouvez-vous donc dans la situation commune, ou pire que vos voisins ? demanda sir George.

— Pire que nos voisins, et cela par la raison toute simple que l’intention du système américain, qui a été établi tout exprès, et qui d’ailleurs est le résultat d’un marché, est de mettre sa théorie en pratique ; au lieu que dans les pays où les institutions sont les résultats du temps et des circonstances, on ne peut les améliorer que par des innovations. Les partis attaquent invariablement le pouvoir et l’affaiblissent. Quand le pouvoir est en la possession du petit nombre, l’esprit de parti profite à la masse ; mais quand le pouvoir est le droit légal de la masse, c’est le petit nombre qui profite de l’esprit de parti. Or, comme un parti n’a pas de meilleurs alliés que l’ignorance et le préjugé, bien connaître les principes de la législation est beaucoup plus important dans un gouvernement populaire que dans tout autre. À la place des éternels éloges des faits qu’on entend dans ce pays en toute occasion, je voudrais substituer une exposition claire et simple des principes, et je pourrais même dire des faits, en tant qu’ils se rattachent aux principes.

Mais la musique, Monsieur, qu’en pensez-vous ? demanda mademoiselle Viefville d’un ton si drôle qu’elle causa un sourire général.

— Que ce n’est de la musique ni en fait ni en principe, ma chère demoiselle.

— Cela prouve seulement, Mademoiselle, ajouta mistress Bloomfield, qu’un peuple peut être libre et entendre un discours du 4 juillet, sans avoir des idées très-correctes de l’harmonie ou de la mesure.

Mais est-ce la fin de nos réjouissances, miss Effingham ?

— Point du tout ; il y a encore quelque chose en réserve pour cette journée et pour tous ceux qui l’honorent. On m’a dit que la soirée, qui promet d’être assez sombre, se terminera par un divertissement particulier à Templeton, — « le divertissement du feu. »

— C’est un nom qui promet quelque chose de brillant.

Toute la compagnie arrivait en ce moment au wigwam.

Le divertissement du feu n’eut lieu nécessairement que plus tard. Quand la nuit fut tombée, toute la population se rendit dans la grande rue, que sa largeur rendait propre à cet amusement. La plupart des femmes étaient aux fenêtres, ou placées sur des échafauds d’où elles pouvaient tout voir. La compagnie du wigwam occupait un grand balcon de la principale auberge du village.

La première scène consista en fusées volantes, qui firent autant d’honneur au climat qu’à la perfection de la science pyrotechnique à Templeton. On en alluma quelques-unes dès que l’obscurité fut assez épaisse pour leur prêter de l’éclat. Des soleils, des pétards et des serpenteaux y succédèrent, tous de la nature la plus primitive, s’il y a quelque chose de primitif dans de pareils amusements. Un ou deux ballons parurent ensuite. Le divertissement du feu devait être la clôture des réjouissances, et il valait certainement tout ce qui l’avait précédé, en y comprenant le pain d’épices et la bière d’épicéa.

Une balle enflammée, lancée par la porte d’une boutique, fut le signal du commencement de cet amusement. C’était tout simplement une boule de laine saturée de térébenthine, et elle répandit une lumière brillante jusqu’à ce qu’elle fût consumée. Dès que le premier de ces météores brilla dans la rue, on entendit un cri général poussé par les enfants, les apprentis et tous les jeunes gens et quelques instants après, une grande quantité de balles semblables furent lancées de même, et illuminèrent toute la rue. L’amusement consistait à jeter les balles avec hardiesse, et à les éviter avec dextérité, et une sorte de rivalité à cet égard ne tarda pas à se montrer.

Il en résultait certainement un bel effet. Des masses d’objets cachés par les ténèbres étaient tout à coup frappées d’une vive lumière, et l’on voyait une partie de la foule derrière une clarté pareille à celle qu’aurait produite un feu de joie, tandis que d’un autre côté des espèces d’ombres semblaient errer dans les ténèbres, qui permettaient à peine de distinguer la figure humaine. Tout à coup un changement total s’opérait ; l’endroit qui avait été illuminé se couvrait d’une obscurité profonde, et quelques balles tombant dans celui qui semblait être le domaine de la nuit, le montrait peuplé de figures joyeuses et de jeunes gens pleins d’activité. La transition continuelle de la lumière à l’obscurité, avec toutes les variations de jour et d’ombre, formait le trait le plus saillant de cette scène, et excita l’admiration de toute la compagnie que nous avons laissée sur le balcon de l’auberge.

Mais c’est charmant ! s’écria mademoiselle Viefville, qui était enchantée de découvrir parmi « les tristes Américains » quelque chose qui ressemblât au plaisir et à la gaieté, et qui ne les avait même jamais soupçonnés d’être en état de se livrer une jouissance qui paraissait si vive.

— C’est un des plus jolis amusements de village que j’aie jamais vus, dit Ève, quoiqu’on puisse craindre qu’il ne soit un peu dangereux. Il y a quelque chose de « rafraîchissant, » comme le disent les rédacteurs de journaux, à voir une ville en miniature comme Templeton, daigner se livrer au plaisir à la manière d’un simple village. Ma plus forte objection à la vie de campagne en Amérique, c’est le désir ambitieux des villages de singer les villes, et d’échanger l’aisance et l’abandon qui doivent les caractériser contre cet air de roideur et de formalité qui rend les enfants si ridicules quand on leur met des habits de grande personne.

— Quoi ! s’écria John Effingham, vous imaginez-vous qu’il soit possible de réduire un homme libre à se priver de ses échasses ? Non, non, miss Ève ; vous êtes à présent dans un pays où, si vous avez deux rangées de garnitures à votre robe, votre femme de chambre voudra en avoir trois pour maintenir l’équilibre. Telle est la noble ambition de la liberté.

— Le faible d’Annette est d’aimer les garnitures, cousin John, et ce sont vos yeux qui vous ont fourni cette image plutôt que votre imagination. Cette ambition, si c’en est une, est française aussi bien qu’américaine.

— N’importe ; que ce soit Annette qui m’ait fourni cette image, elle n’en est pas moins vraie. — N’avez-vous pas remarqué, sir George, que les Américains ne veulent pas même souffrir l’ascendant d’une capitale ? Autrefois, Philadelphie, qui était alors la plus grande ville du pays, était la capitale politique ; mais c’en était trop pour une ville de jouir en même temps de la considération due à l’étendue et à la politique aussi l’honnête public s’est-il mis à l’œuvre pour faire une capitale d’une ville qui n’avait en sa faveur que d’être le siège du gouvernement, et je crois que chacun conviendra qu’il a admirablement réussi. Je suppose que M. Dodge reconnaîtra qu’il serait tout à fait insupportable que la campagne ne fût pas la ville, et que la ville ne fût pas la campagne.

— Nous sommes dans un pays où tous les droits sont égaux, monsieur Effingham ; et j’avoue que je ne vois pas pourquoi New-York en posséderait qui n’appartiendraient pas également à Templeton.

— Croyez-vous, Monsieur, demanda le capitaine Truck, qu’un vaisseau soit un brick, et un brick un vaisseau ?

— Le cas est différent. Templeton est une ville, n’est-il pas vrai, monsieur John Effingham ?

— Un village, monsieur Dodge, et non pas une ville. — La différence est essentielle.

— Je ne vois pas cela, Monsieur. New-York, suivant moi, est une cité et non une ville.

— Ah ! la distinction est subtile ; mais il faut, monsieur Dodge, que vous ayez quelque indulgence pour nous autres, qui ramassons nos phrases uniquement en errant dans le monde ou sur le giron de notre nourrice, tandis que vous êtes du petit nombre de ces êtres favorisés qui, vivant dans le sein d’une province, obtiennent une précision et une exactitude auxquelles nous ne pouvons prétendre.

L’obscurité qui couvrait le balcon en ce moment empêcha l’éditeur du Furet Actif de remarquer un sourire général, et il resta dans une heureuse ignorance de la cause qui l’avait produit. Pour dire la vérité, la plupart des vices favoris de M. Dodge avaient pris leur source dans son éducation et ses idées provinciales, dont la tendance est toujours de persuader qu’on a raison, et que tous ceux qui sont d’une opinion contraire ont tort. Le vers bien connu de Pope, dans lequel ce poëte demande d’après quoi nous pouvons raisonner, si ce n’est d’après ce que nous savons, contient le principe de la moitié de nos faiblesses et de nos défauts, et explique peut-être complètement ceux de M. Dodge, ainsi que d’un grand nombre de ses concitoyens. Il y a des limites aux connaissances, aux goûts et aux habitudes de l’homme, et comme l’occasion les détermine à l’égard de chaque individu, il s’ensuit nécessairement que personne ne peut se former un modèle beaucoup au-dessus de sa propre expérience. Qu’un peuple isolé et éloigné soit un peuple provincial, ou en d’autres termes, un peuple suivant en opinion et en pratique des idées particulières et étroites, c’est ce qui est aussi inévitable, qu’il est naturel que l’étude fasse un savant, quoique, dans le cas de l’Amérique, le grand motif de surprise se trouve dans le fait que des causes si évidentes produisent si peu d’effet. Comparés à la masse des autres nations, les Américains, quoique si éloignés et si isolés, sont à peine provinciaux ; car ce n’est qu’en comparant le point le plus élevé parmi eux au point le plus élevé chez les autres qu’on découvre tout ce qui leur manque réellement. Qu’une si large fondation morale soutienne un édifice moral si étroit, c’est ce qui est dû à la circonstance que l’opinion populaire y exerce la suprématie ; et comme tout est rapporté à un corps de juges qui, d’après la nature des choses, doivent avoir des connaissances très-limitées et très-superficielles, on ne peut être surpris que le jugement se ressente du caractère du tribunal. La grande méprise faite en Amérique a été de supposer que parce que la masse du peuple a le pouvoir dans un sens politique, elle a le droit de se faire écouter et obéir en toute autre chose. Il faut espérer que le temps et une concentration de goût, de libéralité et de connaissances, qui ne peut guère exister au sein d’une population dispersée et encore jeune, remédieront à ce mal, et que nos enfants récolteront dans les champs de l’intelligence la moisson que nous avons semée. En attendant, la génération actuelle doit souffrir un mal qui ne peut aisément se guérir ; et entre autres suites fâcheuses qui en résultent, il lui faut endurer beaucoup de lumières très-douteuses, un bon nombre de principes faux et un esprit de bigoterie insupportable et étroite, propagé par des apôtres de la liberté et de la science semblables à Steadfast Dodge.

Nous avons écrit inutilement, s’il nous est nécessaire de désigner une foule de choses dans lesquelles ce prétendu mentor du public, l’éditeur du Furet actif, avait mal jugé ses semblables, et ne s’était pas mieux apprécié lui-même. Qu’un tel homme fût ignorant, c’est à quoi l’on devait s’attendre, puisqu’il n’avait jamais reçu d’instruction ; qu’il fût suffisant, c’était la suite de son ignorance, qui produit la vanité plus souvent qu’autre chose ; qu’il fût intolérant, c’était l’effet naturel de ses habitudes provinciales et d’un esprit étroit ; qu’il fût hypocrite, c’était le résultat de l’hommage qu’il rendait au peuple, et qu’il fût permis à un être ainsi constitué de répandre, sur ses semblables, dans les colonnes d’un journal sa folie et sa méchanceté, son envie et son ignorance, c’était le résultat d’un état de société dans lequel la vérité du proverbe qui dit que « ce qui est l’affaire de tout le monde n’est l’affaire de personne » est démontrée, nous ne dirons pas tous les jours, mais toutes les heures, de cent autres manières également importantes, et de l’erreur grossière qui fait croire au peuple que tout ce qui se fait en son nom est fait pour son bien.

Comme on avait eu le temps d’admirer toutes les beautés du divertissement du feu, M. Effingham et sa compagnie quittèrent le balcon de l’auberge et retournèrent au wigwam. La soirée étant fort douce, ils se promenèrent dans le jardin, formant naturellement différents groupes, et causant de tout ce qui s’était passé pendant la journée ou de tout autre sujet qui se présentait à leur esprit. De temps en temps une balle de feu, poussée de leur côté, jetait une lueur passagère, et une fusée volante s’élevait dans l’air, suivie d’un rayon lumineux semblable au sillon que trace un vaisseau quand il fend l’Océan pendant la nuit.



  1. Dans les Pionniers.