Eve Effingham/Chapitre 24

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Eve Effingham ou l’Amérique
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 16p. 319-332).


CHAPITRE XXIV.


Avant d’aller le voir, bon Regnaldo, vous ferez très-sagement de prendre des renseignements sur sa conduite.
Shakespeare.



Nanny Sidley était occupée, comme elle aimait à l’être, à plier et à remettre en leur place quelques vêtements de sa maîtresse, seul reste de ses anciennes fonctions de femme de chambre, car Annette faisait trop peu de cas de son goût pour lui permettre jamais de passer une robe à Ève ou d’y attacher une seule épingle, quand notre héroïne entra dans sa chambre et se laissa tomber sur un sofa. Ève était trop absorbée dans ses pensées pour s’apercevoir de la présence de sa vieille nourrice, qui faisait toujours sans bruit et avec tranquillité tout ce qu’elle avait à faire ; et elle connaissait trop bien son affection et sa fidélité pour s’en inquiéter quand même elle l’aurait aperçue. Elle resta un moment assise, les joues couvertes d’une rougeur charmante, ses mains croisées sur ses genoux, ses yeux fixés sur le plafond ; et enfin son émotion se soulagea par des larmes. La pauvre Nanny n’aurait pas été plus confondue si elle eût appris tout à coup quelque calamité inattendue, qu’elle ne le fut en voyant des pleurs couler le long des joues de sa jeune maîtresse. Elle s’approcha d’elle, se courba sur elle avec toute la sollicitude d’une mère, et lui demanda la cause de son chagrin.

— Dites-le-moi, miss Ève, et cela vous soulagera l’esprit, dit la fidèle Nanny. Votre mère avait quelquefois de semblables moments, et je n’osais jamais la questionner ; mais vous êtes mon enfant, et rien ne peut vous faire peine sans m’en faire aussi.

Les yeux d’Ève brillaient ; ses joues étaient encore couvertes du même carmin, et le sourire qui se fit jour à travers ses larmes était si aimable, que la pauvre Nanny fut dans un grand embarras pour s’expliquer la cause de l’état dans lequel elle voyait sa maîtresse, et qu’elle trouvait fort extraordinaire pour un esprit si calme et si sensé.

— Ce n’est pas le chagrin, ma chère Nanny, lui dit enfin Ève ; il s’en faut de beaucoup. Je ne suis pas malheureuse. Oh non ! j’en suis aussi loin qu’il est possible.

— Dieu en soit loué, ma chère miss Ève ! Je craignais que l’affaire de cet Anglais avec miss Grace ne vous fît quelque peine ; car il ne s’est pas conduit en cette occasion comme il l’aurait dû.

— Et pourquoi cela, ma pauvre Nanny ? Je n’ai aucun droit, ni le désir d’en avoir aucun sur sir George Templemore. Le choix qu’il a fait de ma cousine, bien loin de me faire de la peine, m’a causé une véritable satisfaction, et je dirais une satisfaction sans mélange s’il était notre compatriote ; car je suis convaincue qu’il fera tous ses efforts pour la rendre heureuse.

Nanny regarda sa jeune maîtresse, puis le plancher, puis sa jeune maîtresse, et enfin une fusée qui s’élevait dans les airs. Ses yeux pourtant se fixèrent encore sur ceux d’Ève, et encouragée par l’air de bonheur qui brillait sur ses traits, elle se hasarda à lui dire :

— Si M. Powis avait plus de présomption qu’il n’en a…

— Vous voulez dire s’il était moins modeste ? dit Ève, voyant que Nanny n’achevait pas sa phrase.

— Oui, miss Ève ; si c’était un de ces gens qui pensent plus avantageusement d’eux-mêmes que des autres c’est là ce que je voulais dire.

— Et si cela était ?

— Si cela était, je crois qu’il aurait le courage de vous dire ce que je sais qu’il pense.

— Et s’il avait le courage de me dire ce que vous savez qu’il pense, quelle devrait être ma réponse, suivant Nanny Sidley ?

— Oh ! miss Ève, je sais qu’elle serait juste ce qu’elle devrait être. Je ne puis répéter ce que disent les jeunes personnes en pareille occasion ; mais je sais que c’est ce qui fait sauter de joie le cœur des jeunes gens.

Il y a des moments où une femme peut difficilement se passer de la sympathie d’une autre. Ève aimait tendrement son père et avait en lui une confiance plus qu’ordinaire, car jamais elle n’avait connu sa mère ; mais si elle avait eu cette conversation avec lui, malgré toute sa confiance dans l’affection paternelle, elle n’aurait pu lui parler de ses sentiments aussi librement qu’elle l’aurait fait à une mère, si la mort ne l’eût privée du bonheur d’en avoir une. D’une autre part, il existait entre notre héroïne et Nanny Sidley une confiance dont la nature était si particulière, qu’elle exige un mot d’explication avant que nous en rapportions les effets. En ce qui regarde les soins de son enfance, Nanny avait été pour Ève une mère, et même plus qu’une mère, et cette circonstance avait donné à Ève une grande confiance en elle, et avait inspiré à celle-ci un esprit de surveillance qui faisait qu’elle s’imaginait être responsable même de la santé de l’enfant. Mais ce n’est pas tout : Nanny avait été la dépositaire des petits chagrins de l’enfance d’Ève, la confidente des petits secrets de sa première jeunesse, et quand l’âge de miss Effingham la fit placer sous la direction d’une femme plus propre à lui former l’esprit et à l’orner des talents et des connaissances convenables à son sexe, Ève continua toujours à avoir la même attention et la même confiance pour celle qui lui avait donné tant de preuves de tendresse. L’effet d’une telle intimité était quelquefois amusant, Ève apportant dans leurs entretiens un esprit cultivé et orné, des habitudes formées dans les cercles les plus distingués de la chrétienté, et des goûts puisés à la meilleure école, tandis qu’une tendresse fervente et sincère, une fidélité qui ennoblissait son caractère, et une simplicité qui prouvait la pureté de toutes ses pensées, formaient à peu près tout ce que Nanny pouvait y mettre de son côté. Cette confiance peu ordinaire n’était pas sans avantage pour Ève ; car, jetée si jeune dans une société où il se trouve tant de gens artificieux et intéressés, elle servait à tenir en haleine son caractère ingénu, et à la préserver de ce froid esprit d’égoïsme qui remplit le cœur de tant de femmes à la mode parce qu’elles sont isolées, et qu’elles n’ont qu’une manière de penser factice. Quand donc Ève fit à Nanny les questions qui viennent d’être rapportées, c’était plutôt par un véritable désir de savoir ce qu’elle pensait du choix que son cœur avait fait, que pour se livrer à un esprit de plaisanterie frivole sur un sujet qui touchait si intimement à ses plus tendres affections.

— Mais vous ne m’avez pas dit, ma chère Nanny, reprit Ève quelle réponse vous voudriez que je fisse. Par exemple, dois-je jamais consentir à quitter mon père ?

— Et quelle nécessité y aurait-il de le quitter, miss Ève ? M. Powis n’a pas de maison à lui, et quant à cela, à peine a-t-il même un pays.

— Comment pouvez-vous le savoir, Nanny ? demanda Ève, un peu piquée de l’entendre parler ainsi de son amant.

— C’est son domestique qui le dit, et si son maître avait une maison, il a demeuré assez longtemps avec lui pour le savoir. Je m’endors rarement sans avoir réfléchi sur tous les événements de la journée, et mes pensées se sont tournées bien des fois sur sir George Templemore et M. Powis ; et quand je songeais que le premier avait une maison et un pays, et que le second n’avait ni l’un ni l’autre, il me semblait toujours que le premier devait être préféré.

— Et ainsi dans toute cette affaire vous ne songez qu’aux convenances, et à ce qui pourrait être agréable aux autres plutôt qu’à moi.

— Miss Ève…

— Pardon, ma chère Nanny, je sais qu’en toute chose vous ne pensez à vous qu’en dernier. Je conviens que la circonstance qu’un homme n’a pas de maison, n’est pas une raison pour lui donner la préférence ; ce serait même une objection pour bien des femmes.

— Je ne prétends pas me connaître beaucoup en pareille matière ; mais on m’a fait aussi la cour, et je crois qu’une fois j’aurais été tentée de me marier, sans une circonstance particulière.

— Vous vous, Nanny, vous marier ! s’écria Ève, à qui cette idée parut aussi étrange que celle que son père pourrait oublier sa mère et prendre une nouvelle femme. C’est une chose toute nouvelle pour moi, et je voudrais bien savoir quelle heureuse circonstance a empêché ce qui aurait pu être pour moi une grande calamité.

— Je me suis demandé à moi-même que fait une femme qui se marie ? Elle fait vœu de tout quitter pour suivre son mari, et de l’aimer plus que son père, sa mère, et toute autre créature vivant sur la terre. — Cela n’est-il pas vrai, miss Ève ?

— Je le crois ainsi, Nanny ; — j’en suis même sûre, répondit Ève, et ses joues prirent une teinte plus vive en songeant qu’elle venait d’éprouver un des plus heureux moments de sa vie, en se livrant à une passion qui jetait dans l’ombre toutes les affections de la nature. — Oui, ce que vous venez de dire est vrai.

— Eh bien ! miss Ève, j’examinai mes sentiments comme je crois qu’on dit, et après avoir bien réfléchi, je reconnus que je vous aimais plus que personne au monde, toute jeune que vous étiez alors, et que je ne pouvais en conscience faire vœu d’aimer mieux un autre.

— Chère Nanny ! ma bonne et fidèle Nanny ! que je vous serre dans mes bras ! Et moi, égoïste, inconsidérée, ingrate, j’oublierais les circonstances qui doivent nous faire rester ensemble le reste de notre vie ! Chut ! on frappe à la porte. C’est mistress Bloomfield ; j’ai reconnu son pas. Ouvrez-lui la porte, Nanny, et laissez-nous ensemble.

Les yeux perçants de mistress Bloomfield étaient fixés sur sa jeune amie quand elle entra dans sa chambre, et son sourire ordinairement si gai, et quelquefois si ironique, avait alors une expression amicale et pensive en même temps.

— Eh bien ! miss Effingham, dit-elle d’un ton qui n’était pas d’accord avec sa physionomie, dois-je vous faire un compliment de condoléance ou de félicitation ? Je n’ai jamais vu un changement plus soudain et plus miraculeux dans une jeune personne ; mais est-ce en mieux ou en pire, c’est ce qu’il faut savoir. — Quels mots imposants que ceux « pour le meilleur ou pour le pire ! — plus riche ou plus pauvre ![1] »

— Vous êtes en gaieté ce soir, ma chère mistress Bloomfield ; il paraît que « le divertissement du feu » a eu sur vous quelque influence.

— Votre divertissement du feu a causé une conflagration presque générale. Mistress Hawker a pensé faire une chute de frayeur en voyant une fusée tomber près d’elle ; j’ai entendu dire qu’un serpenteau a mis le feu à une grange ; le cœur de sir George Templemore est un charbon ardent ; M. John Effingham m’a dit qu’il ne serait pas resté garçon s’il y avait eu deux mistress Bloomfield dans le monde ; et M. Powis a l’air d’une solive tirée des ruines d’Herculanum. — On ne voit rien que du feu.

— Et quelle est la cause de cette plaisanterie ? demanda Ève d’un ton si calme, que son amie y fut trompée un instant.

Mistress Bloomfield s’assit sur le sofa à côté de notre héroïne, la regarda fixement près d’une minute, et reprit la parole.

— L’hypocrisie et Ève Effingham ne peuvent avoir ensemble rien de commun. Il faut que mes oreilles m’aient trompée.

— Vos oreilles, ma chère mistress Bloomfield ?

— Mes oreilles, ma chère miss Effingham. Je sais fort bien qu’écouter aux portes, c’est le moyen de se faire une réputation odieuse ; mais s’il plaît à un homme de faire une déclaration passionnée à une dame dans une allée de jardin, qui n’est séparée d’une autre que par quelques arbustes, qui forment le seul obstacle entre les protestations d’amour qui se font dans l’une, et la curiosité de ceux qui se promènent par hasard dans l’autre, ils doivent s’attendre à être entendus.

Les joues d’Ève s’étaient graduellement couvertes d’un coloris plus foncé pendant que son amie lui parlait ainsi ; et quand elle eut cessé de parler, ce coloris était devenu aussi vif qu’à l’instant où Ève était entrée dans sa chambre en revenant du jardin.

— Puis-je vous demander ce que tout cela signifie ? dit Ève en faisant un effort pour paraître calme.

— Certainement, ma chère, et je vous le dirai, ainsi que le motif qui me porte à vous parler ainsi, répondit mistress Bloomfield en prenant la main d’Ève et la serrant avec amitié, de manière à lui prouver qu’elle n’avait pas dessein de plaisanter plus longtemps sur un sujet qui était si important pour sa jeune amie. — M. John Effingham et moi nous passions dans une allée voisine de celle où vous passiez, M. Powis et vous. À moins de nous boucher les oreilles, il était impossible que nous n’entendissions pas une partie de votre conversation. Nous tâchâmes pourtant de nous conduire honorablement, car je toussai, et votre cousin se moucha ; mais aucun de vous n’y fit attention.

— Tousser, se moucher, répéta Ève plus confuse que jamais ; il faut qu’il y ait quelque méprise, ma chère mistress Bloomfield, car je ne me souviens pas d’avoir entendu de pareils signaux.

— Cela est très-possible, car je me rappelle un temps où, moi aussi, je n’avais d’oreilles que pour une seule voix ; mais vous pouvez avoir un certificat du fait, à la mode de la Nouvelle-Angleterre, si vous le désirez. Ne vous méprenez pourtant pas sur mon motif, miss Effingham ; ce n’est rien moins qu’une curiosité frivole. — Mistress Bloomfield, en prononçant ces mots, avait l’air si bonne et si séduisante, qu’Ève lui prit les deux mains et les pressa sur son cœur. — Vous n’avez pas de mère, pas même de parente d’un âge convenable pour la consulter dans une pareille occasion, et un père n’est qu’un homme après tout.

— Le mien a toute la bonté, la tendresse, la délicatesse qu’une femme pourrait avoir, mistress Bloomfield.

— Je crois tout cela, mais il peut ne pas être tout à fait aussi clairvoyant dans une affaire de cette nature. Me permettez-vous de vous parler comme si j’étais votre sœur aînée ?

— Parlez aussi franchement qu’il vous plaira, mistress Bloomfield ; mais laissez-moi maîtresse de mes réponses.

— C’est donc comme je le soupçonnais, dit mistress Bloomfield, ayant l’air de se parler à elle-même ; ces hommes ont été gagnés, et cette jeune créature a été laissée absolument sans protecteur dans le moment le plus important de sa vie.

— Mistress Bloomfield ! — que signifie ce discours ? — que peut-il signifier ?

— Il ne contient que des principes généraux, ma chère enfant. Il veut dire que votre père et votre cousin ont été des parties intéressées au lieu d’être des sentinelles vigilantes, et qu’avec tous leurs prétendus soins, ils vous ont laissée chercher votre chemin dans les ténèbres d’incertitude qui entourent une jeune personne, avec un des jeunes gens les plus aimables qui soient dans ce pays, constamment sous vos yeux pour redoubler l’obscurité.

C’est un cruel moment que celui où l’on apprend à douter des bonnes qualités de ceux qu’on aime, et Ève devint pâle comme la mort en écoutant ce que lui disait son amie. Un coup semblable l’avait frappée lors du retour soudain de Paul en Angleterre ; mais, en y réfléchissant et en se rappelant tout ce qu’il avait dit, tout ce qu’il avait fait depuis qu’elle avait commencé à le connaître en Allemagne, elle s’était trouvée en état de bannir ses soupçons ; enfin, quand elle l’avait revu au milieu des montagnes de Templeton, un effort de pure raison avait dissipé tout ce qui pouvait lui rester d’incertitude et de méfiance. Les explications qu’il lui avait données ensuite avaient éclairci tout ce qui paraissait mystérieux dans cette affaire désagréable, et depuis ce temps elle l’avait regardé avec les yeux d’une partialité pleine de confiance. Les paroles de mistress Bloomfield sonnèrent à son oreille comme le tintement d’une cloche funèbre, et son amie fut effrayée un instant de l’effet qu’avait produit sur elle ce qu’elle venait de lui dire. Jusqu’à ce moment mistress Bloomûeld ne s’était pas fait une juste idée de l’étendue de l’intérêt qu’Ève prenait à Paul, car elle n’était instruite que très-imparfaitement des rapports qu’ils avaient eus en Europe, et elle se repentit sincèrement d’avoir entamé ce sujet de conversation. Mais il était trop tard pour faire un pas en arrière, et serrant Ève dans ses bras, elle baisa son front pâle et froid, et se hâta de réparer, du moins en partie, le mal qu’elle avait fait.

— Je crains d’avoir employé des expressions trop fortes, dit-elle ; mais j’ai tant d’horreur pour la manière dont les jeunes personnes de notre sexe sont abandonnées dans ce pays aux intrigues des hommes égoïstes et intéressés, que je suis peut-être trop susceptible quand j’en vois une que j’aime exposée au même danger. Vous êtes connue pour être une des plus riches héritières de ce pays, et je rougis de dire que, d’après tout ce que j’entends dire de la société en Europe, la profession de coureur de fortune n’y est pas plus fréquente qu’elle ne l’est devenue ici.

La rougeur du mécontentement succéda à la pâleur sur les joues de miss Effingham.

— M. Powis n’est pas un coureur de fortune, mistress Bloomfield, dit-elle d’un ton ferme ; toute sa conduite, depuis trois ans, prouve qu’il est bien loin de mériter un pareil reproche. Il n’a peut-être pas une fortune très-considérable, mais il est assez riche pour ne pas être dans la nécessité de jouer un rôle si bas.

— Je m’aperçois de mon erreur, mais je me suis trop avancée pour pouvoir reculer. Je n’ose pas dire positivement que M. Powis soit un coureur de fortune, mais du moins il y a dans son histoire des circonstances dont il est bon que vous soyez informée, et sans délai. J’ai mieux aimé vous parler que de m’adresser à votre digne père, parce que j’ai cru que vous pourriez, dans une occasion semblable, préférer d’avoir une femme pour confidente, même plutôt que votre protecteur naturel. J’avais pensé à mistress Hawker à cause de son âge ; mais je ne me suis pas crue autorisée à lui communiquer un secret que le hasard seul m’avait appris.

— J’apprécie pleinement votre motif, ma chère mistress Bloomfield, répondit Ève avec ce sourire gracieux qui lui était naturel, car elle se sentait soulagée en pensant que l’affection que cette dame avait pour elle lui avait inspiré des alarmes sans fondement relativement à Paul. Qu’il n’y ait donc aucune réserve entre nous, je vous prie. Si vous connaissez une raison pour que M. Powis ne soit pas admis à prétendre à ma main, je vous serai très-obligée de me la faire connaître.

— Est-il bien véritablement M. Powis ?

Ève sourit encore, à la grande surprise de mistress Bloomfield, qui n’avait fait cette question qu’avec répugnance, et elle fut étonnée du sang-froid avec lequel son amie l’avait entendue.

— Peut-être n’est-il pas légalement M. Powis, répondit-elle après un instant d’hésitation, quoiqu’il pût l’être s’il ne lui répugnait de s’adresser publiquement à cet effet à la législature. — Le nom de son père est Assheton.

— Vous connaissez donc son histoire ?

— Parfaitement. Il n’y a eu aucune réserve de la part de M. Powis, et surtout aucune envie de me tromper.

Mistress Bloomfield parut embarrassée et même chagrine, et il y eut un court intervalle de silence pendant lequel elle eut quelque peine à se décider sur la marche qu’elle devait suivre. Qu’elle eût commis une erreur en voulant donner des conseils à une jeune personne qui avait déjà disposé de son cœur, c’était ce qu’elle n’avait reconnu que lorsqu’il était trop tard ; mais elle faisait trop de cas de l’amitié d’Ève et elle sentait trop bien ce qu’elle se devait à elle-même pour laisser cette affaire où elle en était, ou du moins sans se justifier de s’en être mêlée sans que personne l’en priât.

— Je suis charmée de l’apprendre, dit-elle dès qu’elle eut pris son parti ; car la franchise est un des traits les plus beaux comme les plus sûrs du caractère. Mais, quelque beau qu’il soit, c’en est un que nous trouvons rarement chez les hommes.

— Et notre sexe est-il trop disposé à le montrer à l’autre ?

— Peut-être non. Il vaudrait mieux pour les deux parties, qu’on cherchât moins à se tromper pendant qu’un homme fait la cour à une femme ; mais comme cela ne peut s’espérer, et que ce serait d’ailleurs l’anéantissement de quelques-unes des plus belles illusions de la vie, nous ne commencerons pas un traité sur la duplicité de Cupidon. Venons-en donc à mes aveux, et je les ferai d’autant plus volontiers que je sais qu’ils seront écoutés par une oreille indulgente, et faits à une amie disposée à voir même mes folies d’un œil favorable.

Ève l’assura par un sourire amical, quoique pénible, qu’elle ne se trompait pas ; et mistress Bloomfield, après avoir étudié un instant l’expression de la physionomie de sa jeune amie, reprit la parole.

— De même que toute la ville d’York, cette ville remplie de jeunes babillardes qui parlent comme l’eau coule, sans savoir pourquoi et sans produire aucun effet, et de jeunes gens à gros favoris qui s’imaginent que Broadway est le monde, et que les intrigues de salons en miniature sont la nature humaine, j’ai cru, à votre retour d’Europe, qu’un amant en titre vous suivait en la personne d’un baronnet anglais.

— Rien dans ma conduite ni dans celle de sir George Templemore ou d’aucune personne de ma famille n’a pu justement donner lieu à une pareille idée, s’écria Ève avec vivacité.

— Justement ! Qu’ont de commun la justice, la vérité, et même la probabilité, avec un bruit qui a rapport à l’amour et au mariage ? Ne connaissez-vous pas assez bien la société de cette ville pour voir l’invraisemblance de cette supposition ?

— Je sais, ma chère mistress Bloomfield, que les personnes de notre sexe consulteraient mieux leur dignité et se rendraient plus respectables si elles parlaient moins de pareilles choses, et qu’elles se mettraient plus en état d’acquérir l’habitude du bon goût, pour ne pas dire des bons principes, si elles bornaient leurs critiques aux choses et qu’elles se mêlassent moins des personnes.

— Et s’il vous plaît, n’y a-t-il pas des commérages et des médisances parmi les autres nations civilisées comme dans celle-ci ? Ne s’y permet-on pas des commentaires sur ses voisins ?

— Sans contredit ; mais je crois qu’en général on pense partout que c’est la preuve d’un ton commun et d’une habitude de mauvaise compagnie.

— En cela nous sommes parfaitement du même avis, car s’il y a quelque chose qui trahisse un sentiment intime d’infériorité, c’est de faire des autres le sujet constant de notre conversation. Nous pouvons parler de vertus, car c’est rendre hommage à ce qui en est digne ; mais quand nous en venons à appuyer sur les défauts, c’est une preuve que nous sommes secrètement convaincus de la supériorité qu’a sur nous l’objet de notre censure, en talents, en réputation, en situation dans le monde, ou en toute autre chose jugée essentielle, et non que nous sommes ennemis de ces défauts. Qui, par exemple, songe médire de son épicier, de son cordonnier ou de son cocher ? Non, non, notre orgueil nous le défend ; nous prenons toujours par préférence pour objets de notre critique ceux qui sont au-dessus de nous, et nous ne nous rabattons sur nos égaux que lorsque nous ne pouvons atteindre à personne d’une classe supérieure.

— Cela me réconcilie avec l’idée d’avoir été donnée à sir George Templemore par le monde de New-York, dit Ève en souriant.

— Vous avez raison ; car ceux qui ont bavardé de ce mariage prétendu l’ont fait principalement parce qu’ils ne sont pas en état de soutenir une conversation sur aucun autre sujet. Mais je crains que vous ne m’accusiez secrètement d’avoir voulu vous donner un avis sans que vous me l’ayez demandé, et d’avoir pris l’alarme dans une affaire qui ne me concernait point, ce qui est précisément la faute que nous reprochons à nos dignes concitoyens. Comme tous ceux qui m’entouraient, je m’imaginai que sir George était un amant accepté, et je m’étais habituée à vous associer ensemble dans mes pensées. J’avoue cependant qu’en arrivant ici je pensai que M. Powis, que vous vous souviendrez que je n’avais jamais vu, était l’homme le plus dangereux. — Vous avouerai-je toute mon absurdité ?

— Jusqu’à la moindre nuance.

— Je conviendrai donc que je supposai que, tandis que votre excellent père vous croyait en bon chemin pour devenir lady Templemore, sa non moins excellente fille pensait que M. Powis était l’homme le plus aimable des deux.

— Quoi ! au mépris d’un autre engagement ?

— Oh ! vous sentez que j’attribuai alors ce bruit à sa source véritable ; mais nous n’aimons pas à découvrir que nous nous sommes trompés dans nos calculs, et que nos commérages n’ont aucun fondement ; et par ressentiment de ma méprise, je commençai à regarder ce M. Powis avec des yeux critiques.

— Des yeux critiques, mistress Bloomfield ?

— Oui. Je cherchai à découvrir en lui quelque défaut ; je tâchai de penser qu’il n’était pas le jeune homme le mieux fait et le plus séduisant que j’eusse jamais vu, et de m’imaginer ce qu’il devait être au lieu de ce qu’il était. Entre autres choses, je me demandai qui il était.

— Et vous n’avez pas jugé à propos de faire cette question à aucun de nous ? dit Ève d’un ton grave.

— Non, car je découvris par instinct, par intuition, par conjecture, je crois que ces trois mots signifient à peu près la même chose, — qu’il y avait en lui un mystère, — quelque chose que ses amis de Templeton eux-mêmes ne connaissaient pas entièrement, et j’eus l’heureuse pensée de prendre des informations ailleurs.

— Et le résultat en fut satisfaisant ? dit Ève, regardant son amie avec cet air de confiance qui annonce l’absence du doute, et qui caractérise son sexe quand l’amour a pris l’ascendant sur la raison.

Cosi cosi. Comme vous le savez, Bloomfield a un frère qui sert dans la marine, et je me souvins par hasard qu’il m’avait autrefois parlé d’un jeune officier nommé Powis, qui s’était distingué dans une affaire contre des pirates, quand ils servaient ensemble dans les Indes occidentales. Je lui écrivis une de mes lettres ordinaires, qui contiennent tout ce qui existe dans la nature, et j’y glissai un mot sur un certain M. Paul Powis avec qui il avait servi, en lui demandant s’il connaissait quelque chose de son histoire. Vous trouverez ma conduite un peu trop officieuse ; mais, croyez-moi, ma chère Ève, prenant à vous tout l’intérêt que vous m’inspirez, elle était toute naturelle.

— Bien loin de vous en savoir mauvais gré, je vous en remercie d’autant plus que je suis sûre que vous avez écrit avec circonspection, et sans compromettre personne.

— Oh ! à cet égard vous pouvez vous fier à moi. — Eh bien ! Tom Bloomfield, — je lui, demande pardon ; — le capitaine Bloomfield, car il occupe maintenant ce grade, me répondit qu’il connaît fort bien M. Powis, ou plutôt qu’il le connaissait fort bien, car il y a plusieurs années qu’il ne l’a vu. Sa lettre faisait l’éloge des qualités personnelles de M. Powis et de ses talents dans sa profession ; mais il ajoutait que quelque mystère semblait se rattacher à sa naissance ; car il avait appris qu’avant d’entrer au service il portait le nom d’Assheton, et qu’il avait ensuite pris celui de Powis, sans qu’aucune loi l’y autorisât, et sans aucun motif publiquement avoué. Or je fus frappée de l’idée que je ne devais pas souffrir qu’Ève Effingham formât une liaison étroite avec un jeune homme qui se trouvait dans une position si équivoque sans qu’elle en fût instruite, et j’attendais une occasion pour m’acquitter de ce devoir, quand le hasard m’apprit ce qui s’est passé ce soir. Jugeant alors qu’il n’y avait pas un instant à perdre, je suis venue ici sur-le-champ, conduite par mon amitié pour vous, et peut-être avec plus de zèle que de discrétion.

— Je vous en remercie sincèrement, ma chère mistress Bloomfield, et je n’ai pas le moindre doute de la pureté de vos motifs. Mais me permettrez-vous de vous demander ce que vous avez entendu de la conversation ?

— Uniquement que M. Powis est éperdument épris ; déclaration que je regarde comme étant toujours dangereuse pour la tranquillité d’esprit d’une jeune personne, quand elle est faite par un jeune homme aimable, très-aimable.

— Et ma part dans cet entretien, — ma réponse, — l’avez-vous entendue ? demanda Ève en rougissant jusqu’aux yeux, quoiqu’elle fît de grands efforts pour avoir l’air calme.

— Je possède trop le caractère d’une femme, — j’entends d’une femme loyale, honorable et qui se respecte, — miss Effingham, pour avoir voulu en écouter davantage, quand même j’en aurais eu l’occasion ; mais nous ne fûmes, qu’un instant assez près de vous pour entendre quelques mots de votre entretien ; ils suffirent cependant pour nous faire connaître les sentiments du jeune homme. Je ne vous demande pas de confidence, ma chère Ève, et à présent que je vous ai donné une explication, peut-être assez gauche, de ma conduite, je vais vous embrasser et retourner dans le salon, où l’on ne tardera point à remarquer notre absence. Pardonnez-moi si mon intervention a eu un air d’impertinence, et continuez à l’attribuer à son véritable motif.

— Attendez, mistress Bloomfield, attendez un instant, je vous prie ; je désire vous dire un mot avant de nous séparer. Comme le hasard vous fait connaître les sentiments de M. Powis pour moi, il me paraît juste que vous connaissiez aussi la nature des miens à son égard.

Ève s’interrompit involontairement ; car, quoiqu’elle eût commencé son explication dans la ferme intention de rendre justice à Paul, la timidité de son sexe lui ferma la bouche à l’instant où elle désirait le plus de parler. Un effort sur elle-même triompha de cet instant de faiblesse, et cette jeune fille aussi généreuse que franche recouvra son empire sur sa voix.

— Je ne puis souffrir que vous emportiez l’idée qu’il y a l’ombre d’une faute, dans la conduite de M. Powis. Loin de vouloir profiter des accidents qui lui ont fourni l’occasion de nous rendre service, ce n’est que ce soir qu’il m’a parlé pour la première fois de son attachement, et c’était dans des circonstances qui faisaient prendre à ce sentiment un ascendant tout naturel, et je pourrais peut-être dire irrésistible.

— Je le crois sans peine, car je suis convaincue qu’Ève Effingham ne donnerait pas son cœur inconsidérément.

— Son cœur, mistress Bloomfield ?

— Son cœur, ma chère. — Et maintenant j’insiste pour qu’il ne soit plus question de ce sujet, du moins quant à présent. Votre détermination n’est sans doute pas encore prise, puisqu’il y a à peine une heure que vous êtes en possession du secret de votre amant, et la prudence exige des réflexions. — J’espère vous revoir dans le salon ; jusqu’à ce moment, adieu !

Mistress Bloomfield lui fit signe de ne pas lui répondre, et sortit de la chambre d’un pas aussi léger qu’elle y était entrée.



  1. Ces mots sont tirés du rituel anglais pour la célébration du mariage.