Exégèse des Lieux Communs/157

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Mercure de France (p. 257-260).

CLVII

Le courage civil.


Si le Poète n’avait eu affaire qu’à des imbéciles sans bonté, ils l’eussent acquitté probablement. Mais le jury avait été trié, comme par un démon, dans le tas des commerçants les plus honorables. L’Espérance, tuée par le souffle de la Marchandise, reposait dans un cimetière lointain.

Sans doute, l’accusation n’avait pas l’ombre d’une preuve, mais il s’était formé de telles présomptions, par un concours si surnaturel de coïncidences, d’incidents, de péripéties homicides au cours des débats, que l’innocent ne pouvait plus se défendre. Surtout il y avait la haine féroce, évidente, presque déclarée du jury, dès le premier jour.

On était des boutiquiers et on avait à juger un poète ! On en tenait un, enfin !!! Tout était dit et Dieu même aurait témoigné vainement en sa faveur.

L’institution démocratique du jury par laquelle un homme supérieur est livré en proie à douze manants, créés pour le servir, est si intégrale que le malheureux ne peut pas récuser ses juges. Il a beau sentir et savoir que chacun d’eux l’a condamné d’avance, s’il ne peut pas démontrer que sa condamnation leur est un profit palpable, il est forcé, pour la défense de sa vie, de paraître les prendre au sérieux, et même de les implorer, sans espérance, en les vomissant.

Le Poète plaida lui-même. Son avocat était un idiot sans conviction ni élan, ébranlé déjà. Le crime était si énorme qu’il y allait de la vie. Si, vraiment, il ne pouvait pas sauver sa tête, du moins, il voulait que des paroles généreuses eussent été dites, et que, quelle que fût l’abjection des bourgeois immondes qui l’enverraient à la guillotine, ils gardassent, tout de même, un souvenir inquiétant de leur exécrable justice.

Il parla près d’une heure, avec une force inouïe. Il raconta sa vie douloureuse et fière, sa solitude, sa pauvreté, la régularité quasi-monastique de son existence de chaque jour. Il périssait, maintenant, victime de la plus inexplicable erreur, uniquement parce qu’il lui était impossible de se rappeler et de prouver l’emploi de son temps, un certain soir, il y avait trois ans.

Avec des gestes de lion au désespoir, il secoua sur ses épaules cette fatalité épouvantable. Comme des cristaux de compassion qu’une vibration trop puissante aurait brisés, des cœurs éclatèrent. Des sanglots furent entendus, çà et là, qui demandaient grâce.

Le verdict de culpabilité n’en devint que plus sûr. Le personnage influent du jury, un petit mandarin des Contributions indirectes, chafouin de bureau particulièrement implacable, n’eut pas de peine à faire comprendre à ses collègues qu’ils devaient craindre de se laisser gagner par un attendrissement ridicule, incompatible avec leur devoir ; que c’était l’occasion ou jamais de faire preuve de ce courage civil, si supérieur, comme on sait, au soi-disant héroïsme des champs de bataille et qui consiste à taper sur les pauvres et les sans défense avec une indomptable fermeté.

Un pharmacien qui avait des dents de cheval ajouta qu’il était, d’ailleurs, temps d’en finir avec ce faiseur d’embarras qui avait l’air de les regarder comme du caca et qu’il ne fallait pas rater l’occasion d’inculquer un peu de respect aux bohèmes et aux va-nu-pieds.

Enfin un fabricant d’eau de seltz, homme d’action qui passait pour être d’une jolie force au billard, affirma nettement qu’il se foutait des preuves ; que, pour lui, quand on avait une gueule pareille, on était capable de tous les crimes ; que si l’accusé était innocent de celui-là, il était certainement coupable de plusieurs autres qu’on ne savait pas et que, même en supposant qu’il n’eût jamais tué personne, l’intérêt général exigeait qu’on le mît hors d’état de nuire pendant qu’il en était temps encore. L’énergie de ce citoyen enleva toutes les volontés.

Le Poète déclaré coupable, sans circonstances atténuantes, à l’unanimité et sur tous les points, fut condamné à mort. Il se leva très pâle et, d’une voix calme, il dit aux jurés, plus pâles que lui, ces simples mots :

— Messieurs, n’oubliez pas que vous venez d’envoyer un innocent à l’échafaud.

C’est alors que mon épicier, vous entendez bien, mon épicier, qui était des douze, obéissant à une impulsion mystérieuse ou se croyant simplement à son comptoir, — ce qui est, peut-être, la même chose dans l’infini — répondit par cette formule commerciale, prodigieuse en la circonstance :

Personne ne nous a jamais fait de reproches, monsieur !