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Examens du discours sur les passions de l’amour

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Examens du discours sur les passions de l’amour
Revue des Deux Mondes3e période, tome 100 (p. 318-336).
EXAMEN
DU
DISCOURS SUR LES PASSIONS DE L’AMOUR

Ce fut un grand émoi dans le monde des philosophes et des lettrés, lorsque, en 1842, Cousin tira d’un sommeil de deux cents ans-et publia dans la Revue le Discours sur les passions de l’amour. On sait qu’il ne s’agit nullement d’un discours au sens qu’on attache le plus souvent à ce mot aujourd’hui, c’est-à-dire d’une suite ordonnée de réflexions visant un même objet ; il s’agit d’un groupe fort confus de pensées et d’observations sur des matières qui, sans être, au fond, étrangères les unes aux autres, ne se rapportent pas toutes directement à l’amour. Le nœud qui lie ces fragmens entre eux est parfois lâche, dissimulé, d’ailleurs, par le pêle-mêle qui les sépare ou les rapproche au hasard. Le manuscrit original a disparu ; Cousin n’en a trouvé qu’une copie dans un recueil où ils sont attribués à Pascal. Peut-être Pascal les avait-il écrits sur des lambeaux de papier réunis sans ordre, comme ses autres pensées, et le copiste les aurait reproduits dans leur succession chaotique. Peut-être aussi Pascal les avait-il rédigés sur un même cahier, mais sans composition, à mesure que les idées lui venaient à l’esprit. Quoi qu’il en soit, tels que nous les lisons, ces fragmens sont comparables aux pièces brouillées d’un jeu de patience, dont l’arrangement rétabli représenterait un visage. Il y a plus : si, examinant les sujets distincts que Pascal y aborde, on est curieux de reconstituer sur chacun d’eux sa doctrine, il en faut aller chercher les élémens épars, non pas dans les seuls morceaux qui concernent spécialement le sujet considéré, mais jusque dans des parcelles de certains autres qui n’y touchent qu’incidemment par quelque point. Encore doit-on être attentif à ne pas altérer le sens de ces parcelles en les transposant. C’est ce travail assez minutieux que nous avons tenté, avec un scrupule égal à notre défiance de nos forces, avec un intérêt qui récompensait notre effort.

N’aurions-nous pas été dupe de nos soins ? Ce discours est-il réellement l’œuvre de Pascal ? On a douté qu’il le fût ; de graves esprits en doutent encore. L’autorité de Cousin même ne suffit point à les rassurer. Les raisons sur lesquelles il s’appuie pour en affirmer l’authenticité sont, de leur propre aveu, très spécieuses. Toutefois, l’auteur d’une trouvaille si importante est naturellement enclin à n’en pas suspecter la valeur ; à son insu, sa bonne foi a pu se laisser séduire par son attachement paternel à sa découverte. Mais d’autres maîtres, de la plus haute compétence, partagent l’avis de Cousin. Pour n’en citer qu’un, Havet, dont le témoignage est considérable ici, n’hésite point à épouser l’affirmation de l’illustre philosophe. Alors même que de tels garans ne nous imposeraient pas leur sécurité et que nous en fussions réduit à notre propre critique, l’origine de ce discours nous apparaîtrait encore avec une pleine évidence. Nous n’y pouvons relever une seule phrase, un seul mot qui ne sente la façon de Pascal. Cependant, nous sacrifierions volontiers cet argument tiré du style ; dans les productions de l’art, les parfaites ressemblances fortuites sont rares, mais les habiles pastiches ne manquent pas, et nous sommes obligé de convenir que les qualités de forme ne sont pas des marques de fabrique indiscutables ; en peinture, par exemple, de récens débats l’attestent suffisamment. Encore moins alléguerions-nous la répétition, dans ce discours, de certaines sentences du recueil des Pensées ; on nous répondrait qu’un faussaire ne devait pas négliger ce facile moyen de faire illusion. Nous nous en tiendrions au signe le plus intime, le seul inimitable, de l’individualité, au caractère de la pensée même. Enfin, dût-on nous contester ce gage encore, nous nous consolerions de notre erreur par le profitable commerce que nous aurions eu avec un penseur qui serait le sosie de Pascal, avec un esprit jumeau de son génie ; nous nous résignerions à n’avoir été mystifié que par son égal.

Voici, en langage moderne, les sujets dont il est question dans le Discours sur les passions de l’amour : les fins de la vie humaine, les élémens et l’idéal du bonheur ; la définition générale et le classement fondamental des passions, les caractères de l’amour humain, le rôle que la pensée y joue ; la beauté corporelle et ses rapports avec l’âme, la physionomie ; le beau et la grâce en général ; le goût, l’idéal de la beauté pour l’individu ; l’œuvre d’art ; comment naît et se communique l’amour.

« L’homme est né pour penser. » — « Qui doute… si nous sommes au monde pour autre chose que pour aimer ? » — « L’homme est né pour le plaisir ; il le sent, il n’en faut point d’autres preuves. »

Ainsi, penser, aimer, prendre du plaisir, telle est, selon Pascal, la triple fin de la vie humaine. S’y conformer, c’est donc « suivre la raison » comme c’est faire son bonheur. Voilà la passion légitimée au même titre que l’effort intellectuel, excusée d’ailleurs par son essence même : « elle ne peut pas être sans excès ; de là vient qu’on ne se soucie plus de ce que dit le monde, que l’on sait déjà ne devoir pas condamner notre conduite, puisqu’elle vient de la raison. »

Ces trois élémens du bonheur de l’homme sont liés entre eux. D’une part, en effet, l’exercice « uni » et tendu de la « pensée pure » ne suffit pas à le contenter, « il est nécessaire qu’il soit quelquefois agité de passion, dont il sent dans son cœur des sources si vives et si profondes. » D’autre part, si l’amour était « aveugle » comme le font « les poètes, » si l’on en pouvait exclure l’intelligence, « nous serions des machines très désagréables. » L’amour applique donc à son objet la pensée. Il l’y applique d’une façon qui lui est propre, d’une façon partiale et « précipitée ; » il n’en est pas moins intellectuel et affectif indivisément ; au fond « l’amour et la raison n’est qu’une même chose. » Enfin, le plaisir qui ne doit rien ni à l’esprit ni au cœur, la simple sensation agréable, n’est pas celui que vise ici Pascal. Il distingue, en effet, le plaisir vrai du plaisir faux ; l’un ou l’autre « peut remplir également l’esprit, car qu’importe que ce plaisir soit faux, pourvu qu’on soit persuadé qu’il est vrai ? » Il est évident que cette distinction est inapplicable à la volupté et qu’elle convient seulement à la joie. Il n’y a pas joie sans jugement qui la détermine, lequel peut être vrai ou faux. Pascal remarque que la joie dépend, non de la vérité du jugement, mais de la foi qu’on y accorde.

Bien que solidaires, les trois élémens du bonheur : pensée, amour, plaisir, ne coexistent pas toujours. Ils ne se rencontrent simultanément que chez les âmes médiocres, et alors sans plénitude, car ces âmes-là a sont machines partout. » Une âme supérieure, au contraire, ne peut pas satisfaire à la fois les deux passions qui se la partagent, « l’amour et l’ambition » (cette ambition, qui est la pensée et l’action se proposant les plus vastes et les plus hauts objets). Ces deux passions, en effet, sont incompatibles, même lorsque leurs objets s’identifient : « Quand on aime une dame sans égalité de condition, l’ambition peut accompagner le commencement de l’amour, mais en peu de temps il devient le maître,.. il faut que toutes les passions ploient et lui obéissent. » L’âme, si étendue qu’en soit la capacité, ne peut contenir qu’une grande passion. « C’est pourquoi, quand l’amour et l’ambition se rencontrent, elles ne sont grandes que de la moitié de ce qu’elles seraient s’il n’y avait que l’une ou l’autre, » en d’autres termes, moins géométriques, elles se partagent l’âme aux dépens l’une de l’autre. Force est donc à ces deux passions, pour s’y épanouir entièrement, de s’y succéder, encore qu’elles soient l’une et l’autre de tous les âges à partir de la vingtième année. « L’amour n’a point d’âge, il est toujours naissant. » La vie ne compte, aux yeux de Pascal, que depuis la parfaite éclosion de la raison, « devant ce temps on est enfant… » Quand l’amour possède une grande âme, il la possède donc exclusivement tout entière. Mais il a dû la prendre de force et, une fois qu’il y est, il y reste. « Les grandes âmes ne sont pas celles qui aiment le plus souvent ; c’est d’un amour violent que je parle, il faut une inondation de passion pour les ébranler et pour les remplir. Mais quand elles commencent à aimer, elles aiment beaucoup mieux. »

« Qu’une vie est heureuse quand elle commence par l’amour et finit par l’ambition ! » — « C’est l’état le plus heureux dont la nature humaine est capable. »

Voilà donc l’idéal du bonheur pour Pascal, tel, du moins, qu’il l’a senti et conçu pendant quelques mois vers l’âge de trente ans, au contact brûlant du monde. Ce cri dans sa bouche étonne et, à coup sûr, il eût été impossible de le lui prêter par simple induction avant la mise au jour du document que nous étudions. Quelle fortune de surprendre ce songeur, austère jusqu’à l’ascétisme, dans le seul moment, peut-être, de toute sa vie où tout l’homme en lui a été rendu à lui-même, à la nature, qui n’avait encore pleinement possédé que le physicien !

Des deux passions antagonistes qui, opportunément satisfaites, concourent au bonheur, c’est l’amour seul que Pascal considère dans ce précieux document. Aussi bien l’amour est « la passion la plus naturelle à l’homme » et Pascal y est tellement prédisposé qu’il suffit, selon lui, d’en parler pour le sentir. Mais qu’est-ce qu’une passion ? « Les passions ne sont que des sentimens et des pensées qui appartiennent purement à l’esprit (à l’âme), quoiqu’elles soient occasionnées par le corps. » Ce sont des sentimens, en effet, car elles sont irréductibles pour la conscience à la sensation qui procède immédiatement des nerfs. Ce sont aussi des pensées, car elles impliquent jugement ; on ne craint ni n’espère sans motifs, on prise ce qu’on aime. Elles ont toutefois une origine corporelle, un antécédent physique, intermédiaire entre l’âme et le monde extérieur, à savoir l’impression, qui, traduite en sensations, les fait communiquer avec leur objet, ou, traduite en besoins, leur en suggère du moins la recherche.

La définition de Pascal est donc très complète. Il distingue deux espèces contraires de passions : « Il y a des passions qui resserrent l’âme et la rendent immobile, et il y en a qui l’agrandissent et la font répandre au dehors. » L’homme qu’animent celles-ci s’oublie par attachement à ce qu’il aime. « L’on devient magnifique sans l’avoir jamais été. Un avaricieux même qui aime devient libéral et il ne se souvient pas d’avoir jamais eu une habitude opposée. » Ce n’est d’ailleurs pas toujours le besoin d’aimer qui, même en amour, nous met en campagne, ce peut être une ambitieuse présomption : « Nous avons une source d’amour-propre qui nous représente à nous-mêmes comme pouvant remplir plusieurs places au dehors ; c’est ce qui est cause que nous sommes bien aises d’être aimés. » Pascal range sans doute parmi les premières passions l’effroi stupéfiant, la défiance hésitante et, en général, toutes celles où l’égoïsme rappelle l’âme à elle-même et la met sur ses gardes. Les secondes, « les passions de feu, » correspondraient à l’amour, à la charité, à ce qu’Auguste Comte a nommé l’altruisme, et, en outre, à l’ambition dans le sens d’ardente aspiration vers tous les objets de l’activité humaine. Cette distinction est profonde, car elle repose sur la plus essentielle activité de l’âme, sur son double mouvement dans ses rapports avec le monde, mouvement d’expansion ou de retraite, d’exploration ou de recul.

Pascal a dit ailleurs : « L’homme n’est ni ange ni bête… » L’amour, par son origine, n’est pas platonique, « il se détermine autre part que dans la pensée. » Le sexe y règle les démarches : H Ce n’est point un effet de la coutume, c’est une obligation de la nature que les hommes fassent les avances pour gagner l’amitié des dames, » selon Montaigne rappelé par Pascal. En tant que passion, l’amour est « occasionné par le corps ; » mais il n’en est pas moins, au même titre de passion, un sentiment, et comme tel, tout psychique. C’est l’état de l’âme, l’affection purement morale que Pascal envisage dans l’amour et qui est pour lui l’amour humain, « la passion la plus convenable à l’homme, » être pensant. À ce point de vue restreint, « l’amour ne consiste que dans un attachement de pensée. » C’est-à-dire dans une pensée non pas seulement attentive à son objet, ce qui ne serait encore qu’intellectuel, mais attachée à lui, ce qui suppose un lien affectif. « L’homme seul est quelque chose d’imparfait ; il faut qu’il trouve un second pour être heureux. » Pascal tire immédiatement de cette définition de l’amour humain une conséquence intéressante : « L’amour ne consistant que dans un attachement de pensée, il est certain qu’il doit être le même par toute la terre. Il est vrai que, se déterminant autre part que dans la pensée, le climat peut ajouter quelque chose, mais ce n’est que dans le corps. »

La fonction de la pensée dans l’amour, le tribut de l’esprit au cœur, préoccupent tout spécialement Pascal ; on serait bien étonné qu’il s’y montrât indifférent. C’est, en effet, d’après sa définition même de la passion, l’esprit qui présente au cœur son objet. On conçoit dès lors que « la netteté de l’esprit cause aussi la netteté de la passion. Un esprit grand et net aime avec ardeur. À mesure qu’on a plus d’esprit, les passions sont plus grandes,… les passions de feu,… car pour les autres elles se mêlent souvent ensemble et causent une confusion très incommode, mais ce n’est jamais dans ceux qui ont de l’esprit. Dans une grande âme tout est grand… Quand on a plus de vue, on aime jusqu’aux moindres choses, ce qui n’est pas possible aux autres. Il faut être bien fin pour remarquer cette différence. » — Il convient de rapprocher de cette observation cette autre pensée de Pascal, qui n’appartient pas au présent discours : « À mesure qu’on a plus d’esprit, on trouve qu’il y a plus d’hommes originaux. Les gens du commun ne trouvent pas de différence entre les hommes. » La personne aimée ne ressemble à aucune autre. On la préfère aux autres précisément parce qu’elle en diffère, et l’esprit s’ingénie à découvrir les différences qui justifient la préférence du cœur et constituent l’originalité de cette personne aimée. Mais le cœur, dès qu’il aime, ne permet plus à l’esprit de s’occuper d’autres originalités, d’en apercevoir d’autres ailleurs et de les dégager ; ce qui fait dire à Pascal dans notre discours : « À mesure qu’on a plus d’esprit, l’on trouve plus de beautés originales, mais il ne faut pas être amoureux, car quand l’on aime, l’on n’en trouve qu’une. » — Cette admiration exclusive ne languit pas, grâce à l’activité de l’esprit qu’elle exerce sans cesse : « Le secret d’entretenir une passion, c’est d’occuper toujours l’esprit de son objet. » Et cette occupation fournit à l’amant plus de ressources pour faire sa cour : « Quoique ce soit une même passion, il y faut de la nouveauté ; l’esprit s’y plaît, et qui sait se la procurer sait se faire aimer. » La passion, aiguisée par l’esprit, le stimule à son tour, parce que c’est de lui qu’elle reçoit son objet : « L’amour donne de l’esprit parce qu’il faut de l’adresse pour réussir, pour se renouveler et plaire. Il faut plaire, et on plaît. » Pascal ne se contente pas de signaler l’importance de l’esprit en amour, il recherche quelles aptitudes intellectuelles y trouvent spécialement leur emploi. C’est « l’esprit de finesse, » a l’esprit de géométrie, » « la délicatesse. » Or il suffit de bien entendre les définitions qu’il donne de ces trois modes de la pensée pour reconnaître que, selon lui, l’amour exerce l’intelligence tout entière, dans sa puissance d’intuition et de logique, d’analyse et de synthèse. Toutefois, dans un entretien d’amour si redevable au cerveau, qu’on ne s’alarme pas pour la grâce et la chaleur du langage ! En effet : « Quand on a l’un et l’autre esprit tout ensemble (de géométrie et de finesse), que l’amour donne de plaisir ! Car on possède à la fois la force et la flexibilité de l’esprit, qui est très nécessaire pour l’éloquence de deux personnes. » Si l’on rapproche ce fragment du suivant : « En amour un silence vaut mieux qu’un langage ; il est bon d’être interdit,.. » on ne voit pas tout de suite le moyen de les concilier ; mais on reconnaît vite que dans le premier cas il s’agit de plaire, de remporter des victoires sur le cœur dans des escarmouches brillantes ou des rencontres heureusement ménagées, et, dans le second cas, d’assurer à son propre cœur sa conquête, d’en fixer l’étendue et d’en faire accepter les conséquences. Il y a loin encore de s’être rendu agréable à s’être rendu cher ; il ne faut pas s’y tromper, toute méprise serait un recul, une défaite. Le silence est expressif sans rien compromettre. On ne risque l’aveu qu’après en avoir préparé le succès par la persuasion. L’esprit de géométrie vient à la rescousse ; moins insinuant, il est plus pressant, il convainc. « Il a des vues lentes, dures et inflexibles. » De sorte qu’il pousse à merveille dans leurs derniers retranchemens tous les faux-fuyans dilatoires. Il investit la place et l’enveloppe de ses parallèles progressives et sûres jusqu’à ce qu’elle se rende. La dialectique est d’autant plus puissante en amour qu’elle a l’amour même pour complice, ce qui la dispense d’être aussi rigoureuse que pour démontrer le théorème du carré de l’hypoténuse ; elle a tout le prestige de sa fonction sans en assumer tous les devoirs. L’amoureux, en effet, ne lui demande guère que de spécieux sophismes, et elle excelle à lui en fournir. Un géomètre qui se prendrait trop au sérieux se fourvoierait, car la coquetterie élude les définitions trop exactes qui la déconcertent et les déductions trop serrées qui l’engagent, et l’ingénuité démonte les syllogismes. Ajoutons que, en amour, quand on a convaincu géométriquement, rien n’est fait si l’on n’est point en voie de plaire ; le consentement se dérobe, s’échappe par la tangente, et le solide édifice des argumens demeure debout, inébranlable mais désert. Conquérir la volonté ne sert même de rien. La meilleure volonté d’aimer ne fait pas aimer. Toute consultation sur ce sujet est vaine : « L’on demande s’il faut aimer. Cela ne se doit pas demander, on le doit sentir. L’on ne délibère pas là-dessus, l’on y est porté, et l’on a le plaisir de se tromper quand on consulte. » La femme doit être déjà persuadée pour consentir à se laisser convaincre ; elle y consent alors volontiers, car on lui rend le service de motiver ses entraînemens par des raisons, ce qui rassure sa conscience.

Persuader, au fond, c’est plaire. Or pour découvrir les moyens de plaire, il faut pénétrer dans l’âme du sujet afin de lui faire honneur de ses qualités, de flatter au besoin ses défauts. La même sagacité est nécessaire pour interpréter un sourire ou une larme que pour instituer la théorie de l’arc-en-ciel ou de la rosée. C’est le même « esprit de finesse, » propre au physicien, qui démêle les choses de l’amour ; il ne fait que changer d’objet, car, après tout, il s’agit dans un cas comme dans l’autre, de bien analyser, puis de synthétiser les élémens fournis par l’analyse de manière à reconstituer leur ordre naturel. On n’a pas seulement affaire, comme en géométrie, à des suites logiques d’idées abstraites, mais bien à des trames de faits particuliers et concrets. Il ne s’agit plus de définir et de déduire, mais d’observer et d’induire. On doit d’abord embrasser le phénomène physique ou l’état moral qu’on étudie dans toute la complexité de ses conditions, afin de ne rien laisser échapper qui puisse servir à l’expliquer. On doit ensuite l’expliquer, c’est-à-dire découvrir autant par divination que par méthode comment se combinent les conditions pour le déterminer. Dans la première opération, l’esprit est tenu d’apporter « une souplesse de pensée qu’il applique en même temps aux diverses parties aimables de ce qu’il aime. » Dans la seconde : « Des yeux l’esprit va jusques au cœur, et par le mouvement du dehors, il connaît ce qui se passe au dedans. » Il faut qu’il ait le flair du voleur en présence d’une maison close dont la façade trahit la disposition intérieure, les moyens d’y entrer et d’en sortir. Il en est, au contraire, de la géométrie comme d’une maison à construire ; on n’y peut procéder que dans deux directions, de bas en haut et de long en large, et chaque étage trouve ses assises prédéterminées par le niveau supérieur de l’étage précédemment bâti.

L’esprit de finesse s’attache à découvrir les mobiles secrets du cœur, à comprendre le caractère de la personne aimée. Il saisit toutes les nuances de l’âme ; mais c’est ce même esprit, poussé jusqu’au raffinement, c’est la délicatesse qui choisit parmi les découvertes de la finesse celles dont peut profiter l’amour pour les mettre en lumière et en valeur. « Les femmes aiment à apercevoir une délicatesse dans les hommes ; et c’est, ce me semble, l’endroit le plus tendre pour les gagner ; l’on est bien aise de voir que mille autres sont méprisables et qu’il n’y a que nous d’estimables. » Quand on raffine sur les choses de l’esprit, on est raffiné en amour : « Quand un homme est délicat en quelque endroit de son esprit, il l’est en amour. » Les répugnances de son intelligence déterminent des aversions dans son cœur. En présence de quelque objet susceptible de l’émouvoir, « s’il y a quelque chose qui répugne à ses idées, il s’en aperçoit et il le fuit. » Dans l’amoureux, Pascal compare entre eux la délicatesse ainsi définie et le sens de la beauté corporelle : « Pour la beauté, chacun a sa règle souveraine et indépendante de celle des autres, » tandis qu’il y a, au contraire, un critérium commun, absolu, pour la délicatesse. La règle n’en est pas arbitraire, car elle est d’ordre intellectuel, elle « dépend d’une raison pure, noble, sublime. » Ces épithètes indiquent qu’il s’agit d’une règle esthétique autant qu’intellectuelle, la règle rationnelle du goût dans les choses de l’esprit, dans le monde immatériel. Il en résulte qu’on peut faillir de bonne foi à cette règle, « se croire délicat sans qu’on le soit effectivement, et les autres ont le droit de nous condamner. » Toutefois il semble dur à Pascal de ne tenir aucun compte de l’intention en pareille matière, car il y a déjà quelque délicatesse à se soucier d’être délicat, c’est un raffinement. « Entre être délicat et ne l’être point du tout, il faut demeurer d’accord que, quand on souhaite d’être délicat, l’on n’est pas loin de l’être absolument. « Il y a d’ailleurs des degrés dans la délicatesse, car c’est « un don de nature » capable de perfectionnement, comme toutes les qualités de l’esprit.

Ainsi l’esprit, par toutes ses aptitudes, est le condiment essentiel de l’amour. Il l’est, en outre, de la beauté qui le fait naître, il la fait valoir : « Le sujet le plus propre pour la soutenir, c’est une femme. Quand elle a de l’esprit, elle l’anime et la relève merveilleusement. Si une femme veut plaire et qu’elle possède les avantages de la beauté, ou du moins une partie, elle y réussira ; et même, si les hommes y prenaient tant soit peu garde, quoiqu’elle n’y tâchât point, elle s’en ferait aimer. Il y a une place d’attente dans leur cœur ; elle s’y logerait. »

Rien n’a donc échappé à Pascal de la stratégie et des manèges de l’amour. S’ensuit-il que sa vie mondaine ait été celle d’un galantin ? Nous sommes bien loin de le supposer. Il a été, croyons-nous, observateur tour à tour de lui-même et des autres, et il importe de distinguer, dans tout ce qu’il a observé, ce qui lui est propre de ce qui lui est étranger. Nous avons des motifs d’admettre qu’il était, en pareille matière, praticien novice, et, comme en toute chose, investigateur expert. Tout devenait sous ses yeux objet de méditation et de science ; il a pu chercher, dans les distractions du monde, une diversion salutaire à ses maux, mais il est tout à fait invraisemblable qu’il se soit si vite transformé en un Lauzun. Il était assez perspicace pour tout deviner de ce qu’il entrevoyait. Nous essaierons, plus loin, de dégager de ses réflexions le fruit de son expérience personnelle.

Nous avons déjà rencontré en lui, à propos de l’amour, quelques vues sur le sens de la beauté physique et sur le goût qui est le sens du beau moral, mais qu’il ne désigne par aucun nom spécial. Il ne s’en tient pas à ces premiers aperçus ; obéissant à son génie scrutateur, il pénètre plus avant dans l’esthétique générale, et il en pose les fondemens en deux pages très importantes.

Il considère d’abord la beauté morale engagée dans la matière, exprimée par celle-ci, sous le nom d’agréable ; ce mot n’a pas chez lui l’acception étroite de ce qui plaît aux sens, mais désigne ce qui séduit l’âme par les dehors. Il reconnaît tout de suite que, dans la forme matérielle expressive, le moral et le physique s’identifient. « C’est d’une beauté morale que j’entends parler, qui consiste dans les paroles et dans les actions du dehors. L’on a bien une règle pour devenir agréable ; cependant la disposition du corps (la bonne grâce du corps, comme l’entend M. Havet) y est nécessaire, mais elle ne peut s’acquérir. » — Ainsi, la beauté morale n’est pas seulement adjointe au signe physique, parole et geste, elle y a passé, elle s’y est fondue en devenant l’agréable. « L’agréable et le beau n’est qu’une même chose. » Et il ajoute : « Tout le monde en a l’idée. » C’est, en effet, la fonction même du signe expressif de révéler immédiatement la chose signifiée. Remarquons que, dans les deux fragmens précédens, Pascal ne vise pas la beauté purement plastique, c’est-à-dire celle qui n’exprime aucun état de l’âme et demeure indépendante de la volonté. Il ne considère de cette beauté que la grâce mobile employée à l’expression des sentimens distingués ; il ne s’occupe encore que de la beauté psychique exprimée par la forme en action, par le mouvement de la parole et du geste. Il s’ensuit que le rôle de la volonté y peut être excessif et abusif. « Les hommes ont pris plaisir à se former une idée de l’agréable si élevée, que personne n’y peut atteindre. » Il affranchit l’agréable de cet arbitraire compromettant et lui rend la spontanéité : « Jugeons-en mieux, et disons que ce n’est que le naturel, avec une facilité et une vivacité d’esprit, qui surprennent. » Et, au point de vue de l’amour dont il traite, il ajoute : « Dans l’amour, ces deux qualités sont nécessaires : il ne faut rien de force et cependant il ne faut rien de lenteur. » C’est là une élégante définition de la grâce qui exprime l’usage aisé de la vie. Mais il ne la nomme pas et termine par ces mots : « L’habitude donne le reste. » L’habitude acquise au commerce du monde choisi, sans doute, car ce passage fait suite à un fragment sur la vie des hommes de cour.

L’expression gracieuse de la beauté psychique par les belles manières, mimique des sentimens délicats qui est la politesse exquise, est bien loin de représenter toute l’esthétique de l’amour, et représente encore moins l’esthétique générale. Pascal ne s’y tient pas. Il signale en nous une prédisposition native à reconnaître et à aimer le beau non plus seulement dans l’âme humaine et dans la forme qui l’exprime et la révèle, mais dans la nature entière. Il y a donc, d’après lui, un sens du beau en général, ce que nous appelons le goût, qui se forme en même temps que l’intelligence et s’exerce sur toutes choses spontanément, à notre insu même et sans cesse, comme une fonction essentielle de la vie morale. « Nous naissons avec un caractère d’amour dans nos cœurs, qui se développe à mesure que l’esprit se perfectionne, et qui nous porte à aimer ce qui nous paraît beau sans que l’on nous ait jamais dit ce que c’est. Qui doute, après cela, si nous sommes au monde pour autre chose que pour aimer ? En effet, on a beau se cacher, l’on aime toujours. Dans les choses mêmes où il semble que l’on ait séparé l’amour, il s’y trouve secrètement et en cachette, et il n’est pas possible que l’homme puisse vivre un moment sans cela. » D’où vient que l’homme recherche ainsi par instinct hors de lui cet objet d’amour ? Comment se fait, pour le discerner, l’éducation du goût ? Où l’homme prend-il la règle du goût, le modèle auquel il compare les choses pour les juger belles ou laides ? Pascal répond brièvement à ces questions que nous suggère le fragment précédent. Il a déjà signalé dans l’âme un mouvement passionnel qui « la fait répandre au dehors. « Il le surprend ici. L’homme cherche ailleurs qu’en soi de quoi aimer, parce qu’il « n’aime pas à demeurer seul avec soi, » et que « cependant il aime. » Or « il ne peut trouver de quoi aimer que dans la beauté » (affirmation qui semblera téméraire, peut-être, car l’amour souvent se contente de moins, mais qui n’étonne point de la part de Pascal), et c’est en soi-même seulement qu’il trouve « le modèle de cette beauté qu’il cherche au dehors, » car « il est la plus belle créature que Dieu ait jamais formée. » — « Chacun peut en remarquer en soi-même les premiers rayons ; et selon que l’on s’aperçoit que ce qui est au dehors y convient ou s’en éloigne, on se forme les idées de beau ou de laid sur toutes choses. » Mais ce n’est point assez qu’il y ait « convenance, » il faut encore qu’il y ait « ressemblance » de la chose avec le type humain pour que l’homme puisse la trouver belle d’une beauté qui le « contente, » car « il a le cœur trop vaste, » il n’y a que lui-même, idéal sexué de la beauté créée, qui puisse « remplir le grand vide qu’il a fait en sortant de soi-même. » Ainsi l’esthétique n’est, au fond, que l’anthropomorphisme masculin et féminin appliqué à l’univers. Cette vue, singulièrement hardie et neuve du temps de Pascal, lui semble toute simple : « La nature a si bien imprimé cette vérité dans nos âmes, que nous trouvons cela tout disposé ; il ne faut point d’art ni d’étude ; il semble même que nous ayons une place à remplir dans nos cœurs et qui se remplit effectivement. Mais on le sent mieux qu’on ne le peut dire. Il n’y a que ceux qui savent brouiller et mépriser leurs idées qui ne le voient pas. »

L’idéal esthétique défini, Pascal se préoccupe naturellement de concilier la légitime diversité des préférences individuelles avec ce principe général et fixe du choix, avec cet immuable parangon dont l’esquisse au moins est déposée au fond de toutes les âmes et qui admet tous les goûts, mais dans la juste mesure du goût. La difficulté n’est pas mince ; il s’en tire habilement : « Quoique cette idée générale de la beauté soit gravée dans le fond de nos âmes avec des caractères ineffaçables, elle ne laisse pas de recevoir de très grandes différences dans l’application particulière, mais c’est seulement pour la manière d’envisager ce qui plaît. Car l’on ne souhaite pas nûment une beauté, mais l’on y désire mille circonstances qui dépendent de la disposition où l’on se trouve ; et c’est en ce sens que l’on peut dire que chacun a l’original de sa beauté, dont il cherche la copie dans le grand monde. » Et, ne perdant point de vue le sujet spécial de sa méditation, il explique très finement l’influence des femmes sur la formation de cet original et comment il est malléable et variable sous leur impression. « Néanmoins les femmes déterminent souvent cet original. Comme elles ont un empire absolu sur l’esprit des hommes, qu’elles y dépeignent ou les parties des beautés qu’elles ont, ou celles qu’elles estiment, et elles ajoutent par ce moyen ce qui leur plaît à cette beauté radicale. C’est pourquoi il y a un siècle pour les blondes, un autre pour les brunes… La mode même et les pays règlent souvent ce qu’on appelle la beauté. C’est une chose étrange que la coutume se mêle si fort de nos passions. Cela n’empêche pas que chacun n’ait son idée de beauté sur laquelle il juge les autres, et à laquelle il les rapporte. C’est sur ce principe qu’un amant trouve sa maîtresse plus belle, et qu’il la propose comme exemple. » Il y aurait donc, en dernière analyse, dans la composition d’un idéal individuel trois élémens superposés : d’abord le type général de la forme humaine accomplie ; ensuite le type accidentel plus restreint, fourni par la mode et le pays ; enfin le type particulier, très divers, déterminé par le tempérament de l’individu et préféré par lui.

Pascal a donc parfaitement reconnu l’influence du tempérament individuel sur le jugement esthétique, bien qu’il admette que celui-ci ne soit pas uniquement dicté par le premier, que la forme humaine, pour être belle, doive remplir certaines conditions fondamentales dont l’idée, plus ou moins nette, est indépendante du tempérament de chacun. N’est-il pas étrange que, après avoir fait si expressément la part de l’individualité dans sa conception du beau, il en ait totalement méconnu l’importance dans l’œuvre d’art ? Il lui a échappé que, placés devant un même modèle, des artistes différents le jugent de façons différentes, selon leurs tempéramens respectifs, et que le jugement esthétique de chacun dirige son regard ; que son goût fait sa manière de voir. C’est pourtant cette vision propre qui constitue l’originalité de l’artiste et l’intérêt de son œuvre. Aussi ressent-on un désappointement pénible, une vraie blessure en trouvant dans le recueil des Pensées de Pascal cette réflexion singulièrement naïve : « Quelle vanité que la peinture, qui attire l’admiration par la ressemblance des choses dont on n’admire point les originaux. » D’abord ne fait pas ressemblant qui veut ; ensuite la communication intime qui s’établit entre l’aptitude de l’artiste à sympathiser et son modèle, pour la recherche des traits caractéristiques de celui-ci ; la sélection de ces traits par le tempérament de l’artiste, tout cela, imprimé dans son œuvre, y est très digne d’attention. Ce n’est pas la ressemblance même qu’on y admire, mais l’interprétation de la nature par un homme.

Nous venons de parler de l’aptitude de l’artiste à sympathiser. Cette faculté est si importante en esthétique que nous ne pouvons nous dispenser d’examiner si Pascal s’en est occupé. Rappelons en quoi elle consiste. La physionomie d’un enfant réfléchit celle des gens qu’il voit converser avec animation, ou même exprime les sentimens décrits dans un récit. Cette mimique involontaire est vive chez l’enfant, atténuée par les convenances sociales chez l’adulte ; elle est reflet de la sympathie qui nous fait, en quelque sorte, devenir autrui en le substituant à nous-même dans notre propre conscience. Sans cette aptitude, la physionomie ne pourrait être interprétée et il ne pourrait y avoir aucune communication des âmes entre elles. L’auteur dramatique et le comédien doivent éprouver, à l’état sympathique en eux, les émotions représentées, le premier afin d’en contracter le vrai langage, et, le second, afin d’en mieux imaginer l’accent et le geste. Pascal ne nomme nulle part cette aptitude exercée sur les perceptions esthétiques. Il dit d’abord : « Nous connaissons l’esprit des hommes, et par conséquent leurs passions, par la comparaison que nous faisons de nous-mêmes avec les autres. » Il s’agit précisément de savoir comment, par quelle espèce de communication, nous pouvons établir cette comparaison. Comme nous n’avons aucune vue directe dans l’âme d’autrui, il faut que nous en trouvions l’image dans la nôtre, c’est-à-dire que ses passions y retentissent sympathiquement par l’intermédiaire de la physionomie. Or, Pascal ne semble pas d’abord admettre cette aptitude de l’âme à s’aliéner, car il dit encore : « Les auteurs ne peuvent pas bien dire les mouvemens de l’amour de leurs héros ; il faudrait qu’ils fussent héros eux-mêmes. » Mais il dit plus loin : « L’on ne peut faire semblant d’aimer que l’on ne soit bien près d’être amant, ou du moins que l’on n’aime en quelque endroit ; car il faut avoir l’esprit et les pensées de l’amour pour ce semblant, et le moyen de bien parler sans cela ? » Il admet donc que simuler un sentiment (c’est ici l’amour) incline à l’éprouver et qu’on ne l’exprime fidèlement qu’autant qu’on en a l’esprit et la pensée. Or, avoir l’esprit et la pensée d’un sentiment, ce n’est pas l’éprouver ; mais ce n’est pas non plus y être entièrement étranger, car c’est se le représenter, et comment, sinon dans son propre cœur ? C’est donc en être affecté sympathiquement. Le mot n’y est pas, mais la chose est indiquée. Seulement, au lieu d’être volontaire, comme Pascal le suppose dans le passage cité ; au lieu d’être une feinte, la mimique expressive qui dérive de la sympathie est indépendante de la volonté, elle est instinctive ou plutôt réflexe. Il suffit au comédien de ressentir sympathiquement pour mimer naturellement. Ce sont deux choses qu’il ne divise pas en étudiant un rôle ; il ne cherche qu’à sympathiser ; dès qu’il y réussit, le signe expressif s’impose à sa physionomie. Les auteurs n’ont besoin que de sympathiser avec les états moraux de leurs personnages ; cela leur suffit pour bien décrire « les mouvemens de l’amour de leurs héros. » C’est assez, selon Pascal lui-même, qu’ils aient « l’esprit et la pensée » de l’amour, pour en bien parler ; il se contredit donc en leur en refusant la possibilité.

Nous avons essayé de dégager la théorie de l’amour et l’esthétique impliquées dans le Discours sur les passions de l’amour, en recherchant les rapports latens ou lointains capables de relier entre elles les idées qui y sont jetées pêle-mêle et dont la synthèse n’apparaît pas tout d’abord. Les fragmens distincts dont ce discours se compose ne contribuent pas tous à la reconstitution de ces deux doctrines. Il y en a d’indépendans qui consistent en observations irréductibles et ne sauraient être rattachés à aucun principe général. On peut toutefois grouper ceux-ci par analogie des sujets traités sous diverses rubriques telles que : les effets de l’amour, la fidélité, etc. Mais c’est un classement qui se fait de lui-même et n’offre d’ailleurs aucun intérêt doctrinal.

Il serait plus intéressant de grouper ces fragmens dans un ordre historique, c’est-à-dire dans l’ordre naturel où naissent, progressent et se succèdent les émotions diverses que Pascal amoureux reconnaît au fond de son propre cœur et dont il analyse chacune séparément sans se préoccuper du lien qui les enchaîne. Ce serait faire l’histoire psychologique de la passion qui l’occupait alors et dont l’objet comme le roman nous demeurent inconnus. Cet amour est d’une qualité curieuse : il est à la fois fier et piteux. Le génie du penseur s’y sent embarrassé, engagé dans une entreprise qui n’est pas toute de son ressort, où la grâce a le pas sur l’autorité, où le charme prévaut sur le mérite. Les gens de cour y réussissent mieux que les hommes de cabinet ; Pascal en trahit quelque dépit… « C’est de là que ceux de la cour sont mieux reçus dans l’amour que ceux de la ville, parce que les uns sont tout de feu, et que les autres mènent une vie dont l’uniformité n’a rien qui frappe ; la vie de tempête surprend, frappe et pénètre. » Il se pourrait toutefois qu’il y eût plus de réelle tempête dans les mouvemens contenus d’une âme supérieure, mais discrète, que dans les démonstrations superficielles des âmes médiocres. Aussi Pascal prend-il sa revanche dans ce fragment déjà cité : « Les grandes âmes ne sont pas celles qui aiment le plus souvent… Mais quand elles commencent à aimer, elles aiment beaucoup mieux. » Son naïf idéal d’amour triomphe même plus qu’il ne le croit dans ces salons mêmes où il l’égaré. La candeur, le timide respect, qu’apporte à la conquête d’un cœur un cœur tremblant, loin d’y être méconnus, y servent de modèles, inimitables d’ailleurs, aux manèges de la galanterie élégante et de la coquetterie, aux combats simulés des précieuses avec leurs servans. Pour donner le ton au langage et le pli aux manières de l’amour qu’il affinait, l’hôtel de Rambouillet n’avait-il pas dû les apprendre de la nature, même quand il en vint à les outrer ? L’affectation est, au fond, un hommage à la nature, elle ne l’altère qu’en l’exagérant. Ce qui était culte, délicatesse, réserve dans les procédés de Pascal, avait fini par n’être plus, dans ceux des grands autour de lui, que fade servage, mièvrerie, feints scrupules, mais n’en était pas moins la contrefaçon des égards, des empressemens et des alarmes propres au noble amour. Le pays de Tendre, avec son fleuve glissant, ses contre-allées, ses détours, ses ombreuses cachettes, n’offrait que des pentes, des barrières et des surprises artificielles ; la carte n’en était pourtant pas arbitrairement dressée. La véritable tendresse, seule facile à effaroucher, à ramener, à entraîner, seule ingénieuse aussi, en avait fourni les lignes essentielles. Il ne manquait à l’imitation que celle des larmes, plus malaisées à jouer que le soupir. Aussi faut-il bien se garder d’attribuer uniquement à l’influence du milieu ce qu’il y a de subtil et de ténu dans l’analyse que fait Pascal des passions de l’amour. On y trouve tout simplement la sagacité coutumière de son esprit, appliquée aux choses de l’amour au lieu de l’être à la physique, et ce n’est pas de l’hôtel de Rambouillet qu’il tenait, par exemple, la délectable finesse de ses vues en hydrostatique. Ses observations sur les troubles ingénus de son cœur procurent à l’amoureux qui se souvient la même jouissance qu’au physicien son traité de l’équilibre des liqueurs ; c’est dans les deux cas la nature merveilleusement pénétrée, sans maîtres. Le moraliste, dans ces pages, n’a pas abdiqué le souci du savant ; il tient à prévenir toute défiance touchant la rigueur de son intime examen. « L’on écrit souvent des choses que l’on ne prouve qu’en obligeant tout le monde à faire réflexion sur soi-même et à trouver la vérité dont on parle. C’est en cela que consiste la force des preuves de ce que je dis. « Il sent toujours le besoin d’obliger par des preuves, alors même qu’il ne peut que nous inviter à nous reconnaître en lui. À vrai dire, la psychologie n’a pas d’autre fondement à ses témoignages que la vérification de ceux-ci dans la conscience de chacun, et présume ainsi la conformité de toutes les consciences, qui lui fournissent à la fois sa matière et son contrôle. Pascal, en passant, lui assigne avec précision son caractère.

Pour clore cette étude, esquissons rapidement, en ordonnant et résumant les aveux mêmes de Pascal, la genèse intime de l’amour qui les lui dicte.

On cherche quelquefois bien au-dessus de sa condition « le second » dont on a besoin pour être heureux et « l’on sent le feu s’agrandir, quoiqu’on n’ose pas le dire à celle qui le cause. » Pascal a profondément décrit ce début de l’amour qui se voile. L’ambition est vite dominée et absorbée par l’amour, « c’est un tyran qui ne souffre pas de compagnon. » Il suffit au cœur : « Une haute amitié remplit bien mieux qu’une commune et égale le cœur de l’homme,.. il n’y a que les grandes choses qui y demeurent. » — « Le premier effet de l’amour est d’inspirer un grand respect ; l’on a de la vénération pour ce qu’on aime. Il est bien juste ; on ne reconnaît rien au monde de grand comme cela. » Ce respect doit néanmoins trouver ses limites dans l’amour même. « Le respect et l’amour doivent être si bien proportionnés qu’ils se soutiennent sans que ce respect étouffe l’amour. » Dès qu’on aime, on se sent transformé. On s’imagine « que tout le monde s’en aperçoit ; » rien de plus faux ; mais c’est un effet de la passion qui borne la vue de la raison, et l’incertitude à cet égard engendre une « défiance « continuelle. On a peur de se trahir, parce que « l’on se persuade qu’on découvrirait la passion d’un autre. » — « Le plaisir d’aimer sans l’oser dire a ses peines, mais aussi il a des douceurs. » L’on jouit du désintéressement de son culte ; on jouit de l’avoir si bien placé. Avant tout engagement, Pascal est déjà fidèle ; la fidélité n’a pas, à ses yeux, le serment pour condition : « L’on adore souvent ce qui ne croit pas être adoré et l’on ne laisse pas de lui garder une fidélité inviolable, quoiqu’il n’en sache rien. Mais il faut que l’amour soit bien fin et bien pur. » — « L’égarement à aimer en divers endroits est aussi monstrueux que l’injustice dans l’esprit. » C’est l’illogisme du cœur ; Pascal ne conçoit pas qu’on puisse se dire amoureux quand on ne se donne pas exclusivement à qui l’on aime. Remarquons toutefois que cette sévérité ne concerne pas les femmes, car il dit ailleurs : « Ne semble-t-il pas qu’autant de fois qu’une femme sort d’elle-même pour se caractériser dans le cœur des autres, elle fait une place vide pour les autres dans le sien ? Cependant, j’en connais qui disent que cela n’est pas vrai. Oserait-on appeler cela injustice ? Il est naturel de rendre autant qu’on a pris. » Ainsi le cœur d’une femme serait débiteur envers notre sexe autant de fois qu’elle est aimée. C’est peut-être pousser bien loin l’esprit d’équité. Mais ne tranchons pas cette question délicate et revenons à l’amour exclusif auquel se tient Pascal. Il est si scrupuleux sur le chapitre de la fidélité qu’il déplore la détente imposée par la nature à la pensée attachée au même objet : « Ce n’est pas commettre une infidélité, car l’on n’en aime pas d’autre ; c’est reprendre des forces pour mieux aimer ; cela se fait sans que l’on y pense… Il faut pourtant avouer que c’est une misérable suite de la nature humaine. » Dans cette première phase de l’amour, « l’on s’étudie tous les jours pour trouver les moyens de se découvrir. » On y passe autant de temps que si l’on devait se déclarer ; mais, bien qu’on voulût avoir cent langues « pour le faire, on se réduit, par timidité, » à l’éloquence de l’action. Jusque-là on n’a que de la joie ; cette occupation continuelle de la pensée entretient le feu du cœur. Cependant, l’esprit ne « peut pas durer longtemps » dans cet état. L’amour exige deux acteurs ; s’il n’y en a qu’un, « il est difficile qu’il n’épuise bientôt tous les mouvemens dont il est agité. » — « Cette plénitude quelquefois diminue, et, ne recevant point de secours du côté de la source, » livre le cœur en proie aux « passions ennemies » qui le « déchirent en mille morceaux. » — « L’on décline misérablement. » — « Quoique les maux se succèdent ainsi les uns aux autres, on ne laisse pas de souhaiter la présence de sa maîtresse par l’espérance de moins souffrir ; cependant, quand on la voit, on croit souffrir plus qu’auparavant. Les maux passés ne frappent plus, les présens touchent, et, c’est sur ce qui touche que l’on juge… Un amant dans cet état n’est-il pas digne de compassion ? » — « Néanmoins, un rayon d’espérance, si bas que l’on soit, relève aussi haut qu’on était auparavant. C’est quelquefois un jeu auquel les dames se plaisent ; mais quelquefois, en faisant semblant d’avoir compassion, elles l’ont pour tout de bon. Que l’on est heureux quand cela arrive ! » Cela est-il arrivé à Pascal ? Nous n’avons aucune raison de supposer que ce cri cache un soupir et n’est pas, comme tout ce qui précède, l’expression de sa propre expérience. Mais encore faut-il braver le péril d’une déclaration plus ou moins expresse. Sinon, il ne servirait de rien que les deux personnes fussent a de même sentiment, » car il y en a toujours une qui « n’entend pas » ou « n’ose entendre » ce que veut l’autre. Voici le progrès des aveux ! « Un amour ferme et solide commence toujours par l’éloquence d’action ; les yeux y ont la meilleure part. Néanmoins, il faut deviner, mais bien deviner. » Ah ! c’est là le danger. Il faut être attentif, et point n’est besoin de se hâter : « Tant plus le chemin est long en amour, tant plus un esprit délicat sent de plaisir. » Il n’y a que « les esprits grossiers qui ne peuvent pas résister longtemps aux difficultés ; ceux-là aiment plus vite, avec plus de liberté et finissent bientôt. » Ajoutons que, en amour, « il est bon d’être interdit. Il y a une éloquence de silence qui pénètre plus que la langue ne saurait faire. Qu’un amant persuade bien quand il est interdit et que, d’ailleurs, il a de l’esprit ! Quelque vivacité que l’on ait, il est bon dans certaines rencontres qu’elle s’éteigne. » On serait tenté de croire que Pascal ici perd sa candeur et qu’il entre du calcul dans sa conduite ; non, il n’est qu’observateur de mouvemens spontanés, car il dit aussitôt : « Tout cela se passe sans règle et sans réflexion, et quand l’esprit le fait, il n’y pensait pas auparavant. C’est par nécessité que cela arrive. « Il arrive ainsi que l’aveu se fait involontairement : « La vérité des passions ne se déguise pas si aisément que les vérités sérieuses. Il faut du feu, de l’activité et un feu d’esprit naturel et prompt pour la première ; les autres se cachent avec la lenteur et la souplesse, ce qui est plus aisé de faire. » L’aveu ouvert, la déclaration est le pas délicat à franchir, même quand on peut se sentir encouragé : « Il n’y a rien de si embarrassant que d’être amant et de voir quelque chose en sa faveur sans l’oser croire ; l’on est également combattu de l’espérance et de la crainte. Mais enfin la dernière dévient victorieuse de l’autre. » Il s’agit de découvrir le biais pour s’insinuer et de surprendre le moment opportun, si fugitif, pour frapper le dernier coup. C’est très périlleux : « Dans l’amour, on n’ose hasarder, parce que l’on craint de tout perdre ; il faut pourtant avancer, mais qui peut dire jusqu’où ? L’on tremble toujours jusqu’à ce que l’on ait trouvé ce point. » Mais alors la tentation de se déclarer devient irrésistible et le sort en est jeté. « La prudence ne fait rien pour s’y maintenir quand on l’a trouvé. » Il est permis de conjecturer que Pascal ne sait pas cela seulement par ouï-dire. Il semble, du reste, nous livrer un peu le secret de sa conquête dans le fragment suivant où l’exclamation ne saurait partir que d’un cœur comblé : « Quand on aime fortement, c’est toujours une nouveauté de voir la personne aimée. Après un moment d’absence, on la trouve de manque dans son cœur. Quelle joie de la retrouver ! l’on sent aussitôt une cessation d’inquiétudes. » Notons ce qu’il ajoute et qui témoigne que cette joie n’est pas purement contemplative : « Il faut pourtant que cet amour soit déjà bien avancé ; car quand il est naissant et que l’on n’a fait aucun progrès, on sent bien une cessation d’inquiétudes, mais il en survient d’autres. » Ces textes ne permettent aucune induction précise ; la prudence même du critique le dispense d’être indiscret. Tout ce qu’on peut croire sans témérité, c’est que, dans sa dernière expérience de l’amour, Pascal, s’il fut heureux, ne le fut pas au point d’en perdre tout souci du bonheur céleste et d’y sacrifier longtemps le soin de son salut éternel.

Ici se termine notre essai d’un commentaire et d’une organisation du discours de Pascal sur les passions de l’amour. Nous n’avons certes pas à craindre d’avoir jamais dépassé la portée de ses vues ; nous sommes bien plutôt, sans aucun doute, demeurés beaucoup en deçà, et il a dû nous arriver plus d’une fois de mal dégager sa pensée trop impliquée pour nous. Que son ombre nous le pardonne en faveur de notre pieux effort pour le comprendre, en faveur de notre humble hommage à son multiple génie, où la nature semble avoir allumé autant de flambeaux qu’elle a de provinces mystérieuses, depuis l’espace infini où gravite la matière jusqu’aux abîmes de la conscience humaine !


SULLY PRUDHOMME.