Excursion au Canada et à la rivière Rouge du Nord/10

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De Collingwood à la baie du Tonnerre. — Une galanterie des divinités lacustres. — Les passes et les îles de la côte canadienne. — Un descendant des croisés à Killarney. — Le district d’Algoma. — La grande Manitouline, — Les Saulteux. — Concert nocturne. — Bruce Mines. — Le Sault de Sainte-Marie et son canal. — Un fonctionnaire annexionniste. — Une cause célèbre. — Procédés de mauvais voisinage. — La pointe aux Pins. — Souvenirs de France. — Michipicoten. — Un chemin vers les mers arctiques. — Baie, rivière et lac Nipigon. — Red Rock House. — Silver Islet. — La baie du Tonnerre. — Fort William. — Un « ami de la France ». — Incendiaire sans le savoir. — Exploits et triomphes du whisky. — La sanctification du dimanche à Thunder Bay. — Une famille indienne. — Recul et décadence de la couleur locale. — Un préjugé à la mer.


Sans trop se presser, le Francis Smith mit quatre jours pour aller de Collingwood à la baie du Tonnerre. Par galanterie sans doute pour nos charmantes passagères, le Neptune d’eau douce où — si l’on préfère la mythologie indienne à celle des Hellènes — le Manitou qui préside aux ébats des grands lacs, avait proféré son menaçant Quos ego ! quos ego ! à l’adresse des turbulents Éoles de ces parages ; nous eûmes un temps splendide, sauf à l’entrée du lac Supérieur, où des brouillards froids et pénétrants nous entourèrent au delà d’une demi-journée. Rien de plus pittoresque d’ailleurs que ce voyage le long des côtes canadiennes, toutes semées d’îles et d’îlots formant parfois de vrais labyrinthes de rochers et de verdure. Les îles de Manitouline, Cockburn, Drummond, Saint-Joseph, Ncebish, Sugar et une multitude d’îlots plus petits, se suivant comme les anneaux d’une même chaîne, continuent la presqu’île de Saugeen ou presqu’île Indienne, qui s’allonge entre le lac Huron et la baie Géorgienne ; elles forment pendant environ 300 kilomètres, de Kil-Jarney au Sault Sainte-Marie, un détroit où l’on navigue comme dans les eaux calmes d’un fleuve. Ce détroit, tantôt réduit à un chenal de quelques centaines de mètres, tantôt s’élargissant jusqu’à cinq ou six lieues, offre une variété inépuisable de points de vue. L’aspect sévère, les pentes abruptes, les déchirures des promontoires de la côte ferme, dont les roches cristallines appartiennent exclusivement à la formation huronienne, contrastent avec les lignes doucement ondulées des rivages siluriens de Manitouline, et cette opposition, dont les effets se combinent de mille façons diverses, donne au paysage une grandeur originale.

À l’entrée du détroit, le Francis Smith s’arrête environ une heure en face de Manitouline devant un hameau affublé du nom irlandais de Killarney, mais qui n’a guère pour habitants que des Indiens Chippewas et des métis canadiens-français. Une cabine en planches où l’on vend pêle-mêle des denrées communes, des curiosités indiennes, des mocassins, des armes, etc. constitue l’unique magasin du village ; mais si la boutique est petite, le marchand, un métis canadien, n’en porte pas moins un grand nom, dont il se montre très-fier. Il s’appelle M. de la Morandière. Une conversation de quelques instants avec ce descendant des preux angevins et des guerriers peaux-rouges m’apprend que les gens de Killarney fondent de grandes espérances sur la future découverte de divers gîtes minéraux, et notamment de sources de pétrole.

Killarney, sur le lac Huron. — Dessin de Th. Weber, d’après une gravure américaine.

Rien d’âpre et de stérile comme la région située au nord des lacs Huron et Supérieur à laquelle on a donné le nom de district d’Algoma. Ce ne sont partout que roches, lacs et marais. Là où poussaient jadis quelques arbres rabougris, le feu à passé, calcinant jusqu’à la mince couche de terre végétale dont se nourrissaient les racines. Les explorateurs du Pacifique canadien ont dû aller jusqu’au delà de la Hauteur des Terres, dans le bassin de la baie d’Hudson, avant de trouver un tracé praticable. Aussi, sur onze millions d’hectares, plus du cinquième de la France continentale, on ne comptait en 1861, dans le district d’Algoma, que 4 916 individus. En 1871, ce nombre s’élevait en tout à 7 018, dont 3 622 Indiens et 1 035 Canadiens-Français. Un peu moins de la moitié (3 356) appartenaient à la religion catholique romaine ; mille Indiens environ restaient attachés aux pratiques du paganisme.

De cette faible population, le tiers environ vivait sur l’île Manitouline. C’est qu’en effet, bien que généralement couvertes de cailloux ou composées de roches plates et nues, les îles du lac Huron sont encore la portion la plus habitable de cette région. La grande Manitouline surtout renferme, parmi ses 300 000 hectares, des étendues assez considérables de bonnes terres et de pâturages. C’était, jusque dans ces dernières années, une réserve indienne. Un arrangement ayant permis d’en ouvrir une partie à la colonisation, quelques cantons ont été arpentés ; néanmoins, sur ses 2 011 habitants, 1 562 appartiennent à la race indienne. La plupart sont catholiques romains ; quelques-uns ont embrassé le méthodisme ; une centaine à peine adorent officiellement les manitous à qui l’île avait été spécialement consacrée par leurs ancêtres. Mais il n’est pas bien sûr que leurs compatriotes prétendus chrétiens ne rendent point en secret les mêmes hommages qu’autrefois aux divinités des lacs et des bois.

Les Indiens de Manitouline appartiennent pour la plupart à la nation des Odjibeways ou Chippewas que les Canadiens-Français appellent communément les « Saulteux », du Sault Sainte-Marie près duquel ils les rencontrèrent pour la première fois. Ainsi que les Crees ou Cris, ils font partie de la grande famille des Algonquins. On les retrouve depuis le lac Huron jusqu’à la Rivière Rouge, sur le territoire canadien comme dans les États du Michigan, du Wisconsin et du Minnesota. Leur nation compte dans les deux pays près de 40 000 individus, et n’est inférieure en nombre dans cette partie de l’Amérique du Nord qu’aux redoutables Sioux. Quoi qu’en disent certains ethnologues, elle ne semble nullement en voie de diminution. Quant à l’île elle-même, le trait caractéristique de sa configuration est le grand nombre de baies qui échancrent ses bords et les lacs qui abondent dans son intérieur. On loue son climat adouci par le voisinage des eaux du lac Huron et par celui des collines rocheuses de la grande terre, qui l’abritent partiellement des vents du nord. Le blé d’Inde, les melons, les tomates, les prunes et les cerises y viennent à maturité ; ses lacs et ses étangs abondent en poisson. On rencontre encore dans ses forêts quelques ours et quelques caribous, mais les castors ont été depuis longtemps exterminés. Elle présente une série de plateaux unis dont les saillies abruptes sont tournées vers le nord, de sorte que la surface tout entière s’incline à peu près uniformément vers le sud, le dernier plateau plongeant en pente douce dans les eaux du lac Huron.

La soirée du 20 août nous trouva longeant la grande terre à travers un archipel d’îlots. Le ciel était d’une admirable pureté ; quelques jeunes misses américaines, aussi résolues qu’enjouées, organisèrent un petit concert vocal dont l’exécution mérita les applaudissements de toute l’assistance. Durant la plus grande partie de la nuit, nocturnes et fragments d’opéras jetèrent leurs notes aux sauvages échos des montagnes de la Cloche, peu habitués à tant d’harmonie.

Le lendemain le vapeur s’arrête quelques heures aux mines de cuivre sulfuré de Bruce, où l’on débarque au moyen d’un long appontement en bois jeté sur les eaux sans profondeur. De grandes décharges de gangue minérale, quelques cabanes en bois, une maigre végétation parmi des rochers peu élevés, donnent un aspect vulgaire aux abords de cette exploitation, qui occupe, dit-on, de quatre à cinq cents ouvriers.

En quittant Bruce Mines nous nous engageons dans un nouveau défilé d’îles verdoyantes, dont l’une porte le singulier nom de « Campement d’Ours ». Nous suivons un chenal tortueux dont la ligne médiane détermine la frontière entre le Dominion et les États-Unis. Deux dilatations inégales forment le grand et le petit lac George, également bien encadrés par de ravissants massifs d’arbres de toutes essences. Au soir, nous étions en face du Sault Sainte-Marie, qui donne son nom à deux villages, l’un situé sur la rive canadienne, l’autre sur la rive américaine. Le canal se trouve sur le territoire des États-Unis. Arrivés trop tard pour le traverser le jour même, nous restons au mouillage jusqu’au lendemain matin. Le canal est un remarquable travail ; il est long d’un peu plus d’un kilomètre et demi et possède deux écluses espacées de 107 mètres, larges de 21, et hautes de 3 mètres 66 centimètres. Quoiqu’il donne aisément passage à des vapeurs de deux mille tonnes, Les États-Unis font construire une seconde branche dont la profondeur sur les seuils sera de quatorze pieds.

Le 22, de bon matin, en attendant l’ouverture des écluses, nous descendons à terre et allons tout d’abord donner un coup d’œil aux travaux du nouveau canal. Plusieurs centaines d’ouvriers, Norvégiens pour la plupart, sont employés à l’excavation des terres. À l’expiration de leur contrat, ils doivent recevoir des lots de ferme dans les environs. Tout le nord du Michigan, le Wisconsin, le Minnesota, se peuplent ainsi peu à peu d’émigrants de cette énergique et honnête race scandinave, l’un des meilleurs éléments que l’Europe puisse fournir au Nouveau-Monde.

Un des préposés au péage se trouve être un Canadien-Français devenu citoyen américain, et, comme de raison, fervent annexionniste. En moins d’une demi-heure il me donne une foule de détails intéressants sur le pays. Il y a dans le seul État du Michigan 90 000 habitants d’origine canadienne-française qui ont plus ou moins conservé l’usage de leur langue nationale, et si l’annexion qu’il appelle de tous ses vœux venait jamais à se réaliser, quelques portions de l’État deviendraient en peu de temps de petits Canadas.

« Mais, lui dis-je, croyez-vous que vos compatriotes restés au pays tiennent tant que cela à devenir citoyens de la république de Washington ?

— Monsieur, réplique-t-il aussitôt d’un air sentencieux, il n’y a en Canada de contraire à l’annexion que les gens en charge, les créatures du gouvernement, et ce sont des moitiés d’Anglais ! »

En écoutant ce brave anglophobe, une association d’idées assez naturelle me fit tout à coup ressouvenir de la prédiction célèbre lancée jadis par sir Étienne Taché dans son discours sur l’organisation des milices : « Le dernier coup de fusil tiré en Amérique pour la domination anglaise le sera par un Canadien-Français. » Et je me demandais, si par hasard, dans le cas d’une guerre que la sagesse des deux peuples rend heureusement chaque jour plus improbable, ce ne serait pas de l’arme d’un Canadien naturalisé Yankee que partirait aussi le premier coup de feu dirigé contre le drapeau britannique ?

Toute la région avoisinant l’établissement américain du Sault Sainte-Marie a été l’objet d’un de ces litiges interminables dont les annales de la justice civile anglo-saxonne fournissent un certain nombre d’exemples. Un peu avant la perte du Canada, un vaste district situé au sud de la rivière Sainte-Marie avait été concédé en seigneurie par le roi de France, suivant l’usage du temps, au comte de Répentigny, pour le récompenser de ses nombreux services. La fatale conclusion de la guerre de Sept ans empêcha le nouveau seigneur de prendre possession de son domaine. Vers 1803, les héritiers du comte songèrent à revendiquer près du gouvernement des États-Unis, devenu par le traité de 1782 possesseur de cette partie de l’ancien Canada, les droits concédés au chef de leur famille par le roi Louis XV. Le gouvernement les renvoya devant les tribunaux réguliers. De là une série de procès qui durèrent soixante-dix ans et où toutes les ressources de l’arsenal de la chicane furent mises à contribution. Enfin, en 1873, la cour suprême des États-Unis reconnut définitivement le bien fondé des réclamations présentées par les héritiers de Répentigny.

Pendant que traînait le procès, la colonisation américaine marchait à pas de géant ; le canal du Sault Sainte-Marie avait été creusé, le territoire du Michigan, peuplé de 2 000 blancs à peine en 1803, était devenu un riche État de 1 200 000 âmes, et la valeur du district en litige avait augmenté en conséquence. Aussi, bien que le patrimoine restitué à la famille française ait été considérablement écorné par les frais de justice et les « solicitors », on n’en évalue pas moins à plusieurs millions de dollars le bénéfice que les plaideurs ont retiré de leur persévérance.

Le Sault Sainte-Marie, vu de la rive américaine. — Dessin de Th. Weber, d’après une gravure américaine.

Le « sault » ou rapide n’a rien de bien remarquable. Si sa chute de 7 mètres a suffi pour nécessiter la construction d’un canal, il n’a ni la masse d’eau ni les hautes vagues qui donnent une grandeur imposante aux rapides de la Chine au-dessus de Montréal. Dans cette saison surtout, la rivière Sainte-Marie est loin de répondre à l’idée qu’on se fait volontiers de l’émissaire du plus grand lac du monde, lac d’environ 8 300 000 hectares recevant le tribut de plus de quatre-vingts rivières dont douze ou quinze soutiendraient la comparaison avec bon nombre de nos fleuves d’Europe. L’apport de tant d’affluents suffit à peine à remplacer tout ce que boit le soleil ardent du mois d’août. Aussi la Sainte-Marie, tête du majestueux Saint-Laurent, n’est-elle à cette époque de l’année qu’une rivière assez ordinaire, rappelant le grand fleuve par la limpidité et la belle couleur verte de ses eaux. La roche sur laquelle passe le rapide est formée d’un grès friable appartenant à la formation silurienne inférieure. Ses saillies sont facilement emportées par les eaux qui régularisent ainsi leur lit. De là le peu de violence du courant. Du côté canadien, il serait tout aussi aisé de creuser un canal que sur la rive opposée. C’est un projet qui revient de temps à autre sur le tapis, surtout depuis qu’en 1870, lors des troubles de la Rivière Rouge, les États-Unis ont péremptoirement refusé de laisser passer sur leur territoire les vapeurs chargés de munitions et de troupes pour la colonne expéditionnaire de sir Garnet Wolseley.

Le canal franchi, nous rentrons pour quelque temps encore dans la rivière Sainte-Marie ; on la remonte jusqu’à la Pointe aux Pins. À cet endroit elle a 3 kilomètres à 4 kilomètres et demi de large, et l’évasement de plus en plus prononcé des côtes indique l’entrée du grand lac.

À ce moment un brouillard froid et intense s’est levé et nous environne de toutes parts. En attendant qu’il daigne se dissiper, nous descendons à terre et visitons le hameau de la Pointe, où vivent, disséminées dans de chétives baraques, une trentaine de familles indiennes et métisses. Je remarque entre autres un vieil Indien pur sang qui exerce vaillamment le métier de forgeron dans un hangar ouvert à tous les vents ; plus loin, dans une clairière, quelques-uns de ses compatriotes se livrent avec autant de gravité que d’adresse à la confection de leurs canots d’écorce de bouleau, légers esquifs que le sauvage et le « voyageur » canadien dirigent à travers lacs, rivières et rapides et qu’ils chargent allègrement sur leurs épaules pour franchir les portages.

Le pays aux environs de la Sainte-Marie paraît de beaucoup supérieur à tout ce que nous avons vu jusqu’ici sur la côte nord. Une lisière de terrain silurien recouvre les roches huroniennes jusqu’à une petite distance dans l’intérieur : et un vieux « voyageur » qui habite la Pointe aux Pins, avec sa femme indienne et ses enfants « bois-brûlés », m’assure que le climat et les productions y sont « quasiment ceux de Montréal ». Quelques cantons ont été arpentés et une centaine de fermiers, Écossais pour la plupart, se sont déjà établis sur les meilleurs lots.

Le brouillard s’éclaircissant quelque peu, nous reprenons enfin notre route : nous passons au large du cap Gros, énorme roc turriforme de mille pieds d’élévation, qui, avec le cap Iroquois, son vis-à-vis et son pendant sur la rive américaine, forme ce qu’Agazziz appelait les portiques du lac Supérieur. De là, laissant sur notre gauche l’île du Parisien, nous nous dirigeons sur la Pointe aux Mines et le cap Gargantua. Toute cette nomenclature géographique, datant des explorateurs du dix-septième siècle et scrupuleusement respectée par les cartographes anglais et américains, permettrait par moments au voyageur de se croire dans des eaux françaises.

Le 22, au soir, nous passons entre l’île de Michipicoten et la baie du même nom, où se jette une rivière qui ouvre la voie de communication la plus directe entre le lac Supérieur et la mer d’Hudson. Des officiers de la Compagnie de la baie d’Hudson ont souvent remonté dans leurs tournées d’inspection les lacs étagés que traverse le Michipicoten. Arrivés à la Hauteur des Terres, ils atteignaient par un court portage la rivière de l’Orignal (Moose River), qu’ils descendaient jusqu’à Moose Factory sur la baie de James, se reposant à New-Brunswick-House, un de leurs postes de traite situé à mi-route. Le trajet prenait environ cinq jours, pour plus de trois cents kilomètres. Dernièrement cet itinéraire a été repris par un parti d’explorateurs de la ligne du Pacifique canadien. Entre le Michipicoten et le Nipigon le littoral du lac Supérieur est un enchevêtrement sauvage de montagnes encore plus âpres que celles qui avoisinent le lac Huron. Il paraît bien prouvé aujourd’hui que le Pacifique devra passer à plus de vingt-cinq lieues au nord de ces rives inhospitalières, hors du territoire d’Ontario.

Dans l’après-midi du 23 août, nous nous engageons dans un étroit chenal entre la terre ferme et le petit archipel qui précède l’île Saint-Ignace. La cime de cette dernière s’élève à 400 mètres environ au-dessus du niveau du lac ; on assure qu’elle renferme de riches gisements argentifères. La côte, toujours rude et escarpée, est d’une beauté de lignes saisissante ; les pins, les mélèzes, les épinettes recouvrent de leurs fourrés épais toutes les pentes inférieures, que surplombent des masses de gneiss aux parois nues et vivement colorées. Les îlots succèdent aux îlots et le Francis Smith suit dans leurs courbes capricieuses les passes dangereuses qu’ils laissent entre leurs escarpements. Enfin, devant nous, s’ouvre une baie spacieuse, encadrée de montagnes de 350 à plus de 400 mètres d’élévation, fermée du côté du large par l’île Saint-Ignace, et par une haute presqu’île qui la sépare d’un autre grand enfoncement appelé la baie Noire. À l’extrémité septentrionale, une rivière aux eaux claires comme celles du lac lui-même se décharge dans une sorte d’arrière-port protégé par l’île Verte et la Grange, masses rocheuses qui, surgissant à pic des profondeurs du golfe, portent leur crête à une hauteur de plus de 250 mètres… On dirait les fragments d’une jetée colossale, rompue jadis par quelque cataclysme. Tout cet ensemble harmonieusement groupé, splendidement éclairé, brillant de couleur, imposant dans sa majesté sauvage, forme le plus admirable panorama que j’aie contemplé depuis ma visite à la citadelle de Québec. Nous venons d’entrer dans la baie et dans la rivière Nipigon.

Par le volume et la pureté de ses eaux, la rivière Nipigon doit être regardée comme la tête de tout le système fluvial du Saint-Laurent. Le grand réservoir d’où elle sort, et à qui elle doit une limpidité contrastant avec la couleur ambrée de tous les autres tributaires du lac Supérieur, est à 47 kilomètres au nord. Son nom indien signifie « profonde eau claire » ; et, comme toutes les désignations géographiques tirées des idiomes poétiques et imagés des indigènes, il est d’une rigoureuse exactitude. Le lac Nipigon, élevé de 286 mètres au-dessus du niveau des mers (de plus de 100 au-dessus du lac Supérieur), est de forme elliptique : il a de 110 à 120 kilomètres de long sur 80 de large, un pourtour de 900 à 950 kilomètres, et dans certains endroits une sonde de plus de 160 mètres n’y a point rencontré le fond. Il est tout parsemé d’îles et d’îlots boisés qui lui donnent une grande beauté. M. Bell, explorateur de la commission géologique du Canada, en évalue le nombre à plus d’un millier.

La rivière Nipigon. — Dessin de Th. Weber, d’après une gravure américaine.

Nous nous arrêtons un bon moment à la Roche-Rouge (Red Rock House), poste de la Compagnie de la baie d’Hudson, bâti près de l’embouchure de la rivière ; puis, descendant le courant, nous « sortons de la baie par la passe étroite qui sépare les îles Saint-Ignace et Fluor de la grande presqu’île dont j’ai parlé plus haut. La journée se termine dignement par un splendide coucher de soleil. À l’horizon, bien loin derrière nous, disparaît progressivement la base des hauts promontoires au pied desquels nous passions tout à l’heure, tandis que leurs sommets, dorés par les derniers rayons, semblent, grâce à un curieux effet de mirage, se hausser sur un gigantesque piédestal de nuées blanches et tremblotantes qui viennent s’interposer entre les cimes lointaines et leur image réfléchie dans les eaux. Pendant la nuit, le capitaine fait stopper quelques minutes devant Silver Islet (l’îlot d’Argent), roc insignifiant il y a quelques années, mais où l’on exploite aujourd’hui une veine d’argent sulfuré dont trente ouvriers ont extrait en 1871 pour six millions de francs de minerai. À l’aube du 24 août, nous abordions enfin à l’extrémité de l’appontement de Prince Arthur Landing, terme de notre traversée et tête de la route canadienne de la Rivière Rouge. Le Francis Smith devait continuer sa route jusqu’à Duluth, ville nouvelle de l’État du Minnesota, bâtie à l’extrémité de l’enfoncement sud-ouest du lac Supérieur, que l’on désigne encore par l’expression française de « Fond du Lac ».

La baie du Tonnerre. — Dessin de Th. Weber, d’après une gravure américaine.

Prince Arthur Landing, plus communément appelé Thunder Bay ou baie du Tonnerre, est une ville naissante, qui doit ressembler beaucoup à ce qu’était Collingwood la deuxième ou troisième année de son existence. Une centaine de maisons s’éparpillent le long d’un rivage en pente d’où l’on embrasse une fort belle vue sur les promontoires et les îles qui ferment la baie du Tonnerre, presque aussi profonde et aussi sûre que celle de Nipigon. Toutefois la grande île, riche en minerai, qui forme ici le dernier plan de l’horizon, l’Isle Royale, ne fait déjà plus partie du Canada : les traités l’ont attribuée aux États-Unis. À 5 ou 6 kilomètres du débarcadère, à l’embouchure de la Kaministiquia, est un poste de la Compagnie de la baie d’Hudson, le fort William, autour duquel un missionnaire français a réuni quelques centaines de Chippewas qu’il s’efforce d’initier aux premiers rudiments de la vie civilisée.

Fort William et bouche de la Kaministiquia. — Dessin de Th. Weber, d’après une gravure américaine.
Indiens Chippewas réparant leurs canots. — Dessin de A. Dupuy, d’après une photographie.

Le 24 août était un dimanche : je n’avais aucune raison pour supposer que ce jour-là se célébrât à Thunder Bay autrement qu’à Montréal ou à Toronto. Aussi, après avoir trouvé un gîte dans une bicoque en planches — et à deux étages, s’il vous plaît ! — dont le propriétaire était un Teuton naturalisé Américain, ne pensais-je qu’à fuir au plus tôt l’atmosphère puritaine du « sabbat » en faisant quelque excursion dans les bois du voisinage, lorsque, en dépassant le seuil de mon « hôtel », je sentis une main s’abattre sur mon épaule. J’entendis un organe essentiellement parisien me poser cette simple question :

« Eh bien ! comment trouvez-vous la boîte ? »

Le mot boîte, dans l’acception employée par mon interlocuteur, n’a pas encore été, que je sache, naturalisé au Canada ; de plus, l’accent ne me permettait pas de douter un instant que j’eusse devant moi un enfant authentique de la grande capitale. Je me retournai aussitôt et répondis avec une pointe de défiante réserve — disons-le, à la honte de la nature humaine, c’est le premier sentiment qu’éveille d’ordinaire l’accolade d’un compatriote inconnu en pays si lointain :

« Pardon, monsieur, c’est à un Parisien que j’ai l’honneur de parler ? Vrai, je ne m’attendais pas à en rencontrer ici.

— Un Parisien — non ma foi ! — mais un Anglais, ancien élève du lycée de Versailles, et qui, venant d’apprendre votre arrivée, est enchanté de causer un peu de là-bas. Vous voyez, du reste, que je me présente tout seul, — habitude française dont vous ne me saurez pas mauvais gré, j’espère, dans ce pays formaliste. »

Deux minutes après, la glace était rompue. Edward O… était un charmant garçon, quelque peu parent d’un membre de la Chambre des lords, et, comme il venait de me le dire, il avait été élevé en France. Enfermé dans Paris assiégé, il avait fait le coup de feu contre les Allemands comme volontaire dans la légion des Amis de la France ; puis, la guerre terminée, il était parti pour le Canada, où des recommandations l’avaient fait admettre dans l’une des commissions chargées de l’exploration du tracé du Pacifique. Thunder Bay était alors le quartier général de plusieurs de ces commissions. Au moment où je le rencontrai, sa physionomie, hélas ! n’était pas des plus avenantes : de larges balafres s’y croisaient en tous sens ; mais il ne tarda pas à m’apprendre que ces cicatrices étaient un tribut payé au genre de vie en vogue dans la bonne ville de Thunder Bay.

L’avant-veille, après une soirée passée en joyeuse compagnie, ce qui implique une absorption considérable de cok-tails, de night-caps, de tom-jerries, de hot-scotch et autres préparations diaboliques dont le whisky fait le plus bel ornement, il était tranquillement couché dans son hôtel, édifice tout aussi somptueux que celui où nous venions de nous rencontrer, lorsqu’une chaleur inaccoutumée le réveillant tout à coup, il vit sa chambre remplie de flammes. — Quelque bout de cigare tombé par mégarde sur le lit, il n’en fallait pas davantage pour incendier la maison. — Mon nouvel ami avait bravement sauté par la fenêtre, mais il avait eu le malheur de tomber sur un baril de salaison dont les ferrures avaient mis son physique en l’état lamentable où je le voyais.

J’appris par lui que les trois cent cinquante ou quatre cents habitants de Thunder Bay passaient une partie de leur temps au service de l’exploration du Pacifique, une autre à spéculer sur les découvertes de minerai faites ou à faire, et le reste, enfin, à jouer et à boire ce qu’ils ont gagné dans ces diverses occupations. J’appris aussi que la « sunday law », la loi du dimanche, était horriblement mal observée à cette frontière extrême de la civilisation ; le bar-room (cabaret, « comptoir ») de mon hôtelier ne désemplit pas de la journée, et la tentative que fit ce digne Germain d’expulser un client trop généreusement abreuvé, nous rendit témoins d’une scène de boxe, compliquée d’un intermède de coups de pied que reçut la pauvre hôtesse accourue au secours de son maître et seigneur. Il me parut d’ailleurs, à la démarche de la plupart des passants, que décidément le culte de la bouteille était beaucoup plus en faveur que la lecture de la Bible. Notons, en passant, un détail particulier qui démontre le danger de prolonger une étude de mœurs dans quelque bar-room des « frontières » — c’est ainsi que l’on appelle les régions extrêmes où les premières vagues de l’invasion blanche viennent déposer un peu d’écume, que le flux suivant ne tarde pas à pousser plus loin vers des solitudes nouvelles. — Dans ce pays de parfaite égalité sociale, il est de règle que tout individu survenant dans la salle offre une tournée à tous les consommateurs présents, connus ou inconnus, qui s’empressent de répondre à ce bon procédé par une invitation à tour de rôle. Après quelques heures consacrées à l’échange de semblables politesses, ce qu’on a de plus sage à faire, c’est d’aller se mettre entre deux draps. La nature ne m’ayant pas gratifié d’un de ces estomacs cuirassés comme il en faut pour tenir tête aux dieux norses de Thunder Bay, je m’efforçai modestement de mettre fin à des présentations trop multipliées, et parvins, non sans peine, à entraîner mon cicerone dans une promenade extra-muros. Chemin faisant, nous passâmes devant les débris fumants de ce qui avait été le logis d’Edward O… Son ex-propriétaire avait déjà dressé tout près une sorte de wigwam, et, philosophiquement assis sur un monceau d’objets disparates arrachés à la catastrophe, il calculait sans doute ce qu’il faudrait de temps et d’argent pour rouvrir son « hôtel ».

Le lendemain se passa en préparatifs de départ et en visites à l’éminent ingénieur chargé de la création et de l’entretien de la route à laquelle on a bien justement donné son nom. Grâce à l’obligeance de M. Dawson, je n’eus point à me préoccuper de la question des vivres, dont on est ordinairement obligé de se pourvoir pour ce trajet de neuf à dix jours. Je me bornai donc à l’achat de deux couvertures, indispensables pour camper dans les hangars-abris ou sous la tente. Le soir, en compagnie d’Edward et d’un de ses amis, nous fîmes une promenade en canot qui nous conduisit près du campement d’une famille de Saulteux. Les hommes étaient absents, à la chasse ou à la pêche ; femmes et enfants étaient vêtus fort proprement, à l’européenne, et quelques-uns d’entre eux, au teint plus clair, paraissaient être de sang mêlé. Parvenu à plus de trois mille kilomètres de l’embouchure du Saint-Laurent, je n’avais pas encore vu d’Indien revêtu d’un costume qui ne fût pas celui de tout le monde, et les pauvres Saulteux de la baie du Tonnerre étaient les premiers qui ne connussent ni l’anglais ni le français. Avis aux amateurs d’émotions et de couleur locale à outrance ! On ne scalpe plus guère que dans les romans édités à Paris, ou dans quelque coin reculé des Rocheuses. Le Nuage-Rouge, l’Aigle à la prunelle flamboyante, et autres guerriers fameux, s’habillent comme le plus vulgaire des émigrants irlandais. Dernièrement même, on a vu un ex-colonel et un ex-général de l’armée confédérée, l’un Creek, l’autre Cherokee pur sang, parcourir les villes de l’Union américaine, et donner aux Visages-Pâles, dans la langue de Shakspeare et de Webster, des conférences fort suivies sur les sujets les plus divers, y compris les affaires indiennes.