Excursion dans les quartiers pauvres de Londres/01

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Première partie
Le Tour du mondeVolume 11 (p. 321-323).
Première partie


UNE EXCURSION DANS LES QUARTIERS PAUVRES DE LONDRES,


PAR M. L. SIMONIN.


1862. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.


I


Comment je me trouvais à Londres. — Projet d’une excursion dans les quartiers pauvres. — Seven Dials. — L’inspecteur de police, M. Price. — Un défilé de gueux.

C’était au mois de juillet 1862. Je me trouvais à Londres avec mon ami M. D. B., artiste peintre, et l’un de ses élèves. Nous revenions des mines du Cornouailles et des districts industriels si curieux du pays de Galles, pittoresque excursion dont les incidents, jusqu’à ce jour inédits, sont réservés au Tour du Monde.

Londres était alors peuplée de dix fois plus d’étrangers qu’elle n’en contient d’habitude ; elle était tout entière à la grande exhibition qui, pour la seconde fois depuis onze ans, rassemblait dans ses murs les peuples et les produits de l’univers.

J’avais déjà visité à plusieurs reprises la nef et les transepts, les galeries et les annexes du palais de Kensington, admiré les spécimens de l’industrie de l’un et l’autre hémisphère, réunis là en si peu de temps comme sous le coup d’une baguette de fée. Mes amis d’abord m’avaient suivi ; puis, plus tôt fatigués que moi de ce spectacle toujours le même, n’avaient pas tardé de demander à Londres d’autres distractions ; mais la cité-reine, the queen-city, pour l’appeler comme les Anglais, a bien vite montré à l’étranger tout ce qu’elle peut offrir ; elle est loin de lui donner tous les amusements, toutes les joies de Paris. Que faire alors ? Courir vers des endroits plus gais, comme font la plupart des touristes ; Toutefois, nous ne partîmes pas ainsi sur un premier accès de spleen, et, décidés à observer encore tout ce qui pouvait autour de nous attirer la curiosité, nous résolûmes de faire une excursion dans les quartiers pauvres de Londres.

Les sombres réduits de White Chapel, de Waping et de Christ Church, sont plus inconnus, nous ne dirons pas seulement aux Français, mais encore aux Londoners eux-mêmes, que le harem de Constantinople. C’est dans ces tristes recoins que grouillent, entassés pêle-mêle, tous les déshérités du sort, tous les gens sans feu ni lieu, que le vice et la misère y ont conduits. Là se trouvent, mêlés à la foule des malheureux, ces voleurs, ces pick-pockets fameux, déjouant la police anglaise, la plus madrée de l’univers. Là croupit une jeunesse décolorée, filles et garçons sans parents, enfants du ruisseau, vieillis avant le temps par l’avilissement moral, l’abandon et la faim.

La situation de ces quartiers classiques de la misère, auxquels il faut ajouter celui de Saint-Georges East, les isole, pour ainsi dire, dans Londres même. Ils sont à l’extrême est de la grande métropole, limités d’un côté, au sud, par la Tamise, ou si l’on veut par la Tour de Londres, le port et les docks, et de l’autre côté, à l’ouest, par la Cité, ce centre turbulent des affaires.

Londres est la ville des contrastes. On a dit, avec beaucoup de raison, qu’il n’y a dans la capitale des trois royaumes que des riches et des pauvres. C’est à côté de la Cité, vers les points ou affluent tous les trésors du monde, au voisinage de la Douane, de la Banque, de la Monnaie, des Docks, que sont les quartiers les plus malheureux de l’immense ville.

À l’est et au nord, les limites de ces quartiers sont indécises ; elles finissent où finit la misère. Au nord même, la misère se prolonge, et l’on peut dire que Bethnal Green continue tristement White Chapel.

Nous avions donc là matière à une exploration complète, même à une sorte d’enquête s’il était nécessaire ; mais nous voulûmes d’abord sonder le terrain comme des soldats en campagne.

On nous disait qu’il n’était pas prudent de se lancer ainsi à l’improviste dans ces quartiers éloignés, si peu visités des honnêtes gens, de s’aventurer à la légère, fût-ce même en plein jour, dans des labyrinthes sans issue, connus des seuls habitués, et dont nous ne sortirions qu’entièrement dévalisés. Nous nous rendîmes à ces raisons, et nous jugeâmes convenable, avant de nous engager dans White Chapel, d’étudier un autre quartier qui fût comme la miniature de celui-là. Nous allâmes ainsi à la découverte un matin, seuls, confiants en notre bonne étoile, dans le quartier de Seven Dials, qui fait tache au milieu de Londres, comme un gros pâté d’encre sur une feuille de papier satiné. Si Seven Dials n’est pas en effet englobé au milieu des quartiers aristocratiques, il n’en est pas moins à dix pas de Regent street et de Piccadilly, deux des centres du monde élégant, de la fashion, comme on dit de l’autre côté du détroit.

Seven Dials est proprement le nom que l’on donne à une petite place de forme presque circulaire, et sur le pourtour de laquelle viennent aboutir sept rues convergentes (seven dials), ce qui lui a valu son nom. Entrez dans l’une quelconque de ces rues, et vous verrez que le portrait piquant qu’un des plus grands romanciers et des plus fins observateurs du Royaume-Uni, Charles Dickens, écrivant alors sous le pseudonyme de Boz, a tracé de Seven Dials dans ses Esquisses, est vraiment peint d’après nature.

Quelle boue sale dans ces rues immondes, quels monceaux d’ordure ! quelles misérables boutiques, où des tas de vieilleries ramassées on ne sait où, récoltées on ne sait comment, s’étalent pour une vente imaginaire : chiffons hideux et multicolores, ferrailles mangées par la rouille, os à moitié pourris, vêtements et chaussures d’une époque antédiluvienne. Une odeur nauséabonde se dégage de ces bouges ignobles ; puis viennent d’infectes tavernes d’où sortent comme des exhalaisons de gin et de brandy qui vous prennent à la gorge, et où, par une porte entre-bâillée, on entrevoit sur les murs et les bancs une couche épaisse de crasse noirâtre et luisante, laissée là par les habitués du lieu. Cette glu d’un nouveau genre s’est soudée au plâtre et au bois, et ne fait plus qu’un seul corps avec eux. À côté des tavernes sont des gargotes en plein vent où des fritures sans nom, des morceaux de viande dépareillés attendent la pratique de chaque jour ; puis, çà et là, des allées longues et étroites, sombres et comme pleines d’une sorte de mystère ; des escaliers s’ouvrant parfois jusque sur la rue, et dont les marches, que n’a jamais visitées le balai, sont à moitié usées, déjetées, souvent incomplètes, véritables traquenards pour qui ne connaît pas ces dangereux passages. Aux fenêtres pendent des loques de toute espèce, ou bien un peu de linge lavé se séchant à l’air sur une ficelle. La lessive produit sur ces haillons impurs le singulier effet de les faire paraître encore plus sordides, tant ils ont perdu de leurs primitives couleurs.

Où sont donc les habitants de ce quartier de gueux, de cette nouvelle Cour des Miracles ? Les habitants sont endormis. À part quelques marchands debout sur le devant de leurs boutiques, quelques rares passants qui nous dévisagent, voyant bien que nous ne sommes pas du quartier, l’endroit est désert, silencieux, et cela est d’autant plus étonnant que près de là est le marché de Covent Garden, l’un des plus animés de Londres. Quelques maisons semblent barricadées, quelques boutiques même restent fermées. Je témoigne tout haut ma surprise à D. B. qui prend un croquis, et tout à coup j’entends une voix qui me répond en bon français :

« Ah ! monsieur, c’est de dix heures du soir à trois heures du matin qu’il vous faut venir, et alors vous verrez que de monde ! Nos gens ici travaillent la nuit et dorment le jour. »

Je me retourne sur cette repartie et j’avise une vieille femme qui, m’ayant entendu et compris, n’avait trouvé rien de mieux que de se mêler familièrement à la conversation. Son accent, la facilité avec laquelle elle s’est exprimée, dénotent une Française. Comment est-elle venue se perdre, à son âge surtout, dans ces bouges infects ? Pourrait-elle nous conduire, nous guider pour nous les montrer en détail ? J’allais lui demander tout cela, j’allais l’accabler de bien d’autres questions, quand tout à coup elle m’échappe et disparaît dans les contours d’une allée, où j’essaye vainement de la retrouver. Peut-être la vieille n’avait-elle pas la conscience en repos, et, devant des compatriotes si curieux, crut-elle plus prudent de s’esquiver. Dans tous les cas, nous étions avertis ; c’était la nuit qu’il fallait surtout visiter ces repaires du vol et de la misère. Il fallait aller là comme on va au concert et au théâtre, et nous projetâmes tout de suite une grande excursion pour la soirée du lendemain.

White Chapel était le point le plus curieux, le plus pittoresque à explorer, bien que Seven Dials déjà entrevu, Saint-Gilles, où croupissent plus de cinquante mille Irlandais, et Bethnal Green, le quartier des tisserands, ne fussent pas non plus à dédaigner. Nous opinâmes donc pour White Chapel et ses abords, et dès le même jour nous allâmes à la station de police de ce quartier, située Leman street, demander a l’inspecteur, M. Price, la permission de visiter les curiosités de son district. M. Price, rigide comme un Anglais, nous demanda préalablement nos noms, prénoms et qualités, et quand il connut le but de notre pérégrination :

« Venez me trouver à dix heures demain soir, venez avec vos amis, nous dit-il gracieusement, je vous montrerai tout, je vous ferai tout voir. Vous ne pouviez mieux rencontrer, car vous êtes chez l’inspecteur de police et des garnis de bas étage, inspector of police and common lodging houses. »

Et comme nous lui demandions si une tenue décente était de rigueur :

« Soyez sans crainte, reprit-il, restez vêtus comme à votre habitude ; gardez vos montres, vos porte-monnaie. En ma compagnie et celle de mes gens, personne ne mettra la main sur vous, il ne vous manquera rien ; et dans des endroits où vous seriez dévalisés même en plein jour, nul n’osera toucher à un cheveu de votre tête. Venez ; je vous montrerai en détail les réduits des voleurs et des femmes perdues, leurs tavernes, leurs théâtres, leurs lieux d’amusements, les prisons où nous entassons les gens ramassés la nuit sur la voie publique, les endroits où logent souvent pêle-mêle matelots, ouvriers, bateleurs et filous ; enfin les bouges abandonnés où les vagabonds, les mendiants transis de froid, morts de faim, trouvent un repos de quelques heures, et parfois leur dernier abri. »

Petits vagabonds sommeillants. — Dessin de Durand-Brager.

Ce tableau de l’inspecteur Price présageait une tournée des plus intéressantes, et nous promîmes d’être fidèles au rendez-vous. Nous étions dans White Chapel, et après avoir fait une aussi longue course, piqués par la curiosité, nous ne voulûmes pas rentrer au logis sans avoir donné un coup d’œil aux éventaires fort peu ragoûtants de la rue des Bouchers et à la foire aux guenilles, qui se tient dans Hounds ditch. Les habitants de ces beaux lieux, pour peu qu’ils soient amateurs du pittoresque, ont droit de s’enorgueillir de ces deux genres d’exhibition. Les produits en montre ne valaient pas sans doute ceux de la grande exposition ; mais, dans un autre genre, ils ne manquaient pas de cachet. Nous fûmes, du reste, en cette circonstance, favorisés du sort outre mesure, et nous pûmes voir en plein jour, sous toutes ses faces, ce qui a été donné à fort peu de touristes, la population si étrange de ces quartiers. On enterrait une misérable fille, tuée de sept coups de poignard dans un accès de jalousie par un matelot qui s’était ensuite suicidé. Cet enterrement avait mis en émoi tout le public de la place, et les rues de White Chapel, de Leman, tous leurs tenants et aboutissants, regorgeaient de monde. Ce que nous vîmes passer de chapeaux noirs défoncés, d’habits crasseux, de bottes éculées et dépareillées, est chose impossible à dire ; que de femmes, jeunes et vieilles, aux capelines décolorées, aux tartans marquetés de trous et de taches hideuses, que d’enfants en sordides haillons ! Nulle part de bas ni de chemises, des cheveux où jamais ne s’était promené le peigne, des barbes incultes où la poussière s’était déposée à son aise, où les fétus de paille et les fils de coton avaient établi comme des nids ; partout la peau se montrant à travers les déchirures des vêtements, une peau noire, terreuse, aux pores bouchés. La saleté a son prix : cette peau imperméable arrêtant la transpiration, les pertes deviennent à peu près nulles, et l’on économise ainsi sur le pain quotidien, qui ne vient pas toujours à son heure. Qui pourrait dire tout ce que nous vîmes en ce jour mémorable, qui aura fait époque pour White Chapel, défiler de misère, de dégradation, dans cette foule bigarrée se rendant, curieuse et inquiète, à l’enterrement d’une fille de mauvaise vie immolée par son amant ? Qui pourrait peindre cette procession de visages hâves, décolorés, hagards, farouches ? Jamais Homère, faisant le dénombrement de ses guerriers grecs, n’a donné une liste qui pourrait égaler celle-là en longueur, jamais le crayon de Callot n’a peint de gueux aussi vrais, aussi peu drapés que les nôtres.