Expédition de Charles V contre Alger

La bibliothèque libre.

EXPÉDITION DE CHARLES-QUINT


CONTRE ALGER.

Lorsque l’attention de l’Europe était partagée entre François Ier et Charles v, l’empire turc voyait sur le trône des sultans un des hommes les plus illustres du même siècle, le grand Soliman. Celui-ci avait à son tour pour amiral un audacieux et intrépide marin, Dratan-Bey, à qui la chrétienté donnait le nom de Barberousse. Dratan-Bey avait réduit sous la domination de son maître tous les gouvernemens de la côte septentrionale d’Afrique. De là de nombreux vaisseaux, conduits par l’amiral turc ou dirigés par ses conseils, s’élançaient sur les mers du Levant, où ils rencontraient les chevaliers de Malte animés du même esprit de représailles, ravageaient les rivages de l’Italie, de la Sicile et de l’Espagne, et portaient l’épouvante de tous côtés. Charles v voulut mettre un terme à leurs excursions. En 1535, il assiégea et prit facilement Tunis. Cette ville fut livrée au plus horrible pillage : « 30,000 habitans innocens périrent dans un seul jour, dit un historien chrétien, et 10,000 furent emmenés en esclavage. » En 1541, ce prince résolut de faire subir le même sort à Alger ; mais le sort en décida autrement. Voici une relation qui a été composée d’après les documens de cette époque[1].

P. M…

Alger était toujours dans l’état de dépendance de l’empire turc où Barberousse l’avait mis. Depuis qu’il commandait la flotte ottomane en qualité de capitan-pacha, Alger était gouverné par Hasen-Aga, eunuque renégat, qui, ayant passé au service des pirates par tous les grades, avait acquis dans la guerre une grande expérience, et était bien capable d’occuper un poste qui demandait un courage et des talens éprouvés. Hasen, pour se montrer digne de cet honneur, exerçait ses déprédations contre tous les états de la chrétienté avec une activité si étonnante, qu’il surpassait, s’il est possible, Barberousse lui-même en audace et en cruauté. Ses corsaires avaient presque interrompu le commerce de la Méditerranée. Il jetait si fréquemment l’alarme sur les côtes d’Espagne, qu’on fut obligé d’élever, de distance en distance, des corps-de-garde, et d’y entretenir continuellement des sentinelles, pour veiller sur l’approche des Barbaresques et garantir les habitans de leurs invasions. L’empereur recevait depuis long-temps des plaintes très-pressantes de la part de ses sujets ; on lui représentait que son intérêt et l’humanité lui faisaient également un devoir de réduire Alger, devenu, depuis la conquête de Tunis, le réceptacle de tous les pirates, et d’exterminer cette race de brigands, ennemis implacables du nom chrétien ! Déterminé par leurs prières, séduit encore par l’espérance d’ajouter un nouveau lustre à la gloire de sa dernière expédition d’Afrique, Charles, avant de quitter Madrid pour son voyage des Pays-Bas, avait donné des ordres en Espagne et en Italie pour équiper une flotte et lever une armée destinée à cette entreprise. Les changemens qui survinrent dans les circonstances n’ébranlèrent point sa résolution : ni les progrès que faisaient les Turcs dans le pays, ni les remontrances de ses plus fidèles partisans en Allemagne, qui lui représentaient que son premier soin devait être de défendre l’empire, ni les railleries de ceux qui ne l’aimaient pas, et qui plaisantaient sur ce qu’il fuyait un ennemi qu’il avait près de lui, pour aller au loin en chercher un si peu digne de son courroux, rien ne put l’engager à porter ses forces vers la Hongrie. C’était sans contredit une entreprise honorable que d’aller attaquer le sultan en Hongrie ; mais elle était au-dessus de ses forces, et ne s’accordait pas avec ses intérêts. Il eût fallu faire venir des troupes d’Espagne et d’Italie, pour les conduire dans un pays très-éloigné ; pourvoir aux préparatifs immenses que demandait le transport de l’artillerie, des munitions et des bagages d’une armée entière ; terminer dans une seule campagne une guerre qu’il était difficile de rendre décisive, même dans plusieurs campagnes : un semblable projet eût entraîné des dépenses trop fortes et trop prolongées pour que le trésor épuisé de l’empereur pût y suffire.

D’ailleurs, en employant de ce côté ses principales forces, les domaines qu’il possédait en Italie et dans les Pays-Bas restaient exposés à l’invasion du roi de France, qui ne manquerait pas de profiter d’une occasion si favorable pour y porter la guerre. D’un autre côté, son expédition d’Afrique, dont les préparatifs étaient achevés et presque toutes les dépenses faites, ne demandait qu’un seul effort qui, outre la sûreté et la satisfaction que le succès de cette entreprise procurerait à ses sujets, prendrait si peu de temps, que le roi de France ne pourrait guère profiter de son absence pour envahir ses états de l’Europe.

Toutes ces raisons déterminèrent Charles à persister dans son premier dessein avec une résolution inflexible ; il n’eut égard ni aux conseils du pape, ni à ceux d’André Doria, qui le conjurait de ne pas exposer une flotte entière à une destruction presque inévitable, en risquant l’approche des côtes dangereuses d’Alger, dans une saison si avancée, où les vents d’automne étaient toujours violens. Après s’être embarqué sur les galères de Doria, à Porto-Venere, sur le territoire de Gênes, il ne tarda pas à reconnaître que cet habile homme de mer avait jugé mieux que lui d’un élément qu’il devait en effet mieux connaître. Il s’éleva une tempête si terrible, que ce ne fut qu’après les plus grands efforts et après avoir couru les plus grands périls, que Charles put aborder à l’île de Sardaigne, où était fixé le rendez-vous de la flotte. Mais comme l’empereur était naturellement d’un courage inébranlable et d’un caractère inflexible, les remontrances du pape, celles de Doria, les dangers même qu’il venait de courir, n’eurent d’autre effet sur lui que de l’affermir encore dans sa funeste résolution. Il est vrai que les forces qu’il avait rassemblées étaient bien capables d’inspirer les plus grandes espérances de succès, même à un prince moins hardi et moins présomptueux. Elles consistaient en vingt mille hommes d’infanterie et deux mille de cavalerie, tant espagnols qu’italiens et allemands, pour la plupart vieux soldats ; et en trois mille volontaires, la fleur de la noblesse italienne et espagnole, qui s’était empressée de faire sa cour à l’empereur en le suivant dans cette expédition, et qui se montrait jalouse de partager la gloire dont elle croyait qu’il allait se couvrir. Il lui était d’ailleurs arrivé de Malte mille soldats, envoyés par l’ordre de Saint-Jean, et conduits par cent de ses plus braves chevaliers.

La navigation, depuis l’île Majorque jusqu’aux côtes d’Afrique, ne fut ni moins longue ni moins périlleuse que celle qu’il venait de faire. Lorsqu’il approcha de terre, la fureur de la mer et la violence des vents ne permirent pas aux troupes de débarquer. À la fin, l’empereur, profitant d’un moment favorable, les mit à terre sans obstacle, assez près de la ville d’Alger, vers laquelle il marcha sans délai. Hasen n’avait à opposer à cette puissante armée que huit cents Turcs et cinq mille Maures, moitié naturels du pays, moitié réfugiés de Grenade. Il répondit cependant avec fierté à la sommation qu’on lui fit de se rendre ; mais, malgré son courage et sa grande expérience dans l’art de la guerre, il n’aurait pu, avec le peu de soldats qu’il avait, tenir long-temps contre des forces supérieures à celles qui avaient battu Barberousse à la tête de soixante mille hommes, et réduit Tunis, malgré tous les efforts de ce fameux pirate.

Au moment où l’empereur se croyait le plus en sûreté contre ses ennemis, il se vit tout à coup exposé à une calamité bien plus terrible, et contre laquelle toute la force et toute la prudence humaine ne pouvaient rien. Deux jours après son débarquement, lorsqu’il n’avait encore eu que le temps de disperser quelques petits corps d’Arabes qui inquiétaient son armée dans les marches, des nuages s’amoncelèrent, et le ciel se couvrit d’une obscurité effrayante ; vers le soir, la pluie, chassée par un vent impétueux, commença à tomber avec violence ; la tempête augmenta pendant la nuit. Les impériaux, qui n’avaient débarqué que leurs armes, restèrent sans tentes et sans abri, exposés à toute la fureur de l’orage. En peu de temps, la terre fut couverte d’eau au point qu’ils ne pouvaient se coucher. Leur camp, placé dans un terrain bas, était entièrement inondé ; à chaque pas, ils entraient jusqu’à la moitié de la jambe dans la boue ; et le vent soufflait avec tant d’impétuosité, que, pour se soutenir, ils étaient obligés d’enfoncer leurs lances dans la terre pour s’en faire un point d’appui.occasion si favorable d’attaquer ses ennemis. Dès le point du jour, il fit une sortie avec ses soldats, qui, ayant été sous leurs toits à l’abri de la tempête, étaient frais et vigoureux. Quelques soldats italiens, qui avaient été postés le plus près de la ville, découragés et glacés de froid, s’enfuirent à l’approche de l’ennemi : ceux qui occupaient les postes moins avancés montrèrent plus de valeur ; mais la pluie ayant éteint leurs mêches et mouillé leur poudre, leurs mousquets étaient devenus inutiles, et pouvant à peine soutenir le poids de leurs armes, ils furent bientôt mis en désordre. Presque toute l’armée, ayant à sa tête l’empereur, fut obligée de s’avancer pour repousser l’ennemi, qui, après avoir tué un grand nombre d’impériaux et jeté l’épouvante dans le reste, se retira en bon ordre.

Le sentiment de ce désastre et de ce premier danger fut cependant bientôt effacé par un spectacle plus affreux encore et plus déplorable. Il faisait grand jour, et l’ouragan continuait dans toute sa force ; on voyait la mer s’agiter avec toute la fureur dont ce formidable élément est capable ; les navires d’où dépendaient la subsistance et le salut de l’armée, arrachés de leurs ancres, allaient ou se briser les uns contre les autres, ou se fracasser contre les rochers ; plusieurs furent poussés à terre, d’autres furent abîmés dans les flots. En moins d’une heure, quinze vaisseaux de guerre et cent quarante bâtimens de transport périrent ; huit mille hommes qui étaient à bord furent noyés, ou si quelques-uns de ces malheureux échappaient à la rage des flots et cherchaient à gagner la terre à la nage, ils étaient massacrés sans pitié par les Arabes. L’empereur, immobile d’étonnement et de douleur, contemplait en silence cet affreux désastre ; il voyait s’engloutir dans les flots et toutes ses munitions de guerre et les immenses provisions destinées à nourrir ses troupes ; toutes ses espérances s’évanouissaient. La seule ressource qui fut en son pouvoir était d’envoyer quelques détachemens pour chasser les Arabes postés sur le rivage, et pour recueillir le petit nombre de ceux qui avaient le bonheur de gagner la terre. À la fin cependant, le vent commença à tomber, et l’on espéra qu’on pourrait conserver encore assez de vaisseaux pour sauver l’armée des horreurs de la famine et la ramener en Europe. Mais ce n’étaient encore que des espérances. Vers le soir, la mer se couvrit d’épaisses ténèbres ; les officiers des vaisseaux qui n’avaient pas péri se trouvant dans l’impossibilité de faire parvenir aucun avis aux troupes qui étaient à terre, celles-ci passèrent toute la nuit dans les tourmens de l’inquiétude la plus affreuse. Lorsque le jour reparut, une barque envoyée par Doria vint à bout d’aborder à terre, et apprit au camp que l’amiral avait échappé à la tempête la plus furieuse qu’il eût vue pendant cinquante ans de navigation, et qu’il avait été obligé de se retirer sous le cap de Metafuz, avec ses vaisseaux délabrés. Comme le ciel était toujours orageux et menaçant, Doria conseillait à l’empereur de marcher avec la plus grande diligence vers ce cap, l’endroit le plus commode pour rembarquer les troupes.

C’était, dans ce malheur, une grande consolation pour Charles que d’apprendre qu’une partie de sa flotte était sauvée ; mais ce sentiment de plaisir était bien altéré par les embarras et les inquiétudes où le jetait encore l’état de son armée : Metafuz était à quatre jours de marche du lieu où il était alors campé. Les provisions qu’il avait débarquées à terre étaient toutes consommées ; les soldats, fatigués et abattus, auraient à peine été en état de faire cette route dans leur propre pays : découragés par une suite de souffrances que la victoire même n’aurait peut-être pu leur rendre supportables, ils n’avaient pas la force de résister à de nouvelles fatigues. Cependant la situation de l’armée ne permettait pas même de délibérer, et il n’y avait pas deux partis à prendre. Charles ordonna donc à ses troupes de se mettre en marche ; les blessés et les malades furent placés au centre, et ceux qui paraissaient les plus vigoureux, à la tête et à l’arrière-garde. Ce fut alors que l’effet cruel des maux qu’ils avaient essuyés se fit mieux sentir, et que de nouvelles calamités vinrent aggraver les premières. Les uns pouvaient à peine soutenir le poids de leurs armes ; les autres, épuisés par une marche pénible dans des chemins profonds et presque impraticables, tombaient et mouraient sur la place : plusieurs périrent d’inanition, car l’armée n’avait guère d’autre subsistance que des racines, des grains sauvages, et la chair des chevaux que l’empereur faisait tuer et distribuer à ses troupes ; une partie se noya dans les torrens, tellement gonflés par les pluies, qu’en les passant à gué, on y entrait dans l’eau jusqu’au menton ; il y en eut un grand nombre de tués par l’ennemi, qui, pendant la plus grande partie de leur marche, ne cessa de les inquiéter et de les harceler le jour et la nuit. Enfin ils arrivèrent à Metafuz, et le temps devenant tout à coup assez calme pour favoriser la communication de la flotte avec l’armée, ils retrouvèrent des vivres en abondance, et se livrèrent à l’espérance de se voir bientôt en sûreté.

Dans cet horrible enchaînement de malheurs, Charles déploya de grandes qualités, que le cours suivi de ses prospérités ne l’avait pas mis jusqu’alors à portée de faire connaître. Il fit admirer sa fermeté, sa constance, sa grandeur d’ame, son courage et son humanité ; il supportait les plus grandes fatigues comme le dernier soldat de son armée ; il exposait sa personne partout où le danger était le plus menaçant ; il ranimait le courage de ceux qui se laissaient abattre ; il visitait les malades et les blessés, et les encourageait tous par ses discours et par son exemple. Quand l’armée se rembarqua, il resta un des derniers sur le rivage, quoiqu’un corps d’Arabes, qui n’était pas éloigné, menaçât de fondre à chaque instant sur l’arrière-garde. Charles répara, en quelque sorte, par une si noble conduite, la présomption et l’entêtement qui lui avaient fait entreprendre une expédition si funeste à ses sujets.

Ce ne fut point là le terme de leurs malheurs. À peine toutes les troupes furent rembarquées, qu’il s’éleva une nouvelle tempête, moins terrible à la vérité que la première, mais qui dispersa tous les vaisseaux, et les obligea de chercher, chacun de leur côté, soit en Espagne, soit en Italie, des ports où ils pussent aborder. Ce fut par là que se répandit le bruit de ces désastres, avec les exagérations que pouvaient y ajouter des imaginations encore frappées de terreur. L’empereur lui-même, après tant de périls, avait été forcé de relâcher dans le port de Bugia, en Afrique, où les vents contraires le retinrent pendant plusieurs semaines ; enfin il arriva en Espagne dans un état bien différent de celui où il y était revenu après sa première expédition contre les Barbaresques.


***…
  1. Caroli v expeditio ad Argyriam, per Nicolaum Villagnonem, equitem Rhodium, ap. Scardium, V, II, 365. Jovii, Hist., lib. xl, pag. 269, etc.