Exposition des Beaux-Arts/04

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EXPOSITION


DES BEAUX-ARTS





ECOLES DIVERSES.


ESPAGNE, ITALIE, BELGIQUE ET HOLLANDE.[1]





Parmi les écoles que nous avons maintenant à étudier pour achever l’examen des ouvrages envoyés au palais des Beaux-Arts, il y en a quatre qui comptent des antécédens nombreux et glorieux, l’école italienne, l’école espagnole, l’école flamande, l’école hollandaise. Pourquoi et commentées quatre écoles ont-elles perdu l’importance qu’elles possédaient autrefois? C’est une question que je me propose de discuter après avoir terminé la partie analytique de mon travail. Aujourd’hui ma tâche est circonscrite dans des bornes plus étroites : il s’agit du présent, et de la comparaison du présent avec le passé. Plus tard nous verrons pourquoi ces nations, qui occupent une place si considérable dans l’histoire de l’art, sont maintenant descendues au-dessous de l’Angleterre, de l’Allemagne et de la France.

Pour établir le rang esthétique des écoles italienne, espagnole, flamande et hollandaise, il suffit de faire quelques pas dans la galerie du Louvre. Sans sortir de Paris, on peut savoir à quoi s’en tenir sur la portée de leur enseignement et sur la valeur de leurs œuvres. La première de toutes les écoles sans contredit, l’école italienne, est dignement représentée dans la galerie du Louvre. Je dis la première, puisque l’école grecque nous fait défaut, car, d’après les débris de la statuaire, nous sommes fondés à croire que la Grèce, institutrice de l’Italie, dominait son élève dans le maniement du pinceau comme dans le maniement du ciseau. Les Noces Aldobrandines, trouvées à quelques lieues de Rome dans les fouilles de Frascati, et qui se voient maintenant au musée du Vatican, démontrent surabondamment la légitimité de cette assertion, et sans doute Nicolas Poussin était de cet avis quand il faisait de cette belle composition l’admirable copie qui décore la galerie Doria. Toutefois, si l’Italie ne vient qu’après la Grèce dans les arts du dessin comme dans la poésie, elle domine toutes les nations modernes dans la peinture et la statuaire. Essayer de le prouver serait jeter ses paroles au vent et gaspiller son temps : il y a des vérités tellement évidentes, qu’elles s’imposent sans le secours de la démonstration.

Quant à l’Espagne, quoique son rang ne soit pas aussi clairement établi que celui de l’Italie, il suffit de citer les noms de Murillo, de Velasquez et de Ribeira. Pour estimer la valeur de ces trois maîtres, nous n’avons pas besoin de franchir les Pyrénées. Nous avons sous la main de quoi déterminer la place qui leur appartient. L’Adoration des Bergers, de Ribeira, est un des plus beaux ouvrages qui soient sortis de sa main; le portrait de l’infante, de Velasquez, est une perle dont tous les connaisseurs louent à l’envi la pureté. Nous possédons deux morceaux de Murillo, une Vierge, qui figure depuis longtemps dans la grande galerie, et qui ravit tous les yeux par son exquise élégance. L’Assomption, du même auteur, acquise il y a quelques années à la vente du maréchal Soult pour la somme fabuleuse de 615,300 francs, ne vaut pas, à mon avis, le précédent morceau, car elle a subi de nombreuses retouches, et lorsqu’il s’agit d’un maître tel que Murillo, la virginité de l’œuvre n’est pas à dédaigner.

Ai-je besoin de rappeler les titres esthétiques de l’école flamande et de l’école hollandaise? Ne sont-ils pas représentés par deux noms illustres qui se placent immédiatement après les plus grands de l’Italie? Si Rubens et Rembrandt ne signifient pas la grâce, la pureté, ils signifient la puissance, la vérité, la magie du pinceau. Deux écoles représentées dans le passé par de tels noms ont droit à l’attention la plus vigilante. Qu’elles aient dégénéré, qu’elles se soient montrées infidèles à leurs antécédens, qu’elles ne puissent pas aujourd’hui nous donner la monnaie de ces deux grands hommes, je n’essaierai pas de le contester; mais les efforts de deux nations qui ont de tels aïeux commandent toujours le respect et la sympathie. En parler légèrement serait commettre une véritable impiété envers ces noms glorieux. Quoique ces deux écoles soient aujourd’hui bien déchues de leur ancienne splendeur, elles ont pourtant conservé avec un soin scrupuleux quelques procédés techniques dont la valeur ne saurait être méconnue; elles n’ont pas trouvé moyen de ressusciter ou de continuer Rubens et Rembrandt, mais elles savent imiter le ton de leurs ouvrages. On dirait, pour me servir d’une expression vulgaire, qu’elles ont trouvé dans les papiers de leur succession quelque recette de famille dont elles n’ont pas divulgué le secret. Imiter avec adresse, reproduire avec bonheur les tons de Rubens et de Rembrandt, c’est trop peu sans doute pour attirer les regards de la postérité, mais c’en est assez pour occuper la génération présente, car il n’est pas sans intérêt de rechercher pourquoi les descendans de Rubens et de Rembrandt ont perdu l’inspiration de leurs ancêtres en conservant leurs procédés; je dis rechercher, il n’est pas facile en effet de trouver une solution.

Parmi les ouvrages envoyés par l’école espagnole, ceux qui attirent les regards de la foule sont les portraits de M. Federico Madrazo. L’engouement de la foule est-il justifié par l’examen attentif de ces portraits? Il faudrait méconnaître absolument toutes les lois de la peinture pour l’accepter et le déclarer légitime. Il est évident que M. Madrazo jouit dans son pays d’une grande autorité; les plus grands noms se pressent dans son atelier et attendent leur tour. La reine et le roi d’Espagne, la duchesse d’Albe, la duchesse de Séville, la duchesse de Medina-Cœli ont tour à tour posé devant lui. Qu’a-t-il fait de ces modèles? Ce que peut faire un peintre qui sacrifie l’effet, la forme du visage et du corps, à la splendeur des étoffes. Je ne veux parler ni de la reine Isabelle, ni de son mari don Francisco, qui n’offrent pas au pinceau d’abondantes ressources: ce serait me montrer trop sévère à l’égard de M. Madrazo que de lui demander pourquoi il n’a pas fait du roi et de la reine d’Espagne deux portraits magnifiques; mais parmi les femmes de la cour qui ont posé devant lui, il y en a de charmantes, qui tenteraient à bon droit le pinceau le plus habile, et quel parti en a-t-il tiré? Hélas! j’ai regret à le dire : s’il n’a pas réussi complètement à supprimer leur beauté, il a du moins prouvé qu’il ne prend aucun souci du masque humain. La duchesse de Medina-Cœli entre les mains de Murillo ou de Velasquez nous eût offert le type accompli de l’élégance et de la grâce. Qu’est-elle devenue entre les mains de M. Madrazo? Je suis vraiment embarrassé de le dire. La tête n’est pas modelée : ni tempes, ni orbites, ni pommettes; les yeux mêmes n’ont pas une forme qui leur permette de voir. Ce qui paraît avoir absorbé tous les soins, toute la sollicitude de l’auteur, c’est l’étoffe de la robe. Peut-être obtiendra-t-il l’approbation des fabricans de soieries, car il a traité cette partie de son travail avec une attention que je puis appeler religieuse. Quant à la forme du corps, il est impossible de la deviner. Ni les hanches ni les genoux ne sont accusés. Si les femmes de Madrid sont aussi folles que les femmes de Paris, si elles s’obstinent à dénaturer la forme de leur corps par l’extravagance de leur toilette, c’est aux peintres qu’il appartient de les ramener an bon sens en corrigeant sur la toile l’absurdité de leur ajustement. Quelle que soit d’ailleurs la déférence de la duchesse de Medina-Cœli pour les caprices de la mode, j’ai peine à croire qu’elle parodie aussi résolument la forme humaine. Une femme qui ressemblerait littéralement au portrait signé de M. Madrazo serait à coup sûr très mal construite et ne marcherait pas sans de grands efforts.

Parlerai-je de la duchesse d’Albe, dont le visage, quoique modelé d’une façon très imparfaite, laisse pourtant deviner une physionomie gracieuse? C’est quelque chose de plus triste encore que le portrait de la duchesse de Medina-Cœli. Ici la forme du corps n’est pas même parodiée : elle n’est pas indiquée. Pour donner une idée fidèle de cet ouvrage à ceux qui ne l’ont pas vu, je suis obligé de recourir aux comparaisons les plus vulgaires. La robe de la duchesse d’Albe a précisément la forme de ces gaines d’osier où l’on place les enfans coiffés de bourrelets, et que les nourrices appellent chariots. Que ce soit là le type vrai de la robe de cour à l’Escurial, je n’oserais le contester, car je suis incompétent dans la question; mais je me rappelle que Van-Dyk et Velasquez, qui nous ont laissé le portrait des plus grandes dames de leur temps et qui se trouvaient, comme M. Madrazo, en présence des caprices de la mode, n’ont jamais renoncé à exprimer la forme des membres inférieurs par quelques plis d’étoffe. Dans le portrait de la duchesse d’Albe, je ne trouve rien de pareil. La robe est faite de telle façon, qu’elle semble pouvoir se tenir debout lors même qu’elle serait vide. Les Vénitiens et les Flamands, qui ont poussé si loin le goût de la splendeur, n’ont jamais sacrifié le modèle vivant à l’étoffe. Si M. Madrazo, en ne suivant pas leur exemple, croit les avoir surpassés, il commet une lourde méprise. Le portrait de la duchesse d’Albe, à parler franchement, est une des œuvres les plus informes que j’aie vues depuis longtemps.

Quant à celui de la comtesse de Vilches, il mérite des reproches encore plus graves, car non-seulement le modèle est mal posé, mal assis, non-seulement il est impossible de deviner la forme du genou droit, mais les deux bras sont estropiés. L’expression peut sembler dure, et pourtant c’est la seule vraie. Si la comtesse de Vilches avait le malheur de posséder deux bras pareils à ceux que lui a faits M. Madrazo, elle ne pourrait ni tenir son éventail, ni monter à cheval, ni figurer dans un quadrille sans exciter un étonnement douloureux. Avec un visage souriant, des yeux pleins de malice, ce serait vraiment dommage, et j’aime à croire que M. Madrazo a calomnié son modèle en lui attribuant de si vilains bras. A quoi tient pourtant cette odieuse calomnie? A l’ignorance de la perspective. Si M. Madrazo eût mesuré la distance de l’épaule au coude et du coude à la main, nous ne serions pas obligé de lui tenir un langage aussi sévère; mais comment accueillir avec indulgence un portrait dessiné d’une manière si étrange? Ce serait encourager, ce serait prêcher le mépris de toutes les lois de la peinture. Qu’un tel ouvrage se produise dans la patrie de Murillo et de Velasquez, c’est pour nous un légitime sujet d’étonnement. Et pourtant, si nous consultons nos souvenirs, nous trouvons chez nous le même engouement pour des œuvres de même valeur. Nous avons eu, nous avons encore des peintres à la mode chez qui les femmes jeunes et belles s’inscrivent un an d’avance pour obtenir leur tour, et qui n’en savent pas plus que M. Madrazo. La notion de la beauté semble s’obscurcir dans tous les grands centres de civilisation. A Paris comme à Madrid, les femmes admirées pour leur élégance et leur grâce prennent sous leur protection et réussissent à mettre en vogue des peintres sans savoir et sans études. Chose difficile à comprendre, et qu’il faut cependant accepter comme un fait avéré, elles tiennent moins au charme de leur visage qu’à l’éclat de leur toilette dès qu’il s’agit de se faire peindre. L’éclat humide du regard, la longueur des cils, la fraîcheur des lèvres, les touchent moins que l’imitation du velours, du satin et de la dentelle. On dirait qu’elles oublient le portrait de leur personne, et ne songent qu’au portrait de leur robe. Tout en qualifiant sévèrement l’injuste popularité de M. Madrazo, je suis obligé de reconnaître qu’il a trouvé chez nous des exemples dangereux. La faute qu’il a commise à Madrid, d’autres la commettent chaque jour sous nos yeux. Il a préféré l’engouement des gens du monde à l’estime des connaisseurs, et peut-être s’applaudit-il de son choix. Pourtant, quel que soit le charme de la richesse, il y a dans l’approbation des hommes compétens une joie que rien ne saurait remplacer. On a beau voir à sa porte des équipages armoriés, on a beau voir se presser dans son atelier les visages les plus frais, les plus gracieux, les toilettes les plus éclatantes, et recueillir en échange d’un travail imparfait plusieurs milliers de pièces d’or : on ne subit pas sans colère le jugement prononcé par les esprits éclairés. Or j’imagine que parmi les compatriotes de M. Madrazo, il s’en trouve plus d’un pour protester contre l’engouement des dames de la cour. Les Espagnols qui ont visité l’Italie, la Belgique, la Hollande, ne doivent pas cacher leur dédain pour ces portraits où la grâce est remplacée par l’afféterie. Comment prendraient-ils au sérieux M. Madrazo, à moins de renier leurs souvenirs?

M. Ribera, dans le portrait du marquis d’Alcanices, a montré un talent plus sérieux que M. Madrazo. Il ne jouit pas dans son pays de la même popularité, mais il fait honneur aux leçons de son père et à celles de son second maître, M. Paul Delaroche. Le visage du modèle est traité avec un grand soin, et s’il n’a pas toute la fermeté qu’on pourrait souhaiter, on sent du moins que l’auteur a fait tout ce qui dépendait de lui pour rendre ce qu’il voyait. Ce n’est pas que ce portrait me paraisse à l’abri de tout reproche. Si les yeux et la bouche sont modelés avec finesse, le torse et les membres ne se laissent pas assez clairement deviner. L’intention de M. Ribera n’est pas douteuse : il a voulu exprimer une nature grêle et un peu sénile; mais je crains qu’il n’ait dépassé le but. On ne sent ni la poitrine sous le gilet, ni les cuisses sous la culotte de cour. Ce qui me paraît excellent dans ce portrait, ce qui lui donne un caractère original, c’est le regard attentif du modèle, qui semble guetter les moindres mouvemens du spectateur. Le portrait du marquis d’Alcanices ne possédât-il que ce seul mérite, il faudrait le louer avec empressement, car ce mérite n’est pas vulgaire : on trouve sans peine des peintres qui savent imiter les étoffes, on en trouve plus difficilement qui savent imiter le regard. D’ailleurs M. Ribera traite les étoffes avec autant de soin et plus de vérité que M. Madrazo. Il ne cherche pas, comme lui, à éblouir les yeux par l’éclat des couleurs, il vise plus haut, il vise à l’harmonie, et tous les hommes de goût lui donneront raison. Aussi j’échangerais de grand cœur tous les portraits envoyés par M. Madrazo contre le portrait du marquis d’Alcanices, car en peinture comme en poésie je mettrai toujours la partie humaine en première ligne, et c’est pour cette raison que je suis loin de partager l’enthousiasme des femmes à la mode pour les peintres qu’elles prennent sous leur protection. L’imitation d’un ruban ou d’une dentelle les ravit en extase; elles rougiraient de leur admiration, si elles savaient comment se font les dentelles dans plus d’un atelier. A peine ont-elles pris congé du peintre qu’elles prônent, que, sous prétexte de ne pas les fatiguer inutilement, il ajuste la robe sur un mannequin, et pour être sûr de reproduire fidèlement le point de Matines, d’Alençon ou de Chantilly, il imprime sur sa toile ce qu’il devrait copier. Un bout de dentelle appliqué sur le blanc de plomb suffit à réaliser le prodige enfantin qui les émerveille. J’ignore si M. Madrazo a recours au procédé que je rappelle, et que j’ai vu pratiquer plus d’une fois. J’apprendrais sans étonnement qu’il ne le dédaigne pas. Pourquoi la robe de la duchesse de Medina-Cœli ne serait-elle pas faite suivant cette méthode victorieuse? M. Ribera, j’en suis sûr, ne s’avisera jamais de cette malice innocente : le portrait du marquis d’Alcanices me prouve qu’il ne tient pas à terminer promptement ce qu’il a commencé, mais qu’il étudie longtemps son modèle avant de tracer les premiers contours au fusain, et qu’il ne plaint pas son temps quand il s’agit de mener son œuvre à bonne fin. J’entends dire par ses compatriotes qu’il ne descend pas de l’Espagnolet, dont le nom s’écrit tantôt Ribeira, tantôt Ribera. Quand on est peintre et qu’on porte un tel nom, on est obligé de le respecter, et je vois avec plaisir que M. Ribera ne l’a pas oublié.

Je dois appeler l’attention sur deux dessins de M. Hortigosa d’après Murillo : Saint Thomas faisant l’aumône et Saint Antoine de Padoue. Ce qui me frappe dans ces deux dessins, ce n’est pas l’habileté matérielle, quoique M. Hortigosa manie le crayon avec beaucoup d’adresse et de fermeté : c’est la finesse avec laquelle il a saisi la fidélité avec laquelle il a rendu le caractère du maître. Bien que les originaux d’après lesquels il a travaillé n’aient jamais paru en France, quiconque a vu les Murillo de la galerie du maréchal Soult, les deux Murillo que nous possédons au Louvre, et la Vierge du même auteur au palais Corsini, reconnaît sans peine que M. Hortigosa, en copiant deux compositions du maître le plus populaire de son pays, n’a rien épargné pour les transcrire littéralement, et qu’il a touché le but. Il est probable que ces deux dessins seront gravés : c’est du moins ce que j’entends dire par les amis de M. Hortigosa. Pour ma part, je serais bien aise de les voir reproduits par le burin, car les dessins destinés à la gravure manquent trop souvent de caractère. Les meilleurs tableaux, à moins de tomber dans les mains d’un Bolswert, d’un Henriquel Dupont ou d’un Calamatta, sont exposés en passant par le crayon aux plus périlleuses aventures. Il est bien rare qu’ils ne sortent. pas de cette épreuve quelque peu écloppés. Murillo a trouvé dans M. Hortigosa un interprète attentif et fidèle. Ces deux dessins ressemblent si peu aux trois quarts des œuvres envoyées à Paris par l’école espagnole, que je me demande avec étonnement comment M. Hortigosa a pu, en étudiant à Madrid, conserver une telle simplicité. Est-ce à M. Vicente Lopez, son maître particulier, que nous devons rapporter l’honneur de cette anomalie? Je ne sais : dans tous les cas, ce qui demeure avéré, c’est que M. Hortigosa, pas plus que M. Ribera, n’a rien de commun avec M. Madrazo.

Pourquoi M. Hortigosa n’a-t-il pas fait un tableau au lieu de copier deux compositions de Murillo? Je ne me charge pas de l’apprendre au public français. J’incline à penser pourtant qu’il est encore jeune, qu’il se défie de ses forces, et qu’il attend pour produire une œuvre personnelle que son jugement ait été mûri par l’étude des grands maîtres. Si telle est sa pensée, il ne doit pas s’en tenir à Murillo. Il y a sans doute beaucoup à gagner dans le commerce de ce maître passionné, qui a su exprimer le sentiment religieux sous une forme si attrayante. Cependant, malgré la puissance et le charme de son pinceau, il ne saurait être comparé aux cinq grands maîtres de l’Italie, et M. Hortigosa, s’il veut compléter ses études, fera bien de s’adresser à eux. Le Spasimo du Sanzio placé au musée de Madrid lui en apprendra plus que Murillo pour l’interprétation de la forme humaine. Toutefois, lors même qu’il s’en tiendrait à l’étude du maître espagnol, j’ai la ferme confiance qu’il ne ferait pas fausse route, car un œil si attentif, une main si docile promettent un peintre de talent.

D’après MM. Madrazo, Ribera et Hortigosa, nous pouvons estimer l’état présent de la peinture espagnole. Il est évident que le goût n’est pas ce qui domine à Madrid. M. Madrazo, pour me servir d’une expression vulgaire, tient le haut du pavé. C’est lui que prônent les femmes de la cour, c’est lui qu’on cite dans les salons comme l’interprète le plus habile de l’élégance et de la splendeur. Ni M. Ribera ni M. Hortigosa ne jouissent de la faveur publique. La simplicité de leurs œuvres ne rallie qu’un petit nombre de suffrages. Qu’ils s’en plaignent, je le conçois; mais ils auraient grand tort de s’en étonner. Ce qui se passe aujourd’hui à Madrid s’est déjà vu à Paris, à Londres, même à Rome et à Florence, malgré le Vatican et le Capitole, malgré le palais des Offices et le palais Pitti, dont les protestations permanentes n’étaient pas entendues. Le triomphe et la popularité de M. Madrazo signifient à Madrid ce que signifiaient à Florence et à Rome le triomphe et la popularité de Sabatelli et de Camuccini, — l’affaiblissement ou du moins l’égarement momentané de l’intelligence publique à l’égard de toutes les questions qui se rattachent à la beauté. J’espère pourtant que l’Espagne abandonnera M. Madrazo pour Murillo et Velasquez, comme elle a renoncé à Gongora pour Cableron et Cervantes, comme l’Italie a renoncé à Marini pour Dante et l’Arioste. C’est une maladie qui ne tiendra pas contre les remontrances et les railleries. Si notre espérance était déçue, si le règne de M. Madrazo durait seulement quelques années, c’en serait fait pour longtemps du goût et du bon sens de l’Espagne. Que notre vœu s’accomplisse donc dans un avenir prochain !


Il serait inutile de rappeler ici les origines de l’école italienne, qui n’offriraient qu’un intérêt purement archéologique Depuis les byzantins jusqu’à Giotto, depuis Giotto jusqu’à Fra Angelico, cette école, dont la supériorité sur toutes les autres ne saurait être contestée par les hommes de bonne foi, et j’ajouterai par les hommes vraiment éclairés, nous présente une série d’œuvres très dignes d’estime assurément par l’expression du sentiment religieux, mais incomplètes au point de vue de la science. La Vierge byzantine placée à Rome sur le maître-autel de l’église appelée Bocca della Verità, les Prophètes de Cimabuë dans la crypte de San-Miniato, les fresques de Giotto à Sainte-Marie all’ Arena de Padoue, exciteront toujours une véritable admiration. Ce n’est pourtant pas à ces ouvrages qu’il faut s’adresser pour établir les principes fondamentaux de la peinture. Le cimetière de Pise, malgré les merveilles qu’il renferme, n’est pas non plus une source d’enseignemens qui puisse dispenser de puiser à des sources plus fécondes. Les inventions terribles des Orcagna, les inventions ingénieuses de Benozzo Gozzoli ne sont pas le dernier mot de l’art italien. Il faut interroger les cinq grands maîtres qui expriment sous la forme la plus pure le génie de cette terre privilégiée : Léonard de Vinci, Michel-Ange, Raphaël, Titien et le Corrège. Quand on les connaît bien, quand on a contemplé à loisir toutes les œuvres créées par leur pinceau, alors, mais alors seulement, on sait ce que vaut l’Italie, ce qu’elle signifie dans le développement de l’imagination humaine. Jusque-là il n’est pas permis d’en parler, car on n’est pas compétent dans la question. On peut mesurer les déviations du goût public à l’estime dont jouit l’Italie. Quand son crédit s’affaiblit, soyez sûr que le sentiment de la beauté s’affaiblit en même temps ; quand son crédit se relève, affirmez sans crainte que le sentiment de la beauté se réveille : c’est un signe qui ne vous trompera jamais. On a souvent parlé, on parlera souvent encore des franchises de l’art, et parmi ces franchises on a voulu compter le dédain de l’Italie : c’est là une aberration qui n’a pas besoin d’être discutée. Dans le domaine de l’art, le mépris de la tradition n’est pas une preuve de force. Ceux qui proclament si haut leur indépendance ignorent presque toujours ce qu’ils prétendent dédaigner. Prenez la peine de les interroger, comme Socrate interrogeait les esprits forts d’Athènes, et voici ce que vous trouverez au fond de leur intelligence : ce que je ne sais pas n’est pas ; c’est exactement comme si je le savais. Et si d’aventure il s’en rencontre un sur mille qui connaisse ce qu’il dédaigne, ce n’est pas une preuve de supériorité, mais d’infirmité ; c’est qu’il a vu sans comprendre.

Pour éclairer ces aveugles, obstinés dans leur cécité, qui repoussent la lumière et ne veulent pas ouvrir les yeux, je n’ai qu’à nommer les deux maires qu’ils ont choisis pour guides, et dont ils proclament en toute occasion l’indépendance absolue : Rubens et Rembrandt. Ni l’un ni l’autre ne dédaignaient l’Italie. Le premier l’a bien prouvé par son séjour prolongé sur cette terre savante. Quant au second, si son voyage à Venise n’est pas clairement établi, nous savons du moins qu’il achetait à grand prix les gravures de Marc-Antoine Raimondi. Or, s’il eût dédaigné l’Italie, comment expliquer cette passion constante? Laissons donc en paix, livrons à l’oubli toutes les déclamations sur l’originalité, sur la liberté du génie, dont nous sommes étourdis depuis trop longtemps, et plaçons notre confiance dans la force du bon sens, dans la force de la vérité!

Toutes les œuvres de l’école italienne, à ne parler que des cinq grands maîtres, n’ont pas la même valeur et ne peuvent prétendre à la même autorité. Léonard, Michel-Ange et Raphaël dominent Titien et Allegri. Il est également vrai que Léonard et Michel-Ange dominent Raphaël lui-même par l’expression de la forme. Si maintenant l’on prend à part chacun de ces puissans génies, on les trouve parfois inégaux à eux-mêmes dans leur fécondité. Ainsi la voûte et les pendentifs de la chapelle Sixtine, sous le rapport du goût et de la composition, sont supérieurs au Jugement dernier, qu’on est pourtant habitué à considérer comme l’œuvre la plus parfaite de Michel-Ange. Ainsi l’Adoration des Mages et la Méduse ne donnent pas la mesure de Léonard, il faut la chercher dans la Cène de Sainte-Marie-des-Graces, qui, malgré les blessures qu’elle a reçues du temps et des restaurateurs maladroits qui voulaient la rajeunir, se prête encore à l’étude et ne trompe pas l’espérance des visiteurs. Les chambres du Vatican, qu’on met souvent sur la même ligne que les loges, ne sauraient leur être comparées sans injustice. Quiconque a visité le Vatican connaît l’intervalle qui les sépare. Non-seulement le Sanzio n’a peint de sa main que la première des cinquante-deux compositions qui forment la décoration des loges, mais il n’attachait pas à ces compositions la même importance qu’aux chambres qui portent son nom. On objectera peut-être la collaboration de ses élèves à cette seconde série comme à la première; on citera la Bataille de Constantin, peinte en entier de la main de Jules Romain. Je répondrai que pour juger Raphaël il faut prendre la salle dite de la Signature, où se trouvent la Philosophie, la Théologie, la Poésie et la Jurisprudence. L’Incendie du bourg, malgré les admirables parties qu’il renferme, laisse encore deviner trop clairement le pinceau de Jules Romain. Quant à la Farnésine, elle ne saurait soutenir la comparaison avec la salle de la Signature. Le Triomphe de Galathée est sans doute une œuvre charmante, l’histoire de Psyché est une invention pleine de grâce, mais la Farnésine ne présente rien d’aussi savant que l’École d’Athènes, d’une beauté aussi pure que le Parnasse.

Entre les œuvres de Titien, il y a aussi un choix à faire. L’Assunta placée à l’Académie de Venise est généralement acceptée comme son chef-d’œuvre, et certes mon intention n’est pas de rabaisser le mérite de cette admirable composition. Les apôtres, la Vierge, les anges, sont d’une splendeur qui n’a jamais été surpassée. Pourtant je préfère à l’Assunta la Présentation au Temple, qui se trouve aussi à l’Académie de Venise, et je connais plus d’un homme du métier qui partage mon avis. Quoique Titien ait presque toujours peint sur toile, il a cependant écrit sa pensée sur quelques murailles. Sans parler des figures qui se voient encore sur le Grand-Canal et qui rappellent l’ancienne richesse de la reine de l’Adriatique, sans parler du Saint Christophe du palais ducal, je puis citer les fresques de Saint-Antoine de Padoue, qui attestent la souplesse de son imagination, et prouvent aux plus incrédules qu’il ne dédaignait pas le travail de la réflexion, comme on se plaît à le répéter. En consultant tour à tour la Présentation au Temple, d’une simplicité merveilleuse, et les fresques de Saint-Antoine, on peut se former une idée complète de Titien.

Quant au dernier des cinq grands maîtres, Antonio Allegri, si l’on veut le connaître à fond, c’est à Parme qu’il faut aller l’étudier, Le Mariage de sainte Catherine et l’Antiope, que nous possédons à Paris, ne montrent qu’une face de son talent. Dire que le Corrège est le plus gracieux des peintres, et ne rien dire de plus, c’est avouer qu’on n’a pas envisagé tous les aspects de ce beau génie. Les coupoles de Saint-Jean et de Sainte-Marie de Parme sont là pour démontrer avec la dernière évidence qu’il a cherché, qu’il a trouvé autre chose que la grâce dans sa courte et laborieuse carrière. Quoiqu’il n’ait jamais vu Rome, quoique le rapprochement des dates suffise pour démontrer que le plagiat était impossible lors même qu’il eût franchi le seuil du Vatican, tous les hommes compétens proclament à l’envi la hardiesse et le savoir qu’il a prodigués dans les deux coupoles de Parme. Il n’a pas copié Michel-Ange, qui n’avait pas encore peint le Jugement dernier; mais, par l’étude du modèle vivant et des plâtres moulés sur les statues antiques, il est arrivé à réaliser des prodiges qui rappellent la Sixtine.

Cette rapide esquisse suffit pour établir la primauté de l’école italienne. En est-il une autre en effet qui puisse citer des noms d’une telle valeur? La Cène, les Sibylles, l’École d’Athènes, la Présentation au Temple, la coupole de Saint-Jean, sont à coup sûr les leçons les plus savantes que le passé nous ait léguées. Il n’est guère permis d’espérer que l’avenir dépasse les œuvres que je viens de rappeler.

En parcourant la liste des ouvrages envoyés à Paris par la ville de Rome, on ne peut se défendre d’une profonde tristesse. Rome, où se donnent rendez-vous tous les peintres du monde qui veulent connaître le type de la vraie beauté, occupe quatre pages dans le livret de l’exposition universelle, et parmi les noms inscrits sur ces quatre pages je trouve des noms français, anglais, allemands, M. Bonnardel, M. Gibson, M. Stattler. Jamais le dépérissement intellectuel d’une grande nation ne fut plus franchement accusé. La patrie réelle de Raphaël, la patrie adoptive de Michel-Ange, arrivée à cette déplorable décadence, prouve trop clairement que les héritiers de Léon X et de Jules II abandonnent les arts à eux-mêmes et ne font rien pour les vivifier. Je sais avec tous les hommes de bon sens qu’il ne dépend pas d’eux de susciter des artistes éminens, mais ils pourraient du moins encourager les artistes de talent, qui poussent sur la terre romaine, comme l’aloès et le laurier aux portes de Palerme. MM. Agneni, Bompiani, Cavalleri, Medici, Podesti et Tosi représentent la peinture romaine d’une manière tellement modeste que s’ils n’avaient pas pris soin d’indiquer le lieu de leur naissance, nous pourrions croire qu’ils n’ont jamais respiré sous le ciel d’Italie. Eve effrayée à la vue du serpent qui lui rappelle sa première faute, la Vierge et l’enfant Jésus n’ont rien à démêler avec l’Eve du Vatican, ni avec la Vierge de Foligno. Le Prophète Isaïe, exécuté par le procédé bichromographique du chevalier Cavalleri, ne relève assurément ni de la Sixtine ni du pilier de Saint-Augustin. Comme je suppose que l’auteur de cette figure laborieusement insignifiante ne se pique pas de philologie, je ne le chicanerai pas sur le caractère hybride de la dénomination qu’il a inventée pour son procédé. Les onze miniatures de M. Medici d’après Raphaël, Titien, Francesco Francia, Guido Reni et Carlo Dolci, sont tellement loin de Mme de Mirbel, de Mme Herbelin et de Rochard, qu’il y aurait presque de la cruauté à tenter de les analyser. Essayer son talent d’imitation sur Guido Reni et Carlo Dolci après l’avoir exercé sur Raphaël, Titien et Francia, n’est-ce pas avouer d’ailleurs que l’on confond dans une commune admiration les grands maîtres et les ouvriers de troisième ordre? Ne serait-il pas temps d’abandonner Carlo Dolci à l’admiration verbeuse des touristes ignorans? Déclarer qu’on l’aime, c’est déclarer qu’on ne peut rien aimer de vraiment beau. Le Siège d’Ancône sous Frédéric Barberousse, de M. le chevalier Podesti, est une de ces œuvres compassées qui échappent tout à la fois à la louange et au reproche. Il est évident que l’auteur, qui jouit dans son pays d’une grande autorité depuis la mort de Camuccini, et qui prend le titre de professeur, connaît les procédés matériels de son métier; mais, hélas! il ne connaît rien au-delà. Il ne se préoccupe, guère de l’invention, et l’on pourrait croire qu’il a étudié la peinture comme on étudie le jeu de la navette. C’est un praticien et rien de plus. Ce n’est pas sur lui que nous devons compter pour la régénération de !a peinture italienne. Les Portes de bronze de Saint-Pierre, dessinées à la plume par M. Tosi, sont un ouvrage de patience, auquel nous ne pouvons demander la mesure de l’imagination dans le pays de l’auteur. À quoi sert une telle transcription? S’il s’agissait des Portes de Ghiberti, ce serait du moins une étude dont les fruits ne tarderaient pas à se révéler. M. Soulacroix, de Montpellier, qui figure parmi les peintres romains, a prouvé dans la Vierge, dans l’Ecce Homo, dans Saül et la Pythonisse, que s’il n’est pas très habile dans le maniement du pinceau, il a sur sa profession des notions plus hautes que les Romains de Rome; par malheur sa main n’obéit pas ta sa pensée.

Parmi les sculpteurs, je ne trouve qu’un nom italien, M. Benzoni. L’Amour maternel, la Bienfaisance, Saint Jean enfant, l’Espérance en Dieu, attestent chez lui une imagination gracieuse; mais il n’y a dans ces figures rien qui décèle une vocation bien décidée pour la statuaire. J’y cherche vainement cette pureté, cette beauté de forme, que semblaient devoir inspirer les musées du Vatican et du Capitole.

Quoique MM. Bienaimé, Bonnardel, Stattler, Gibson et Wolff résident à Rome, je ne saurais les comprendre dans l’école romaine. C’est à la France, à l’Angleterre, à l’Allemagne qu’ils appartiennent. M. Bonnardel obtenait, il y a quatre ans, le grand prix de sculpture à l’Ecole des Beaux-Arts de Paris. M. Wolff, né à Berlin, est élève de Schadow. M. Gibson est élève de Canova; mais son nom révèle assez clairement son origine, et d’ailleurs il figure à Paris même dans l’école anglaise. Son Amazone blessée, qu’il a placée dans l’école romaine, ne vaut pas le Chasseur signé du même nom dont nous avons parlé. C’est une création qui manque d’énergie, et, pour en mesurer les défauts, il suffit de consulter les marbres de Phigalée placés au Musée Britannique. Il y a là des amazones blessées, vraiment blessées, qui ne ressemblent guère à l’Amazone de M. Gibson. M. Bonnardel a traité avec élégance, mais avec froideur, la figure de Ruth. M. Wolff a composé de bronze et de marbre une Canéphore qu’on ne peut considérer sans étonnement quand on se rappelle la frise du Parthénon. Les canéphores des Panathénées, souples et graves, sont de nature presque divine. La statue de M. Wolff n’exprime pas même la beauté qui charme les yeux sans parler à l’âme.

Et maintenant, après avoir rappelé les antécédens de l’Italie, comment parler de Florence et de Naples, de Venise et de Milan? J’ai dû parler de Rome sévèrement; je ne pouvais en parler avec indulgence sans trahir la vérité : pour changer de langage, il faudrait n’avoir pas devant mes jeux ce que je vois. Tous ceux qui aiment l’Italie, et le nombre en est grand, ne peuvent contempler sans tristesse les ouvrages envoyés par les villes que je viens de nommer. Il vaudrait mieux pour Florence ne pas figurer à l’exposition universelle que d’attester sa présence d’une façon aussi mesquine. L’Abandonné de M. Ancona, l’Ève pécheresse de M. Bezzuoli, ne peuvent soulever aucune discussion, tant ils sont insignifians. C’est ce qu’on appelle en style d’atelier deux ponsifs, c’est à-dire deux ouvrages qu’on salue comme deux vieilles connaissances. Une copie de Fra Bartolommeo en clair-obscur, de M. Burlamachi, exécutée par un procédé de l’auteur, passera certainement inaperçue. Il n’y a dans cette œuvre, achevée d’ailleurs avec soin, rien qui éveille l’attention des gens du monde, rien qui mérite d’être étudié par les hommes du métier. Ce n’est vraiment pas la peine d’habiter la Toscane pour occuper ainsi ses journées. — Le portrait en pied d’un cardinal, de M. Mazzocchi, est d’un aspect tellement vulgaire que je me borne à le mentionner pour mémoire. Puis vient M. Sasso, avec une copie de Fra Angelico, imitation des anciens procédés de peinture. Ainsi pour les Toscans, à l’heure où je parle, le progrès consiste à retourner en arrière. Pour eux, il ne s’agit pas d’inventer, d’élargir le présent, de conquérir l’avenir, mais de reproduire le passé, de le copier servilement. Autant vaudrait pour la Toscane renoncer à la pratique de la peinture. Et pas une statue, pas une figure taillée dans un bloc de Carrare! La patrie de Ghiberti et de Donatello, la patrie de Michel-Ange, si pauvrement représentée par les tableaux qu’elle offre à nos regards, a-t-elle donc abandonné le maniement de l’ébauchoir et du ciseau? Je ne veux pas le croire. Pourquoi donc n’avons-nous au palais des Beaux-Arts ni un marbre, ni un plâtre, ni une terre cuite qui atteste le respect de la Toscane pour les glorieux fondateurs de l’art florentin? Je ne professe pas une bien vive admiration pour les statues de Pampaloni placées dans le voisinage de Santa-Maria de’ Fiori; enfin elles prouvent du moins que la Toscane n’a pas renoncé à la sculpture, et pourtant la Toscane n’a pas envoyé à Paris une statue.

Le royaume de Naples n’est pas représenté moins tristement que le duché de Toscane. M. Francesco, qui avait sous la main le Pausilippe et Capo di Monte, Ischia, Capri, Procida, Amalfi, la lumière, la splendeur, s’en vient chez nous pour faire des paysages de Bretagne. Cette tentative, que nous avons le droit de trouver étrange, ne lui a pas porté bonheur. Un fils du pays de la lumière s’en aller vers le pays de la brume, quelle singulière fantaisie! Le contraire se comprend sans peine; mais quitter la Mergellina pour les côtes de Bretagne, quel bizarre caprice! M. Francesco, en copiant le modèle qu’il avait choisi, est demeuré bien au-dessous des paysagistes français, même au-dessous de ceux qui n’occupent pas le premier rang. Les Vaches dans un enclos et l’Intérieur d’une bergerie de M. Paris sont des études estimables, mais rien de plus. Et que trouvé-je pour la statuaire? Une nymphe en plâtre de M. Lanzirotti, Érigone et Bacchus, groupe sans caractère, sans accent, qui ne révèle chez l’auteur aucune originalité de pensée, dont l’exécution n’atteste pas une sérieuse étude du modèle vivant. Avoir chaque jour devant les yeux le musée des Studj avec ses merveilles sans nombre, avec ses bronzes d’Herculanum, de Pompeï et de Stabia, et ne rien produire de plus élevé! Comment cette terre chérie du soleil est-elle arrivée à cette déplorable stérilité? Quand on se rappelle la pensée de Montesquieu et de Herder sur les relations du climat avec le développement intellectuel des nations, relations que l’histoire confirme, on a peine à s’expliquer une telle anomalie. Pour en pénétrer la cause, il faut oublier l’aspect du ciel et de la mer, les lignes harmonieuses des montagnes, et interroger des faits d’une autre nature.

Venise et Milan occupent ils au palais des Beaux-Arts un rang plus élevé que Rome, Naples et Florence? Je voudrais pouvoir l’affirmer, mais il faut bien se rendre à l’évidence. Pour la peinture, je ne trouve rien qui mérite même une mention. Dans la statuaire, j’ai à signaler des efforts dignes d’encouragement; mais les efforts les plus sincères, les plus énergiques n’ont pas la valeur d’une œuvre accomplie. Le premier Sentiment d’amour de M. Bazzoni, l’Armide de M. Bettinelli, sont demeurés à l’état de bonne intention : leur main n’a pas obéi à leur pensée. M. Cacciatori, qui a fait pour l’arc de la Paix, près de Milan, des chevaux que tous les connaisseurs se plaisent à louer, s’est montré inférieur à lui-même dans les sujets qu’il a traités cette année. L’Enfant Jésus dans une corbeille de fleurs n’est qu’une œuvre mignarde. Quant à M. Marchesi, qui jouit à Milan d’une autorité singulière, qui occupe sans relâche une trentaine d’élèves et un nombre égal de praticiens, les uns modelant la glaise, les autres taillant le marbre sous sa direction souveraine, et qui se prendrait volontiers pour un artiste de premier ordre en supputant le nombre et l’importance de ses travaux, je crois qu’il a commis une faute grave en paraissant à l’exposition universelle des beaux-arts. Tant qu’il ne sortait pas de Milan, il était protégé contre les sceptiques par les commandes officielles qui lui venaient de Vienne. Ceux qui pouvaient mesurer son talent ne formaient qu’une minorité dont il pouvait se jouer. Aujourd’hui tout est changé pour lui. Le voilà seul, abandonné à ses propres forces, condamné à soutenir les regards de toutes les nations qui se sont donné rendez-vous à Paris. Le Sauveur, une Bacchante et l’Amour fraternel montrent clairement ce qu’il peut faire, et le rang qui lui appartient est facile à déterminer. Il occupe tant d’élèves et de praticiens, qu’on aurait peine à dire la part personnelle qui lui revient dans les œuvres signées de son nom. A proprement parler, c’est plutôt un entrepreneur qu’un statuaire. Cependant il ne peut décliner la responsabilité des figures qui se produisent sous son patronage. Or, pour les juges les plus indulgens, ces figures sont parfaitement insignifiantes. Quoique le musée de Brera ne puisse se comparer aux musées de Rome, de Florence et de Naples, il renferme cependant assez de plâtres moulés sur l’antique pour ramener dans la voie de la vérité un sculpteur égaré; mais M. Marchesi a maintenant passé l’âge du repentir. Depuis plus de trente ans, les plus importans travaux de sculpture à Vienne et à Milan lui ont été livrés; il est donc permis de croire qu’il achèvera sa carrière sans venir à résipiscence.

Au reste, pour ceux qui ont visité Milan, pour ceux surtout qui l’ont habité pendant quelques mois, l’autorité de M. Marchesi n’a rien de surprenant. En Lombardie comme en Autriche, il existe une peinture aulique, une statuaire aulique, dont les conditions n’ont rien à démêler avec l’art proprement dit. On rencontre à Milan des hommes bien élevés, qui ont voyagé, qui ont visité la France et l’Angleterre, et qui pourtant vous citent de bonne foi Appiani comme le peintre par excellence. Pourquoi? Parce qu’Appiani a décoré le palais du vice-roi. Je dois ajouter qu’ils réservent une part de leurs éloges pour les œuvres d’Hayez, qui a peint dans le même palais un immense plafond. Un homme de bon sens, étranger à la peinture antique, donnerait de grand cœur toutes les compositions d’Hayez et d’Appiani pour une tête, pour une main de la Cène.


Applaudi à Bruxelles, M. Gallait boude la France, je ne sais pourquoi, car ses tableaux avaient rencontré chez nous une attention et une sympathie que leur mérite ne justifiait pas. Il est vrai qu’il s’est rencontre parmi les spectateurs quelques esprits chagrins qui ont trouvé les armures et les vêtemens mieux peints que les têtes et les mains. Est-ce en souvenir de cette puérile objection que M. Gallait nous garde rancune? Ce serait de sa part un caprice singulier. Chez nous, qu’il le sache bien, le goût de la foule n’est pas encore assez pur pour qu’une telle objection rallie de nombreux suffrages; les armures et les vêtemens ont à ses yeux, je suis bien forcé de l’avouer, autant d’importance que les mains et le visage. Oublions la bouderie de M. Gallait, et parlons de ses compatriotes. M. Eugène Verboeckhoven a envoyé deux tableaux qui révèlent un talent d’imitation très remarquable : je veux parler de sa Bergerie campinoise et de la toile qu’il a nommée la Bonne Mère. Je trouve dans ces deux compositions une grande habileté pour la reproduction des détails, mais j’y cherche en vain quelque chose de volontaire, quelque chose qui accuse une intention préconçue. Dans la Bergerie campinoise comme dans la Bonne Mère, je n’aperçois qu’une transcription littérale du modèle vivant, et, comme il était facile de le prévoir, cette transcription littérale aboutit à l’infidélité. Je m’empresse de reconnaître que la toison de la brebis et de l’agneau est bien imitée : quant à la forme des membres, je ne saurais la deviner. C’est en un mot l’enveloppe de la forme sans la forme elle-même. Pour être juste, je dois ajouter que l’exemple de M. Eugène Verboeckhoven a trouvé chez nous de nombreux imitateurs.

La Campine, paysage avec bestiaux, de M. Louis Robbe. obtiendra les louanges de tous les connaisseurs; l’auteur voit bien et rend bien ce qu’il voit. Malheureusement il ne paraît pas croire que la pensée doive intervenir dans la peinture; il s’adresse donc aux yeux et ne dit rien à l’esprit. Il ne paraît pas non plus se douter des relations qui existent nécessairement entre la dimension d’une toile et la nature du sujet. Son paysage, dont je reconnais la vérité, non-seulement n’offre qu’un aspect prosaïque, mais encore, abstraction faite de l’invention, dont l’auteur ne paraît pas s’être soucié un seul instant, ne présente point aux regards un ensemble suffisant pour une toile de cette proportion. Réduit de moitié, le tableau de M. Louis Robbe gagnerait beaucoup, car dans cette condition nom elle l’uniformité de la plaine campinoise n’aurait plus rien de blessant, et la toile ne semblerait plus vide. Il y a dans les bœufs un vrai talent d’imitation, le ciel et la plaine sont bien rendus; mais franchement il n’y a pas dans un tel sujet de quoi défrayer une si vaste composition.

M. Bossuet a voulu se faire espagnol, ou du moins il a renoncé à peindre son pays, et nous offre les Tours romaines de Grenade au bord du Xenil. Plus je regardais ces ruines, et moins je comprenais ce que l’auteur avait voulu faire. Ni pierre ni brique, rien qui ressemble aux constructions romaines. Pour donner une idée fidèle de cette singulière peinture, il faut appeler à son secours une comparaison qui n’est pas précisément de l’ordre le plus élevé : les deux tours romaines de M. Bossuet sont tout simplement deux nougats, et dès que l’on consent à prendre les briques pour des amandes, on ne peut qu’applaudir à l’exactitude de l’imitation.

M. Pierre Kiers d’Amsterdam a voulu montrer à l’Europe qu’il avait étudié avec fruit les œuvres de Rembrandt. Je crois qu’il n’a pas choisi la meilleure méthode de démonstration. Le chef de l’école hollandaise se plaisait à emprisonner un rayon de soleil; M. Kiers a cru qu’il obtiendrait le même succès en projetant sur ses personnages la lumière d’une lampe : c’est une méprise trop facile à établir. L’auteur a cherché trois fois le même effet, et trois fois il s’est trompé. L’Intérieur d’une maison hollandaise, un Peintre dans son atelier, une Dame hollandaise lisant la Bible, sont trois tentatives conçues dans le même dessein. C’est toujours le reflet d’une lampe. Ici toute argumentation serait inutile, l’évidence se produit d’elle-même sans le secours de la diabétique. Il règne dans ces trois tableaux, traités d’ailleurs avec une remarquable habileté, une déplorable monotonie, qui in-dépend pas du maniement du pinceau, mais de la nature même du but que l’auteur voulait toucher : trois effets de lampe, et j’emprunte ici l’expression de l’autour, ne sauraient offrir une grande variété. On aura beau changer la position du réflecteur, on n’obtiendra jamais de l’huile et du coton ce qu’on obtient du soleil. Si M. Kiers veut convaincre les plus incrédules et prouver qu’il appartient à la famille de Rembrandt, il fera bien de chercher une autre voie. Ce n’est pas que je lui conseille de recommencer toutes les tentatives menées à bonne fin par le chef de l’école hollandaise. A Dieu ne plaise! ce serait lui tendre un piège perfide : il doit du moins renoncer aux effets de lampe et chercher des effets de soleil.

M. Johannes-Hubertus-Leonardus de Haas, d’Oosterbeck, a trouvé sur les bords du Rhin le sujet d’un charmant paysage. On pourrait certainement souhaiter plus de solidité dans les terrains sans se montrer trop sévère; mais à tout prendre c’est une toile pleine de fraîcheur et de grâce. Je trouve dans cette composition le sentiment vrai de la nature et une dextérité qui révèle des études courageuses.

MM. Calame et Diday ont dignement soutenu leur réputation. Il y a décidément en Suisse une école de paysagistes qui mérite l’attention de l’Europe. Dans le tableau que M. Diday appelle Souvenir de l’Oberland, il y a des morceaux très bien exécutés; mais la toile tout entière manque d’air. Les arbres du premier plan se profilent sur les montagnes comme des feuilles de papier découpées. Cette absence de perspective aérienne diminue singulièrement le mérite de la composition. Le Lac des quatre cantons, de M. Calame, me paraît très supérieur au Souvenir de l’Oberland. L’élève a surpassé son maître. Ce n’est pas que je déclare le tableau de M. Calame à l’abri de tout reproche; mais l’eau et les montagnes sont admirablement rendues, et ce mérite suffit à justifier nos louanges. Une chose pourtant me frappe dans ce paysage, d’ailleurs si plein de majesté. L’air ne manque pas, on sent que dans cette enceinte de montagnes on peut respirer à pleins poumons; mais on se demande comment avec de telles lignes l’auteur n’a pas obtenu un effet plus puissant. La majesté dont je parlais tout à l’heure se trouve tout entière dans la forme des montagnes; elle serait plus imposante encore, si l’espace était agrandi. Je sais que MM. Calame et Diday sont des observateurs attentifs: comment se fait-il donc qu’en peignant le paysage helvétique, ils demeurent toujours au-dessous du modèle qu’ils ont choisi? Ce n’est pas le talent qui leur manque: mais ils veulent rendre à tout prix ce qu’ils voient et ne comprennent pas la nécessité de tricher. Or, depuis Ruysdael jusqu’à Claude Gelée, il n’y a pas un paysagiste éminent qui n’ait triché.

M. Hockert, peintre suédois, a traité avec une grande délicatesse un épisode emprunté aux habitudes religieuses de la Laponie. Son Prêche dans une chapelle est une œuvre très digne d’estime. Les personnages sont bien placés et dessinés avec soin, la lumière très habilement distribuée. En somme, c’est déjà plus qu’une promesse, c’est un gage précieux. Toutefois je suis obligé de répéter à propos de M. Hockert ce que je disais de M. Robbe : il ne comprend pas que la dimension d’une toile dépend de la nature du sujet. Son Prêche en Laponie gagnerait cent pour cent s’il était peint sur ce qu’on est convenu d’appeler une toile de chevalet, quoique les toiles les plus grandes soient placées comme les plus petites sur un chevalet. Pour vérifier ce que j’avance, il suffit de retourner une lorgnette, de transformer L’objectif en oculaire, l’oculaire en objectif. Le tableau de M. Hockert prend alors la dimension qui lui convient, la mesure des personnages se trouve en rapport avec le sujet, et le regard est satisfait.

Je n’ai rien à dire de Franklin plaidant la cause des États-Unis devant Louis XVI. M. Healy, dans ce tableau qu’il prend sans doute pour une composition historique, ne s’est pas élevé au-dessus de la médiocrité la plus insignifiante. Je ne sais pas comment se nomme son maître, mais à voir son Franklin, on pourrait croire que M. Healy a étudié dans l’atelier de M. Blondel. M. Kranch nous a offert deux Chutes du Niagara qu’il désigne sous les noms de Chute canadienne et de Chute américaine. Je n’examine pas la justesse de ces appellations au point de vue géographique, je m’en tiens à la peinture. Or ces deux paysages sont absolument dépourvus de grandeur quant au dessin, et la couleur n’a rien qui séduise les yeux. Une Vue de l’Hudson en automne, une Vue de West-Point sur l’Hudson, révèlent chez M. Gignoux une certaine habileté de pinceau; mais il est impossible de découvrir dans ces deux toiles quelque chose qui s’élève au-dessus de la pratique matérielle du métier. Entre les mains de M. Cabat, l’étang de Ville d’Avray a plus de grandeur que l’Hudson entre les mains de M. Gignoux.

Du Pérou et du Mexique, je n’ai pas grand’chose à dire. La Femme adultère de M. Cordero n’indique pas des études bien avancées. M. Laso, élève de M. Gleyre, a prouvé dans le portrait de Gonzalo Pizarro qu’il s’efforce de mettre à profit les leçons de son maître: mais je ne puis guère louer chez lui que l’excellence de l’intention.

Je reviens à mon point de départ. Les quatre écoles qui nous ont occupé, à savoir l’Espagne et l’Italie, la Belgique et la Hollande, ont-elles surpassé ou seulement égalé leurs précédens esthétiques? Ce n’est pas à moi qu’il appartient de répondre, mais à la galerie du Louvre. Rabaisser les vivans en les comparant aux morts est un Passe-temps puéril, et c’est pour cela que les vieillards s’y complaisent; mais il y a profit à mettre en regard le présent et le passé sans esprit de dénigrement. Or, je le demande à tout homme de bonne foi, est-ce que la Campine de M. Robbe peut se placer à côté des Ruysdaël et des Wouvermans? Est-ce que les effets de lampe de M. Kiers peuvent être opposés au Tobie de Rembrandt? Quant à MM. Madrazo et Podesti, j’imagine que, malgré les éloges qui leur sont prodigués dans leur pays, ils ne se prennent pas pour les héritiers de Murillo et de Raphaël. J’espère qu’il se rencontre parmi leurs amis, parmi ceux mêmes qui les louent, des hommes assez sensés pour leur rappeler la distance qui les sépare de ces maîtres à jamais glorieux. Réveiller le souvenir de ces grands noms, ce n’est pas décourager la génération présente, c’est au contraire lui montrer le but qu’elle doit se proposer. Ce qu’ont pu faire les générations endormies dans le tombeau, pourquoi la génération présente ne le ferait-elle pas? N’a-t-elle pas reçu du ciel les mêmes facultés? Pourquoi, dans le domaine de l’art, aujourd’hui et demain ne vaudraient-ils pas autant qu’hier? L’histoire, image du passé, ne doit servir qu’à expliquer et non à condamner le présent. Signaler les déviations du goût ou les déviations du sens moral, ce n’est pas jeter l’anathème à son temps, mais l’avertir qu’il est placé sur une pente dangereuse. Les peintres et les statuaires fourvoyés peuvent se retourner du côté de la vérité, comme les caractères chancelans du côté de la dignité. C’est aux spectateurs désintéressés des événemens, aux contemplateurs des œuvres accomplies, qu’il appartient d’avertir les nations et les artistes engagés dans la mêlée, — et nous avons choisi le rôle de contemplateur.


GUSTAVE PLANCHE.

  1. Voyez les livraisons des 1er, 15 août et 15 septembre.