Extrait d’un Mémoire sur les relations politiques des rois de France avec les empereurs mongols

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EXTRAIT

D’un second Mémoire sur les Relations politiques des Rois de France, avec les Empereurs Mongols[1],
Par Mr Abel-Remuzat.

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Dans un Mémoire lu à l’Académie, il y a plusieurs années, je m’étais occupé de rechercher quelles avaient été l’origine et l’occasion des rapports que St. Louis et ses successeurs avaient eus avec les princes de la race de Tchinggis-Khan. Des passages oubliés de nos vieilles chroniques, des particularités négligées par nos historiens, des monumens originaux ensevelis dans nos archives, m’avaient appris les motifs de ces négociations que Voltaire, Deguignes et plusieurs autres, ont traitées de fabuleuses. La terreur que l’irruption subite des Mongols avait inspirée depuis la Corée et le Japon, jusqu’en Pologne et en Silésie, s’était propagée en Allemagne, en Italie, et en France même. On voulut savoir quels étaient ces barbares nouveaux, qui menaçaient d’envahir encore une fois l’Europe romaine, après avoir conquis et dévasté l’Asie. On hasarda de leur envoyer des ambassadeurs ; on brava leurs menaces, on dévora leurs mépris ; et le résultat des courses lointaines et périlleuses entreprises par les envoyés de saint Louis et du souverain pontife, fut d’ouvrir avec les généraux tartares, devenus souverains de la Perse, de l’Arménie et de la Géorgie, des relations qu’on espérait faire tourner au profit du christianisme et de la cause des croisés. Tel fut l’état de ces négociations dans leur première période. Tel était l’objet du premier Mémoire, dans lequel je crus devoir les étudier avec d’autant plus de détail, que les historiens des croisades me paraissaient en avoir tous, sans exception, méconnu la nature et l’importance.

J’ai été pleinement confirmé dans cette idée, par la suite de mes recherches sur cette matière. Il y avait effectivement là, dans notre histoire, un point qui réclamait un examen particulier. Les pièces originales en langue mongole, que j’ai retrouvées dans les Archives royales, et qui ont été ainsi lues et traduites pour la première fois, 600 ans après l’époque où elles avaient été écrites, m’ont fourni la preuve incontestable qu’il avait existé à cette époque un sysstème politique, auquel se rattachaient toutes les opérations diplomatiques de ce genre. J’en ai cherché les traces dans les monumens du tems, et j’en ai consigné les développements dans le Mémoire que j’ai lu cette année à l’Académie. Voici tout ce qu’il est possible d’en exposer dans une analyse que je désire rendre très-succincte, pour ne pas abuser de l’attention qui m’est accordée.

Les restes de la puissance des khalifes avaient disparu devant un petit-fils de Tchinggis-Khan. Le campement des généraux tartares dans la Perse, était devenu une principauté presqu’indépendante du grand empire mongol. Ce nouveau royaume confinait aux états du sultan d’Égypte. Le voisinage, la différence des mœurs et des religions, allumèrent bientôt, entre les Mameluks et les Tartares, une rivalité que les chrétiens d’Orient s’attachèrent à aigrir par tous les moyens possibles.

L’empire des Mongols, étendu d’un bout de l’Asie à l’autre, s’était bientôt divisé ; ceux de la Perse eurent besoin d’auxiliaires. Leurs vassaux, les rois de l’Arménie et de la Géorgie, leur en procurèrent, en les obligeant d’accepter l’alliance des Occidentaux. La haine des musulmans, commune aux Tartares et aux chrétiens, les disposa à combiner leurs efforts. On fut d’autant plus disposé à agréer leurs propositions, que les Mongols passaient alors pour avoir une grande propension au christianisme. C’était presque être chrétien, dans ces siècles peu éclairés, que d’être ennemi des musulmans. Enfin les Tartares avaient été pris d’abord pour des démons incarnés, quand ils avaient attaqué les Hongrois et les Polonais : peu s’en fallut qu’on ne les jugeât tout-à-fait convertis, quand on vit qu’ils faisaient avec acharnement la guerre aux Turcs et aux Sarrazins. Dans ce moment, la puissance des Francs en Syrie était sur son déclin ; elle ne tarda même pas à tomber sous les coups des sultans d’Égypte. Mais de nouvelles croisades pouvaient la relever en un instant. Les Mongols se mirent à en solliciter dans l’Occident ; ils joignirent leurs exhortations à celles des Géorgiens, des Arméniens, des Grecs, des croisés réfugiés en Chypre. Les premiers Tartares avaient débuté par des menaces et des injures : les derniers en vinrent aux offres, et descendirent jusqu’aux prières. Des ambassadeurs furent envoyés par eux en Italie, en Espagne, en France, en Angleterre ; et il ne tint pas à eux que le feu des guerres saintes ne se rallumât de nouveau, et ne s’étendît encore sur l’Europe et sur l’Asie. On peut croire qu’ils avaient aisément fait entrer les papes dans leurs vues, et qu’ils trouvaient en eux de zélés auxiliaires. Mais, circonstance aussi singulière que peu remarquée, ce n’était plus de Rome ou d’Avignon, c’était de la cour de ces rois idolâtres que partaient d’abord ces sollicitations, pour engager les rois chrétiens à venir à la délivrance du Saint-Sépulcre ; et lorsque Clément V prêcha cette grande croisade qui devait mettre la Palestine entre les mains des Francs, c’est qu’il avait vu à Poitiers des envoyés mongols, qui lui avaient appris qu’une paix générale venait d’être conclue entre tous les princes de la Tartarie, depuis la grande muraille de la Chine jusqu’aux frontières du pays des Francs. Cette circonstance permettait au roi de Perse de mettre à la disposition de Philippe le Bel, pour une expédition en Syrie, deux cent mille chevaux, deux cent mille charges de blé, et de plus, cent mille cavaliers tartares, que le prince s’offrait à conduire en personne. La lettre en langue mongole, relative à ces propositions, est un rouleau de dix-huit pouces de haut sur neuf pieds de longueur, lequel existe encore aujourd’hui dans les Archives du royaume.

La diplomatie orientale a ses règles de convenance et ses minuties d’étiquette. Elles ne peuvent manquer de nous sembler bizarres ; car, dans ces graves bagatelles, pour qu’un usage nous paraisse simple et naturel, il ne faut pas qu’il diffère trop de ceux auxquels nous sommes accoutumés. Les Asiatiques mettent de l’importance à la forme et à la grandeur du papier, à la grosseur de l’écriture, à la largeur des marges, à la longueur et à la disposition des lignes. Tout cela doit être en proportion, et si je puis le dire, en raison composée de la dignité du prince qui écrit, et de celui à qui on écrit ; plus souvent encore, en raison du besoin que le premier a du second, et des services qu’il peut en attendre. Sous tous ces rapports, la lettre tartare adressée (en 1305) à Philippe le Bel, était aussi honorable qu’on pouvait le désirer ; et un rouleau de neuf pieds de long était le plus grand témoignage de considération qu’un sultan des Francs pût raisonnablement attendre d’un souverain mongol.

Les missives des Tartares n’avaient pas toujours été si respectueuses : les premières étaient de simples billets pour enjoindre au pape, au roi de France, à l’empereur, de se soumettre sans délai, et d’apporter en tribut le revenu de leurs états au fond de la Tartarie. La forme de ces orgueilleuses sommations répondait à leur contenu. L’un et l’autre s’adoucirent insensiblement, à mesure que les Mongols eurent appris à mieux juger les avantages de l’alliance des Francs, dans leurs guerres contre les musulmans. Mais ce ne fut qu’après le partage consommé du gigantesque empire, fondé par Tchinggis-Khan, et quand ses successeurs se trouvèrent soumis aux chances ordinaires de la guerre et de la politique, que leurs lettres aux rois chrétiens acquirent l’honorable dimension dont nous avons parlé.

Leur conduite à l’égard des ambassadeurs européens fut soumise aux mêmes changemens. Le premier qui vint trouver un prince mongol de la part du pape, courut les plus grands dangers : il fut question dans le conseil de l’écorcher et de renvoyer sa peau remplie de paille à l’Apostole, c’est-à-dire, au pontife romain. Les divers envoyés de saint Louis furent traités avec moins de barbarie, mais reçus avec autant d’orgueil et de mépris. Ces peuples ne croyaient pas encore qu’ils dussent jamais avoir besoin du secours des Occidentaux ; mais quelques victoires remportées par les Mameluks, changèrent ces arrogantes dispositions. Les Mongols de Perse commencèrent à envoyer eux-mêmes des ambassadeurs, et à recevoir avec distinction ceux qui venaient de la part des Francs. Aussi fiers et moins adroits que le thébain Isménias à la cour du grand roi, les envoyés français qui allèrent trouver le roi de Perse en 1288, refusèrent absolument de saluer ce prince en se prosternant devant lui, comme l’étiquette l’exigeait. « Ils eussent, disaient-ils, manqué à ce qu’ils se devaient, en rendant un tel hommage à un roi qui n’était pas chrétien ». Le prince tartare endura sans courroux cette conduite hautaine, et les plaintes qu’il en adressa à Philippe le Bel furent remplies de modération. « Si le roi de France, dit-il, a donné à a ses ambassadeurs l’ordre d’agir ainsi, il en est tout satisfait ; car ce qui vous plaît, lui plaît aussi ». Toutefois, si on renvoie les mêmes messagers, ou bien d’autres, on prie Philippe de permettre qu’ils fassent au roi de Perse telle révérence et honneur comme coutume et usage est en sa cour ; sans passer feu. Ces derniers mots signifient que pour l’amour du foi de France, on dispensera ses envoyés d’une cérémonie qui était usitée chez les Tartares, et qui consistait à faire passer tous les étrangers, voyageurs, ambassadeurs et rois même, entre deux bûchers allumés, pour les purger des malignes influences qu’ils auraient pu apporter. L’omission de cette sorte de précaution diplomatique, est une nouvelle preuve du crédit dont les Français jouissaient à la cour des Mongols de Perse.

J’ai compté neuf tentatives principales, faites par les princes chrétiens, pour se lier avec les Mongols ; et jusqu’à quinze ambassades envoyées par les Tartares en Europe, et principalement aux papes et aux rois de France. Parmi ces dernières, les historiens n’en avaient guère indiqué qu’une, pour donner à entendre qu’elle était l’œuvre de quelques aventuriers sans mission, qui étaient venus imposer à saint Louis, pendant son séjour en Chypre. On n’imaginait pas ce que des Tartares pouvaient avoir à demander à un roi de France. Or, dans ces matières, ce qu’on ne conçoit pas, on est toujours porté à le révoquer en doute ; il en coûte même fort peu de le nier, sauf à reconnaître ensuite qu’on avait examiné trop légèrement, ou qu’on n’avait pas examiné du tout. Un pareil scepticisme était assez naturel, quand on n’avait pas encore réuni les faits du même genres et mis en lumière les monumens qui les attestent d’une manière irréfragable ; il serait déraisonnable maintenant, quand on voit que les Mongols n’ont fait autre chose pendant soixante années, qu’ils avaient de bons motifs pour agir ainsi, et que leur conduite s’explique par les règles communes de la raison et de la politique.

Un autre résultat de mes recherches, est de confirmer tout à la fois diverses conjectures précédemment émises sur l’origine de ces découvertes, qui ont signalé la fin du moyen âge : l’usage de la boussole, l’imprimerie stéréotype, la gravure en bois, l’artillerie. On savait vaguement que toutes ces inventions, ainsi que bien d’autres procédés industriels étaient à la disposition des Asiatiques, long-tems avant l’époque où elles se montrèrent en Europe. J’ai fixé avec précision la date de leur commencement dans les contrées orientales, et j’ai tâché d’éclairer la route par où elles ont pu pénétrer chez les Occidentaux. La polarité de l’aimant avait été reconnue et mise en œuvre à la Chine, dès les tems les plus reculés. Il y a 4456 ans qu’un héros s’en servit pour reconnaître la route du Midi, au milieu des ténèbres dont un mauvais génie l’avait environné. Ce récit n’est qu’une fable ; mais une fable ancienne est, en pareil cas, une excellente autorité. On avait, dès le dixième siècle, dans le même pays, des chars à foudre qui produisaient le même effet que nos canons, et par le même moyen. Le petit-fils de Tchinggis-Khan, marchant à la conquête de la Perse, en 1255, un siècle avant la bataille de Crecy, avait dans son armée un corps d’artilleurs chinois. Les premiers livres tirés d’une planche gravée en bois, véritable édition princeps des livres classiques, parurent à la Chine en 952, cinq cents ans avant Guttemberg. Les Tartares orientaux, dès 1154, avaient créé des assignats, avec des bureaux pour les escompter ; ce qui avait élevé le prix des denrées d’une manière extraordinaire. Enfin, les cartes à jouer, dont tant de savans ont recherché l’origine, parce qu’elles marquent une des premières applications de l’art de graver en bois ; les cartes à jouer furent imaginées par les Chinois en 1120 ; et ce n’est que plus de deux siècles après (1332), qu’il en est parlé pour la première fois dans les statuts d’un ordre espagnol, auquel l’usage des cartes fut interdit. Remarquons en passant, que les cartes ont été défendues à la Chine, avec la même sévérité qu’en Europe, et précisément avec le même succès.

La conclusion à tirer de ces rapprochemens est si naturelle, que divers auteurs l’ont proposée par conjecture, en devançant l’examen approfondi des faits. Je pense l’avoir fortifiée par des considérations et des indices que le défaut d’espace m’oblige à passer sous silence. Je n’en rapporterai qu’un seul, qui n’exigera pas de trop grands développemens : les canons sont la première arme à feu que les Européens aient employée ; c’était aussi la seule que les Chinois eussent connue avant eux. Ceux-ci ont reçu de nous, en retour, la connaissance des fusils et des pistolets, des mortiers et des coulevrines qu’ils nomment encore Franki, en mémoire du peuple à qui ils en doivent l’usage. Ainsi s’est perfectionnée, par un heureux échange, cette invention qui a été, dit-on, si profitable à l’humanité. De même, les Chinois imprimaient alors comme aujourd’hui, avec des planches de bois d’un seul morceau, et c’est aussi par là que la typographie a commencé parmi nous. Il y a ainsi, dans les premiers essais de toutes ces inventions, et dans l’imperfection même des procédés primitifs, des particularités qui trahissent leur origine, et des vestiges de la route qu’elles ont suivie, pour arriver jusqu’à nous.

Mais on ne s’en tient pas à ces probabilités, toutes frappantes qu’elles puissent être par leur concours ; et l’on atteint un point voisin de la certitude, en faisant voir combien, et quel genre de communications, s’ouvrirent alors entre les Chinois qui possédaient toutes ces inventions, et les Européens qui ne tardèrent pas à les acquérir. Les négociations que nous avons étudiées, prolongèrent, étendirent et multiplièrent les rapports que les croisades avaient fait naître entre l’Orient et l’Occident. Ces rapports, bornés d’abord à la Palestine, n’eurent bientôt d’autres limites que la mer du Japon. Par suite du grand bouleversement des peuples, que produisit l’irruption des Tartares, une foule de particuliers se trouvèrent transportés à d’immenses distances des lieux qui les avaient vus naître. Des Anglais, des Allemands, des Français, des Italiens, des Espagnols, avaient, pour la première fois, traversé l’Asie entière, soit pour s’acquitter de missions diplomatiques, soit pour prêcher la religion, on pour reconnaître les routes nouvelles qui venaient de s’ouvrir au commerce. D’un autre côté, des Tartares, originaires des frontières de la Chine, étaient venus à Rome, à Barcelone, à Lyon, à Poitiers, à Paris, à Londres, à Northampton. Les envoyés du souverain pontife avaient ordre, en rémission de leurs péchés, d’observer les mœurs et la manière de vivre des peuples lointains qu’ils allaient visiter. Il n’est pas très-étonnant que cette recommandation ait amené des observations utiles ; car au moyen âge, les choses n’étaient pas dans l’état où nous les voyons aujourd’hui, et l’industrie européenne avait tout à gagner à la fréquentation des nations orientales.

Un autre résultat plus général, et tout aussi réel, quoique moins sensible, suivit les grands événemens des XIIe et XIIIe siècles, et les négociations qui en furent la conséquence. Ce mélange d’hommes de toute race produisit son effet ordinaire. Le cercle des opinions fut agrandi, des préjugés furent effacés, et beaucoup d’erreurs disparurent. On eut une notion plus juste de la forme et de l’étendue des contrées orientales de l’ancien continent : on commença à compter pour quelque chose la plus belle, la plus peuplée, la plus anciennement civilisée des quatre parties du monde : om songea à étudier les arts, les croyances, les idiomes des peuples qui l’habitaient, et il fut même question d’établir une chaire de langue tartare, dans l’université de Paris. On serait embarrassé de supputer ce qu’entraînerait de conséquences une seule idée, retranchée du domaine actuel de l’esprit humain. Qu’on se transporte au XIIIe siècle, et qu’on juge, s’il est possible, de ce qu’eussent été les siècles suivans, privés de cette masse imposante d’idées nouvelles, qu’introduisit tout à coup en Europe le commerce de l’Asie orientale, en fait d’histoire et de géographie, d’opinions religieuses et politiques, de procédés scientifiques et industriels ! Si le résultat d’une pareille soustraction, comparé à la marche des époques précédentes du moyen âge, peut être évalué en temps, ce n’est pas trop d’assigner plusieurs siècles au développement spontané des connaissances que soixante années de communications firent éclore. L’ambition d’un conquérant servit donc, bien indépendamment de sa volonté, à éclairer les contrées où n’avaient pu s’étendre ses ravages, et l’on voit ainsi la civilisation s’aider dans ses progrès, des fléau mêmes qui semblaient destinés à l’anéantir.

  1. Voyez notre premier numéro, page 62. — Ce morceau, qui a été lu à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, dans la séance publique du 26 juillet dernier, est l’extrait succinct d’un travail très-étendu ; on a voulu en donner une idée générale dans la séance publique de l’Académie ; et dans cette vue, on a dû supprimer toutes les preuves et tous les développemens qui font partie des deux Mémoires sous leur forme primitive. Le premier de ces Mémoires est imprimé dans la collection de l’Académie, et ne tardera pas à paraître.