Fécondité (Zola)/Livre I/Chapitre IV

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Eugène Fasquelle (p. 62-81).


IV


Lorsque, à sept heures et demie, Mathieu arriva, place de la Madeleine, au restaurant où le rendez-vous était donné, il y trouva, installés déjà, Beauchêne et son client, M. Firon-Badinier, en train de boire un verre de madère. Et le dîner fut remarquable, des plats choisis, les meileurs vins, en une fastueuse abondance. Mais ce qui émerveilla le jeune homme, plus encore que le solide appétit des deux convives, mangeant et buvant en héros, ce fut la savante bonhomie du patron, l’active, la gaie intelligence qu’il déploya, le verre en main, sans perdre un coup de dents, à ce point que, dès le rôti, le client avait non seulement commandé la batteuse nouvelle, mais qu’il était aussi tombé d’accord sur le prix d’une faucheuse. Il devait reprendre, à neuf heures vingt, le train pour Évreux ; et, quand neuf heures eurent sonné, l’autre, très désireux maintenant de se débarrasser de lui, réussit à l’emballer dans une voiture, pour franchir les quelques pas qui le séparaient de la gare Saint-Lazare.

Puis, Beauchêne, resté seul sur le trottoir, avec Mathieu, ôta son chapeau, baigna un moment sa tête brûlante dans l’air de la délicieuse soirée de mai.

— Ouf ! ça y est ! dit-il en riant. Et ça n’a pas été sans peine. Il a fallu le pomard pour le décider, cet animal-là… Avec ça, j’avais une peur bleue qu’il ne voulût plus partir et qu’il ne me fît manquer mon rendez-vous.

Ces mots qui lui échappaient, dans sa demi-ivresse, parurent le décider brusquement aux confidences. Il remit son chapeau, alluma un autre cigare ; et, prenant le jeune homme par le bras, marchant à pas ralentis, au milieu de la cohue ardente et de l’éblouissement nocturne du boulevard :

— Oh ! nous avons le temps, on ne m’attend qu’à neuf heures et demie, et c’est à deux pas… Voulez-vous un cigare ? Non, vous ne fumez jamais.

— Jamais.

— Alors, mon ami, ce serait bête de faire des cachotteries avec vous, puisque vous m’avez vu ce matin. Et c’est stupide ce qui m’arrive, j’en conviens volontiers, car je sais parfaitement, au fond, que ce n’est guère propre ni guère prudent, un patron qui couche avec une de ses ouvrières. Ça tourne toujours très mal, c’est comme ça qu’on perd une maison, et jusqu’à présent, je vous le jure, j’ai été assez malin pour ne pas toucher à une seule. Vous voyez, je ne m’épargne pas les vérités. Mais, que voulez-vous ? cette grande diablesse de fille blonde m’a mis le feu dans le sang, avec les bouts de peau qu’elle montre et sa façon de rire, comme si on la chatouillait toujours.

C’était la première fois qu’il faisait à Mathieu une confidence de ce genre, chaste d’ordinaire en paroles, pareil à ces ivrognes qui évitent de parler du vin. Depuis que celui-ci, en épousant Marianne, était devenu son cousin par alliance, il le savait de vie si réglée, de cœur si fidèle, dans son ménage, qu’il le jugeait sans doute peu préparé à l’écouter et à rire. Enfin, il se risquait, il avait un confident de ses bonnes fortunes ; et il ne le lâchait plus, il le serrait étroitement, en lui contant les choses à l’oreille, d’une voix un peu empâtée, comme si tout le boulevard avait pu l’entendre.

— Ça s’est emmanché, vous vous en doutez bien, sans que je me méfie d’abord. Elle tournait autour de moi, elle m’aguichait enfin. Je me disais : Toi, ma fille, tu perds ton temps, il y en a assez sur le pavé, que je ramasse, quand j’en ai besoin. » Et ça n’empêche pas que, ce matin, vous avez vu ça, j’ai sauté sur elle ; si bien que ca va se faire tout à l’heure, car elle a consenti à venir me retrouver, ce soir, dans un petit coin à moi… C’est une bêtise, tant pis ! On n’est pas de bois. Moi, lorsque l’envie d’une femme me prend, ça me rend fou. Les blondes, pourtant, ne sont guère mon affaire. Mais, celle-là, je suis curieux de la voir au lit. Hein ? qu’est-ce que vous en pensez, vous ? elle doit être amusante.

Puis, comme s’il oubliait un point important :

— Ah ! vous savez qu’elle a déjà vu le loup. Je me suis renseigné, elle couchait à seize ans avec le garçon du marchand de vin, qui loue aux Moineaud les trois petites pièces, où toute la nichée s’entasse… Des vierges, ce n’est pas mon goût, et d’ailleurs il n’en faut pas : c’est trop grave.

Mathieu, qui écoutait un peu gêné, dans un malaise d’esprit et de chair, demanda simplement :

— Eh bien ! et votre femme ?

Du coup, Beauchêne s’arrêta sur le trottoir, interloqué un instant.

— Comment, ma femme ? que voulez·vous dire, avec ma femme ?… Naturellement, ma femme est chez nous, elle va se coucher et m’attendre, après s’être assurée que notre petit Maurice dort bien… Ma femme est une honnête femme, mon cher, que voulez—vous que je vous dise de plus ?

Et, reprenant sa marche, devenant de plus en plus tendre et confidentiel, dans l’étourdissement des vins et des viandes, que l’air du pavé parisien, à cette heure de nuit, semblait aggraver :

— Voyons, voyons ! nous ne sommes pas des enfants, nous sommes des hommes, que diable ! Et la vie est la vie, je ne sors pas de là, moi ! … Ma femme ! mais il n’est pas de personne que j’estime plus au monde ! Quand je l’ai épousée, dans de tristes embarras d’argent, je vous confesse, à vous, que je ne l’aimais pas, je veux dire charnellement, vous m’entendez bien. Sans croire lui manquer de respect, j’ose dire qu’elle était vraiment beaucoup trop maigre pour mon goût, d’autant plus que, l’ayant compris elle-même, elle a tout essayé depuis afin d’engraisser un peu, ce qui a totalement échoué d’ailleurs. Seulement, n’est-ce pas ? on n’épouse pas une femme avec l’idée d’en faire sa maîtresse… Alors, raisonnez. J’ai donc pour elle l’estime profonde qu’un père de famille a pour la mère de son fils. Le foyer est là, on ne salit pas le foyer. Si je ne puis me donner comme un mari fidèle, j’ai certainement l’excuse de m’être refusé à être de ceux qui débauchent leurs femmes. Du moment que je ne saurais faire tous les soirs un enfant à la mienne, et que je rougirais de lui demander certaines complaisances, c’est évidemment la respecter encore que d’aller autre part contenter la bête, quand on a le malheur de souffrir du jeûne, ainsi que j’en souffre, jusqu’à en être malade.

Il riait, il croyait dire ces choses délicates très proprement, très gentiment pour son ménage.

— Et, reprit Mathieu, notre cousine Constance connaît cette belle théorie ? Elle l’approuve, elle vous laisse aller ailleurs, comme vous dites ?

Cela redoubla la chaude gaieté de Beauchêne.

— Non, non ! ne me faites pas dire de sottises. Au contraire, Constance se montrait très jalouse, dans les premiers temps de notre mariage. Ce que j’ai dû lui en conter, des histoires, pour filer et avoir quelques soirées à moi ! Avec ça, j’étais enragé à cette époque, elle me désespérait, tant elle était peu amusante, la chère et digne femme. Un os entre deux draps, mon ami. Je le dis sans rancune, sans croire la diminuer, car ça prouve bien qu’il n’y pas de plus honnête personne au monde… Ensuite, la raison lui est venue, il m’a semblé remarquer qu’elle tolérait un peu l’inévitable, qu’elle consentait parfois à fermer les yeux. Ainsi, elle m’a presque surpris un soir, avec une dame de ses connaissances, et elle a eu le bon goût de ne jamais m’en souffler un mot. Ça la blesse pourtant, ses connaissances, tandis que la rue, les inconnues du trottoir, la touchent naturellement beaucoup moins. Par exemple, cette fille d’aujourd’hui, que voulez-vous que ça lui fasse ? Je ne l’aime pas, cette fille, je la prends et je la lâche. Ça se passe si loin de ma femme, si au-dessous, qu’elle n’en peut pas être atteinte… Il faut tout dire aussi. Constance a des torts, oh ! de grands torts. Sans doute, j’y suis formellement décidé, comme elle, nous devons nous en tenir à notre petit Maurice. Seulement, vous l’avez entendue ce matin, elle est vraiment terrible. Vous ne vous imaginez pas les précautions qu’elle prend, c’est à dégoûter un homme.

Il mâchait son cigare, il soufflait davantage, à mesure que ses confidences devenaient plus intimes, sur un sujet dont la gaillardise achevait de lui enflammer le sang. Mais il ne recula devant aucun des secrets de son alcôve, il en arriva aux détails précis. Lui, en somme, n’était ni un pervers ni un débauche : il se contentait fort bien de la bonne nature, il ne souffrait que de très gros appétits, dont la fréquence le laissait toujours affamé. Et les menus amusements, les compensations incomplètes pour tromper cette continuelle faim, ne le rassasiaient pas. Constance, qui, de son côté, avait conscience de son devoir conjugal, s’efforçait de le remplir, pour garder son mari. Elle consentait au plaisir, elle s’y résignait elle-même, dans un énervement, dont elle cachait parfois la douleur à cet homme qu’elle sentait inassouvi et fâché, au sortir de ses bras. Toujours, elle avait souffert de lui, de sa violence, de son acharnement sans fin ; et l’enfant avait beau être évité désormais, les fraudes n’en étaient que plus lassantes, plus brisantes, toutes les fraudes en usage dans les honnêtes lits bourgeois, et dont le manque de fantaisie, la réserve relative n’empêchent pas l’abus de finir par rendre infirmes la moitié des dignes épouses.

— Enfin, mon cher, tout ça, c’est très gentil ; mais vous savez comme moi qu’un homme de trente-deux ans, condamné au pot-au-feu conjugal, en a vite assez, quand il a du sang sous la peau ; et encore je m’en contenterais, moi, du pot-au-feu, à la condition qu’il fût solide, bien en chair, et qu’on pût s’en fourrer jusque-là… Ainsi, l’autre nuit, imaginez-vous…

Il continua l’histoire à l’oreille du cousin, l’haleine embarrassée, étouffant, pouffant, prenant en une pitié amicale sa pauvre femme, qui croyait que c’était bien comme ça.

— Alors, non, non ! n’est-ce pas, mon cher ? Moi, je ne suis pas méchant, je serais désolé de lui causer de la peine. Et ça me fait plaisir qu’elle soit intelligente, qu’elle commence à fermer un peu les yeux, en comprenant les nécessités inévitables. Pourvu que ça se passe dehors, proprement, et sans coûter trop, où est le dommage pour elle, je vous le demande ? Un de mes amis a une femme de premier mérite, oh ! la femme la plus distinguée que je connaisse, et qui lui dit d’elle-même : « Va, va, mon ami, tu me reviendras calmé et plus aimable. » Hein ? est-ce bien observé ? c’est la vérité absolue ! Moi, quand je suis satisfait, je rentre gai comme un pinson, je rapporte un petit cadeau à Constance, la maison a du bonheur pour trois jours. Tout le monde y trouve donc son bénéfice, et remarquez que c’est encore le meilleur moyen de ne pas faire un enfant à sa femme, quand elle ne veut plus qu’on lui en fasse.

Ce dernier trait, qui lui parut très spirituel, le fit rire aux larmes, dans la satisfaction où il était de sa personne.

— Mais, dit Mathieu, cet enfant, ne risquez vous pas de le faire à ces belles filles de hasard, ramassées dehors ? ça n’est pas plus drôle que chez vous, s’il faut que vous fraudiez aussi avec elles.

Beuuchêne se calma, l’air étonné par cette objection, qu’il n’avait pas prévue.

— On fraude, on fraude, c’est-à-dire qu’un homme un peu convenable prend tout de même des précautions… Et puis, ces filles qui s’amusent n’en font jamais d’enfant, c’est connu. On les paye, d’ailleurs, c’est à elles de s’arranger, de prévoir les risques du métier… Enfin, mon cher, comment voulez-vous qu’on sache si on leur a fait un enfant, puisqu’on ne les revoit pas, et qu’en admettant à la rigueur qu’on les retrouve enceintes, un jour, elles ne peuvent pas dire elles-mêmes de quel monsieur elles le sont ?… L’enfant, mais il n’est de personne, ça n’existe pas, avec les filles !

Rasséréne, remis d’aplomb, sans remords aucun, sans scrupule inquiet pour son plaisir de la nuit, il s’arrêta au coin de la rue Caumartin. C’était dans une maison de cette rue, au fond de la cour, qu’il avait, pour ces sortes d’aventures, une chambre à lui, dont la concierge faisait le ménage. Et, ne se gênant pas avec une de ses ouvrières, il avait simplement donné rendez—vous à la belle blonde sur le trottoir, devant la porte.

De loin, Mathieu reconnut Norine, debout sous un bec de gaz. Elle était immobile, en petite robe claire, et ses beaux cheveux, débordant de son chapeau rond, avaient un fauve reflet d’or, dans la lueur dansante.

Très excité, Beauchêne rayonna, allongea au jeune homme une vigoureuse poignée de main, pleine de sous-entendus gaillards.

— Eh bien ! à demain, mon cher. Bonne nuit !

Et, se penchant une dernière fois à son oreille :

— Vous savez qu’elle est maligne comme un singe. Elle dit à son père qu’elle va au théâtre avec une amie. Alors, ça lui donne jusqu’à une heure du matin.

Mathieu se trouva seul, au bord du trottoir. Les dernières paroles du patron, qu’il vit disparaître avec Norine, sous une porte cochère, avaient évoqué en lui l’image de Moineaud, l’ouvrier ; et il le revoyait, les mains crevassées par le travail, muet et insouciant dans l’atelier des femmes, pendant la semonce à sa fille Euphrasie, tandis que l’autre, la grande diablesse blonde, riait sournoisement. Quand les enfants du pauvre ont poussé, de la chair à bataille ou à prostitution, le père, alourdi de vie mauvaise, ne s’inquiète guère à quel désastre le vent emporte les petits tombés du nid.

Neuf heures et demie sonnaient, Mathieu avait plus d’une heure pour se rendre à la gare du Nord. Aussi ne se pressa-t-il pas, flânant, suivant en promeneur la ligne des boulevards. Il avait lui-même beaucoup trop mangé et trop bu, les confidences qu’il venait de recevoir bourdonnaient à ses oreilles, achevaient de l’étourdir d’une sourde ivresse. Ses mains brûlaient, des flammes passaient sur sa face. Et quelle soirée tiède, le long de ces boulevards incendiés par les lampes électriques, enfiévrés par la cohue pullulante de la foule qui se coudoyait, au milieu du grondement ininterrompu des fiacres et des omnibus ! C’était comme un fleuve de vie ardente qui coulait à la nuit prochaine, et il se laissait emporter, charrier, parmi ce souffle humain, dont il sentait passer sur lui le chaud désir.

Alors, dans sa rêverie trouble, sa journée recommença, il se retrouva d’abord chez les Beauchêne, le matin. Le père et la mère s’entendaient comme des complices sages, pendant que leur petit Maurice, le fils unique, si pâlot, sommeillait sur le canapé, pareil à un Jésus de cire. Et, maintenant, il voyait Constance se couchant bourgeoisement, après être allée border l’enfant endormi, puis veillant seule dans la froide couche conjugale, jusqu’à |’heure avancée où son mari rentrerait. Lui, le mâle que sevrait leur accord, se dédommageait brutalement ailleurs, courait le risque de faire à une autre l’enfant dont sa femme ne voulait pas. Quand elle avait eu les complaisances qu’elle croyait lui devoir, si les fraudes le laissaient plus affamé encore, elle n’avait plus qu’à se coucher ainsi et à l’attendre, les soirs où, pressé par le besoin, il allait jeter la semence, au hasard de l’occasion et du vent. L’usine ne devait pas courir le danger d’être partagée un jour, Maurice devait hériter seul des millions décuplés, afin d’être un des princes de l’industrie. On fraudait sagement, sans perversion aucune, pour les affaires. Lorsque le mari s’attardait avec quelque gueuse, la femme fermait les yeux. Et c’était de la sorte que la bourgeoisie capitaliste, qui avait remplacé la noblesse ancienne, rétablissait à son profit le droit d’aînesse, aboli par elle, en s’obstinant au fils unique, contre toute morale et toute santé.

Puis, Mathieu fut distrait par des camelots qui, en criant la dernière édition d’un journal du soir, annonçaient le tirage des bons à lots d’une émission, que lançait le Crédit National. Et il revit brusquement les Morange dans leur salle à manger, il les entendit refaire leur rêve de grosse fortune, le jour où le comptable appartiendrait à une de ces maisons de grande banque, dont les chefs poussent les hommes de valeur aux plus hauts postes. Ce ménage-là, dévoré d’ambition, tremblant de voir leur fille épouser encore un petit employé besogneux, cédait à l’irrésistible fièvre qui, dans une démocratie, ravagée par le déséquilibre de l’égalité politique et de l’inégalité économique, donne à tous le besoin de franchir un échelon, de monter d’une classe. Le luxe des autres les brûlait d’envie, ils s’endettaient pour copier de loin les élégances de la classe supérieure, ils gâtaient jusqu’à leur honnêteté, leur bonté naturelles, dans cette démence d’ambitieux orgueil. Et, à cette heure, il le voyait, ce ménage, se couchant tôt, car il n’ignorait pas les habitudes casanières de Morange, ni les avarices résignées de Valérie, qui économisait jusque sur l’huile à brûler, en semaine, pour se permettre des sorties princières, le dimanche ; il le voyait au lit, la lumière soufflée, se prenant tendrement, se gardant dans une étreinte, en bon ménage qui s’adore, mais qui veille avec terreur sur les conséquences d’un oubli toujours possible : l’enfant est là aussi redouté que dans la couche du patron, rebelle au partage, l’enfant dont la venue serait un embarras mortel, retarderait, empêcherait l’ascension vers la fortune tant désirée. Il faut frauder, frauder encore, le joujou infécond des époux fidèles, bien décidés à se contenter des caresses sans péril, puis très inquiets parfois à la suite d’une imprudence, comptant les jours, attendant l’époque qui doit les rassurer pleinement. Dans sa chambre, à l’autre bout de l’appartement, Reine non plus ne dormait pas, toute frémissante de la matinée où l’avait conduite la baronne de Lowicz, énervée, excitée par cette belle dame qui l’embrassait, rêvant déjà au mari très riche que lui promettaient ses parents, s’ils ne lui donnaient pas un petit frère ou une petite sœur.

Un attroupement barra le passage à Mathieu, et il s’aperçut qu’il était devant le théâtre où avait lieu, ce soir-là, une première. C’était un théâtre de libres farces, qui se permettait d’afficher son étoile, une longue fille rousse, dont il collait l’image sur les murs, deux fois grande comme nature ; et, cette fois, elle était d’un symbolisme extraordinaire, la vierge nue et plate de l’érotisme stérile, un grand lis pervers et canaille, qui attroupait les passants. Il entendit des réflexions immondes, il se rappela que les Séguin, en compagnie de Santerre, se trouvaient à ce théâtre, s’égayant de cette pièce, d’une obscénité tellement idiote, que la veille, à la répétition, le public, sans scrupules pourtant, avait failli casser les banquettes. Là-bas, dans l’hôtel de l’avenue d’Antin, Céleste venait de coucher Gaston et Lucie, et elle s’était empressée de redescendre à la cuisine, où l’attendait madame Menoux, une amie, une petite mercière du voisinage. Gaston dormait, ayant bu du vin pur. Lucie, qui avait encore eu très mal au ventre, grelottait de peur, n’osait se relever et appeler Céleste, parce que celle-ci la bousculait, quand elle s’avisait de la déranger. Et, vers deux heures du matin, lorsque les Séguin rentreraient, après avoir offert à Santerre une douzaine d’huîtres, ils rapporteraient l’exaspération sexuelle du théâtre ignoble et embrasé, du restaurant de nuit où ils auraient coudoyé des filles ; ils se mettraient au lit dans la perversion de tous les besoins, corrompus par la mode, la cervelle détraquée par la pose d’une littérature imbécile et factice ; de sorte que leurs fraudes, à ces deux-là, se compliquaient de vice élégamment cherché, mêle de pessimisme voulu. Il devenait criminel d’enfanter, le spasme infécond était la fin souhaitée du monde. Toutes les pratiques, mais pas d’enfant, et la débauche enseignée, l’adultère fatal. Tandis que Santerre irait tranquillement se coucher seul, attendant son heure, menant la danse, en gaillard prudent qui se ménage.

Et, comme conclusion à sa journée, ce qui frappait Mathieu maintenant, c’était la fraude, la fraude partout, chez tous les gens où il avait mis les pieds, depuis le matin. Tous ceux qui l’entouraient, tous ceux qu’il connaissait, se refusaient à faire de la vie, fraudaient pour ne plus enfanter, volontairement, obstinément, par de savants calculs égoïstes, d’intérêt ou de plaisir. À cette heure, il distinguait là trois cas de la restriction volontaire, trois milieux, et, dans les trois, la même abstention, pour des motifs différents. Et, bien qu’il n’ignorât point ces choses, c’était pour lui une surprise, de les voir ainsi se grouper, se résumer, avec cette force d’évidence, c’était aussi un grand trouble, un ébranlement de tout ce qu’il avait cru jusqu’à ce jour, un doute de l’existence, du devoir et du bonheur, tels qu’il les concevait le matin encore.

Il s’arrêta, respira fortement, voulut se reprendre, chasser l’ivresse croissante qu’il sentait monter en lui. Il avait dépassé l’Opéra, il arrivait au carrefour Drouot ; et n’était-ce pas de ces boulevards ardents, à cette heure de nuit, que lui venait ce redoublement de fièvre ? Les cabinets des restaurants flambaient encore, les cafés incendiaient la chaussée, leurs terrasses barraient les trottoirs de l’entassement des consommateurs. Tout Paris semblait être descendu là, pour jouir de la délicieuse soirée, flânant en une cohue si épaissie, que les corps se frôlaient sans fin, dans la tiédeur des haleines. Des couples s’attardaient devant les boutiques étincelantes des bijoutiers. Des familles bourgeoises s’engouffraient, sous des arcs éclatants de lampes électriques, dans des cafés-concerts, des spectacles de gaudrioles et de nudités, aux grandes affiches prometteuses. Des femmes par centaines, à la file, traînaient leurs jupes, attendaient d’être accostées, finissaient par accoster elles-mêmes les hommes, chuchotantes, avec des rires engageants. Des hommes en chasse les dédaignaient, cherchaient l’aventure, la femme honnête égarée, la petite bourgeoise ou l’ouvrière qui se donne, se lançant à la poursuite d’un chignon blond ou brun, bégayant derrière une nuque des paroles brûlantes. Des ménages, légitimes ou non, de vieux époux déjà, des amants de hasard, roulaient dans les fiacres découverts, en route pour l’alcôve prochaine, l’homme silencieux, la femme à demi allongée, la face rêveuse, parmi les alternatives d’ombre subite et de clarté crue. Et c’était ainsi, pour ce fleuve humain coulant entre les hautes maisons braisillantes, au milieu de la rumeur de la foule et du grondement des roues, comme une mer commune dans laquelle tous allaient se perdre bientôt, la nuit qui les attendait, le lit où seraient couchés, l’étreinte finale où tous s’endormiraient.

Mathieu s’était remis à marcher, cédant au courant, emporté avec les autres, dans la même fièvre chaude, faite des excitations de la journée, des mœurs et du milieu social. Et ce n’était plus seulement les Beauchêne, les Morange, les Séguin qui fraudaient : Paris entier frauderait avec eux. L’abstention réfléchie, érigée en loi, gagnait la foule, s’élargissait, envahissait les boulevards, les rues voisines, les quartiers, l’immense ville. Dès que la nuit tombait, le pavé brûlant de Paris, chauffé par la lutte féroce, par l’âpre besogne du jour, n’était plus que le champ pierreux, la terre calcinée, où la semence se desséchait, jetée au hasard de la rue, en haine de la moisson. Cette infécondité volontaire, tout l’expliquait, la clamait, l’affichait avec une impudence triomphale. Un souffle d’alcool sortait des restaurants et des cafés, émasculait les hommes, détraquait les femmes, empoisonnait l’enfant dans l’œuf. Les filles, qui traînaient leurs jupes, en continuels coups de vent, n’ayant que le souci de mettre les bouchées doubles, celui-ci, puis celui-là, puis cet autre, vidaient en hâte leurs seaux de toilette, de la vie souillée, gâchée, qui s’en allait au cloaque. Tout le train du trottoir, tout ce que le désir d’une heure ramassait de prostituées, dans les lieux de plaisir, à la sortie des spectacles, toute la chair qui se raccroche et qui se paye, qui va s’assouvir au galop dans le satin du vice élégant ou dans l’ordure des chambres louches, assassinait la vie, la crachait ignoblement à la boue du ruisseau. Et il n’était pas d’enseignement plus universel des fraudes, la prostitution était l’institutrice du meurtre, les germes poursuivis et détruits, l’habitude prise de les écraser comme des bêtes mauvaises, dont la venue au jour désolerait l’existence. Puis, dans ce Paris de chaque soir, en route pour l’accouplement infécond, la leçon profitait : c’était le couple d’intense culture, exaspéré de nervosisme littéraire, fanfaron des opinions extrêmes, payant la dette de son raffinement, se refusant à l’acte ; c’était le couple de la haute industrie, du haut commerce, qui tenait le livre de ses nuits, comme le livre de ses comptes courants, se surveillant pour que la balance s’établit toujours par zéro ; c’était le couple des professions libérales, aussi bien que celui des classes moyennes, le petit commerçant, le petit employé, après l’avocat, le médecin, l’ingénieur, dont les précautions redoublaient, à mesure que la lutte de vanité et d’argent se faisait plus sauvage ; c’était même le couple ouvrier, que pourrissait l’exemple d’en haut, chaque jour plus savant dans la pratique du tout à l’égout, pour la seule joie du plaisir. Encore un instant, et, lorsque minuit sonnerait, la menace de l’enfant allait terroriser Paris. Les maris n’en voulaient plus faire, les femmes ne voulaient plus qu’on leur en fit. Les amantes elles-mêmes, au milieu du délire de la passion, veillaient avec soin sur les oublis possibles. Si, d’un geste, on avait ouvert toutes les alcôves, on les aurait trouvées presque toutes stériles, par débauche, par ambition, par orgueil, celles des braves gens comme celles des autres, dans une perversion qui transformait les bas calculs en beaux sentiments, l’égoïsme en prudente sagesse, la lâcheté à vivre en honnêteté sociale. Et c’était là le Paris qui voulait mourir, tout le déchet de vie perdu dans une nuit de Paris, le flot de semence détourné de son juste emploi, tombé au pavé où rien ne poussait, Paris enfin mal ensemencé, ne produisant pas la grande et saine moisson qu’il aurait dû produire.

Un souvenir s’éveilla chez Mathieu, la parole de ce conquérant, qui, au soir d’une bataille, devant la plaine jonchée de cadavres, avait dit qu’une nuit de Paris suffirait à réparer ça. Paris ne voulait-il donc plus combler les trous des boulets dans la chair humaine ? Tandis que la paix armée dévore par centaines les millions, la France perd chaque année une grande bataille, en ne faisant pas les cent mille enfants qu’elle se refuse à taire. Et il songeait encore aux lits des casernes où dorment solitaires, improductifs et corrompus par le milieu, quatre cent mille jeunes hommes, les plus vigoureux, la fleur de la race, tandis que, dans leurs couches froides, un nombre plus grand de filles sans dot attendent le mari qui ne viendra pas, ou qui ne viendra que trop tard, épuisé déjà, gâté, incapable d’une famille nombreuse.

Les tempes ardentes, Mathieu regarda de nouveau autour de lui. Il était arrivé au carrefour Montmartre, à ce remous de foule le plus retentissant, le plus dangereux de la ligne des boulevards. La cohue s’y trouvait telle, qu’il dut attendre un instant, avant de prendre la rue du Faubourg-Montmartre, qu’il comptait suivre, pour gagner de là, par les rues, la gare du Nord. Et il fut serré, bousculé, entraîné dans une masse vivante et compacte, au milieu du marché de femmes qui se tenait là, toute cette excitation grandissante, affolante, pour la nuit de stérilité. Il y avait songé parfois, mais jamais il ne s’était senti troublé d’une telle angoisse, à la pensée de la quantité prodigieuse de semences qu’il fallait lancer au vent qui passe, avant qu’il en germât une seule. C’était par milliards que les graines, que les œufs coulaient dans les veines du monde, une profusion sans limites, un torrent si gonflé de germes, qu’il traversait, qu’il baignait toute la matière organique. La nature prévoyante, d’une largesse inépuisable, semblait avoir prévu que la semence des plantes et des êtres devait déborder, pour suffire. Le soleil dessèche la graine, l’humidité trop grande la pourrit. Une tempête balaye des bancs entiers d’œufs de poissons, un orage brusque renverse les nids, anéantit la ponte de tout un printemps. À chaque pas que l’homme fait, il écrase des univers, empêche l’éclosion d’un peuple innombrable d’infiniment petits. C’est un effroyable gaspillage d’existences qui n’a d’égal que l’effroyable profusion de la poussière d’enfantement, soulevant la terre et les eaux, volant par les airs, sous l’ardeur fécondante du soleil. Et toute existence détruite redevient de la vie, fermente en un bouillonnement nouveau, s’épanouit en une nouvelle poussée d’êtres, à l’infini. Mais l’homme seul veut la destruction, la médite et l’exécute, dans un but égoïste, pour sa joie solitaire. Lui seul s’efforce de rapetisser la création à son profit, tâche de la réduire, de l’arrêter même, ne limitant l’espèce née de lui que pour accroître sa jouissance. Si la tempête emporte les œufs déposés sur les sables, si l’orage renverse les nids en cassant les branches, c’est l’homme seul qui, volontairement, souille et détruit la semence de l’homme, par un goût monstrueux du néant, la volupté noire du spasme de l’organe, dont il abolit la fonction. Il y a crime, il y a aussi bêtise, et quel rêve de grandeur et de force, que toute l’humanité à naître acceptée, utilisée, peuplant le vaste monde, où des continents entiers sont, jusqu’à ce jour, restés presque déserts ! Est-ce qu’il y aura jamais trop de vie ? est-ce que le plus de vie possible n’est pas également le plus de puissance, le plus de richesse, le plus de bonheur ? Tout le globe en est gros, les entrailles soulevées, tressaillantes, comme celles d’une femme enceinte. Il éclate de sève, dans le continuel enfantement du futur, du peuple universel et fraternel qu’il aura mis des mille ans à engendrer. C’est la foi en tout ce qui naît, en tout ce qui grandit, c’est l’espoir mis dans toutes les forces créatrices, agissant librement pour l’heureuse, la vigoureuse expansion humaine, c’est l’amour passionné de la vie qui fait le souhait panthéiste de tous les germes conservés, fécondés, et qui accepte seulement la mort parce qu’elle n’est qu’un renouvellement, un ferment, encore de la vie, et quand même de la vie.

Mais le vent chaud, chargé de désir, qui passait sur la face de Mathieu, évoqua brusquement en lui l’image de Sérafine. C’était la même sensation de brûlure aux yeux et aux lèvres qu’il avait éprouvée, chez les Morange, lorsque cette femme, avec son odeur, s’etait penchée vers lui. Sans doute, à son insu, il l’avait emportée en sa chair, car son trouble grandissant de la soirée, son ivresse du restaurant, et l’excitation des confidences de Beauchêne, et le doute inquiet où le jetait la foule en marche vers la volupté d’une nuit stérile, aboutissaient à la réveiller, à la dresser en travers de la route, riante, provocante, s’offrant encore. Jamais il n’avait eté en proie à un combat si rude, ne sachant plus où étaient la sagesse et la vérité, sous les assauts que sa raison recevait depuis le matin ; et il restait éperdu, au milieu des sollicitations hrûlantes du milieu, dans ce Paris sacrifiant au culte de la jouissance égoïste. N’étaient-ce pas les Beauchéne, les Morange, les Séguin qui avaient raison, lorsqu’ils se prononçaient pour la joie seule de l’acte, par haine et par terreur de l’enfant ? D’ailleurs, tous les hommes faisaient comme eux, l’immense ville entière voulait être inféconde. Cela l’ébranlait, dans sa crainte d’avoir été simplement dupe jusque-là. Ne pas faire ce que fait tout le monde n’était sans doute qu’un entêtement d’orgueil. Et, devant lui, il voyait Sérafine, aux lourds cheveux roux, aux bras odorants, qui lui promettait des voluptés inconnues, sans dangers et sans remords.

Puis, dans sa poche, il sentit les trois cents francs de ses appointements qu’il emportait. Trois cents francs pour tout un mois, lorsqu’il avait déjà de légères dettes : à peine de quoi acheter un ruban à Marianne et de la confiture pour les tartines des petits. Et, en mettant à part les Morange, les deux autres ménages, les Beauchêne, les Séguin, étaient riches, d’une richesse qu’il se plut amèrement à étaler. Il revit l’usine grondante, couvrant de ses bâtiments noirs un vaste terrain, tout un peuple d’ouvriers décuplant la fortune du maître, logé dans un pavillon cossu, et dont le fils unique, sous les yeux vigilants de la mère, grandissait pour la souveraineté rêvée. Il revit le luxueux hôtel de l’avenue d’Antin, son vestibule, son escalier magnifique, sa vaste salle du premier étage, encombrée de merveilles, tout ce raffinement, tout ce train de grande fortune, qui disaient la large existence du ménage mondain, la dot qu’ils donneraient à leur fille, la haute situation qu’ils achèteraient pour leur fils. Et lui, nu, les mains vides, qui n’avait rien, pas même une pierre au bord d’un champ, n’aurait sans doute jamais rien, ni usine bourdonnante d’ouvriers, ni hôtel dressant sa façade orgueilleuse. Et c’était lui l’imprudent, c’étaient les deux autres les sages : lui, désordonné, sans prévoyance dans sa pauvreté, qu’il aggravait à plaisir par sa nuée d’enfants, comme s’il avait juré de finir sur la paille, avec son troupeau de misérables ; les deux autres, qui auraient pu se donner le luxe d’une nombreuse famille, n’en faisant rien par une précaution supérieure, se méfiant de la vie, voulant n’enfanter et ne laisser que des heureux. Évidemment, ceux-là étaient dans la vérité, dans le simple bon sens, tandis qu’il commençait à se prendre lui-même en mépris, désemparé, envahi par la crainte de n’avoir été, jusqu’à ce jour, que la victime d’une imbécile duperie.

L’image de Sérafine revint, se précisa, obsédante, d’une force de désir irrésistible. Avec elle, il oserait frauder, il serait sage. Et un petit frisson le saisit, lorsque le flamboiement de la gare du Nord lui apparut, parmi cette bousculade des abords des gares, où il retrouvait le rut des foules enfiévrées. Là-bas, c’était Marianne, c’était un enfant encore, dans l’étreinte honnête, inévitable, au retour de cette fournaise. Encore un enfant, le cinquième, la démence pure, la ruine voulue, acceptée, méritée. Et, puisqu’il y en avait quatre déjà, Boutan lui-même l’aurait dit : « Le compte y est. » Pourquoi donc s’obstiner dans l’erreur ? pourquoi ne pas faire, ce soir-là, comme Beauchêne, qui était un malin ? Pendant que sa femme l’attendait paisiblement, il était avec Norine, en gaillard avisé, sans aucune suite à craindre. La religion du plaisir ne pouvait être que la seule bonne. Et Sérafine devenait comme l’incarnation même de cette ville ardente se ruant à sa nuit inféconde, comme l’appel victorieux du plaisir pour le plaisir, dans la joie meurtrière du spasme anormal et décuplé, qui tue l’enfant.

Alors, il ne résiste plus, il revint éperdument sur ses pas, il redescendit vers les boulevards. Une soudaine folie, un désir fou de cette femme l’emportait. Sa chair brûlait, à l’idée de connaître ses fraudes diaboliques, d’avoir les membres rompus dans la stérilité de ses étreintes. Elle se dressait comme une magicienne atroce et magnifique, qui savait des secrets de jouissance exaspérée, versant aux hommes la démence de sa toison rousse, de son grand corps roux, dont l’odeur seule les conquérait. Et elle l’attendait, le soir qu’il lui plairait de choisir, elle s’était offerte avec sa tranquille audace, il n’avait qu’à retourner frapper, rue du Marignan, à la porte de l’hôtel silencieux, d’une discrétion de grande alcôve. Brusquement, il se souvint du petit salon sans fenêtre apparente, sourd et profond comme une tombe, qu’il avait vu une seule fois, attiédi par les dix bougies de deux candélabres allumées en plein jour. Ce fut un vertige de plus, un embrasement nouveau, il précipita sa marche. Puis, d’autres souvenirs s’évoquèrent, les heures où il l’avait possédée autrefois, qu’il se rappelait à peine, la veille, et qui reprenaient tout d’un coup, dans son accès de fièvre chaude, une saveur irritante, dont son être en feu exigeait de retrouver sur l’heure la voluptueuse réalité. Et, tout en cédant à la crise qui le poussait, il arrangeait une histoire pour le lendemain, il dirait à sa femme que, retenu par le dîner d’affaires avec Beauchêne, il avait manqué son train.

Un embarras de voitures l’arrêta, il leva les yeux, vit qu’il était redescendu jusqu’aux boulevards. Autour de lui, la foule nocturne ruisselait toujours, s’écoulait de tous les côtés, dans la fièvre grandissante du plaisir qui rentre se mettre au lit. Ses tempes continuaient à battre, des mots bourdonnaient : faire comme les autres, frauder comme les autres, plutôt que d’engendrer davantage. Mais une hésitation, une défaillance l’envahissait, depuis qu’il était là, debout sur le trottoir, immobile, s’impatientant de la queue des voitures. L’embarras semblait grandir de minute en minute, il finit par y voir un obstacle qui coupait son désir, en barrant la chaussée. Et, brusquement, une autre image se dressa, celle de Marianne, riante et confiante, dont la tendresse l’attendait là-bas, dans l’immense paix fraîche de la campagne. Pourquoi donc ne seraient-ils pas sages tous les deux, se disant bonsoir en camarades, se refusant à ce cinquième enfant, qui serait la ruine ? Il jura de n’en avoir jamais plus, il reprit sa course vers la gare, violemment, avec la crainte de manquer son train. Il ne voulait plus entendre, il ne voulait plus voir Paris embrasé, ruisselant de foule autour de lui, et il arriva juste assez tôt pour se jeter dans un wagon, il fit le trajet penché à la portière, la face au petit vent froid de la nuit, comme pour se laver du désir mauvais, dont il sentait encore brûler ses veines.