Fécondité (Zola)/Livre II/Chapitre I

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Eugène Fasquelle (p. 107-127).

LIVRE DEUXIÈME




I


Sans bruit, Mathieu se leva du petit lit de fer pliant qu’il occupait, à côté du grand lit d’acajou dans lequel Marianne était couchée. Il la regarda, il la vit, les yeux ouverts, qui souriait.

— Comment ! tu ne dors plus ? Et moi qui ne remuait pas, de peur de te réveiller ! Tu sais qu’il est près de neuf heures.

C’était à Paris, un dimanche du milieu de janvier. Marianne se trouvait enceinte de sept mois et demi déjà. À Chantebled, pendant la première quinzaine de décembre, il avait fait un temps atroce : des pluies glaciales, puis de la neige, un froid terrible ; si bien que Mathieu, après avoir hésité, avait fini par accepter l’offre aimable des Beauchêne, qui mettaient à sa disposition l’ancien pavillon modeste, sur la rue de la Fédération, où habitait le fondateur de l’usine, avant de bâtir le superbe hôtel du quai. Justement, un vieux contremaître, qui l’occupait, tout meublé du simple mobilier d’autrefois, venait de mourir. Et le jeune ménage y était installé depuis un mois, ayant décidé qu’il serait plus prudent d’attendre les couches à Paris, puis de retourner à Chantebled pour les relevailles, dès les premières belles journées d’avril.

— Attends, reprit-il, je vais donner du jour.

Il alla tirer un rideau. La chambre, à demi obscure, s’éclaira d’un large rayon de jaune soleil d’hiver.

— Ah ! le soleil, le soleil ! un temps splendide ! et un dimanche ! Enfin, cette après-midi, je pourrai donc aller te promener un peu avec les enfants !

Elle le rappela, lui prit les mains, lorsqu’il se fut assis au bord du lit ; et, gaiement :

— Voici vingt minutes que, moi non plus, je ne dors pas, évitant de me retourner, désirant te laisser faire ta grasse matinée du dimanche. Hein ? nous sommes bons, tous les deux, à ne pas vouloir nous réveiller l’un l’autre, quand nous avons les yeux grands ouverts !

— Oh ! dit-il, moi, j’étais si heureux de croire que tu te reposais ! Maintenant, le dimanche, je n’ai qu’une joie, celle de ne pas quitter cette chambre, le matin, de passer la journée entière, avec toi et les petits.

Puis, il eut un cri de surprise et de remords.

— Tiens ! je ne t’ai pas embrassée !

Elle s’était relevée un peu, le coude dans ses deux oreillers ; et il la saisit entre ses bras, d’une étreinte vive.

Mais elle eut une légère plainte.

— Oh ! chéri, prends garde !

Ce fut alors du désespoir, de l’adoration.

— Je t’ai fait du mal ! je t’ai fait du mal ! Faut-il être brute, pour te bousculer ainsi !… Oh ! chère, chère femme, toi qui m’es sacrée, que je ne voudrais toucher qu’avec des caresses, dont je serais si heureux de prendre les souffrances ! Oui, je rêve d’avoir des mains de fée, des mains que tu ne sentirais même pas, qui changeraient tes douleurs en joies… Et je vais te faire du mal !

Elle dut le consoler.

— Mais non, gros bête, tu ne m’as pas fait du mal  ! J’ai eu peur seulement. Tu vois bien que je ris.

Il la regarda, elle lui apparut d’une splendeur de beauté incomparable. Dans la nappe de clair soleil qui dorait le lit, elle rayonnait elle-même de santé, de force et d’espoir. Jamais ses lourds cheveux bruns n’avaient coulé de sa nuque si puissamment, jamais ses grands yeux n’avaient souri d’une gaieté plus vaillante. Et, avec son visage de bonté et d’amour, d’une correction si saine, si solide, elle était la fécondité elle-même, la bonne déesse aux chairs éclatantes, au corps parfait, d’une noblesse souveraine.

Une vénération l’envahit, il l’adora, comme un dévot mis en présence de son Dieu, au seuil du mystère.

— Que tu es belle, que tu es bonne, et que je t’aime, chère femme  !

Il découvrit le ventre, d’un geste religieux. Il le contempla, si blanc, d’une soie si fine, arrondi et soulevé comme un dôme sacré, d’où allait sortir un monde. Il se pencha, le baisa saintement, en mettant dans ce baiser toute sa tendresse, toute sa foi, toute son espérance. Puis, il resta un instant, ainsi qu’un fidèle en prière, posant sa bouche avec légèreté, plein d’une prudence délicate.

— Est-ce là, chère femme, que tu souffres  ? … Est-ce là  ? … Est-ce là  ? … Ah  ! que je voudrais savoir et pouvoir te guérir  !

Mais il se releva, pâle et frémissant, ayant senti brusquement un petit choc contre sa bouche. Elle s’était remise à rire, elle le reprit, l’attira, lui coucha la tête près de la sienne, sur l’oreiller. Puis, tout bas, les lèvres à son oreille  :

— Hein  ? tu l’as senti, il t’a fait peur, gros bête  ! Ah  ! mais, c’est qu’il gigote fort maintenant, il commence à taper pour sortir… Alors, dis-moi, qu’est-ce qu’il t’a dit  ?

— Il m’a dit que tu m’aimes comme je t’aime, et que tous les heureux de ce monde ne sont pas si heureux que moi.

Ils restèrent un moment embrassés, dans le soleil vermeil, qui les environnait d’or. Puis, il l’arrangea, remonta les oreillers, tira proprement la couverture, ne voulut absolument pas qu’elle se levât, avant qu’il eût mis la pièce en ordre. Déjà, il défaisait son petit lit, pliait les draps et le matelas, refermait la cage de fer, qu’il dissimulait sous une housse. Vainement, elle l’avait supplié de laisser ça, en disant que Zoé, la bonne amenée de la campagne, pouvait bien prendre cette peine. Il s’entêtait, répondait que la bonne l’agaçait, qu’il préférait être tout seul à lui donner des soins, à faire autour d’elle ce qu’il y avait à faire. C’était lui qui avait voulu coucher de la sorte, sur ce lit de fer, pour lui abandonner tout le grand lit, où il craignait de la gêner. Et, maintenant, il s’occupait du ménage, défendait jalousement la porte de la chambre, afin que la chère épouse fût à lui entièrement, heureux lorsqu’il descendait aux soins les plus puérils, ne croyant jamais faire assez pour le culte dont il l’honorait.

— Je t’en prie, puisque les enfants nous laissent la paix, reste encore un peu couchée. Ça te reposera.

Comme un frisson le prenait, il s’aperçut qu’il ne faisait pas chaud, il se tourmenta de n’avoir pas songé tout de suite à rallumer le feu. Des bûches étaient dans un coin, avec du menu bois.

— C’est stupide, je te laisse geler, j’aurais bien pu commencer par là.

Il s’était agenouillé devant la cheminée, tandis qu’elle criait  :

— En voilà une idée encore  ! Laisse donc ça, appelle Zoé.

— Non, non  ! elle ne sait pas faire le feu, ça m’amuse de le faire.

Et il eut un rire de triomphe, quand un grand feu clair pétilla, emplissant la chambre d’une joie nouvelle. Maintenant, disait-il la chambre était un vrai paradis. Mais il avait à peine fini de se débarbouiller et de se vêtir, que la cloison, derrière le lit, fut ébranlée à coups de poing.

— Ah ! les gaillards, reprit-il gaiement, les voilà réveillés ! … Bah ! c’est aujourd’hui dimanche, laissons-les venir.

C’était, depuis un instant, dans la chambre voisine, tout un bruit de volière en rumeur. On entendait un caquetage, un gazouillis aigu, que coupaient des fusées de rires. Puis, il y eut des chocs assourdis, sans doute des oreillers et des traversins qui volaient tandis que deux petits poings continuaient à battre du tambour contre la cloison.

— Oui, oui  ! dit la mère souriante et inquiète, réponds-leur, dis-leur qu’ils viennent. Ils vont tout casser.

Le père, à son tour, tapa du poing. Alors, ce fut, de l’autre côté du mur, une explosion de victoire, des cris de joie triomphants. Et le père eut à peine le temps d’ouvrir la porte, qu’on entendit dans le couloir un piétinement, une bousculade. C’était le troupeau, il y eut une entrée magnifique. Tous les quatre avaient de longues chemises de nuit qui tombaient sur leurs petits pieds nus, et ils trottaient, et ils riaient, leurs légers cheveux bruns envolés, leurs visages si roses, leurs yeux si luisants de joie candide, qu’ils rayonnaient de lumière. Ambroise, bien qu’il fût le cadet, cinq ans à peine, marchait le premier, étant le plus entreprenant, le plus hardi. Derrière venaient les deux jumeaux, Blaise et Denis, fiers de leurs sept ans, plus réfléchis, le second surtout qui apprenait à lire aux autres, tandis que le premier, resté timide, un peu poltron, était le rêveur de la bande. Et ils amenaient, chacun par une main mademoiselle Rose, d’une beauté de petit ange, tirée à droite, tirée à gauche, au milieu des grands rires, mais dont les deux ans et deux mois se tenaient quand même gaillardement debout.

— Ah ! tu sais, maman, cria Ambroise, j’ai pas chaud, moi ! Fais une petite place !

D’un bond, il sauta dans le lit, se fourra sous la couverture, se blottit contre sa mère, de sorte qu’il ne montra plus que sa tête rieuse, aux fins cheveux frisés. Mais les deux aînés, à cette vue, poussèrent un cri de guerre, se ruèrent à leur tour, envahirent la ville assiégée.

— Fais une petite place ! Fais une petite place ! … Dans ton dos, maman ! Contre ton épaule, maman !

Et il ne resta par terre que Rose, hors d’elle, indignée. Vainement, elle avait tenté l’assaut, elle était retombée sur son derrière.

—  Et moi ! maman, et moi !

Il fallut l’aider, pendant qu’elle se cramponnait, se hissait des deux poings, et la mère la prit entre ses bras, ce fut elle la mieux placée. D’abord le père avait tremblé, en s’imaginant que cette bande de conquérants envahisseurs allait terriblement meurtrir la pauvre maman. Mais elle le rassurait, en riant très fort avec eux. Non, non ! ils ne lui faisaient aucun mal, ils ne lui apportaient que des caresses heureuses. Et il s’émerveilla, dès lors, tellement le tableau était amusant, d’une beauté adorable et gaie. Ah ! la belle et bonne mère Gigogne, comme elle s’appelait elle-même en plaisantant parfois, avec Rose sur sa poitrine, Ambroise disparu à moitié contre un de ses flancs, Blaise et Denis derrière ses épaules ! C’était toute une nichée, des petits becs roses qui se tendaient de partout, des cheveux fins ébouriffés comme des plumes, tandis qu’elle-même, d’une blancheur et d’une fraîcheur de lait, triomphait glorieusement dans sa fécondité, vibrante de la vie qui la soulevait de nouveau, prête à enfanter une fois encore.

— Il fait bon, il fait chaud, fit remarquer Ambroise, qui aimait ses aises.

Denis, le sage, se mit à expliquer des choses, pourquoi on avait fait tant de bruit.

— Blaise a dit qu’il avait vu une araignée. Alors, il a eu peur.

Vexé, son frère l’interrompit.

— C’est pas vrai… J’ai vu une araignée. Alors, j’ai jeté mon oreiller pour la tuer.

— Moi aussi ! Moi aussi ! bégaya Rose, reprise de fou rire. Comme ça, mon oreiller, houp ! houp !

Tous se tordaient, étouffaient de nouveau, en trouvant ça très drôle. La vérité était donc qu’ils s’étaient battus à coups d’oreiller, sous prétexte de tuer une araignée, que, seul, Blaise racontait avoir vue, ce qui rendait la chose douteuse. Et toute la nichée était si bien portante, si fraîche, la mère et les enfants, dans une splendeur de chairs roses et pures, baignée de clair soleil, que le père ne put résister au besoin tendre de les prendre tous dans ses bras, en tas, et de les baiser tous au petit bonheur de ses lèvres, grand joujou final qui les fit se pâmer, au milieu d’une explosion nouvelle de cris et de rires.

— Oh ! qu’on s’amuse ! Oh ! qu’on s’amuse !

— Voyons, dit la mère, en réussissant à se dégager un peu, je veux pourtant me lever. Ce n’est pas si bon pour moi, de faire la paresseuse. Et puis, il faut débarbouiller et habiller ces enfants.

La toilette se fit devant le grand feu flambant. Il était près de dix heures, lorsque la famille, avec plus d’une heure de retard, descendit dans la salle à manger, où le poêle de faïence ronflait, tandis que le lait chaud du premier déjeuner fumait sur la table. Le pavillon se composait, au rez-de-chaussée, d’une salle à manger et d’un salon à droite du vestibule, d’un cabinet de travail et d’une cuisine à gauche. Et cette salle à manger, qui, comme la chambre, donnait sur la rue de la Fédération, était emplie, le matin, de la gaieté du soleil levant.

Déjà, les enfants étaient attablés, le nez dans leur tasse, lorsqu’il y eut un coup de sonnette. Et le docteur Boutan entra. Alors, ce fut de nouveau une allégresse bruyante, car la bonne figure ronde du docteur faisait la joie des petits. Il les avait tous mis au monde, ils le traitaient en vieux camarade avec qui les familiarités étaient permises. Aussi bousculaient-ils leurs chaises, pour s’élancer, lorsque leur mère les arrêta d’un mot.

— Vous allez laisser le docteur tranquille, n’est-ce pas ? »

Puis, gaiement :

— Bonjour, docteur. Merci du beau soleil, car c’est vous qui l’avez sûrement commandé, pour que je puisse me promener cet après-midi.

— Mais oui, c’est moi. Je passais justement voir comment vous vous trouviez de l’ordonnance. »

Et Boutan, l’air ravi, prenant une chaise, vint s’asseoir près de la table, pendant que Mathieu, qui lui avait serré affectueusement la main, lui expliquait qu’on avait fait la grasse matinée.

— C’est très bien, qu’elle se repose, qu’elle prenne aussi le plus d’exercice possible… Je vois, d’ailleurs, qu’elle ne manque pas d’appétit. Quand je trouve mes clientes à table, je ne suis plus un médecin, mais un ami en visite. »

Marianne leva un doigt, d’un air de menace plaisante.

— Docteur, vous finissez par me faire trop solide, d’une santé qui m’humilie. Vous me forcerez à vous avouer des souffrances que je ne dis pas, pour n’inquiéter personne. Ainsi, cette nuit, j’ai eu quelques heures affreuses, des déchirements, comme si l’on m’écartelait.

— C’est vrai, ça ? demanda Mathieu tout pâle. Tu as souffert, pendant que je dormais ?

— Qu’est-ce que ça peut faire, gros bête, répondit-elle sans cesser de s’égayer doucement, puisque je suis là, maintenant, à manger comme un ogre ?

Le docteur, devenu grave, hochait la tête.

— Ne vous plaignez pas, madame, vous n’avez que votre part de souffrance, je n’ose dire nécessaire, mais inévitable. Vous êtes parmi mes heureuses, mes vigoureuses, mes vaillantes, et j’ai peu d’aussi belles grossesses que les vôtres. Seulement, que voulez-vous ? il paraît qu’il faut souffrir.

— Oh cria-t-elle, je veux bien souffrir, je vous taquine, voilà tout !

Et, plus bas, d’une voix profonde :

— Souffrir, souffrir, cela est même bon. Aimerais-je autant, si je ne souffrais pas  ?

Le bruit que les enfants faisaient avec leurs cuillers, couvrit ces paroles. Il y eut un arrêt dans la conversation, et ce fut le docteur qui reprit, à la suite d’une liaison d’idées qu’il ne disait point :

— Je sais que vous déjeunez jeudi chez les Séguin. Ah ! la pauvre petite femme ! en voilà une, tenez ! dont la grossesse est terrible !

D’un geste, il laissa entendre tout le drame, la stupeur où cette grossesse inattendue avait jeté le ménage, qui croyait prendre de si adroites précautions, le désespoir de la femme, les emportements jaloux du mari, et leur vie de plaisirs mondains continuée quand même, au milieu des querelles, et l’état déplorable dans lequel elle restait maintenant couchée sur une chaise longue, tandis que lui, la délaissant, reprenait sa vie de garçon.

— Oui, expliqua Marianne, elle a insisté si vivement, que nous n’avons pu refuser. C’est un caprice, je crois bien, un désir de causer avec moi, pour apprendre comment j’arrive à être solide et debout.

Une pensée brusque remit Boutan en gaieté.

— Vous savez que vous êtes toutes deux au même point, elle attend l’événement, comme vous, vers le premier mars. Jeudi, tâchez donc de vous entendre, n’allez pas choisir le même jour, car je ne puis être à la fois chez l’une et chez l’autre.

— Et notre cousine Constance, votre cliente aussi, demanda plaisamment Mathieu, elle n’en est donc pas, pour que la fête soit complète  ?

— Oh  ! non, non, elle n’en est pas. Vous vous rappelez qu’elle a fait le serment de n’en être jamais plus, et celle-là sait s’arranger de façon à tenir sa parole… Je souhaite qu’elle s’en trouve bien.

Il s’était levé, il allait partir, lorsque l’invasion dont il était menacé, se produisit. Sans qu’on se méfiât, les enfants venaient de quitter leurs chaises, puis s’étaient mis en campagne, après s’être concertés d’un coup d’œil. Et, tout d’un coup, le bon docteur eut les deux aînés sur les épaules, tandis que le cadet l’empoignait par la taille et que la fillette lui grimpait aux jambes.

— Hue, là  ! hue  ! Fais le chemin de fer, dis  !

Ils le poussaient, le secouaient, avec des rires, des rires encore, égrenant sans fin des notes de flûte. Le père et la mère s’étaient précipités à son secours, indignés, grondant. Mais lui, les calmait.

— Laissez, laissez donc, ils me disent bonjour, ces mignons  ! Puisque, comme m’en accuse notre ami Beauchêne, c’est un peu ma faute, s’ils sont venus au monde, il faut bien que je les supporte… Ce qu’ils ont surtout de gentil, voyez-vous, vos enfants, c’est qu’ils se portent bien, comme la maman qui les a faits. Pour l’instant, ne leur en demandez pas davantage.

Et, lorsqu’il les eut remis sur le parquet, avec de gros baisers, il prit les deux mains de la mère, en ajoutant que tout allait à merveille, qu’il partait tranquille, qu’elle n’avait qu’à continuer. Et, comme le père l’accompagnait jusque dans le vestibule, on les entendit encore qui plaisantaient et riaient d’aise.

Tout de suite après le second déjeuner, Mathieu voulut qu’on sortît, pour que Marianne profitât du clair soleil. On avait habillé les enfants avant de se mettre à table ; et il n’était guère plus d’une heure, lorsque la famille, tournant le coin de la rue de la Fédération se trouva sur les quais.

Ce bout du quartier de Grenelle, entre le Champ-de-Mars et les rues populeuses du centre même du quartier, est d’un aspect spécial, caractérisé par l’immensité nue des espaces, par les longues rues presque désertes se coupant à angle droit, et que bordent des usines aux grands murs gris interminables. Pendant les heures de travail surtout, il n’y passe personne, on n’y voit, en levant la tête, par-dessus les murs, que les hautes cheminées vomissant une épaisse nuée de charbon, dominant les toits de vastes bâtiments aux vitres poussiéreuses ; et, si quelque large portail est ouvert, ce sont des cours profondes qu’on aperçoit, pleines de fumées âcres envahies par un encombrement de camions. Il n’y a d’autre bruit que le souffle strident des jets de vapeur, le branle sourd des machines, de brusques décharges de ferrailles, qui sonnent sur le pavé. Mais, le dimanche, les usines chôment, le quartier tombe à un silence de mort, il n’y reste, les jours d’été, qu’un soleil de flamme chauffant les trottoirs, et, les jours d’hiver, que le vent glacé chargé de neige, enfilant la solitude des rues. On dit que la population de Grenelle est la pire de Paris, la plus misérable, la plus vicieuse, tout un ramas de filles de fabrique dévergondées, de basses prostituées, que le voisinage de l’École militaire attire, et qui traînent avec elles une lie de populace. Et, comme par opposition, le riant quartier bourgeois de Passy s’étage en face, à l’autre bord de la Seine, les riches quartiers aristocratiques des Invalides et du faubourg Saint-Germain s’étendent à côté, au-delà d’avenues magnifiques ; de sorte que l’usine Beauchêne, située sur le quai, ainsi que le patron le disait parfois en riant, était à cheval, tournant le dos à la misère, faisant face à toutes les prospérités, à toutes les joies de ce monde.

Mathieu aimait ces avenues, plantées de beaux arbres qui, de toutes parts, prolongent le Champ de Mars et l’Esplanade des Invalides, en de larges trouées de grand air et de soleil. Il n’est pas un coin de Paris plus calme, où la promenade soit plus libre et plus douce, où l’on baigne dans plus de rêverie et dans plus de grandeur. Mais surtout il adorait le quai, ce quai d’Orsay si long, si varié qui commence à la rue du Bac, en plein centre, passe devant le Palais-Bourbon, traverse l’Esplanade, traverse encore le Champ de Mars, pour ne finir qu’au boulevard de Grenelle, au pays noir des usines. Et quel élargissement majestueux, quels ombrages centenaires, à ce tournant de la Seine, de la manufacture des Tabacs au jardin actuel de la tour Eiffel ! Le fleuve se déroule, d’une grâce souveraine. L’avenue s’étend, sous les plus beaux arbres du monde. On y marche vraiment en une paix délicieuse, où le grand Paris semble mettre toute sa force et tout son charme.

C’était jusque-là que Mathieu voulait mener sa chère souffrante et tout son monde. Seulement, l’aventure était grosse, il s’agissait d’avoir du courage. Les petits pieds de Rose surtout donnaient des inquiétudes. On confia la fillette à Ambroise, qui, bien que le cadet, était déjà un gaillard décidé. Tous deux ouvrirent la marche. Puis, vinrent Blaise et Denis, les jumeaux. Puis, le papa et la maman furent l’arrière-garde. Cela, sur le trottoir, fit un vrai pensionnat. Et d’abord, les choses allèrent à merveille, on avançait naturellement d’un pas de tortue, en flânant au soleil si tiède et si gai. Le bel après-midi d’hiver était d’une pureté, d’une clarté exquises, très froide à l’ombre, toute dorée et comme veloutée aux endroits où l’astre déroulait ses nappes claires. Aussi, dehors, y avait-il beaucoup de monde, le Paris endimanché et badaud que le moindre rayon fait sortir en foule par les promenades. Si bien que Rose elle-même, égayée, réchauffée, se redressait, voulait montrer à tous ces gens qu’elle était une grande fille. On traversa le Champ de Mars, sans qu’elle songeât encore à se faire porter. Les trois garçons tapaient du pied sur la dalle des trottoirs, gelée et sonore. On défilait, c’était superbe.

Au bras de Mathieu, cependant, Marianne chancelait un peu. Elle était vêtue d’une robe de drap vert, en forme de blouse, qui dissimulait sa taille. Mais, très grosse déjà, elle savait bien que ça se voyait, elle en souriait elle-même avec une bonne grâce attendrie, en marchant comme elle pouvait, doucement, balancée sur ses hanches. Et elle était en vérité d’un charme touchant, infini, si belle de dignité riante, rendue plus adorable par cette lassitude, cet abandon de son corps, que la divine souffrance faisait auguste. Des promeneurs, frappés de sa beauté, se retournèrent, la suivirent des yeux. Puis, le nombre s’accrut des gens qui la remarquaient, qui se poussaient du coude, pour se la montrer. Ce qui aggravait la situation, c’était le pensionnat, devant elle. Déjà quatre enfants, un troupeau, et le cinquième en route ! Cela semblait drôle, donnait à rire. Quelques-uns même se fâchaient, témoignaient qu’une telle imprévoyance, étalée sur la voie publique, était d’un exemple déplorable. Derrière le ménage, il y eut dès lors de l’étonnement, de la risée, de la compassion. Ah ! la pauvre petite femme, si jolie, si jeune, et cinq enfants bientôt ! Le mari n’avait pourtant pas l’air d’un brutal. Et Mathieu, et Marianne, comprenaient bien, continuaient à se sourire, d’une impénitence brave, montrant sans honte, au plein jour de la rue, leur fécondité heureuse, dans leur tranquille conviction qu’ils étaient la force, et la santé, et la beauté.

Mais, quand on fut arrivé aux grands arbres dénudés, il fallut asseoir un instant Rose sur un banc, où le soleil, heureusement, donnait encore. Il ne faisait pas chaud, l’astre baissait, on dut se hâter un peu pour le retour. Cela fut très bon tout de même, ce froid vif qui piquait la figure, ce vaste ciel qui devint d’un or pâle légèrement rosé. Les pieds des garçons tapaient plus fort, la fillette amusée ne pleura pas. Il était trois heures, lorsque le père et la mère, grisés de la joie du grand air libre, ravis de la promenade, poussèrent devant eux le pensionnat, en tournant le coin de la rue de la Fédération. Et là encore des gens s’attroupèrent, les regardèrent passer, mais de bonnes gens sans doute, car ils riaient de ces beaux enfants, avec des coups d’œil gaillards au papa et à la maman, qui allaient si vite en besogne.

En rentrant, un peu lasse, Marianne s’allongea sur une chaise longue dans le salon, où Mathieu, avant de sortir, avait commandé à Zoé d’allumer un bon feu, pour le retour. Et les enfants, rendus un instant très sages par la fatigue, écoutaient, autour d’une petite table, la lecture d’un conte que Denis leur faisait, lorsqu’il vint une visite. C’était Constance, qui, revenant d’une promenade en voiture, avec Maurice, avait eu l’idée d’entrer prendre des nouvelles de Marianne, qu’elle ne voyait guère ainsi que tous les trois ou quatre jours, bien qu’un jardin séparât seul l’hôtel du pavillon.

— Est-ce que vous êtes plus souffrante, chère amie ? demanda-t-elle, dès l’entrée, en la voyant à demi étendue.

— Oh ! non. Je viens, au contraire, de faire une promenade à pied de deux heures, et je me repose.

Mathieu avait avancé un fauteuil à la riche et vaniteuse cousine, qui, d’ailleurs, s’efforçait de se montrer parfaite pour eux. Dès qu’elle fut assise, elle s’excusa de ne pouvoir venir plus souvent, elle expliqua tous les devoirs de maîtresse de maison dont elle était accablée  ; tandis que Maurice, habillé de velours noir, réfugié dans ses jupes, ne la quittait pas, regardait de loin les quatre enfants qui le dévisageaient, eux aussi.

— Eh bien ! Maurice, tu ne dis pas bonjour à tes petits cousins ?

Il dut se décider, alla vers eux. Mais tous les cinq restèrent gênés. Ils se voyaient rarement, ils ne s’étaient pas encore allongé des gifles, les quatre sauvages de Chantebled un peu dépaysés devant ce Parisien, aux façons bourgeoises.

— Et tout votre petit monde se porte bien ? reprit Constance, dont les yeux aigus comparaient son fils aux trois autres garçons. Votre Ambroise a grandi, vos deux aînés sont aussi très forts.

Sans doute, son examen ne tournait pas à l’avantage de Maurice, grand et d’air solide pourtant, mais d’une pâleur de cire, car elle eut un rire forcé, elle ajouta :

— Moi, c’est votre petite Rose que je vous envie. Un vrai bijou !

Mathieu se mit à rire ; et, avec une vivacité qu’il regretta tout de suite :

— Oh ! une envie facile à contenter, on a ces bijoux-là, au marché, pour pas cher.

— Pas cher, pas cher, répéta-t-elle, sérieuse, c’est votre opinion, vous savez que ce n’est pas la mienne. Chacun fait son bonheur ou son malheur à sa guise.

Et son regard de blâme ironique et dédaigneux acheva sa pensée. Elle le promena des quatre enfants, de cette poussée de chairs roses, vivantes et pullulantes, à cette femme de nouveau enceinte, à ce ventre débordant d’où la vie allait germer encore. Elle en était blessée, répugnée, irritée même, comme d’une indécence, d’un attentat contre tout ce qu’elle respectait, la mesure, la prudence, l’ordre. Lorsqu’elle avait appris cette grossesse nouvelle, elle n’avait pas caché sa désapprobation ; et elle consentait bien à s’en taire désormais, mais il ne fallait pas qu’on l’attaquât, qu’on la plaisantât sur sa stérilité voulue. Si elle n’avait pas de fille, c’était qu’elle ne voulait pas en avoir.

Désirant la paix, Marianne, qui souriait du mot drôle de son mari, se hâta de changer la conversation. Elle demanda des nouvelles de Beauchêne.

— Et Alexandre, pourquoi ne me l’avez-vous pas amené ? Voici huit jours qu’il n’est venu.

— Mais, interrompit vivement Mathieu, je t’ai dit qu’il était parti hier soir pour la chasse. Il a dû coucher, de l’autre côté de Chantebled, à Puymoreau, afin de battre les bois, dès l’aube, et il ne rentrera sans doute que demain.

— Ah ! oui, c’est vrai, je me rappelle. Un beau temps pour battre les bois.

C’était encore là un sujet de conversation périlleux, et Marianne regrettait de l’avoir soulevé, car on ne savait jamais trop où Beauchêne pouvait bien être, lorsqu’il disait être à la chasse. Le prétexte d’une battue matinale était bon pour découcher, et il finissait par en abuser tellement, que Constance devait certainement savoir à quoi s’en tenir. Mais, devant ce ménage si uni, dont le mari ne sortait plus, toujours aux petits soins, depuis que la femme était enceinte, elle voulut être brave, avec tranquillité.

— C’est moi qui le force à sortir, à se dépenser. Il est très sanguin, il a besoin de grand air, la chasse est excellente pour lui.

À ce moment, il y eut un nouveau coup de sonnette, annonçant une autre visite. Et ce fut Valérie qui entra, avec sa fille Reine. Elle rougit, lorsqu’elle aperçut madame Beauchêne, si vive était sur elle l’impression de ce modèle parfait de haute fortune, qu’elle s’efforçait de copier. Mais Constance profita du dérangement causé par la nouvelle venue, pour se lever, en disant qu’elle ne pouvait malheureusement rester davantage. Une amie devait l’attendre chez elle.

— Laissez-nous au moins Maurice, demanda Mathieu. Voici Reine maintenant, ils vont jouer tous les six ensemble, et je vous ramènerai le petit, lorsque nous l’aurons fait goûter.

Maurice était venu se remettre dans les jupes de sa mère. Celle-ci refusa.

— Oh ! non, oh ! non… Vous savez qu’il suit un régime, je ne veux jamais qu’il mange dehors… Bonsoir, je m’en vais. Je ne désirais que prendre de vos nouvelles en passant. Portez-vous bien, bonsoir.

Et elle emmena l’enfant, et elle n’eut pour Valérie qu’une poignée de main familière et protectrice, sans une parole, ce que cette dernière jugea d’une distinction parfaite. Reine avait souri à Maurice, qu’elle connaissait un peu. Elle était délicieuse, ce jour-là, dans sa robe de gros drap bleu, le visage riant sous ses épais bandeaux noirs, d’une ressemblance si grande avec sa mère, qu’elle semblait en être la petite sœur.

Marianne, ravie, l’appela.

— Venez m’embrasser… Oh ! la jolie demoiselle ! Mais qu’elle devient belle et grande ! Quel âge a-t-elle donc ?

— Bientôt treize ans, dit Valérie.

Elle s’était assise, dans le fauteuil que Constance avait quitté ; et Mathieu remarqua l’expression soucieuse de ses beaux yeux. Après avoir dit qu’elle passait, elle aussi, prendre des nouvelles, et s’être récriée sur la belle mine des enfants et de la mère, elle se taisait, assombrie, retombée à sa peine secrète, en écoutant Marianne la remercier, heureuse de tout ce monde qui ne l’oubliait pas. Il eut alors l’idée de les laisser seules.

— Ma petite Reine, venez donc avec les enfants dans la salle à manger. Nous allons nous occuper du goûter et mettre le couvert. Ce sera très amusant.

Cette idée souleva une clameur assourdissante. La lecture fut oubliée, la table, bousculée, et les trois garçons entraînèrent Reine dans une galopade folle, tandis que Rose, laissée en arrière, tombée sur les mains, les suivait en criant et en bondissant comme un petit chat.

Dès qu’elle fut seule avec Marianne, Valérie soupira.

— Ah ! ma chère, que vous êtes heureuse de pouvoir, sans vous gêner, avoir de la sorte de beaux enfants à votre guise ! Voilà un bonheur qui m’est défendu.

Très étonnée, la jeune femme la regardait.

— Comment cela  ? Il me semble que vous êtes bien libre et que mon cas est le vôtre.

— Oh ! pas du tout, ma chère, pas du tout ! Vous avez des goûts simples, votre vie n’est pas arrangée comme la mienne. Vous savez, on fait sa vie, la nôtre est faite, nous avons tout réglé pour Reine et pour nous, et ce serait un désastre, s’il fallait tout changer maintenant.

Puis, avec une brusque violence de désespoir :

— Si je me voyais enceinte comme vous, si j’en étais certaine, ah ! je ne sais pas ce que je ferais, j’en deviendrais folle !

Et, malgré son effort, des larmes jaillirent de ses yeux, elle se couvrit le visage de ses mains tremblantes.

De plus en plus surprise, Marianne se souleva, lui prit les mains affectueusement, avec de bonnes paroles, pour la calmer. Enfin, elle la confessa, sut que, depuis trois mois, elle avait des raisons de se croire enceinte. D’abord, elle s’était tranquillisée en pensant à des retards possibles  ; mais, ce mois-ci, son doute devenait une certitude, elle ne vivait plus. Et elle disait leur effarement, à elle et à son mari, devant cette grossesse inattendue, car ils étaient si certains de leur prudence ! Lui, le pauvre cher homme, qui l’adorait, se serait plutôt coupé une jambe, que de la contrarier là-dessus. Elle, toujours en éveil, prenait ses précautions. C’était donc inexplicable, jamais on n’aurait cru qu’une telle chose pouvait arriver, dans un ménage qui s’aimait comme eux et qui s’entendait à ce point.

— Puisque le mal est fait, finit par dire Marianne conciliante, mon Dieu ! vous vous arrangerez. Il sera quand même le bienvenu, le pauvre petit !

— Mais c’est impossible, c’est impossible ! cria Valérie en s’agitant, reprise de désespoir et de colère. Nous ne pouvons pas rester ainsi dans la médiocrité toute notre existence… Votre mari a dû vous dire la confidence que le mien lui a faite. Vous savez donc qu’à la suite d’une offre aimable de Michaud, un de ses anciens commis qui occupe aujourd’hui une grosse situation au Crédit national, mon mari avait résolu de quitter l’usine Beauchêne, où il n’a pas d’avenir, pour entrer lui-même à ce Crédit, en vue d’une haute situation prochaine. Seulement, il fallait qu’il acceptât d’abord une modeste place de trois mille six cents francs, en abandonnant les cinq mille francs qu’il gagne à l’usine. Et comment voulez-vous que nous osions désormais courir ce risque, nous contenter de trois cents francs par mois, avec une grossesse en perspective, un accouchement, un nouvel enfant à élever ? … Tous nos calculs étaient faits, ce malheureux enfant les renverse, nous rejette dans la crotte pour toujours.

— Que de raisonnements ! dit Marianne de son air tranquille, avec un sourire.

— Mais ils sont justes, ma chère ! … Une occasion se présente, on la manque, c’est à jamais fini. Si mon mari ne quitte pas l’usine, le jour où la fortune s’offre ailleurs, il y est désormais cloué, tous nos rêves sont à l’eau, et la dot de Reine, et notre existence heureuse, et les ambitions de notre vie entière… Comment ! vous si intelligente, vous ne comprenez pas ça ?

— Si, si, je comprends… Seulement, que voulez-vous ? je suis si loin de tant de calculs, qu’il m’est sans doute difficile d’en sentir la justesse. Vous m’étonnez et vous me faites de la peine… Des enfants poussent, il faut bien les accepter, c’est quand même de la joie et de la richesse qui viennent. Rien n’est plus simple.

Valérie protesta, avec de nouvelles larmes.

— Allez donc dire ces choses à mon pauvre mari, qui est si désolé et tout honteux, depuis le beau coup qu’il a fait. Il n’en sort plus. Tenez ! aujourd’hui dimanche, savez-vous où il est ? Il est resté à la maison pour travailler, il gagne quelques sous, en dehors de son bureau… Mais, s’il le faut, j’aurai de la volonté pour lui. Il est si faible et si bon !

Puis, les pensées qu’elle ne disait pas, semblèrent l’affoler tout d’un coup. Elle se tordit les mains, elle bégaya, au milieu de ses sanglots :

— Non, non ! je ne suis pas, je ne peux pas être enceinte ! Non, non ! ce ne sera pas, je ne veux pas !

Et elle se débattait, dans une telle souffrance, que Marianne, renonçant à lui donner de bonnes raisons, la prit tendrement entre ses bras, pour soulager sa peine, d’autant plus qu’elle craignait que ses larmes ne fussent entendues de la pièce voisine, où retentissaient les grands rires des enfants. Et, quand elle lui eut séché les yeux, elle l’y emmena.

— À table ! à table ! criaient les garçons, en tapant des mains et des pieds.

C’était charmant, cette table dressée pour le goûter, sur laquelle Mathieu, aidé de Reine, achevait de disposer, par amusement, quatre compotiers symétriques, qui contenaient des gâteaux et des confitures. En voulant s’en mêler, les trois garçons retardaient tout, tandis que Rose manquait de tout casser. Mais on s’amusait tant, et Reine était si gentille, en petite ménagère ! Elle se mit à rire, savante déjà sans doute, lorsque Ambroise vint crier à sa mère qu’elle était sa petite femme et que Rose était leur bébé. Marianne le fit taire, en voyant Valérie renfoncer de nouveau ses larmes. Puis, on goûta, les enfants dévorèrent.

Ce beau dimanche-là, dès neuf heures du soir, les enfants étaient déjà couchés, riant aux anges, lorsque Mathieu et Marianne s’enfermèrent dans leur chambre. Il voulut qu’elle se mît au lit tout de suite, il la borda, disposa les oreillers sous sa tête. Ensuite, jusqu’à dix heures, il veilla près d’elle, il lui fit une lecture, parce qu’elle devait prendre, à cette heure-là, une tasse de tilleul, qu’il s’entêtait chaque soir à préparer lui-même, en répétant qu’il n’avait pas besoin de la bonne. Quand elle eut vidé la tasse, il lui souhaita une bonne nuit, après lui avoir mis deux gros baisers fraternels sur les joues, car elle lui était sacrée, et ils en plaisantaient tendrement tous les deux, s’appelaient monsieur et madame. Son petit lit était prêt, il se déshabilla, éteignit la lampe, lui cria de dormir. Mais lui, l’oreille tendue, ne fermait pas les yeux, attendait d’être renseigné par son petit souffle régulier. Et que de fois il se relevait, rôdait autour d’elle, continuait à entourer son sommeil d’un culte religieux !

Marianne, pour qui Mathieu voulait des levers de reine, qu’il promenait au soleil d’hiver comme une belle princesse des contes, était servie et adorée par lui, le soir, dans leur chambre, ainsi qu’une divinité. C’était, plus haut et plus vrai que le culte de la vierge, le culte de la mère, la mère aimée et glorifiée, douloureuse et grande, dans la passion qu’elle souffre, pour l’éternelle floraison de la vie.