Fécondité (Zola)/Livre IV/Chapitre III

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Eugène Fasquelle (p. 402-427).



Deux ans se passèrent. Et, pendant ces deux années, Mathieu et Marianne eurent un enfant encore, une fille. Et, cette fois, en même temps que s’augmentait la famille, le domaine de Chantebled s’accrut aussi, à l’ouest du plateau, de tous les terrains marécageux dont il restait à dessécher les mares et à capter les sources. Maintenant, cette partie entière du domaine se trouvait acquise, plus de cent hectares de terres où n’avaient poussé jusque-là que des plantes d’eau, livrées désormais à la culture, débordantes de moissons. Et les nouvelles sources utilisées, canalisées de toutes parts, allèrent, là-bas, achever de porter la vie bienfaisante, en fertilisant les pentes sablonneuses. C’était la conquête invincible de la vie, la fécondité s’élargissant au soleil, le travail créant toujours, sans relâche, au travers des obstacles et de la douleur, compensant les pertes, mettant à chaque heure dans les veines du monde plus d’énergie, plus de santé et plus de joie.

Cette fois, dans les constants rapports d’affaires que Mathieu avait avec Séguin, ce fut celui-ci qui, le premier, le pressa d’acquérir une nouvelle part du domaine, s’efforça même de le décider à en prendre d’un coup tout le reste, les bois, les landes, près de deux cents hectares encore. Il en était à de continuels besoins d’argent, il offrait des avantages, des rabais. Mais Mathieu, très sage, n’accepta pas, eut la prudence de ne point s’écarter de sa volonté première, celle de ne créer que par étapes, au fur et à mesure des nécessités et selon ses forces. Puis, pour l’acquisition de la totalité des landes, le long du chemin de fer, vers l’est, une difficulté s’était présentée : il y avait là, coupant ces landes en deux parts, une enclave désastreuse, quelques hectares appartenant à Lepailleur, le maître du moulin, qui n’en avait jamais tiré aucun parti. Et c’était pourquoi Mathieu, ayant à désigner un lot, venait de choisir, vers l’ouest, ce qui restait des hauts terrains vaseux, tout en ajoutant qu’il traiterait volontiers pour les landes, plus tard, lorsque le meunier aurait cédé son enclave. D’ailleurs, il se savait jalousé de celui-ci, exécré à un tel point, depuis l’incessante création du domaine, qu’il croyait ne pas devoir se charger de l’achat, certain d’échouer. Séguin se récria, prétendit qu’il saurait bien mettre l’homme à la raison, en se flattant même d’avoir l’enclave pour rien, le jour où il s’en mêlerait. Et, sans doute, ne désespérant toujours pas de se débarrasser de ce lot avec l’autre, il s’entêta, il voulut voir Lepailleur, faire marché avec lui, avant de signer l’acte de vente des hauts terrains.

Quelques semaines se passèrent. Puis, le jour où Mathieu vint à l’hôtel de l’avenue d’Antin, pour y échanger les signatures, il ne trouva pas Séguin au rendez-vous que celui-ci lui avait fixé par lettre. Un domestique, qui le laissa seul, dans la vaste salle du premier étage, lui dit que Monsieur allait sûrement rentrer, ayant donné l’ordre de faire attendre. Resté debout, le visiteur marcha, regarda, frappé de l’air de lent désastre où il trouvait cette pièce luxueuse, qu’il avait admirée jadis, avec ses riches étoffes, ses collections d’objets rares, ses étains, ses reliures. Les merveilles étaient bien encore là, mais au milieu d’un abandon qui les glapit, les ternissait, comme des fantaisies démodées, dédaignées, désormais mangées de poussière. Dans son éternel ennui d’étroit cerveau, que seul dévorait le besoin de se mettre en vue, d’exagérer la folie du moment, Séguin, renonçant à sa pose d’amateur d’arts qui l’amusait si peu, avait d’abord affecté une passion extravagante pour les sports nouveaux, les débauches de vitesse, puis en étais revenu à son unique tendresse vraie, le cheval. Il avait voulu avoir une écurie, ce qui activait sa ruine, tant il y mettait d’outrance vaniteuse. Cette grosse fortune que les maîtresses et le jeu avaient entamée, les chevaux l’achevaient. On disait maintenant qu’il jouait à la Bourse, pour réparer les brèches, cédant aussi au stupide orgueil d’affecter une attitude d’homme puissant, que des ministres renseignaient. Et, à mesure que s’aggravaient ses pertes, sous la menace de l’effondrement prochain, il ne restait du bel esprit, du moraliste, discutant sans fin avec Santerre de littérature et de philosophie sociale, que l’impuissant amer, que le pessimiste par mode, pris à son piège, ayant gâché sa propre existence, au point de n’être plus, dans sa haine peu à peu réelle, exaspérée de la vie, qu’un artisan de corruption et de mort.

Comme Mathieu finissait de faire à petits pas le tour de la pièce, une grande et belle fille blonde entra, âgée de vingt-cinq ans à peine, vêtue d’une robe de soie noire, qu’elle portait avec une élégante simplicité. Elle eut un léger cri, en fouillant les coins du regard.

« Tiens ! je croyais que les enfants étaient là ! »

Et, souriant au visiteur, elle entra quand même, elle affecta de venir ranger les papiers sur la table qui servait de bureau à Séguin, d’un air de maîtresse de maison qui veut, devant le monde, affirmer ses droits de surveillance et de contrôle.

Mathieu la connaissait, pour la voir ainsi, depuis un an, s’installer, commander, tandis que Valentine montrait de plus en plus le dégoût des soucis du ménage. Elle se nommait Nora, elle était allemande, institutrice, maîtresse de piano, et Valentine l’avait surtout prise pour veiller sur les enfants, depuis qu’elle avait dû congédier Céleste, grosse de nouveau malgré toute sa ruse, si malchanceuse cette fois, qu’ayant eu la sottise de s’oublier avec un facteur, elle n’était même pas parvenue à cacher son état. D’ailleurs, c’était Séguin, qui, après s’être montré brutal, lors du renvoi de la femme de chambre, en criant au scandale, à la démoralisation de ses deux filles, avait amené Nora, une perle qu’il volait, disait-il gaiement, à une de ses amies. Et il devint bientôt de toute évidence qu’elle était sa maîtresse ; il ne l’avait sans doute introduite chez lui que dans le but de l’y posséder à l’aise, surtout de l’y garder prisonnière, car il paraissait en être follement jaloux, d’une de ces jalousies morbides qui, aujourd’hui encore, le jetaient parfois sur sa femme, les poings levés, bien que tous rapports eussent cessé entre eux. La grande et belle fille blonde, il est vrai, semblait faite pour légitimer les pires inquiétudes, avec ses lèvres sensuelle, ses yeux d’impudeur inconsciente, toute la superbe bête qu’elle était, aux rires imbéciles et mauvais.

« Vous attendez M. Séguin, finit-elle par dire. Je sais qu’il vous a donné rendez-vous, il va rentrer sûrement. »

Mathieu, qui l’étudiait, très intéressé, voulut faire une expérience :

« Il est peut-être sorti avec Mme  Séguin. Je sais qu’ils sortent souvent ensemble.

— Eux ! cria-t-elle en riant, et de la plus inconvenante façon pour une simple institutrice, vous êtes bien mal renseigné, monsieur ! Jamais ils ne vont au même endroit… Je crois bien que Madame est au sermon, à moins qu’elle ne soit ailleurs. » Et, moqueuse, effrontée, elle se remit à tourner dans la pièce comme si elle s’efforçait d’y rétablir un peu d’ordre, tout en venant frôler le visiteur de ses jupes, par ce besoin instinctif qu’elle paraissait avoir de s’offrir, dès qu’un homme était seul avec elle.

« Ah ! quelle maison ! continuait-elle à demi-voix, en ayant l’air de se parler à elle-même. Comme on l’abandonne, ce pauvre Monsieur !… Ça irait mieux, si Madame n’était pas occupée du matin au soir ! »

Valentine occupée ! Pour goûter toute l’ironie de cette parole, il fallait, ainsi que Mathieu, savoir qu’elle était, depuis six mois, à l’unique bonheur d’avoir renoué avec Santerre, après une rupture de trois ans bientôt. Maintenant, elle osait même le recevoir au domicile conjugal, elle s’enfermait, le gardait dans son petit salon durant des après-midi entiers, et c’était sans doute de ce qu’ils y faisaient ensemble, de ces occupations graves, que parlait si railleusement l’institutrice. Santerre, après avoir conquis Valentine de son air de tendre caresse, au temps où il la croyait indispensable à ses succès de romancier, l’avait ensuite exécutée sauvagement, d’une impitoyable brutalité d’égoïsme, quand elle lui était devenue inutile, gênante même. Désespérée de cette rupture, elle avait alors étonné ses amies par son zèle religieux, en se remettant à pratiquer ainsi qu’autrefois chez sa mère, dans cette maison des antiques Vaugelade, d’un si ardent catholicisme. Elle se retrouvait de leur sang, elle ne renonçait aux allures libres, prises parmi les compagnonnages de son mari, que pour afficher une exagération d’intolérance absurde, hantée de folies nouvelles, au nom du bon Dieu. Comme la musique de Wagner, la religion de Rome était surannée, démodée : il lui fallait la venue sanglante d’un Antéchrist pour balayer les péchés du monde. On disait bien qu’elle avait essayé d’un autre amant, mais le fait n’était pas prouvé. Séguin qui traitait la religion en simple élégance, s’était un instant rapproché d’elle, flatté, poussant la réconciliation jusqu’à pratiquer lui-même. Presque aussitôt, les querelles d’alcôve avaient recommencé, plus injurieuses, sans réconciliation désormais possible, et il en était venu, depuis que Nora l’occupait jalousement tout entier, à rêver de mettre un peu de paix dans la maison, en y ramenant le bon ami d’autrefois, Santerre, qu’il rencontrait toujours à son cercle. Cela s’était fait avec une grande simplicité, le romancier finissant par s’embourgeoiser dans le succès, ayant la conscience qu’après avoir tiré des femmes ce qu’il pouvait raisonnablement en attendre, il ne lui restait guère qu’à se marier ou à faire sien le nid d’un autre. Il reculait encore devant le mariage, autant par théorie que par haine personnelle. Il avait, comme Séguin, quarante et un ans ; Valentine allait en avoir trente-six : n’étaient-ce pas là des âges de tout repos, où la sagesse était de songer à une de ces liaisons solides et durables, que le monde indulgent tolère ? Elle, mon Dieu ! plutôt qu’une autre, puisqu’il la connaissait, riche, répandue, dévote maintenant, toutes les conditions désirables. Et, dans l’écroulement final, le train de la maison s’était ainsi réglé, le père avec l’institutrice, la mère avec le bon ami, tandis que les trois enfants achevaient de pousser à la diable, au travers du désastre.

Brusquement, des cris perçants éclatèrent, et Mathieu fut tout surpris d’un terrible bruit de galopade, d’un envahissement soudain de la pièce. C’était Andrée qui fuyait, terrifiée, poursuivie par Gaston, répétant :

« Nono, Nono ! il va me tirer les cheveux ! »

Elle avait les plus jolis cheveux du monde, fins, cendrés, envolés autour de son adorable tête de fillette, petite femme déjà à dix ans, d’un charme discret et doux ; tandis que son frère, de quatre ans son aîné, mince, sec comme le père, avait, dans sa face rousse, en lame de couteau, des yeux d’un bleu dur, sous un front d’étroite obstination. Il l’attrapa enfin, il lui tira violemment les cheveux.

« Oh ! le méchant ! empêche-le, Nono ! » cria-t-elle, en sanglotant, en allant tomber dans les jupes de l’institutrice.

Mais Nora la repoussait, la grondait.

« Taisez-vous donc, Andrée ! Vous êtes toujours à vous faire battre. C’est insupportable.

— Je ne lui disais rien, je lisais, expliqua la fillette au milieu de ses larmes. Il est venu m’arracher mon livre, puis il s’est jeté sur moi… Alors, j’ai couru.

— Elle est bête, elle ne veut jamais s’amuser, répondit simplement Gaston, en riant de son rire taquin. C’est pour ton bien que je te tire les cheveux, ça les allonge. »

L’institutrice se mit à rire avec lui, trouvant ça très drôle. Elle lui donnait toujours raison, le laissant régner en maître redouté sur ses deux sœurs, tolérant même en fille complaisante les farces qu’il lui faisait personnellement, comme de lui enfoncer une main froide dans le dos ou de lui sauter tout d’un coup sur les épaules.

Et Mathieu s’étonnait, s’indignait même un peu, lorsque le docteur Boutan entra. La petite Andrée, qui l’aimait pour sa bonhomie souriante, courut à sa rencontre, lui tendit le front, déjà consolée.

« Bonjour, mon enfant…. Je vais attendre votre maman qui m’a envoyé une dépêche, ce matin, et qui, paraît-il, n’est encore rentrée. Je suis d’ailleurs en avance… Tiens ! mon Mathieu, vous êtes là aussi, vous ?

— Oui. Moi, j’attends M. Séguin. »

Ils échangèrent une poignée de main affectueuse. Puis, le docteur, qui avait jeté sur Nora un regard oblique, se tourna vers elle, lui demanda si Mme  Séguin était souffrante, pour l’avoir ainsi appelé par un télégramme. Elle répondit sèchement qu’elle ne savait pas. Et, comme il l’interrogeait encore, s’inquiétant de Lucie, qu’il ne voyait pas là, avec Andrée et Gaston, elle finit par dire :

« Lucie est couchée.

— Comment, couchée ! Alors, c’est elle qui est malade ?

— Oh ! non, elle n’est pas malade. »

Il la regarda de nouveau, de ses yeux fins qui semblaient vouloir lui aller au fond de l’âme. Puis, il cessa de l’interroger.

« C’est bon, j’attendrai. »

Nora, enfin, quitta la place, emmena Gaston et Andrée, en les bousculant un peu, l’air gêné, irrité de ce regard d’enquête qui ne la quitta, qui ne se détacha d’elle et des deux enfants, laissés à sa garde, que lorsqu’ils eurent franchi la porte.

Boutan s’était retourné vers Mathieu. Un instant, ils restèrent ainsi face à face, en silence. Tous deux savaient, tous deux hochèrent la tête. Et le docteur parla le premier, à demi-voix :

« Hein ! que dites-vous de la demoiselle ? Moi, mon ami, elle me fait froid dans les os. Avez-vous étudié sa bouche et ses yeux, qu’elle a superbes d’ailleurs ? Jamais je n’ai vu si nettement le crime, en une telle splendeur de la chair… Espérons que je me trompe ! »

Un nouveau silence régna. Il s’était mis à faire, lui aussi, le tour de la pièce ; et, quand il revint, il eut un geste, pour en montrer l’abandon, pour dire, même au-delà des murs, la catastrophe pitoyable où menaçait de s’abîmer la maison entière.

« C’était fatal, vous en avez prévu, suivi les phases, n’est-ce pas ?… Je le sais bien, on se moque de moi, on me traite en doux maniaque, en médecin spécialiste hanté par les cas uniques qu’il soigne. Mais que voulez-vous ? si je m’entête, c’est que je suis convaincu d’avoir raison… Ainsi, pour les Séguin, n’est-il pas évident que tout le mal est venu des fraudes premières, lorsque le mari et la femme se sont pervertis, exaspérés, dans leur obstination à ne plus vouloir faire d’enfant ? Dès lors, on peut dire que le ménage a été en perdition. Ils en ont quand même fait un, inconsciemment, par oubli et voilà l’homme ravagé, fou de jalousie imbécile, et voilà la femme battue, délaissée, jetée à toutes les chutes. Le double adultère était nécessairement au bout, avec de pareilles natures en lutte furieuse, qui s’énervaient, s’empoisonnaient, mutuellement, au milieu des pires excitations mondaines. Aujourd’hui c’est la rupture complète, le lien de famille détruit, la maîtresse de monsieur et l’amant de madame installés au foyer, l’écroulement prochain dans la fraude encore et partout dans la fraude immonde qui s’étale, se multiplie, qu’ils sont quatre ici maintenant à pratiquer… J’en enrage, c’est vrai ! Et, si je vous en parle, c’est que ça me soulage, bien que je n’aie pas la prétention de vous rien apprendre. » Il se fâchait, lui si doux. Sa voix, restée basse, prenait une netteté, une énergie singulière.

« On fait grand bruit de notre névrose moderne, de notre dégénérescence, de nos enfants de plus en plus chétifs, mis au monde par des femmes malades, détraquées, affolées. Mais, avant bien d’autres causes, moins graves, la fraude est la première, la grande cause, celle qui empoisonne la vie à sa source ! Mais c’est la fraude universelle, préméditée, obstinée, vantée, qui nous jeté à cette décrépitude précoce et qui nous achèvera !… Songez donc ! on ne trompe pas impunément un organe. Imaginez-vous un estomac qu’on nourrirait d’un continuel leurre, dont des corps indigestes appelleraient sans cesse le sang, en ne donnant jamais rien à la digestion ? Toute fonction qui ne s’accomplit pas dans l’ordre normal devient un danger permanent de troubles. Vous énervez la femme, vous ne contentez chez elle que le spasme, vous en restez à la satisfaction du désir, qui est simplement l’appât générateur, sans consentir à la fécondation, qui est le but, l’acte nécessaire et indispensable. Et vous ne voulez pas que, dans cet organisme dupé, bousculé, détourné de son usage, se déclarent de terribles désordres, les déchéances, les perversions !… Ajoutez que si le mari a fraudé, l’amant fraude de plus belle. C’est un assaut de toutes les heures. Dès que la peur de l’enfant ne modère plus les appétits, l’organe est mis au régime du plaisir facile, répété, exténuant. J’ai vu des cas d’un acharnement, d’une brutalité incroyables. Sans doute, je n’ose demander aux hommes la sagesse des animaux, qui ont leur saison. Mais encore faudrait-il que l’enfant ne fût pas proscrit d’une façon impitoyable, qu’on en laissât pousser un de temps à autre, pour rétablir la fonction abolie. Que de femmes malades, irritées, brisées par des pratiques frauduleuses, j’ai vues se remettre, grâce à une grossesse ! Et que d’autres sont retombées aux mêmes souffrances, dès qu’elles se sont refusées de nouveau à vivre la vie comme elle doit être vécue !… Car, vous entendez bien ! mon ami, tout est là. La nature trompée se révolte. Plus on fraude, plus on pervertit, plus la population s’affaiblit et se dégrade. On en arrive à notre fameux nervosisme moderne, à notre prochaine banqueroute physique et morale. Voyez nos femmes, comparez-les aux fortes commères d’autrefois. Nos femmes désexuées, frémissantes, éperdues, c’est nous qui les faisons, par nos pratiques, par notre art et notre littérature, par notre idéal de la famille restreinte, immolée aux furieuses ambitions d’argent et de pouvoir. Mort à l’enfant, et par là même mort à la femme, mort à nous-mêmes, à tout ce qui est la joie, la santé, la force !… Et, dites-moi, avez-vous jamais mieux senti la fin d’une société que dans cette maison, dans cette pièce aux bibelots rares, d’un luxe défaillant ? N’y assistez-vous pas au grand drame actuel, la démoralisation du dégoût de la vie de l’infécondité voulue et préconisée ? À quoi bon vivre, puisque tout être qui naît est un misérable de plus ? Les fraudes ont fait leur œuvre de destruction, une querelle d’alcôve a désorganisé le ménage, le mari d’un côté, la femme de l’autre, et voilà les trois pauvres enfants entre les mains de cette fille, l’institutrice, poussant mal, à l’aventure, exposés aux pires dangers. Ah ! les pauvres êtres, ce sont eux que je plains surtout, je ne peux venir ici, sans en avoir le cœur gros ! »

Plus doucement, Boutan continua, dit combien il aimait la petite Andrée, si jolie, si tendre, si différente, à ce point que la mère, en plaisantant parfois, accusait sa nourrice, la Catiche, de l’avoir faite sienne, d’un lait de bête de ferme, docile, pour qu’elle fût si peu de la famille, toujours tranquille et rieuse, sans révolte sous les continuelles taquineries de son frère. Quant à Gaston, il ne lui plaisait guère, brutal, d’une intelligence étroite, entrant encore l’affinement du père, avec plus d’entêtement, plus de sécheresse, dans l’égoïste certitude de sa supériorité, qu’il ne laissait même pas mettre en discussion. Mais la grande curiosité du docteur était Lucie, alors âgée de douze ans, une mince fille pâle et délicate, aux cheveux d’un blond décoloré, aux yeux d’un bleu vague, noyés de rêve. Formée de très bonne heure, contre toute prévision, elle en avait fait une maladie, révoltée de terreur et de répugnance devant le flot de sang qui la faisait femme. Et, depuis qu’il l’avait remise debout, il suivait, il étudiait chez elle les phénomènes les plus curieux, un dégoût croissant des sensations charnelles, une sorte de mysticisme précoce dont l’envolement la jetait à d’extraordinaires imaginations d’anges, de vierges, d’une pureté, d’une candeur immatérielle. Toute vie, tout pullulement, une fourmilière, un essaim d’abeilles, un nid avec des petits oiseaux nus encore, la bouleversaient, la faisaient souffrir, jusqu’à lui donner de véritables nausées. Et il disait, en manière de plaisanterie, que celle-là était bien la fille du pessimisme des parents, par son horreur de la chair féconde, vivante et chaude.

Mais, à ce moment, Valentine rentra, dans son habituel coup de vent, toujours en retard, toujours effarée par quelque aventure imprévue. À trente-six ans, elle restait sans âge, aussi maigre, aussi vive qu’elle l’était, lorsqu’elle avait eu Andrée, avec les mêmes petits cheveux blonds envolés, la même petite figure fine et sèche. Elle, plus heureuse que d’autres, selon un mot du docteur, ne faisait que se cuire, que se réduire davantage, à la flamme de ses perversions.

« Bonjour, monsieur Froment… Bonjour, docteur… Ah ! docteur, je vous fais toutes mes excuses. Imaginez-vous que j’étais allée à la Madeleine, pour entendre le commencement d’une conférence de l’abbé Levasseur, en me disant que je m’échapperais ensuite, puisque je vous avais donné rendez-vous ; et voilà que je vous ai totalement oublié, tant l’abbé m’a prise, oh ! prise toute, toute, sans que rien de moi se réserve. »

Elle se pâmait encore, les yeux mourants. Pourtant, elle trouvait l’abbé un peu tiède, pactisant avec les idées modernes, parce qu’il avait semblé croire à une entente possible entre la religion et la science.

Boutan l’interrompit, souriant.

« Est-ce que vos douleurs névralgiques vous ont reprise ?

— Moi, non, non !… Ce n’est pas pour moi que je vous ai prié de venir, c’est pour Lucie, qui décidément me désole. Je ne comprends plus rien à cette enfant… Croyez-vous que, ce matin elle a refusé de se lever ! Quand on m’a dit ça, je suis allée la voir et, d’abord, elle ne m’a pas répondu, elle s’est tournée contre le mur. Puis, à toutes mes questions, elle a répété dix fois, vingt fois qu’elle voulait entrer au couvent, sans autre explication, la face blanche comme un linge, les yeux fixes… Que pensez-vous de cette nouvelle lubie ?

— Mais, demanda le docteur, ne s’est-il rien passé cette nuit, hier soir ?

— Cette nuit, non, rien à ma connaissance… Hier soir, non plus. La soirée a été fort calme. J’étais seule à la maison, je ne suis pas sortie ; et, notre ami Santerre étant venu de bonne heure me demander une tasse de thé, je me suis réfugiée avec lui dans mon petit salon, après avoir embrassé les enfants, pour qu’ils ne nous cassent pas la tête… Ils ont dû se coucher comme à leur habitude.

— A-t-elle dormi, ne s’est-elle pas plainte ?

— Ça, je n’en sais rien. Elle n’a pas l’air de souffrir. Je ne la crois pas malade, car vous pensez bien que je me serais privée de sortir cet après-midi, si j’avais eu la moindre inquiétude sérieuse. Seulement, j’ai voulu tout de même vous consulter, tant cela me suffoque, une pareille obstination à ne plus vouloir quitter son lit… Passons dans sa chambre, docteur, et grondez-la-moi bien fort remettez-la-moi vivement sur pied. »

À son tour, Séguin venait de rentrer. Il avait écouté les dernières paroles de sa femme, il se contenta de donner une poignée de main silencieuse à Boutan, que celle-ci emmenait. Puis, il s’excusa, lui aussi, auprès de Mathieu.

« Pardonnez-moi, cher monsieur Froment, de vous avoir fait attendre. J’ai un cheval malade, un coureur extraordinaire, en qui j’avais mis de gros espoirs. Enfin tout va mal… Causons de notre affaire, où j’ai d’ailleurs totalement échoué. »

Et il s’emporta contre Lepailleur, qui avait demandé de ses quelques hectares de landes, la fâcheuse enclave, un prix tellement fou, que, désormais, tout marché devenait impossible. Le meunier du reste, avait laissé percer sa rage sourde du triomphe de Mathieu, ces vastes champs incultes, abandonnés aux ronces depuis des siècles, où il l’avait défié de faire jamais pousser un épi, et que couvraient maintenant de débordantes moissons. Il en était exaspéré dans sa rancune contre la terre, il l’en exécrait davantage, la marâtre injuste, si dure pour lui, un fils de paysan, si bienveillante à ce bourgeois, tombé du ciel pour révolutionner le pays. Et il avait dit en ricanant que ces broussailles valaient de l’or à présent, puisqu’il y avait des sorciers qui faisaient pousser le blé sur les pierres.

« Vous savez que j’ai pris la peine d’aller le voir moi-même. Autrefois, il était venu me proposer à vil prix son bout de landes, et je n’en avais pas voulu, naturellement, car je désirais déjà me débarrasser du domaine. Aussi ne s’est-il pas privé de goguenardes, en me faisant comprendre ma bêtise. Je l’aurais giflé… Il a donc une fillette, maintenant ?

— Oui, la petite Thérèse, répondit Mathieu qui souriait, tellement il était certain à l’avance du résultat de la démarche. L’année dernière, il a eu ce malheur, comme il dit. Il n’en a pas encore décoléré, il s’en est pris d’abord à sa femme, puis à la société entière, à tous les saints, au bon Dieu lui-même. C’est un homme vaniteux et vindicatif.

— Parfaitement, j’ai dû le blesser aussi, en ne me récriant pas d’admiration sur son galopin, son Antonin, qui, dès douze ans, paraît-il, vient de remporter son certificat d’études, à l’école de Janville où il joue le rôle de petit prodige. »

Mathieu continuait à s’égayer doucement.

« Bien ! bien ! je ne m’étonne plus de votre échec. Un jour que je leur conseillais d’envoyer Antonin à une école d’agronomie, l’homme et la femme ont failli me battre. Ils rêvent d’en faire un monsieur. »

Enfin, l’affaire était manquée, et Séguin ne s’en consolait pas, car il devait renoncer à voir Mathieu, cette année-là, prendre d’autres terres, en dehors des derniers marais du plateau, vers l’ouest. D’ailleurs, l’acte de cession était prêt, ils échangèrent les signatures. Et il resta deux lots encore, d’une part près de cent hectares de bois, du côté de Lillebonne, de l’autre toutes les landes, jusqu’à Vieux-Bourg, que l’enclave des Lepailleur coupait des terrains pauvres, acquis déjà.

« Je vous aurais fait de meilleures conditions, vous y auriez gagné, répéta Séguin que le besoin d’argent pressait. Mais vous êtes un sage, je sais que je ne vous déciderai pas, si vous avez résolu d’attendre, de n’obéir qu’aux nécessités des lendemains de victoire… Bonne chance donc, c’est mon intérêt. »

Leurs rapports avaient toujours été très corrects, un peu âpres, et ils échangeaient une poignée de main, lorsque la porte s’ouvrit, sans qu’un domestique prît la peine d’annoncer.

« Tiens ! c’est vous, dit tranquillement le maître de la maison. Je vous croyais à la répétition générale de votre ami Maindron. »

Santerre entrait, souriant de son sourire un peu las d’homme habile que la fortune avait comblé. Il était fort engraissé, engorgé par le succès, avec ses beaux yeux bruns restés caressants, avec sa barbe toujours soignée, qui cachait sa bouche mauvaise. Le premier, il avait senti la faillite prochaine des romans d’alcôve, des aventures de garçonnières, et il était allé rejoindre Valentine dans sa toquade religieuse, écrivant maintenant des histoires ou il y avait des conversions, où triomphait l’esprit d’autorité catholique, que restaurait la mode. Cela, d’ailleurs, n’avait fait qu’accroître son mépris du troupeau humain.

« Oh ! la pièce de Maindron, répondit-il, vous n’avez pas idée d’une platitude pareille ! Encore un adultère, c’est dégoûtant à la fin ! Il est incroyable que le public, mis à un tel régime, ne finisse pas par se révolter, et il faut vraiment que nos tristes psychologues, qui portent si lugubrement la vieille société en terre, aient achevé de la pourrir à jamais, pour qu’elle agonise ainsi dans la boue… Je n’ai pas changé, moi. La règle seule est souveraine, si l’on veut tuer le désir. C’est Dieu qui, pour le bonheur final, anéantira le monde. »

Puis, comme il s’aperçut que Mathieu le regardait avec stupeur, en se souvenant sans doute de son ancien rôle de romancier en habit noir, menant la danse, enterrant ce beau monde, qu’il exploitait, il se contenta de couper court, en ajoutant :

« Je me suis enfui du théâtre… Il fait beau, j’ai une voiture venez-vous aux Pastellistes avec moi ?

— Ah ! non, mon cher, pas moi du moins, dit Séguin de son air détaché. Les Pastellistes, ça m’assomme… Voyez si Valentine est libre. »

Et le geste qui accompagnait cette parole, donnait la femme, dans une de ces confiances de mari, résolues à ne rien savoir. Dix fois, il avait failli tuer Valentine, enragé d’abominables jalousies, l’accusant de trahisons immondes. Puis, sans qu’il y eût une explication raisonnable possible, sans logique, il lui avait toujours toléré Santerre : celui-là, sans doute, ne comptait pas ; ou, du moins, si le mari avait longtemps ignoré des rapports probables, il s’était accommodé plus tard du fait accompli. Et surtout, depuis qu’il avait eu la belle idée de ramener l’amant dans la maison, pour y vivre librement lui-même, il l’y laissait venir à chaque heure, s’y installer, sortir avec la femme, rentrer avec elle, en bonne camaraderie tous les trois, riant, discutant comme jadis, d’une élégance exaspérée et désenchantée.

« Ce n’est pas que j’y tienne, aux Pastellistes… Ça ou autre chose. L’affaire est de tuer l’après-midi. Maindron vient de m’achever avec son premier acte… Dieu ! qu’il y a donc des journées bêtes !

— Quand elles ne sont que bêtes encore ! Sirius est malade, voilà mon écurie désorganisée, toutes les déveines !… On en finirait si volontiers !

— Comment ! c’est vrai ? Sirius est malade ! Pauvre ami, si vous voulez que nous en finissions ensemble… Je traîne, je bâille ma vie, moi !

— Moi, je la crache, je la vomis. Ah ! la sale chose ! »

Il y eut un silence, puis Séguin, languissamment, recommença.

« Alors, mon cher, pas d’autre malheur aujourd’hui ?

— Non. Les cheminées ne me tombent pas encore sur la tête. Ça viendra.

— Espérons-le. Et cette vieille gueuse de terre, avec son ignoble pullulement d’êtres, qui continue à tourner… Sirius malade, c’est la fin de tout ! »

Mathieu, ennuyé, s’était levé pour partir, lorsqu’une domestique vint expliquer longuement que Madame priait Monsieur de la rejoindre tout de suite dans la chambre de Mlle  Lucie, parce que Mademoiselle s’obstinait à n’être pas raisonnable. Et Séguin continu de plaisanter, avec son flegme ironique, en se faisant accompagner des deux hommes, afin de l’aider, disait-il, à convaincre de bonne heure cette petite femme de la toute-puissance masculine.

Dans la chambre de Lucie, se passait une scène extraordinaire.

La fillette, couchée sur le dos, avait ramené la couverture à son menton, la tenant de ses deux petites mains crispées, comme pour lutter, pour empêcher qu’on ne la tirât de ce lit, dont elle s’entêtait à ne plus bouger. Elle ne montrait que sa mince face blanche, glacée, noyée dans le flot décoloré de ses cheveux ; tandis que ses yeux, d’un bleu si vague, restaient obstinément fixés au plafond, d’un air de résolution farouche. Lorsqu’elle avait vu entrer sa mère et le docteur Boutan, son regard s’était assombri d’une ombre d’affreuse souffrance ; mais rien d’elle n’avait remué, le léger souffle de sa maigre poitrine ne soulevait même pas le drap ; et, pendant plusieurs minutes, elle s’était refusée à répondre, le visage mort.

« Vous êtes donc malade, ma chère enfant ? Votre maman vient de me dire que vous n’aviez pas voulu vous lever ce matin… Où souffrez-vous ? »

Elle resta morte, sans une parole, sans un mouvement.

« Voyons, ce serait très laid d’inquiéter ainsi vos parents, en vous entêtant à ne pas me donner les moyens de vous soulager.. Soyez gentille, dites-moi ce que vous avez. Est-ce le ventre qui vous fait du mal ? »

Elle resta morte, sans desserrer les lèvres, sans bouger un doigt.

« Décidément, je vous croyais plus raisonnable, vous nous causez beaucoup de peine à tous… Il faut pourtant que je sache, pour vous guérir. »

Et, cette fois, comme il s’avançait, faisant mine de lui dégager et de lui prendre une main, elle eut un tel frémissement de révolte, elle serra si étroitement la couverture autour de son cou, qu’il dut renoncer à lui tâter le pouls, ne voulant pas la violenter.

Valentine, qui attendait, silencieuse, se fâcha.

« En vérité ma chérie, tu abuses de notre patience, ça devient fou, et je vais finir par appeler ton père, pour qu’il te corrige… Depuis ce matin, tu te cramponnes à ton lit, tu ne veux pas même nous raconter ce qu’il t’arrive. Parle au moins, explique-nous ton affaire, que nous sachions à quoi nous en tenir… As-tu à te plaindre de quelqu’un ? »

Puis comme Lucie était retombée dans son immobilité de mort, la mère, sur le conseil du docteur, fit venir Nora, l’institutrice, pour qu’il pût la questionner lui-même. Lorsque la grande fille blonde parut, il crut remarquer, chez l’enfant, le même frisson qu’au moment où il avait voulu la toucher, le même besoin de s’enfouir, de disparaître toute.

Questionnée, Nora, debout au pied du lit, répondit avec le tranquille sourire, l’inconsciente impudeur, dont riaient toujours ses beaux yeux de superbe créature.

« Mais je ne sais rien, monsieur. Ce n’est naturellement pas moi qui couche les enfants. Hier soir, Mlle  Lucie semblait bien portante. Elle a dû se mettre au lit, comme de coutume, à l’heure habituelle, après être allée, dans le petit salon, embrasser sa mère, qui avait une visite… Moi, ainsi que tous les soirs, je ne suis entrée ensuite qu’un instant dans cette chambre, pour lui souhaiter une bonne nuit… Que voulez-vous que je vous dise ? Je ne sais rien de plus. »

En parlant, elle ne quittait pas la fillette de ses grands yeux, parfaitement à l’aise du reste, l’air à la fois provocant et certain qu’elle ne dirait rien, qu’elle ne pouvait rien dire. Une gaieté intérieure, comme au souvenir de quelque bonne histoire, finit même par monter à ses lèvres, en découvrant ses dents blanches de jeune louve. Et ce fut trop, l’enfant éclata en sanglots convulsifs dès que son pâle regard bleu, obstinément fixé au plafond s’abaissa, rencontra cet autre regard si moqueur, si brûlant, qui pesait sur elle.

« Oh ! qu’on me laisse, qu’on ne me parle pas, qu’on ne me regarde pas !… Je veux aller au couvent ! Je veux aller au couvent ! »

C’était le cri que la femme précoce en elle, restée enfant, exaspérée du dégoût de son sexe, avait déjà poussé le matin. Elle le reprit avec un emportement nouveau, elle ne cessa plus. Et dans son entêtement à ne pas se lever, à ne pas permettre désormais qu’on pût voir la peau de ses mains, il y avait une volonté de s’ensevelir, de mourir au monde, avec toute sa personne charnelle en haine de la sensation physique. Elle aurait voulu qu’on fermât les rideaux, pour ne plus être baignée de la lumière du jour. Elle aurait voulu être seule à jamais, sans la chaleur voisine d’un autre être, dans le néant d’une tombe, pour échapper à son horreur de vivre, d’avoir de la vie autour d’elle, en elle.

« Je veux aller au couvent ! Je veux aller au couvent ! »

Ce fut alors que Valentine, croyant qu’elle devenait tout à fait folle, envoya chercher Séguin. Et, en l’attendant, elle se remit à la sermonner, très maternelle, très digne.

« Vraiment, tu me désespères… Ce n’est pas à ton âge qu’on parle ainsi d’aller au couvent, comme si l’on ne trouvait, dans sa famille, que des sujets de tristesse et de souffrance. Je crois avoir toujours fait mon devoir, je n’ai heureusement rien à me reprocher… Certes, tu connais assez mes profonds sentiments religieux. Je t’ai assez élevée dans le respect de notre religion, pour qu’il me soit permis de te dire que tu outrages Dieu, en le mêlant à un caprice d’enfant malade… On ne va au couvent que si l’on est obéissante, et Dieu ne veut pas des filles qui offensent leurs mères, après n’avoir reçu d’elles que de bons exemples. »

Les yeux de Lucie, maintenant, s’étaient arrêtés sur ceux de sa mère ; et, à mesure que celle-ci parlait, ces pauvres yeux d’innocente, bouleversée dans sa folie de pureté divine, s’élargissaient d’effroi, exprimaient la plus atroce douleur, le respect détruit, la tendresse abolie, toute la détresse d’une petite âme enfant où croulait la piété filiale.

À ce moment, Séguin entra, suivi de Santerre et de Mathieu. Tandis que Valentine continuait, lui soumettait le cas, faisait appel à son autorité paternelle, il gardait, au coin des lèvres, un léger pli d’ironie, comme pour dire : « Que veux-tu ? ma chère, tu les as si mal élevés, qu’ils ont des caprices imbéciles. » Quand la mère eut fini, il se tourna vers le docteur, qui, d’un geste, se désintéressa, puisque la fillette ne voulait pas se laisser examiner. Il regarda Nora elle-même, complaisamment, en voyant qu’elle souriait ainsi que lui de cette scène ridicule. Et il affectait de prendre à témoin Mathieu, avant de juger, lorsque Santerre par amour de la paix, crut pouvoir arranger les choses gaiement.

« Comment ! ma petite, Lucette, c’est vrai, tout ce que ta maman raconte ? Non, non ! elle se trompe, n’est-ce pas ? tu es très raisonnable… Voyons, je vais t’embrasser, moi, et tu m’embrasseras, et tout sera fini. Je me charge de ton papa et de ta maman, qui te pardonneront. »

Il riait très haut, il s’avança, la face en avant. Mais, devant cette face d’homme, cette chair aux gros yeux luisants, à la bouche épaisse, à demi perdue dans le flot de la barbe. Lucie s’agita, donna les marques d’un trouble affreux, d’une répugnance terrifiée.

« N’approchez pas, je ne veux pas… Oh ! ne m’embrassez pas, ne m’embrassez pas, vous ! »

Santerre passait outre, s’entêtait absolument à la saisir, en manière de jeu, espérant ainsi user son caprice.

« Pourquoi donc ne t’embrasserais-je pas, Lucette ? Je t’embrasse bien tous les jours. »

— Oh ! non, je ne veux plus… Laissez-moi, par pitié !… Oh ! non, oh ! non, pas vous, jamais plus ! »

Et, comme il poussait le jeu jusqu’au bout, malgré ses cris, elle, se souleva, se rejeta en arrière, évita sa bouche ainsi qu’un fer rouge qui l’aurait brûlée. Ce drap qu’elle avait serré si étroitement à son cou, elle l’écartait pour fuir, dans une débâcle éperdue de sa pudeur, montrant ses épaules maigres, son corps gracile de petite femme en formation. Et elle grelottait de terreur, et elle devenait folle de l’ignominie du monde, sanglotante, bégayante.

Puis, quand elle crut qu’il allait la prendre, qu’il la tenait, qu’il l’embrassait, elle lâcha, dans une nausée, le secret honteux qui la tenait, depuis le matin, glacée, muette, s’obstinant à ne plus vivre…

« Ne m’embrassez pas ! jamais, jamais plus !… Je vous dis que je vous ai vu, hier soir, dans le petit salon, avec maman… Ah ! la saleté, la saleté ! »

Santerre, blêmissant, recula. Il sembla qu’un silence, qu’un froid de mort tombaient du plafond. Tous, béants, attendirent, sans un geste pour empêcher maintenant l’inévitable, l’irréparable.

Lucie, exaspérée, affolée, continuait :

« C’est Nono qui est venue me chercher, comme j’allais m’endormir, pour me montrer quelque chose de drôle… Elle a percé un gros trou dans la porte, Nono, et elle s’amuse à regarder, le soir… Moi, j’ai pensé que Gaston faisait quelque bêtise avec Andrée, j’y suis allée pieds nus, en chemise. Et ce que j’ai vu, ce que j’ai vu… Oh ! je suis trop malheureuse, qu’on m’emmène au couvent, qu’on m’emmène au couvent tout de suite ! »

Elle retomba dans le lit, elle ramena toute la couverture comme pour s’y ensevelir, se tournant vers le mur, ne voulant plus ni voir ni entendre. Et lorsque les longs frissons qui l’agitaient encore eurent cessé, elle parut morte.

Sous le coup de la révélation publique, sortie d’une telle bouche, Séguin avait eu un flot de sang aux yeux, un réveil de cette jalousie brutale qui le faisait rêver d’égorgement, et déjà, négligeant Santerre, livide, il s’était tourné vers Valentine, si menaçant que Mathieu s’apprê tait à intervenir avec le docteur. Mais presque aussitôt, ceux-ci le virent qui se domptait, qui retrouvait le pli moqueur de ses lèvres, en apercevant de nouveau, debout au pied du lit, Nora un peu pâle, étonnée que l’enfant eût osé dire la chose, toujours superbe d’ailleurs et quand même insolente. Ce fut Valentine qui, seule, osa s’indigner, crier sa révolte, en un cri de fierté et d’autorité, où se retrouvait le sang des Vaugelade, si gâté qu’il pût être.

Elle marcha sur l’institutrice, elle lui dit dans la face :

« C’est immonde, ce que vous avez fait là, mademoiselle. La dernière des filles, dans la dernière des maisons publiques, n’aurait pas eu l’idée de cette ignominie, souiller si bêtement, si bassement l’enfance, détruire tout respect, toute tendresse entre une mère et sa fille. Vous êtes une malade ou la pire des coquines… Allez-vous-en, je vous chasse. »

Alors seulement, Séguin, qui n’avait pas encore ouvert la bouche, daigna intervenir, fit enfin acte de maître. Il dit, de son air sec et souriant :

« Pardon, chère amie, je ne veux pas que Nora s’en aille. Elle restera… Nous n’allons sûrement pas bouleverser la maison, changer des habitudes dont nous nous trouvons très bien chaque fois que cette détraquée de Lucie aura des cauchemars, la nuit… Purgez-la-moi, docteur, douchez-la-moi fortement. Et surtout plus de visions, plus d’histoires à dormir debout, ou je me fâcherai. »

Lorsque Mathieu se trouva sur le trottoir, en compagnie du docteur, après que ce dernier se fut contenté de prescrire une potion calmante, ils échangèrent une longue poignée de main silencieuse. Puis, comme Boutan montait dans sa voiture, il dit simplement : « Est-ce complet ? Est-ce bien l’écroulement que je vous annonçais tout à l’heure ?… Une société à l’agonie, dans sa haine de la vie normale et saine ! Tous les déchets, la fortune diminuée, gâchée jour à jour, la famille limitée, souillée, détruite ! Les pires abominations hâtant la décomposition finale, les filles de douze ans mystiques, hystériques, jetées avant l’âge au dégoût de toute fécondité, aspirant à la mort charnelle du couvent !… Ah ! nous allons bien, ces malheureux-là veulent décidément la fin du monde ! »

À Chantebled, Mathieu et Marianne fondaient, créaient, enfantaient. Et, pendant les deux années qui se passèrent, ils furent de nouveau victorieux dans l’éternel combat de la vie contre la mort, par cet accroissement continu de famille et de terre fertile qui était comme leur existence même, leur joie et leur force. Le désir passait en coups de flamme, le divin désir les fécondait, grâce à leur puissance d’aimer, d’être bons, d’être sains ; et leur énergie faisait le reste, la volonté de l’action, la tranquille bravoure au travail nécessaire, fabricateur et régulateur du monde. Mais durant ces deux années, ce ne fut pas sans une lutte constante que la victoire leur resta. À mesure que le domaine s’agrandissait, le roulement de fonds était plus considérable, aggravait les tracas. Les dettes du début venaient pourtant d’être payées, on put dès lors renoncer au système onéreux d’association et de prêt remboursable sur les gains, qu’il avait fallu accepter d’abord. Il n’y eut plus qu’un chef, qu’un patriarche, dont la pensée était de fonder sa famille sur le domaine même, de n’avoir d’autres aides, d’autres associés que ses enfants. C’était pour chacun d’eux qu’il conquérait un champ nouveau, il donnait une patrie à son petit peuple. Plus tard les racines, tout ce qui attache et nourrit serait là, même si plusieurs se dispersaient, allaient par le monde, aux diverses situations sociales. Aussi, cette fois, quelle décisive expansion, ce dernier lot des marais qui permettait de livrer à la culture le plateau entier, plus de cent hectares ! Un enfant encore pouvait naître, il aurait sa part de nourriture, du blé pousserait pour son pain quotidien. Et, dès que les travaux furent finis, les dernières sources captées, les terrains drainés et défrichés, ce fut un prodigieux spectacle, au printemps suivant, que la vaste, la totale étendue verte, à perte de vue, annoncent la triomphale moisson. Cela payait toutes les larmes, tous les soucis cuisants des premiers temps de labeur.

Puis, à côté de cette création de Mathieu, il y eut aussi, pendant ces deux années, le continuel enfantement de Marianne. Elle n’était pas que l’adroite fermière, l’aidant à l’exploitation, tenant les comptes, s’occupant des soins intérieurs. Elle restait l’épouse adorable, adorée, que le divin désir fécondait, la mère qui, après avoir mis l’enfant au monde, après l’avoir achevé en le nourrissant, devenait l’éducatrice, l’institutrice, pour lui donner encore sa raison et son cœur. Bonne pondeuse, bonne éleveuse, disait Boutan avec son doux rire. Faire beaucoup d’enfants, ce n’est là qu’une aptitude physiologique, que beaucoup de femmes ont sans doute, et l’heureuse rencontre est que ces femmes soient aussi dans de saines conditions morales pour les bien élever. Elle, si sage, si gaie, mettait sa fierté à tout obtenir de ses enfants par la douceur et la grâce. Il lui suffisait de leur plaire, elle était écoutée, obéie, entourée d’un culte, parce qu’elle était très belle, très bonne et très aimée. Et sa tâche n’était point facile, au milieu de ses huit enfants déjà, dont le flot montant aggravait son devoir. Comme en toutes choses, elle apportait là beaucoup d’ordres, employait les aînés à veiller sur les cadets, accordait à chacun sa part de tendre autorité, sortait victorieuse des pires embarras, en faisant régner sur tous la vérité et la justice. Les aînés, Blaise et Denis qui avaient seize ans, Ambroise qui allait en avoir quatorze, lui échappaient un peu, aux mains du père maintenant. Mais les cinq autres, de Rose avec ses onze ans, à Louise avec ses deux ans, en passant par Gervais, Claire et Grégoire, espacés de deux en deux années, l’entouraient toujours du même troupeau un nouveau venu y remplaçant chaque fois le petit qui s’envolait, dès qu’il se sentait des ailes. Et, cette fois, après ces deux années, ce fut encore d’une fille, Madeleine, que Marianne accoucha lorsqu’elle eut son neuvième enfant. Les couches furent belles mais elle avait eu, dix mois plus tôt, une fausse couche, à la suite de grandes fatigues. Aussi, quand Mathieu la revit debout et souriante, avec la chère petite Madeleine au sein, l’embrassa-t-il passionnément, triomphant une fois de plus, par-dessus tous les chagrins et toutes les douleurs. Encore un enfant, encore de la richesse et de la puissance, une force nouvelle lancée au travers du monde, un autre champ ensemencé pour demain.

Et c’était toujours la grande œuvre, la bonne œuvre, l’œuvre de fécondité qui s’élargissait par la terre et par la femme, victorieuses de la destruction, créant des subsistances à chaque enfant nouveau, aimant, voulant, luttant, travaillant dans la souffrance, allant sans cesse à plus de vie, à plus d’espoir.