Fécondité (Zola)/Livre IV/Chapitre V

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Eugène Fasquelle (p. 459-481).


Deux ans se passèrent. Et, pendant ces deux années, Mathieu et Marianne eurent un enfant encore, un garçon. Et, cette fois, en même temps que s’augmentait la famille, le domaine de Chantebled s’accrut aussi, de toutes les landes qui s’étendaient à l’est, jusqu’au village de Vieux-Bourg. Mais, dès lors, le dernier lot se trouvait acquis, la conquête du domaine était enfin complète, les cinq cents hectares de terres autrefois incultes, achetées par le père de Séguin, l’ancien fournisseur des armées, pour y installer une royale demeure. Maintenant, d’un bout à l’autre, ces terres devenaient fécondes, une fertilité formidable s’y était déclarée sous l’effort constant de l’homme ; et, seule, l’enclave appartenant aux Lepailleur, qu’ils s’entêtaient à ne pas vendre, coupait cette plaine verte d’une bande pierreuse désolée de sécheresse. C’était la conquête invincible de la vie, la fécondité s’élargissant au soleil, le travail créant toujours, sans relâche, au travers des obstacles et de la douleur, compensant les pertes, mettant à chaque heure dans les veines du monde plus d’énergie, plus de santé et plus de joie.

Blaise, qui avait maintenant une fillette de dix mois, habitait depuis le dernier hiver à l’usine, et il y occupait l’ancien petit pavillon où sa mère, autrefois, était accouchée de son frère Gervais. Charlotte, sa femme, avait ravi les Beauchêne par sa grâce blonde, son charme frais et jeune de bouquet, à ce point que Constance elle-même, séduite, avait bien voulu qu’elle logeât près d’elle. La vérité était que Mme  Desvignes avait fait de ses deux filles, Charlotte et Marthe, deux adorables créatures. À la mort de son mari, un employé d’agent de change, qui la laissait à trente ans avec une fortune très compromise, elle avait eu la sagesse de réaliser ses maigres rentes, pour se retirer à Janville, son pays d’origine, où elle s’était entièrement consacrée à l’instruction de ses filles. Les sachant presque sans dot, elle les avait très bien élevées, en pensant que cela les aiderait à se marier, ce qui, par hasard, avait réussi. Une affectueuse liaison s’était nouée entre elle et les Froment, les enfants jouaient ensemble, le candide roman d’amour qui devait aboutir au mariage de Blaise et de Charlotte datait de ces premiers jeux ; et, lorsque celle-ci s’était mariée à dix-huit ans, sa sœur Marthe, qui en avait quatorze, avait fini par devenir l’inséparable de Rose Froment, de même âge, jolie comme elle, aussi brune qu’elle était blonde. Charlotte, d’une nature plus fine, plus faible aussi que sa cadette, de raison solide et gaie, s’était passionnée pour l’art de simple agrément que Mme  Desvignes avait voulu lui donner, en lui faisant suivre un cours de dessin, si bien qu’elle en était venue à peindre très gentiment la miniature : une ressource en cas de catastrophe, disait la mère. Et, certainement, dans l’accueil sans rudesse de Constance, dont elle avait peint un médaillon ressemblant, mais flatté, entrait beaucoup de l’estime de la bourgeoise pour les belles éducations.

D’ailleurs, Blaise, qui tenait des Froment la flamme créatrice, le travail ardent, toujours en effort, était devenu très vite pour Maurice un aide précieux, dès qu’il s’était trouvé au courant des opérations de la maison, après un court passage dans le bureau de Morange. Aussi é tait-ce Maurice lui-même, de moins en moins secondé par son père, en continuelle escapade, qui avait insisté pour que le jeune ménage habitât le pavillon, de manière à pouvoir disposer de son cousin à toute heure ; et la mère, prosternée devant son fils, n’avait pu qu’obéir respectueusement. Elle montrait une foi sans bornes dans l’extraordinaire ampleur de son intelligence. Il avait fini par faire d’assez bonnes études, un peu lourd, lent à comprendre, appliqué pourtant, malgré les continuels retards de ses maladies de jeunesse. Comme il parlait peu, elle le donnait pour un génie concentré, caché, dont les actes étonneraient. Il n’avait pas quinze ans, qu’elle disait de lui, dans son adoration : « Oh ! c’est un cerveau ! » Et Blaise n’était naturellement accepté par elle qu’à titre de lieutenant nécessaire, l’humble serviteur, la main qui exécuterait les ordres du maître sachant tout, voulant tout. Il était si fort maintenant, si beau, en train de relever la maison compromise par la lente déchéance du père, en marche pour la fortune prodigieuse, pour ce définitif triomphe du fils unique qu’elle rêvait, qu’elle préparait si orgueilleusement, si égoïstement, depuis tant d’années !

Alors, ce fut le coup de foudre. Blaise n’avait pas accepté sans hésitation de venir occuper le petit pavillon voisin, n’ignorant pas à quel rôle de rouage obéissant on entendait le réduire. Puis, après les couches de sa femme, devant ce premier enfant, une fillette, qui naissait, il s’était bravement décidé, acceptant la lutte ainsi que l’avait acceptée son père, autrefois dans la pensée de la nombreuse famille qui pouvait aussi lui venir. Et ce fut donc un matin, comme il montait prendre les ordres de Maurice, qu’il apprit de Constance elle-même qu’elle avait empêché son fils de se lever, en le trouvant brisé, après une mauvaise nuit. Elle ne se montrait d’ailleurs pas trop inquiète : ce devait être un peu de fatigue, les deux cousins s’étant, depuis huit jours, exténués de travail, pour une livraison considérable, qui mettait toute l’usine en branle. D’autre part, la veille, Maurice en sueur, nu-tête, avait eu l’imprudence de s’oublier sous un hangar, dans un courant d’air, pendant qu’on y expérimentait une machine. Le soir, une fièvre intense se déclara, on envoya chercher Boutan, en grande hâte. Le lendemain, alarmé sans trop le dire de la marche foudroyante du mal, il exigea une consultation, deux de ses confrères vinrent, furent vite d’accord. C’était une phtisie galopante, d’un caractère infectieux particulier, comme si le mal, tombant en un terrain prêt à l’incendie, y prenait une violence de destruction extraordinaire. Beauchêne était absent, en voyage toujours. Constance, malgré les visages graves des médecins, qui ne voulaient pas être brutaux, restait, dans son inquiétude croissante, pleine de l’espoir entêté que son fils, le héros, le dieu, nécessaire à sa propre vie, ne pouvait être malade sérieusement, et mourir. Le surlendemain, il mourut entre ses bras, la nuit même où Beauchêne, rappelé par dépêche, rentrait. Ce n’était, en somme, que la décomposition dernière d’un sang bourgeois appauvri, gâté à sa source, la brusque disparition d’un pauvre être médiocre, souffrant depuis l’enfance, derrière sa façade de santé. Mais quel foudroiement pour la mère, pour le père, dont tous les calculs étaient détruits ! L’héritier unique, le prince de l’industrie qu’ils avaient voulu, par un calcul d’égoïsme si obstiné, passait comme une ombre, et la réalité affreuse, lorsque leurs bras ne serrèrent que le vide, se dressa. D’une seconde à l’autre, plus d’enfant.

Blaise était avec les parents au chevet du lit, au moment où Maurice expira, vers deux heures du matin et, dès qu’il le put, il annonça la mort à Chantebled, par dépêche. Neuf heures sonnaient, lorsque, dans la cour de la ferme, Marianne, très pâle, bouleversée, appela Mathieu.

« Maurice est mort !… Mon Dieu ! ce fils unique, les pauvres gens ! »

Ils en restèrent éperdus, glacés d’un frisson. À peine avaient-ils su la maladie, qu’ils ne croyaient même pas grave.

« Je vais m’habiller, dit Mathieu, et je prendrai le train de dix heures un quart. Il faut aller les embrasser. »

Marianne, bien qu’elle fût alors grosse de huit mois, décida qu’elle irait aussi. Elle aurait souffert de ne pouvoir donner cette preuve d’affection à ses cousins, qui s’étaient montrés, en somme, très bons pour le jeune ménage de Blaise. Puis, elle avait vraiment le cœur déchiré d’une telle catastrophe. Et tous deux, s’étant attardés à distribuer le travail du jour, n’arrivèrent à la gare de Janville que pour prendre, en hâte, le train de dix heures un quart. Le train roulait déjà, lorsqu’ils reconnurent les Lepailleur et leur fils Antonin, installés dans le compartiment qu’ils venaient d’envahir.

En les voyant partir ensemble, en cérémonie, le meunier crut qu’ils allaient à la noce ; et, quand il sut que c’était à une visite de deuil :

« Alors, c’est le contraire, dit-il. N’importe, ça fait sortir, ça distrait. »

Depuis la victoire de Mathieu, le vaste domaine entièrement conquis, fertilisé, Lepailleur traitait ce bourgeois avec quelque considération. Mais, tout en ne pouvant nier les résultats obtenus, il ne se rendait pas, il continuait à ricaner sournoisement, ayant l’air d’attendre quelque cataclysme de la terre ou du ciel qui lui donnerait raison. Il ne voulait pas avoir eu tort, il répétait qu’il savait ce qu’il savait, et qu’on verrait bien un jour si le métier de paysan n’était pas le dernier des métiers, depuis la faillite de cette sale gredine de terre où rien ne poussait plus. D’ailleurs, il tenait sa vengeance, cette enclave dont il laissait les maigres champs incultes, pour protester contre le domaine voisin, qu’elle coupait, qu’elle salissait. Cela le rendait ironique.

« Alors, reprit-il, avec sa goguenardise vaniteuse, nous aussi nous allons à Paris… Tenez ! nous allons y installer ce monsieur-là. »

Et il désignait son fils Antonin, âgé de dix-huit ans, un grand garçon roux, qui avait la tête longue de son père, mais aveulie, semée déjà de quelques poils d’une barbe rare et décolorée. Il était habillé en citadin, chapeau de soie, gants, cravate d’un bleu vif. Après avoir étonné Janville par ses succès scolaires, il venait de montrer une telle répugnance pour tout travail manuel, que son père s’était décidé à faire de lui, comme il le disait, un Parisien.

« C’est donc résolu, votre parti est définitif ? demanda obligeamment Mathieu, qui était au courant.

— Eh ! oui, pourquoi voulez-vous que je le force à suer sang et eau, sans le moindre espoir de s’enrichir ? Ni mon père ni moi n’avons jamais pu mettre un sou de côté, avec ce damné moulin dont les meules se pourrissent plus qu’elles n’écrasent de farine. De même, d’ailleurs, que nos champs de misère produisent plus de cailloux que d’écus. Alors, puisque le voilà un savant, qu’il fasse donc à sa tête, qu’il aille à Paris tenter la fortune ! Il n’y a que la ville pour se débrouiller. »

Mme  Lepailleur, qui ne quittait pas des yeux son fils, en admiration devant lui, comme autrefois elle l’était devant son mari, dit à son tour d’une mine béate :

« Oui, oui, il a une place de clerc, chez Me Rousselet, l’avoué… Nous lui avons loué une petite chambre, je suis allée m’occuper des meubles, du linge ; et c’est le grand jour, aujourd’hui, il y couchera ce soir, après que nous aurons tous les trois dîné dans un bon restaurant… Ah ! je suis contente, le voilà donc qui part !

— Et il arrivera peut-être ministre, dit Mathieu souriant. Qui sait ? Tout est possible. »

C’était l’exode des campagnes vers les villes, la fiévreuse impatience d’une fortune rapide, les parents eux-mêmes fêtant le départ, accompagnant le transfuge, dans la hâte orgueilleuse de monter avec lui d’une classe. Et ce qui faisait sourire le fermier de Chantebled, de bourgeois redevenu paysan, c’était aussi l’idée de ce chassé-croisé, le fils du moulin allant à Paris, tandis que lui était retourné à la terre, à la commune mère de toute force et de toute régénération.

Antonin s’était mis à rire également, de son air de fainéant malin, que la libre noce de Paris attirait surtout.

« Oh ! ministre, je n’en ai guère le goût. Ça donne trop de peine… J’aimerais mieux gagner tout de suite un million, pour me reposer ensuite. »

Les Lepailleur s’égayèrent bruyamment, émerveillés de tant d’esprit. Oh ! le garçon irait loin, c’était bien sûr !

Marianne, silencieuse, le cœur gros du deuil qui l’attendait, voulut pourtant dire un mot ; et elle demanda pourquoi la petite Thérèse n’était pas de la fête. Sèchement, Lepailleur répondit qu’il n’allait point s’embarrasser d’une mioche de six ans, qui ne savait pas encore se conduire. En voilà une, par exemple, qui aurait mieux fait de rester où elle était, car elle avait tout dérangé dans la maison ! Et, comme Marianne se récriait, disant qu’elle avait rarement vu une fillette si intelligente et si jolie, Mme  Lepailleur répondit plus doucement :

« C’est bien vrai qu’elle est futée, mais tout de même, les filles, ça ne peut pas s’envoyer à Paris, faudra la caser, et c’est bien du souci, bien de l’argent… Enfin, ne parlons pas de ça, puisqu’on est tout au bonheur, ce matin. »

À Paris, au sortir de la gare du Nord, les Lepailleur furent pris, emportés, dans le flot brutal de la foule, et s’y noyèrent.

Quand le fiacre s’arrêta, quai d’Orsay, devant l’hôtel des Beauchêne, Mathieu et Marianne reconnurent, au bord du trottoir, le coupé des Séguin. Ils y virent, muettes, immobiles derrière les glaces, les deux filles, Lucie et Andrée, en toilettes claires, qui attendaient. Et, comme ils s’approchaient de la porte, ils virent en sortir Valentine, dans son éternel coup de vent, l’air très pressé. Mais, lorsqu’elle les aperçut, elle prit un air de pitié profonde, elle dit le mot de la situation :

« Hein ? quel affreux malheur, un fils unique ! »

Puis, elle eut un flot de paroles.

« Vous accourez, comme moi, c’est bien naturel… Imaginez-vous que j’ai su la catastrophe par hasard, il n’y a pas une heure ; et, voyez ma chance, mes filles étaient habillées, je m’habillais moi-même pour les mener à une messe de mariage, une cousine de notre ami Santerre qui épouse un diplomate. Ajoutez que tout mon après-midi est pris. Alors, bien que la messe fût pour onze heures et quart, je n’ai pas hésité, je me suis fait conduire ici, avant de me rendre à l’église ; et, naturellement, je suis montée seule, mes filles m’attendent, là, dans la voiture. Nous serons un peu en retard, à ce mariage… Vous allez les voir, ces pauvres parents, dans leur maison vide, près du corps qu’ils ont très bien arrangé, sur le lit. Ça fend le cœur. »

Mathieu la regardait, surpris de constater qu’elle ne vieillissait plus, comme séchée à la flamme de sa vie folle. Il savait la désorganisation dernière du ménage, par ses continuels rapports d’affaires. Ouvertement désormais, Séguin vivait chez Nora, l’ancienne institutrice, qui avait préféré se faire meubler un petit hôtel, lorsque la bonne vie à quatre s’était gâtée, avenue d’Antin. C’était même chez sa maîtresse qu’il avait pris rendez-vous, pour signer la vente définitive et totale du domaine de Chantebled. Et, depuis que Gaston était entré à Saint-Cyr, Valentine n’avait donc plus avec elle que ses deux filles, dans la vaste et luxueuse demeure, dont le vent de ruine achevait la destruction lente.

« J’ai envie, reprit-elle, que Gaston demande la permission d’assister au convoi, car je ne suis pas sûre que son père soit à Paris en ce moment… C’est comme notre ami Santerre, il part demain pour un petit voyage. Ah ! il n’y a pas que les morts qui s’en vont, c’est effrayant le nombre des vivants qui s’éloignent, disparaissent… N’est-ce pas ? chère madame, la vie est bien triste ! »

Un petit frisson avait passé sur sa face, la menace de la rupture prochaine qu’elle sentait venir depuis plusieurs mois, dans les habiles préparations dont Santerre l’entourait, quelque projet sourd longtemps mûri, une dernière incarnation du romancier, qu’elle ne devinait pas encore. Elle eut un geste pâmé de dévote.

« Nous sommes dans la main de Dieu. »

Marianne, qui souriait aux deux jeunes filles, toujours muettes, immobiles dans le coupé fermé, changea la conversation.

« Comme elles ont grandi, embelli ! Votre Andrée est adorable… Quel âge a donc votre Lucie ? La voilà bientôt bonne à marier.

— Ah ! bien ! s’écria Valentine, qu’elle ne vous entende pas, vous la feriez fondre en larmes ! Elle a dix-sept ans ; mais, pour la raison, elle n’en a pas douze. Croyez-vous que, ce matin, elle sanglotait, refusait d’aller à cette messe de mariage, en disant que ça la rendait malade ? Elle parle toujours du couvent, il va falloir prendre une décision… Andrée, avec ses treize ans, est déjà beaucoup plus femme. Mais c’est une petite bête, elle est comme un mouton. J’en suis malade parfois, tant sa douceur me porte sur les nerfs. »

Et elle finissait par monter en voiture, elle serrait la main de Marianne, lorsqu’elle la vit enceinte.

« Vrai ! je perds la tête. Moi qui ne vous demande pas des nouvelles de votre santé !… Vous êtes à votre huitième mois, n’est-ce pas ? Et ça fera votre onzième enfant. C’est terrible, terrible ! Enfin, puisque ça vous réussit… Ah ! ces pauvres gens que vous allez voir, là-haut ! En voilà dont la maison va rester vide ! »

Quand le coupé fut parti, Mathieu et Marianne songèrent qu’ils devraient, avant de monter, passer par le pavillon, où leurs enfants leur donneraient peut-être quelque renseignement utile. Mais ni Blaise ni Charlotte ne s’y trouvaient. Ils n’y rencontrèrent que la bonne, qui gardait la fillette, Berthe. Cette bonne n’avait pas même, depuis la veille, revu Monsieur, resté là-haut près du corps. Quant à Madame, elle y était aussi montée, dès le matin, et elle avait même donné l’ordre qu’on lui amenât Berthe, vers midi, à l’heure de la tétée, pour qu’elle n’eût pas la peine de redescendre, tant elle désirait ne pas perdre une minute. Et, comme Marianne, surprise, la questionnait :

« Madame a pris sa boîte, expliqua la bonne. Je crois qu’elle fait le portrait de ce pauvre jeune homme qui est mort. »

En traversant la cour de l’usine, Mathieu et Marianne eurent le cœur serré par le grand silence de tombe qui régnait là, dans cette vaste ville du travail, si retentissante d’ordinaire. La mort avait brusquement passé, et toute cette vie ardente s’était arrêtée d’un coup, les machines refroidies et muettes, les ateliers silencieux et déserts. Plus un bruit, plus une âme, plus un souffle de cette vapeur qui était comme l’haleine même de la maison. Le maître mort, elle était morte. Et leur navrement grandit, lorsqu’ils passèrent de l’usine à l’hôtel, au travers de cette absolue solitude, la galerie ensommeillée, l’escalier frissonnant du lourd silence, toutes les portes ouvertes, en haut, comme en une demeure inhabitée, abandonnée depuis longtemps. Dans l’antichambre, ils ne rencontrèrent pas de domestique. Le salon lui-même leur parut vide, à demi obscur, les stores de mousseline brodée baissés complètement, les fauteuils rangés en cercle, ainsi qu’aux jours de réception, lorsqu’on attendait beaucoup de monde. Puis, enfin, ils se trouvèrent en face d’une ombre, d’une figure indécise, qui, debout au milieu de la pièce, marchait à petits pas. C’était Morange, nu-tête, en redingote, accouru dès la terrible nouvelle, venu là ponctuellement, du même air correct qu’il serait venu à son bureau. Il paraissait être chez lui, il recevait, effaré, hébété par cette perte d’un enfant dont la brusque disparition devait lui faire revivre la mort abominable de sa fille. Sa plaie s’était rouverte, il était livide, avec sa grande barbe grise, dans un tel désarroi, qu’il piétinait sans fin, s’oubliant là, faisant sienne toute la douleur épandue.

Quand il eut reconnu les visiteurs, lui aussi eut le mot qui sortait de toutes les lèvres :

« Quel affreux malheur, un fils unique ! »

Il leur avait serré la main, il chuchotait, il expliqua que Mme  Beauchêne, brisée, venait de se retirer un moment, tandis que Beauchêne et Blaise s’occupaient, en bas, des détails à régler. Et, reprenant sa marche lente de maniaque, il leur montra du geste la chambre voisine, dont la porte était ouverte à deux battants.

« Il est là, sur le lit où il est mort. On a mis des fleurs, c’est très bien… Vous pouvez entrer. »

C’était, en effet, la chambre de Maurice. On avait fermé les grands rideaux, de façon à faire la nuit complète. Des cierges brûlaient près du lit, éclairant d’une clarté douce le visage du mort, très calme, très blanc, les yeux clos, comme s’il dormait. Il n’était point changé, amaigri seulement, épuré dans le coup de foudre qui l’avait emporté. Les deux mains jointes tenaient un crucifix. Des fleurs, des roses, semées sur le drap, lui faisaient une couche de printemps. L’odeur, mêlée à celle de la cire chaude, en était un peu suffocante, au milieu du grand silence qui tombait de toute cette tragique immobilité. Et, dans les demi-ténèbres, où seul le lit se voyait, pas un souffle n’agitait la haute flamme droite des cierges.

Lorsque Mathieu et Marianne furent entrés, ils aperçurent près de la porte, derrière un paravent, leur belle-fille Charlotte, qui, assise, éclairée par une petite lampe, un carton sur les genoux, prenait un dessin de la tête du mort, parmi les roses. Elle avait cédé au désir éperdu de la mère, malgré l’angoisse d’une telle œuvre pour son cœur de vingt ans. Depuis trois heures, elle était là, s’appliquant, voulant bien faire, très pâle, d’une beauté de jeunesse extraordinaire, avec son visage en fleur, ses yeux bleus élargis, dans l’or fin de ses cheveux. Quand Mathieu et Marianne s’approchèrent, elle ne voulut pas leur parler, elle n’eut qu’un léger signe de tête. Mais un peu de sang était remonté à ses joues, ses yeux sourirent, et lorsqu’ils retournèrent sans bruit dans le salon, après être demeurés là un instant, en une contemplation douloureuse, elle continua son travail, seule en face du mort, parmi les roses et parmi les cierges.

Dans le salon, Morange allait et venait toujours, de son air d’ombre égarée. Mathieu resta debout, pendant que Marianne, à qui son état ne permettait pas les longues fatigues, s’asseyait près de la porte. Il n’y eut plus une parole échangée, l’attente lourde continua, sous le silence étouffant de ces pièces closes, envahies d’ombre. Au bout d’une dizaine de minutes, une nouvelle visite se présenta, une dame et un monsieur, qu’ils ne purent reconnaître d’abord. Morange s’était incliné, avait reçu, dans son hébétement. Puis, comme la dame ne quittait pas la main du monsieur, l’amenait ainsi qu’un aveugle, parmi les meubles, afin qu’il ne se cognât pas, Marianne et Mathieu reconnurent les Angelin. Depuis le dernier hiver, ceux-ci avaient vendu leur maison de Janville, pour s’installer à Paris, frappés d’un dernier malheur, la perte presque complète de leur petite fortune, emportée dans le désastre d’une grande maison de banque. La femme, cherchant une occupation, venait d’être nommée, à l’Assistance publique, dame déléguée, une de ces inspectrices qui surveillent les mères secourues, visitent les enfants, rédigent des rapports ; et, comme elle le disait, avec une tristesse souriante, c’était encore une consolation, ce petit monde à gouverner, pour elle que sa stérilité, maintenant certaine, désespérait. Quant au mari, la vue de plus en plus malade, il avait dû cesser tout travail de peinture, il ne vivait plus que dans la désolation morose de sa vie gâtée, tombée au néant.

À petits pas, comme si elle avait conduit un enfant, Mme  Angelin l’amena près de Marianne, l’assit elle-même dans un fauteuil voisin. Il avait gardé sa mine haute de mousquetaire, mais ravagé d’inquiétude, déjà blanchie à quarante-quatre ans. Et quel souvenir, cette dame triste amenant cet infirme, pour ceux qui se rappelaient le jeune ménage de tendresse et de beauté, dans la joie insouciante de son libre amour, courant les sentiers discrets de Janville !

Dès qu’elle tint, dans ses mains tremblantes, les mains de Marianne, Mme  Angelin, elle aussi, ne trouva que le mot désespéré, bégayé tout bas :

« Ah ! l’affreux malheur, un fils unique ! »

Ses yeux s’emplirent de larmes, elle ne voulut pas s’asseoir, sans être allée un instant dans la chambre, devant le corps. Quand elle en revint, elle étouffait des sanglots sous son mouchoir, elle s’affaissa sur un fauteuil, entre Marianne et son mari, qui demeurait immobile, avec ses pauvres yeux fixes. Et le silence recommença, dans la maison morte, où ne montait plus le branle de l’usine, éteinte, déserte et glacée.

Enfin, Beauchêne parut, suivi de Blaise. Il semblait vieilli de dix ans, sous le coup de massue qu’il venait de recevoir. C’était, brusquement, comme si le ciel lui fût tombé sur la tête. Jamais, dans son égoïsme vainqueur, dans son orgueil d’homme fort, au milieu de ses plaisirs, il n’avait pensé qu’un pareil écroulement fût possible. Jamais il n’avait voulu voir Maurice malade, une telle idée étant une sorte d’attentat à sa propre santé, à sa certitude de n’avoir pu faire qu’un garçon solide, défiant toute catastrophe. Il se croyait au-dessus de la foudre, le malheur n’oserait pas. Et, dans le premier écrasement, il s’était trouvé d’une faiblesse de femme, la chair lasse, amolli déjà par sa vie d’inconduite, par la désorganisation lente de ses facultés. Il avait sangloté comme un enfant, devant son fils mort, toutes ses vanités brisées, tous ses calculs anéantis. La foudre avait passé, il n’y avait plus rien. D’une minute à l’autre, sa vie était balayée, le monde devenait noir et vide. Et il en restait blême, atterré, son gros visage boursouflé de chagrin, ses paupières lourdes meurtries de larmes.

Quand il aperçut les Froment, il fut repris d’une défaillance, il vint à eux, chancelant, les bras ouverts, suffoqué par de nouveaux sanglots.

« Ah ! mes pauvres amis, quel coup terrible ! Et je n’étais pas là ! Lorsque je suis rentré, il avait perdu connaissance, il ne m’a pas même reconnu… Est-ce possible ? Un garçon si bien portant ! Je crois que je rêve, qu’il va se lever et descendre avec moi dans les ateliers. »

Ils l’embrassèrent, il leur faisait pitié, foudroyé ainsi, revenu de quelque noce, ivre peut-être encore, pour tomber au milieu de ce deuil affreux, frappé d’une stupeur où se mêlait la fatigue des vins bus, des caresses prolongées. Sa barbe, trempée de larmes, empoisonnait le cigare et le musc.

Puis, il serra dans ses bras les Angelin eux-mêmes, qu’il connaissait à peine.

« Ah ! mes pauvres amis, quel coup terrible, quel coup terrible ! »

Blaise vint, lui aussi, embrasser ses parents. Malgré l’horrible nuit passée, malgré son chagrin, il avait ses beaux yeux clairs, son frais visage de jeunesse. Des larmes, pourtant, roulaient encore sur ses joues, car il s’était pris pour Maurice d’une bonne amitié dans leur commun travail de chaque jour.

Le silence recommença. Morange, comme s’il était seul, sans paraître avoir conscience de ce qui se passait autour de lui, continuait à marcher doucement, d’un pas de somnambule. Beauchêne égaré, disparut, puis reparut, avec de petits registres. Il tourna un instant encore, finit par s’asseoir devant un bureau, qu’on avait sorti de la chambre de Maurice. Et, obsédé, si peu habitué au chagrin, qu’il avait l’instinctif besoin de s’étourdir, il se mit à fouiller les petits registres, des livres d’adresse, pour dresser la liste des invitations. Mais ses yeux se brouillaient, il appela d’un geste Blaise, qui, après être allé jeter un regard sur le dessin de sa femme, rentrait dans le salon. Le jeune homme vint se tenir debout près du bureau, dictant des noms à voix basse, et il y eut dès lors au milieu du grand silence, ce léger murmure, d’une régularité monotone.

Les minutes, lentement, s’écoulaient. Les visiteurs attendaient toujours Constance. Dans la chambre mortuaire, une petite porte de communication s’ouvrit avec lenteur, et Constance entra sans bruit, sans que personne eût conscience qu’elle fût là. C’était un spectre qui sortait de l’ombre, dans la pâle lumière des cierges. Elle n’avait pas encore pleuré, la face livide, contractée, durcie par une rage froide. Comme soulevée d’une furieuse révolte, sa petite taille loin de plier, semblait avoir grandi, sous l’injustice du destin. Pourtant, son deuil, à elle, était sans surprise : elle avait tout de suite senti qu’elle s’y attendait, bien qu’une minute avant la mort, elle se fût entêtée à ne pas y croire. Cela était resté latent depuis des mois, au fond même de ses entrailles, dans un mystère qui éclatait brusquement en une effroyable évidence. Soudain, elle venait d’entendre, de comprendre les chuchotements de l’inconnu, ces petits froids qui glaçaient sa chair, ces regrets vagues et terrifiés de n’avoir pas un autre enfant. Et la menace se réalisait, l’irréparable destin voulait que ce fils unique, ce salut de la maison en péril, ce prince de demain dont son orgueil partagerait l’empire, fût emporté comme une feuille sèche. C’était l’effondrement, elle tombait au gouffre. Et sa pire douleur était la sécheresse où elle restait, cette fureur qui brûlait en elle les larmes, tandis que la bonne mère qu’elle avait toujours été, souffrait l’atroce torture d’une maternité exaspérée, empoisonnée par la perte de son enfant.

Elle s’approcha de Charlotte, s’arrêta derrière elle, regardant le mince profil de son fils mort, parmi les fleurs. Et elle ne pleura toujours pas. Lentement, elle contemplait le lit, s’emplissait les yeux du douloureux spectacle, puis les reportait sur le papier comme pour voir ce qu’elle aurait encore de cet enfant adoré, ces quelques traits de crayon, lorsque la terre, le lendemain, le lui aurait pris à jamais. Charlotte, l’ayant sentie derrière son dos, eut un tressaillement, en levant la tête. Elle avait eu peur, elle ne lui parla pas. Toutes deux, seulement, échangèrent un regard. Et quel serrement de cœur, pour la mère, au milieu de cet appareil de mort, en face de son néant, que ce visage de tendresse, de santé, de beauté, qui se levait ainsi, comme un jeune astre rayonnant d’avenir, parmi l’or fin de sa chevelure !

Mais, à ce moment, Constance eut une autre douleur, des paroles basses, chuchotées dans le salon, à la porte même de la chambre, et qui lui parvenaient distinctement. Elle ne bougea pas, resta debout derrière Charlotte, qui s’était remise au travail. L’oreille tendue, elle écoutait, sans se montrer encore, bien qu’elle eût aperçu déjà Marianne et Mme  Angelin, assises contre la porte, presque dans les plis de la tenture.

« Ah ! disait Mme  Angelin, la pauvre mère avait comme un pressentiment. Je l’ai vue très inquiète, quand je lui ai confié ma triste histoire… Moi, c’est fini. Et la mort a passé, voilà que c’est aussi fini pour elle. »

Il y eut un silence. Puis, une relation dut se faire, elle reprit doucement, dans son besoin de parler :

« Vous, c’est pour le mois prochain, n’est-ce pas ?… Le onzième, et sans vos deux fausses couches, cela vous en ferait treize… Onze enfants, ce n’est pas un compte, vous irez bien au douzième. »

Elle oubliait le deuil voisin, un pâle sourire était monté à ses lèvres, comme si sa jalousie sourde se trouvait désarmée par une telle fécondité.

Mais, vivement, Marianne protestait.

« Oh ! cette fois, non ! je crois bien que le douzième restera en route. Songez donc que j’ai quarante et un ans. Il est temps que je m’arrête, mon rôle est rempli. C’est désormais à mes garçons et à mes filles, de faire des enfants. »

Et Constance frémit, soulevée par un accès de cette rage qui brûlait ses larmes. D’un regard oblique, elle pouvait la voir, cette mère de dix enfants vivants, enceinte du onzième, avec sa taille toute gonflée de vie prochaine, qu’elle apportait dans cette maison de mort. Elle la retrouvait toujours jeune, toujours fraîche, débordante de joie, de santé, d’espoir infini. Et, dans l’arrachement suprême quand elle-même perdait son unique enfant, l’autre était encore là, près de la couche funèbre, telle que la bonne déesse des moissons sans fin, au ventre ruisselant d’une éternelle fertilité.

« Puis, dit encore Marianne, en souriant à son tour, vous oubliez que je suis déjà grand-mère… Tenez ! voyez-moi ça ! Voilà qui me met à la retraite ! »

D’un geste elle montrait à Mme  Angelin la bonne de sa fille Charlotte, qui, exécutant l’ordre reçu, apportait sur son bras la petite Berthe, à l’heure de la tétée, pour que Madame ne prît pas la peine de descendre. Cette fille, hésitant, n’osant entrer dans tout ce deuil, était restée à la porte du salon. Mais l’enfant joyeuse, amusée, agita ses menottes grasses, eut un léger rire. Et Charlotte, qui l’entendit, se hâta de se lever, de traverser le salon légèrement, pour l’emmener dans la salle voisine, où elle put lui donner le sein.

« Est-elle mignonne ! murmura Mme  Angelin. C’est un bouquet, ces petits êtres. Ça met de la fraîcheur et de la clarté, partout où ça entre. »

Constance venait d’en avoir comme un éblouissement. Tout d’un coup, dans les demi-ténèbres, étoilées par les flammes des cierges, dans l’air mort, que l’odeur des roses coupées alourdissait, l’enfant rieuse avait mis une entrée de printemps, l’air frais et clair d’une longue promesse de vie. Et cela, c’était la victoire accrue des mères fécondes, c’était l’enfant de l’enfant, Marianne féconde encore dans la fécondité de son fils. Grand-mère déjà, elle en avait souri. Une beauté, une majesté de plus lui étaient venues, le fleuve coulé de ses flancs allait s’élargir sans fin. Et le coup de hache retentissait plus affreusement au cœur de Constance, l’arbre coupé à sa racine, l’unique rejeton tranché, plus rien à naître d’elle.

Un instant encore, elle resta seule dans ce néant, dans cette chambre où gisaient les restes de son fils. Puis elle se décida, elle passa dans le salon, de son air de spectre glacé. Tous se levèrent, l’embrassèrent, frémirent au contact de ses froides joues, que le sang ne chauffait plus. Une pitié profonde étreignait les âmes, tant elle était effrayante, avec son calme. On cherchait de bonnes paroles, mais elle les arrêtait d’un petit geste sec.

« C’est fini, disait-elle, que voulez-vous ? c’est fini, bien fini. »

Mme  Angelin sanglotait, Angelin lui-même essuyait ses pauvres yeux fixes et troubles. Marianne et Mathieu lui avaient gardé les mains dans les leurs en pleurant. Elle, rigide, ne pouvait toujours pas pleurer, refusait les consolations, répétant d’une voix monotone :

« C’est fini, rien ne me le rendra, n’est-ce pas ? Alors, il n’y a plus rien, c’est fini, bien fini. »

Il fallait être brave pourtant, tout un flot de visites allait venir. Mais il lui restait à recevoir un dernier coup au cœur. Beauchêne, que les larmes avaient repris, depuis qu’elle était entrée, ne voyait plus clair à écrire. Sa main tremblait, il dut quitter le bureau, se jeter dans un fauteuil, en disant à Blaise :

« Tiens ! mets-toi là, continue. »

Et Constance vit Blaise qui s’installait au bureau de son fils, qui prenait la place de son fils, trempant sa plume dans l’encrier, écrivant, comme elle avait vu si souvent Maurice écrire, du même geste. Ce Blaise, cet aîné des Froment ! Le pauvre mort n’était pas encore enseveli, et déjà un Froment le remplaçait, de même que les plantes vivaces, pullulantes, envahissent les champs déserts du voisinage. Elle sentit plus menaçant, tout ce flot de vie qui roulait autour d’elle, pour l’universelle conquête : les grand-mères enceintes encore, les belles-filles allaitant déjà, les fils s’emparant des royautés vacantes. Et elle restait seule, elle n’avait là que son indigne mari, effondré, achevé, tandis que le maniaque Morange, piétinant sans fin, était comme le fantôme de sa détresse, un pauvre homme dont la fille unique, en sa mort affreuse, avait emporté toute l’âme, la force et la raison. Pas un bruit ne montait de l’usine vide et refroidie, l’usine était morte.

Le surlendemain, au convoi, la cérémonie fut imposante. Les cinq cents ouvriers de l’usine suivirent, des notabilités de toutes les classes firent un cortège immense. On remarqua beaucoup qu’un vieil ouvrier, le père Moineaud, le doyen de l’usine, tenait un des cordons du poêle ; et cela fut trouvé touchant, bien que le brave homme traînât un peu la jambe, ahuri dans sa redingote, hébété par ses trente ans de travail. Au cimetière, près du tombeau, Mathieu fut surpris d’être abordé par une dame âgée, qui descendait d’une voiture de deuil.

« Je vois, mon ami, que vous ne me reconnaissez pas. »

Il eut un geste d’excuse. C’était Sérafine, toujours haute et mince, mais si décharnée, si flétrie, qu’elle avait cent ans, telles les vieilles reines déchues des contes. Cécile, la triste opérée, avait eu beau le prévenir, jamais il n’aurait cru à une si rapide destruction de cette insolente beauté rousse, qui défiait l’âge. Quel vent d’effroyable déchéance avait donc passé ?

« Ah ! mon ami, dit-elle encore, je suis plus morte que le pauvre mort qu’on va descendre, là… Venez donc causer un jour. Vous êtes le seul homme, le seul confident à qui je puisse tout dire. »

On descendait le corps, les cordes criaient, il y eut un petit choc sourd, le dernier. Beauchêne, que soutenait un parent, regardait, d’un regard éteint. Constance, qui avait eu l’atroce courage de venir, maintenant épuisée de larmes, défaillit. On l’emporta, on la ramena dans la maison vide, à jamais vide, pareille à un de ces champs foudroyés qui restent nus, frappés de stérilité. La terre avait tout repris.

À Chantebled, Mathieu et Marianne fondaient, créaient, enfantaient. Et, pendant les deux années qui se passèrent, ils furent de nouveau victorieux dans l’éternel combat de la vie contre la mort, par cet accroissement continu de famille et de terre fertile, qui était comme leur existence même, leur joie et leur force. Le désir passait en coups de flamme, le divin désir les fécondait, grâce à leur puissance d’aimer, d’être bons, d’être sains, et leur énergie faisait le reste, la volonté de l’action, la tranquille bravoure au travail nécessaire, fabricateur et régulateur du monde. Mais durant ces deux années, ce ne fut pas sans une lutte constante que la victoire leur resta. Aujourd’hui, elle était complète. Séguin avait, lambeau à lambeau, cédé le domaine entier, dont Mathieu était roi, par sa conquête prudente, élargissant son empire, à mesure qu’il se sentait devenir fort, dans son combat pour les subsistances. La fortune que l’oisif avait dédaignée, gaspillée, passait aux mains du travailleur, du créateur. C’étaient les cinq cents hectares qui se déroulaient d’un bout à l’autre de l’horizon ; c’étaient les bois coupés à présent de larges prairies, où paissaient de nombreux troupeaux, c’étaient les marais desséchés, changés en une grasse terre, débordante de moissons, c’étaient les landes que les sources captées, distribuées au loin, arrosaient, trempaient chaque année d’une fertilité plus grande. Seule, la lande inculte des Lepailleur restait là, comme pour attester le prodige, l’effort humain qui avait engrossé ce désert de sable et de boue, dont les récoltes désormais nourrissaient un petit peuple heureux. Il ne mangeait la part de personne, il avait taillé, défriché sa part, augmentant la richesse commune, subjuguant un peu plus du vaste monde, si pauvrement peuplé encore, si mal utilisé pour le bonheur. Au milieu du domaine, la ferme avait poussé, grandi, ainsi qu’une ville prospère, avec sa population, son personnel, ses bêtes, tout un foyer de vie ardente, triomphante. Et quelle souveraine puissance, cette fécondité heureuse qui ne s’était pas lassée d’engendrer, ces créatures et ces choses pullulantes depuis douze ans, cette ville envahissante qui n’était que l’expansion d’une famille, ces arbres, ces plantes, ces blés, ces fruits, dont le flot nourricier montait sans cesse, sous l’éclatant soleil ! Toutes les douleurs et toutes les larmes étaient oubliées, dans cette joie de la création, l’œuvre faite, l’avenir conquis, ouvrant l’infini de l’action.

Puis, pendant que Mathieu terminait sa conquête, Marianne, au cours de ces deux années, eut le bonheur de voir naître une fille de son fils Blaise, lorsqu’elle-même était enceinte, près d’enfanter encore. C’était l’arbre puissant dont les branches commençaient à se bifurquer, pour se multiplier ensuite sans fin, tel qu’un grand chêne royal couvrant au loin le sol. Les enfants de ses enfants, les enfants de ses petits-enfants, toute la descendance, de plus en plus élargie, à travers les générations, se mettait en marche. Et, de quelle main soigneuse et tendre, elle rassemblait encore, autour d’elle, les onze de la nichée première, depuis les deux aînés, les jumeaux Blaise et Denis, qui avaient vingt et un ans déjà, jusqu’au dernier venu, une frêle créature à peine existante dont les lèvres goulues la buvaient jusqu’au sang ! Dans sa nichée, il y en avait de tout âge, un grand qui était père lui-même, d’autres qui allaient aux écoles, d’autres qu’il fallait culotter le matin, il y avait des garçons, Ambroise, Gervais, Grégoire, Nicolas, il y avait des filles, Rose, bientôt bonne à marier, Claire, Louise, Madeleine, Marguerite, celle-ci qui marchait à peine. Et il fallait les voir lâchés au travers du domaine, comme une bande de petits chevaux, se suivant d’un galop inégal, selon la taille, filant aux quatre points de l’horizon ! Elle savait bien qu’elle ne les retiendrait pas toujours dans ses jupes, heureuse si la ferme en gardait deux ou trois, résignée à laisser les cadets, ceux qui n’y trouveraient pas leur place, s’en aller à la conquête des pays voisins. C’était l’expansion fatale, la terre réservée, acquise à la race la plus nombreuse, Blaise installé dans l’usine depuis deux ans bientôt, ses frères partis déjà pour d’autres envahissements. Puisqu’ils étaient le nombre, ils seraient la force, le monde leur appartiendrait. Eux aussi, le père la mère, à chaque enfant nouveau, s’étaient sentis plus forts. Chaque enfant les avait rapprochés, unis davantage. S’ils avaient vaincu toujours, malgré de terribles soucis, c’était à leur amour, à leur travail, au continuel enfantement de leur cœur et de leur volonté qu’ils devaient cette continuelle victoire. La fécondité est la grande victorieuse, elle fait les héros pacifiques, qui soumettent la terre, en la peuplant. Et, cette fois surtout, après ces deux années, lorsque Marianne accoucha d’un garçon, Nicolas, le onzième, Mathieu l’embrassa passionnément, triomphant par-dessus tous les chagrins et toutes les douleurs. Encore un enfant, encore de la richesse et de la puissance, une force nouvelle lancée au travers du monde, un autre champ ensemencé pour demain.

Et c’était toujours la grande œuvre, la bonne œuvre, l’œuvre de fécondité qui s’élargissait par la terre et par la femme, victorieuses de la destruction, créant des subsistances à chaque enfant nouveau, aimant, voulant, luttant, travaillant dans la souffrance, allant sans cesse à plus de vie, à plus d’espoir.