Félicia/I/11

La bibliothèque libre.
Félicia ou Mes Fredaines (1778)
Bibliothèque des curieux (p. 32-34).
◄  Chapitre X
Première partie


CHAPITRE XI


Conjuration.


Il me vient une bonne idée, dit Sylvino. Je tiens le Béatin, sur ma parole ; écoutez, mes amis. Si ma femme lui écrivait que je suis furieux, que je viens de la traiter en époux sûr de son déshonneur ; qu’elle ne peut soupçonner de l’avoir compromise ce brutal de Lambert, ce garnement sans respect pour les ministres de la sainte religion ; que quoique lui, directeur, se soit montré par trop fragile ; qu’il soit la cause directe de tout ce qui vient de se passer et qu’à cet égard elle ait lieu de lui vouloir du mal, elle ne l’a cependant point oublié ; qu’elle ne peut plus vivre sans le voir, qu’elle craint de nouveaux tours de la part du donneur de soufflets ; que dans l’embarras extrême où elle se trouve, elle n’a que le prudent et consolant Béatin pour ressource ; qu’elle le prie donc de se trouver… quelque part, bien secrètement, pour conférer ensemble et déterminer le parti qu’il convient de prendre dans des conjonctures aussi fâcheuses. Si ma femme, dis-je, écrivait toutes ces choses au docteur, je pense qu’il donnerait, tête baissée, dans le panneau. Il serait enchanté de voir que sa pénitente aurait pris le change, et qu’offrant d’elle-même un rendez-vous, elle ne pourrait s’en tirer sans payer de ses faveurs ces conseils dont elle paraîtrait avoir un besoin si pressant. — L’idée fut généralement applaudie. — Il faut, ma chère, ajouta Sylvino, que tu nous secondes bien dans tout ceci ; tu es la plus intéressée à te venger de l’odieux Béatin. Quand nous le tiendrons… nous faisons notre affaire du reste. — Je vous le livre, répondit-elle ; périssent à jamais tous ces exécrables cafards ; me voilà corrigée pour la vie de leur accorder la moindre confiance. Que j’étais malheureuse ! mais c’est bien ma faute. Qu’avais-je besoin, ici, de me donner un tyran qui désapprouve jusqu’aux plus innocents plaisirs ! Et quel monstre avais-je précisément choisi ! — N’y pense plus, dit en l’embrassant le sensible Sylvino ; que ceci te rende plus sage à l’avenir.

Le projet d’écrire à Béatin fut exécuté sur-le-champ. Le ressentiment de Sylvina était fondé : le désir de se venger qui inspire toujours si bien les femmes, lui dicta des expressions si naturelles, si séduisantes, que le plus rusé porte-calotte n’eût pu soupçonner qu’elles cachaient un piège. Béatin se prit comme un sot à celui-ci.

On le priait de se trouver au pont-tournant, pour être conduit de là, par ma tante elle-même, à Chaillot, où nous avions une petite maison ; il accepta… Sa réponse était si passionnée qu’on le voyait assuré d’avance que Sylvina allait enfin le rendre heureux.

Elle fut exacte et trouva l’heureux Béatin à l’endroit indiqué. Il était en habit de campagne ; frais rasé, un peu mieux coiffé que de coutume ; car il n’était pas de ces ecclésiastiques élégants qui souvent plus recherchés dans leur ajustement que les gens du monde n’en diffèrent que par des cheveux ronds et une tonsure. Béatin, je l’ai déjà dit, était un prêtre : c’est assez le définir.

Bref, le voilà dans un fiacre à côté de ma tante qui feint les plus vifs empressements et conte que, son mari venant de partir pour quelques jours, ils pourront passer jusqu’au lendemain à Chaillot, s’il n’y a rien de mieux à faire. C’est alors que les transports du satyre n’ont plus de bornes. Ses yeux étincellent du feu de la concupiscence ; il est au troisième ciel, il jouit déjà de l’avant-goût des plus parfaites béatitudes. Ils arrivent enfin au village. La voiture est renvoyée et le fortuné directeur introduit bien mystérieusement dans notre maison.

Mais comment le pénétrant directeur ignora-t-il cette retraite pendant qu’il était si fort en faveur ? Comment ! elle était, avant le départ de Sylvino, le théâtre de ses escapades secrètes ; et sa femme ne fut mise dans la confidence qu’à l’occasion de la conjuration projetée contre Béatin. Si vous vous étiez douté d’un asile aussi propice, docteur, vous auriez bien sollicité votre pénitente de vous le faire voir, et sans doute vous vous seriez bien trouvé du voyage ? Comme tout change ! Vous le faites aujourd’hui sous de sinistres auspices. Vous courez à votre châtiment… Mais je ne vous plains pas, vous l’avez bien mérité.