Félicia/II/09

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Félicia ou Mes Fredaines (1778)
Bibliothèque des curieux (p. 105-106).
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Deuxième partie


CHAPITRE IX


Rapport de Thérèse et ce qu’elle fit pour prouver qu’elle ne mentait pas.


La téméraire soubrette demeura beaucoup plus longtemps que je ne m’y attendais, et j’étais déjà fort inquiète de son retard, quand je l’entendis enfin rire dans le corridor et parler ; je crus qu’elle était avec quelqu’un : cependant elle rentra seule. Pressée de la plus vive curiosité, je lui fis cent questions. Mais, sans y répondre et riant par éclats, la folle ne cessait de répéter : Ah ! la plaisante aventure ! la bonne folie ! le drôle de corps ! Je perdais patience. À la fin pourtant, j’appris que ces ris immodérés étaient occasionnés par la plus singulière scène du monde, qui se passait à l’heure même dans la chambre d’Éléonore, et dont la porteuse de culotte venait d’entendre une partie. — « M. le chevalier, dit l’évaporée, s’interrompant à chaque mot pour éclater de rire, M. le chevalier est là-haut… chez la divine Éléonore, à qui il tient, je ne sais sous quel prétexte, les propos les plus originaux. Je défie l’homme le mieux ivre, le plus facétieux histrion, d’imaginer un amphigouri pareil à celui qu’il débite. Il a cependant passé la nuit avec la chère demoiselle, rien n’est plus évident… Tout ce qu’il dit y a rapport. Ils ont couché ensemble, mademoiselle ! Cela est clair. Comment trouvez-vous la chose ? Et qui diable ne rirait pas d’une découverte pareille ? » — Mais, interrompis-je, êtes-vous bien sûre, Thérèse… — Tout à fait sûre, mademoiselle. — Que ce soit le chevalier ? » — Ah ! c’est bien lui-même ; peut-on méconnaître son joli son de voix ? il traite Mlle  Éléonore d’épouse chérie, d’adorable déité. » — Vous extravaguez, ma mie Thérèse, dis-je un peu piquée, mais ne pouvant encore croire un conte qui, selon moi, n’avait pas la moindre vraisemblance. — Eh ! parbleu, mademoiselle, répliqua-t-elle en continuant ses ris, si vous doutez que ce que je dis soit vrai, donnez-vous la peine de vous lever et de me suivre, vous verrez… — Non, il y aurait un autre moyen…

Je n’eus pas le temps d’achever. Thérèse avait de l’esprit, elle devina ce que j’hésitais à lui proposer, partit et ne reparut plus ; ce fut le chevalier qui revint à sa place, riant aussi de tout son cœur.

Piquée contre le volage adorateur, déjà coupable de plusieurs infidélités, quoique nous ne vécussions ensemble qu’à peine depuis un mois, je le laissai chercher à tâtons mon lit, sans daigner le guider d’une seule parole. Mais il sut bien me trouver. Je perdis tout à coup la moitié de ma colère quand je sentis les belles mains de l’inconstant toucher mon sein et sa bouche angélique surprendre la mienne au moment où je délibérais si je voulais la détourner. J’eus cependant le courage de lui dire, avec une aigreur apparente, qu’il me laissât et retournât vers son épouse chérie, vers l’aimable déité. Ce reproche ne le fâcha point ; et sans perdre du temps à se justifier, il eut recours au remède infaillible… Je m’apaisai.

« Encore, mon cher amour » (soupirai-je, en ressuscitant pour la seconde fois),… mais je me repentis de cette prière indiscrète quand j’eus touché quelque chose qui se trouvait pour lors dans l’impossibilité de me complaire. — Hélas ! dit tristement le pauvre chevalier, voilà le vrai châtiment de mes sottises. Jamais coupable fut-il plus cruellement puni ! mais Vénus n’abandonne pas pour longtemps ses fidèles adorateurs. Avant que je n’aie fini de te raconter la rare aventure qui vient de m’arriver, je serai désenchanté ; et tu es trop généreuse pour me refuser ma revanche. » Un baiser de flamme fut le sûr garant de ma bonne volonté ; nous demeurâmes voluptueusement groupés ; et ce fut dans l’attitude la plus propre à opérer un prompt désenchantement que le chevalier se mit à me raconter ce qu’on va lire dans le chapitre suivant.