Félicia/II/13

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Félicia ou Mes Fredaines (1778)
Bibliothèque des curieux (p. 115-117).
Deuxième partie


CHAPITRE XIII


À quel prix Caffardot retrouve sa culotte.


Sylvina et Lambert écoutaient le chevalier avec beaucoup d’intérêt ; mais si cette histoire pouvait les amuser, elle était surtout délicieuse pour moi. Je jouissais seule de tout le comique du rôle du chevalier et du parfait ridicule du rôle d’Éléonore. Je mourais d’envie de mettre les autres un peu plus au fait ; mais d’Aiglemont, d’un coup d’œil fin, m’imposa silence et continua : — « J’ai paru chez Caffardot avec un visage triste et courroucé. Il était au lit. Au bruit que j’ai fait en entrant, il a détourné ses rideaux ; l’aspect de la terrible culotte l’a fait frémir ; une pâleur mortelle a défiguré son visage, ç’a été bien pis quand le président est survenu, transporté de fureur, faisant en conséquence des grimaces d’énergumène. J’avais discrètement attendu celui-ci pour parler ; immobile, je m’étais contenté d’exposer la culotte aux yeux de l’accusé, comme une autre tête de Méduse.

« Aussitôt, le président, dont la rage redoublait à la vue de l’auteur prétendu de sa honte, a pris une canne et s’est mis à frapper de toute sa force sur le pauvre Caffardot, qui, malgré les couvertures, devait très bien sentir les coups ; je ne me suis point exposé à cette première explosion, parce que je connais le cœur humain et que je sais que, lorsqu’on s’est livré sans contrainte à ces sortes de transports, le moment qui les suit est celui de la clémence et des accommodements. Cependant, suffoqué de colère et las de battre, le président s’est jeté dans un fauteuil, déplorant avec beaucoup de galimatias son malheur, sa confiance abusée, sa fille perdue de réputation et privée sans doute pour jamais de l’espoir d’un honorable établissement.

— Pardonnez-moi, monsieur, s’est à son tour écrié le chrétien Caffardot, tombant du lit à genoux et se traînant dans cette posture jusqu’aux pieds du père outragé. Pardonnez : soyez assuré qu’épouser Mlle Éléonore a toujours été mon unique désir et que si j’ai été assez faible pour succomber à la tentation d’en jouir… — À la tentation d’en jouir, malheureux ! a riposté le père redevenu furieux… Tu as encore l’audace de m’insulter, scélérat, et de calomnier ma fille ! tu en as joui… — Mais puisque vous le savez, monsieur, il faut bien qu’Éléonore ait tout avoué… — Alors un coup de bâton, pour lequel le vieux président a retrouvé toute la vigueur de la première jeunesse, a coupé la parole de Caffardot. Le ver, dit le proverbe, se redresse lorsqu’il sent qu’on l’écrase ; j’ai vu de même notre reptile frémir et mesurer d’un coup d’œil plein de rage la figure décrépite du père d’Éléonore. Cependant, afin de prévenir quelque acte de violence de la part du sournois Caffardot, je me suis mêlé de la querelle et, me joignant au président, j’ai traité l’autre de garnement : je l’ai menacé d’appeler des valets pour le lier et le conduire à la ville, où l’on saurait bien le forcer à justifier une fille aussi estimable que celle qu’il osait noircir par la plus exécrable des calomnies.

« Un dévot, dans de semblables occasions, a des ressources qui manquent au commun des hommes. Le malheureux, se prosternant la face contre terre, a offert à Dieu sa fatale disgrâce et entonné le Miserere d’un ton que le prophète lui-même avait sans doute à peine, quelque affligé qu’il pût être, quand il le composa. Mais je n’ai pas laissé le temps à notre David d’achever sa ridicule prière ; je l’ai fait habiller à la hâte : vous l’avez tous vu sortir de sa chambre, noyé de honte, écrasé de l’injustice de ses accusateurs, de la gravité des circonstances qui concouraient à le faire passer pour le faussaire le plus abominable ; je l’ai conduit hors des cours comme un banni. Il retourne à sa gentilhommerie à pied ; le président m’adore ; je suis son ami, son vengeur : à la ville, je dois être sa plus intime société ; je suis chargé de vous faire à tous des excuses infinies et de vous prouver comment la belle Éléonore est l’innocence même. Je vous propose de le croire ; cependant, si vous vous y refusez, je n’ai pas promis d’user de violence pour tâcher de vous en convaincre. Au reste, il n’y aura point de procès, à moins que Caffardot ne juge à propos d’en intenter. Mais il n’en fera rien. Excepté celui-ci, tout ce monde affligé nous rejoindra demain à la ville ; les gens ne manqueront pas d’y ébruiter la fatale histoire de la culotte, et les bavardages extraordinaires auxquels tout ceci va donner lieu nous fourniront d’amples ressources contre l’ennui de notre nouveau séjour. »