Félicia/II/23

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Félicia ou Mes Fredaines (1778)
Bibliothèque des curieux (p. 137-139).
Deuxième partie


CHAPITRE XXIII


Qui frappait, et des belles choses que je vis.


C’était Thérèse, fort effrayée. Elle nous dit en entrant : « Tout est perdu, mademoiselle, si quelqu’un ne retrouve un peu de raison et de bon sens dans ce moment critique et ne prévient le malheur dont nous sommes menacés. Une foule de gens amassés devant la maison depuis plusieurs heures prétendent devoir prendre connaissance de ce qui se passe et parlent d’enfoncer les portes. Il est vrai qu’il se fait du haut en bas un tintamarre affreux. On a entendu des cris chez Mme Dupré. C’est cet enragé de M. d’Aiglemont qui s’est fourré chez elle : Dieu sait ce qu’il y fait. On était collé aux barreaux. Les uns prétendent que la pauvre dame a été maltraitée, d’autres ricanent et présument qu’au contraire elle a très bien passé son temps : même tapage en haut. Ce gros cochon de Fiorelli (je demande pardon à monsieur) jure comme un diable après une de ses filles, qui se refuse à certains caprices… Près de là, l’on entend rire, pleurer, crier, ronfler… On ne sait ce que tout cela veut dire. Cependant nous sommes fort embarrassés. Les domestiques n’osent rien prendre sur eux ; les maîtres ne paraissent point. Il n’y a pas moyen d’éveiller M. Lambert à cause des sottises que M. le chevalier fait à sa bonne amie. Ce serait bien pis s’il y allait avoir guerre en dedans. « Rentrez donc, mademoiselle, au nom de Dieu ; paraissez dans le salon ; engagez ces messieurs à faire plus d’attention à ce qui se passe au dehors, et faites sentir à monseigneur de quelle conséquence il est pour lui-même de n’être point vu dans cette maison, si la multitude qui l’afflige avait l’audace de s’y introduire violemment. »

Ce rapport nous alarma beaucoup : Géronimo, qui ne ressemblait à Mars que dans les bras de Vénus, pâlissait et demeurait dans l’inaction. Plus brave, j’allai préparer les moyens de nous défendre. De retour au salon, j’y trouvai monseigneur, suant à grosses gouttes et luttant vigoureusement avec Argentine, qui se défendait de même, non moins échauffée, et les cheveux épars. De l’or répandu sur le parquet témoignait que le prélat avait essayé d’acheter ce qu’il n’avait pu obtenir ni de bonne amitié, ni par force. Ma présence délivra la délicate Argentine, qui vint aussitôt se jeter dans mes bras. L’ottomane était occupée par la lubrique signora, qui y remplaçait la non moins lubrique Sylvina. Ces dames ayant troqué d’officier, la dernière s’était retirée tout uniment, avec son nouveau cavalier dans sa chambre à coucher.

L’Italienne dormait, un pied à terre, l’autre sur le siège du meuble ; son complaisant, cul nu sur le parquet, dormait aussi, coiffé des jupes et ayant une cuisse de la dame pour oreiller. Une porte ouverte laissait voir à découvert l’autre couple ronflant dans la posture où le plaisir l’avait laissé. Plus loin, le père Fiorelli, rappelant ce fameux Sodomiste échappé au désastre de sa patrie par une faveur particulière d’en haut, bien due sans doute à ses rares vertus, martyrisait la pauvre Camille, pour l’obliger à rendre quelque service à certain membre usé qu’il étalait, et dont il espérait la résurrection, brillant d’imiter en tous points l’antique patriarche à qui nous venons de le comparer. Le bouffon, de même en rut, en plus bel état que Fiorelli, et plus civil, était humblement aux pieds d’un valet et recevait sans se fâcher de bonnes taloches qu’il s’attirait par ses déclarations passionnées et les efforts indécents dont il hasardait de les accompagner.