Félicia/III/01

La bibliothèque libre.
Félicia ou Mes Fredaines (1778)
Bibliothèque des curieux (p. 157-159).


TROISIÈME PARTIE




CHAPITRE PREMIER


Accident. — Fâcheuse rencontre.


Pour se rendre du château de monseigneur à la première station, il y avait une lieue de mauvais terrain à traverser par des chemins détestables. On avait fait boire les postillons plus que de raison, ils nous embourbèrent à cent pas de la grande route. La berline était pesante. Les chevaux ne purent la dégager. Le laquais était en avant. Beaucoup d’humeur de notre part. Force jurements des postillons. Trois femmes ne leur en imposaient guère. Nous ne fûmes quittes de leurs mauvais propos qu’à l’occasion d’un débat qui survint entre eux au sujet d’un supplément de chevaux qu’il fallait que l’un des deux allât chercher. Le moins brutal se mit enfin à la raison et partit.

Nous eûmes le malheur de voir arriver un moment après six sacripants, en uniforme, avec lesquels était un joli jeune homme, vêtu bourgeoisement et qui ne leur ressemblait en aucune façon. Cette troupe nous était adressée à bonne intention, par le postillon qui venait de se détacher. Tous ces drôles, excepté le bel adolescent, paraissaient ivres, et l’effrayante conversation qu’ils tenaient en avançant nous donna la plus mauvaise opinion de leur honnêteté. Nous ne leur faisions pas injure.

— « Eh bien ! mille dieux, dit en nous abordant celui qui paraissait être le chef de la bande, voyons ; qu’y a-t-il ici de nouveau ? Mort, non pas d’un diable, continua-t-il en se tournant du côté de ses compagnons, c’est une charretée de gibier ! Heureusement, elles sont jolies. Ventre-bleu, la belle aubaine ! Daubons là-dessus comme il faut, et que chacun de nous ait à m’imiter. — Je promets deux culbutes à chacune, répliqua l’un. Je suis, moi, homme à faire ma demi-douzaine, ripostait un autre. — Donnez-vous-en tant que vous voudrez, ajoutait un troisième, en se servant du mot propre, quant à moi, le cotillon me pue et je vais au solide. Or çà, larronnesses, fichez-moi le camp de là-dedans ; allons, preste, ou l’on vous en fera dénicher de la bonne manière…

Mais, comment faire ? Descendre dans le bourbier ? Nous en aurions eu jusqu’au ventre. — Pas de ça, interrompit l’un des drôles, il ne sera pas dit que je le fasse à des culs crottés, venez, mes princesses, grimpez-moi dessus ; à charge de revanche, sus, houp là… — La pauvre Sylvina plus morte que vive, se laissa descendre la première. Des épaules du porteur, elle passa tout de suite sous les bras du sergent, qui, remettant un court brûle-gueule dans la corne de son chapeau, se mit en devoir de lui appuyer un baiser enfumé ; elle jeta les hauts cris. On lui détacha un grand coup de pied au cul pour lui apprendre à faire la cruelle.

Un autre retint Thérèse par ses jupons, comme elle allait s’élancer par la portière opposée ; la beauté des appas que ce mouvement mit en évidence produisit une grande sensation. Certain air qu’elle avait, et dont j’ai déjà fait mention ailleurs, réunissait d’avance en sa faveur les suffrages des spadassins. Il n’y eut qu’un cri : À moi celle-ci. Je la veux. — À moi. — À moi. Elle se laissa mettre à terre sans résistance, et, tournant à son profit le coup de pied dont Sylvina venait d’être régalée, elle ne dit mot. Quant à moi, j’avais plus de colère que de peur. Mon tour venait, j’avais tiré tout doucement un couteau de ma poche et me tapissant dans mon coin, je menaçais, de poignarder le premier qui aurait l’insolence de mettre la main sur moi. Ce trait d’assurance fut fort au goût de ces messieurs. Ils rirent et jugèrent que puisque j’avais du courage, il ne me serait rien fait, pourvu toutefois que je voulusse bien ne pas m’opposer à ce qu’on visitât la voiture et qu’on emportât de quoi se souvenir de nous ; mais je refusai de capituler, et, sautant adroitement au delà de la boue, je me ruai sur l’un des soldats que je blessai légèrement avec mon couteau. Pendant ce temps-là, notre postillon qui avait hasardé des représentations, recevait des coups : on l’attachait à un arbre. Thérèse qui s’enfonçait dans un taillis, y était poursuivie par l’un des bandits. Sylvina, prosternée, demandait grâce ; on la parcourait du haut en bas sans l’écouter. Celui que j’avais frappé me liait les mains et promettait de me pousser dans l’instant une botte mieux fournie que celle qu’il venait de recevoir de ma façon…

Alors le beau jeune homme, qui n’avait fait jusque-là que s’opposer de son mieux aux violences, parut en fureur. Il saisit une épée, qu’on avait quittée pour commencer d’être à son aise, et se mettant bravement en garde, il menaça de charger tous ces gueux à la fois, résolut de périr plutôt que de nous voir devenir les victimes de leur brutalité ; on allait riposter cruellement à son défi généreux, lorsque deux hommes à cheval, accourant à toute bride, firent tout à coup diversion.