Félicia/III/31

La bibliothèque libre.
Félicia ou Mes Fredaines (1778)
Bibliothèque des curieux (p. 233-236).
Troisième partie


CHAPITRE XXXI


Toujours la même histoire.


« Suis-je assez malheureux, Madame, si ce que je vous ai conté jusqu’ici n’est que fleurs en comparaison de ce que vous allez entendre !… Armez-vous de courage.

« Dès que je fus en état de sortir, je me rendis chez Aminte. Mais j’étais remplacé. J’en demandai les raisons ; pendant longtemps on ne voulut m’en donner aucune : à la fin, on me dit que je devais bien savoir pourquoi… J’eus beau prier qu’on me laissât parler à Madame, il n’y eut pas moyen. Je pris enfin la liberté d’écrire. Le beau-père, entre les mains de qui tomba ma lettre, me fit signifier durement par le suisse que si j’osais désormais paraître à la porte de l’hôtel, il me ferait expirer sous le bâton. J’avais trop de fierté pour souffrir patiemment cet outrage, d’autant plus mortifiant que le bilieux portier y mettait du sien par le choix des expressions. Je le régalai lui-même d’une ample volée de coups de canne, accompagnée de quelques apostrophes peu respectueuses pour le maître, à qui j’avais intention qu’on les rapportât. Il m’échappa que j’étais homme à châtier le vieillard hautain, et que s’il savait qui j’étais, il n’oserait pas me faire menacer d’un traitement peu fait pour moi. C’était sans doute commettre une grande imprudence. Je donnais dès lors à penser que j’étais un homme suspect, un aventurier, un imposteur, ou j’avouais un amour qui ne s’était déjà que trop trahi dans les transports de la fièvre ; je rendais public qu’Aminte avait eu pendant un an, pour laquais, un amant déguisé. Je faillis d’être arrêté sur l’heure ; mais heureusement pour moi, quelques jeunes gens, témoins de ma querelle avec le suisse et satisfaits de la fermeté que j’avais fait paraître embarrassèrent le guet et me firent jour. Je m’esquivai.

« Au bout d’une semaine, pendant laquelle je n’avais osé sortir, je retirai mon argent et partis pour l’Italie, espérant d’amortir ma fatale passion en m’éloignant de son objet. Mais bientôt, consumé d’ennui, je revins à Paris. — Du moins, disais-je, je pourrai l’épier, la voir toutes les fois qu’elle sortira. Je suivrai partout ses pas. J’existerai ; loin d’elle, je meurs mille fois par jour.

« Je m’établis dans un galetas, dont la fenêtre donnait d’un peu loin sur le jardin de l’hôtel et sur l’appartement même de Mme  de Kerlandec. Là, ignoré de l’univers, je passai les jours entiers à observer, à l’aide d’un télescope, les moindres mouvements de ma trop chère Aminte. Je voyais souvent auprès d’elle le redoutable inconnu, dont la rencontre avait été l’époque de son malheur. La jalousie me dévorait. Cent fois j’avais été sur le point de m’arracher la vie… Mais quelle est la folie d’une passion amoureuse ! Plus on est malheureux, plus il semble qu’on prenne à tâche de le devenir. Ce n’était pas assez pour moi d’être à peu près sûr que l’étranger était du dernier bien avec Aminte, je voulus savoir à quel point ce pouvait être, et, ce qu’un scélérat ne hasarde qu’avec la certitude du gain, je l’entrepris sans autre but que celui de mettre le comble à mon désespoir. Je descendis, avec des peines incroyables, de mon réduit sur d’autres maisons, d’où je parvins (non sans avoir risqué vingt fois de me rompre le cou), je parvins, dis-je, aux fenils de l’hôtel, et je m’y tins caché un jour entier. Puis, vers la nuit, m’exposant à de nouveaux périls, je me glissai dans la chambre à coucher et jusque sous le lit de mon idole. Imaginez, Madame, ce que j’éprouvai en entrant comme un voleur dans cet appartement, où autrefois j’allais et venais librement, où j’avais souvent occupé les loisirs de la divine Aminte par quelques lectures amusantes ? Maintenant je m’y exposais au déshonneur, à la mort.

« J’étais à peine arrangé sous le lit que Mme  de Kerlandec rentra et se fit déshabiller. Puis, ayant renvoyé sa femme de chambre, elle feuilleta des papiers, reçut des lettres et enfin écrivit. Bientôt elle fut interrompue. Un laquais effrayé venait l’avertir que le vieux beau-père avait dans ce moment un violent accès de certaine colique à laquelle il était fort sujet. Elle vole aussitôt chez le vieillard. Je sors de mon embuscade, au hasard d’être surpris, je cours au secrétaire, je trouve une lettre commencée, je m’en saisis. Une boîte est à côté. Dieu ! que vois-je ? le portrait d’Aminte ! quelle fortune ! mais c’est un bijou enrichi de diamants ; n’importe, je n’ai pas le temps d’en séparer la peinture. Je m’empare du tout. Je fais aussi main basse sur les papiers. Il n’était plus possible de demeurer, j’ouvre une croisée, je me laisse couler dans le jardin. Je franchis un mur et m’échappai par la maison du voisin. Qu’il me tardait d’être chez moi pour y jouir tranquillement du fruit de ma téméraire expédition ! Le portrait était d’une ressemblance achevée. C’est celui que je possède encore. Le bracelet de cheveux était dans la boîte. Je me réserve ces effets précieux et les lettres ; quant à la boîte et aux diamants, je les fis remettre dès le lendemain avec des mesures si adroites que je n’ai jamais été découvert.

« Cependant que me revint-il de tant de danger et d’inquiétudes ? Rien, sinon de nouveaux malheurs ; la plupart des lettres étaient anglaises, le peu de françaises qui y étaient mêlées m’apprenaient qu’Aminte et l’inconnu s’adoraient et que leur connaissance était antérieure au mariage de M. de Kerlandec. La lettre qu’Aminte avait commencée exprimait la plus forte passion ; les derniers mots étaient : — Et demain l’original veut te prouver encore mieux… — Je fus transporté de rage… »

J’interrompis le comte pour lui demander si parmi ces lettres, il y en avait de signées, et s’il se souvenait du cachet. Il répondit que la plupart étaient signées d’une S, que le cachet était un chiffre SZ et que son rival donnait partout à Mme  de Kerlandec le nom de Zéila.