Félicia/IV/13

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Félicia ou Mes Fredaines (1778)
Bibliothèque des curieux (p. 271-273).
Quatrième partie


CHAPITRE XIII


Qui n’est pas le moins intéressant du livre.


Le comte était désespéré de ce que nous ne nous étions pas trouvés à la maison lorsque Mme  de Kerlandec y avait paru ; il lui tardait de savoir ce que cette dame pouvait penser de lui et ce qu’elle éprouverait en retrouvant un homme d’autant plus fait pour intéresser à la fin qu’elle était cause de tous ses malheurs et qu’elle avait envers lui de grandes injustices à réparer. Cependant, il ne savait comment s’y prendre pour se découvrir. Nous n’osions nous mêler de son affaire, à cause de milord Sydney, qui nous intéressait encore beaucoup plus, et qui pouvait avoir des projets auxquels il était à craindre que nos démarches en faveur du comte ne nuisissent. Avant donc de prendre un parti, avant même de consulter milord Sydney, nous lui mandâmes que nous avions vu Mme  de Kerlandec ; que celle-ci, croyant sur un faux rapport, lui, Sydney marié, avait paru mortellement affligée. Nous parlions aussi du comte, nous demandions quelle conduite il était à propos de tenir avec cet homme passionné. Milord Sydney répondit qu’il se disposait à nous rejoindre sous peu ; il ajoutait : J’ai peine à vous définir, belle Félicia, ce qui se passe maintenant dans mon cœur. Je vous aime ; mais si vous saviez de quelle force les liens qui m’attachent depuis si longtemps à la belle Zéila… je ne vous l’ai point caché ; faite pour être adorée par vous-même, vous ne m’aviez peut-être charmé que par une ressemblance étonnante avec une femme que je ne cessais de regretter. Je croyais avoir à me plaindre d’elle ; je n’avais qu’à me louer de vous ; je m’étais donc persuadé qu’attaché désormais exclusivement à vous, je pourrais revoir Zéila sans amour et lui connaître sans jalousie de nouveaux engagements ; mais je crois sentir maintenant que je m’abusais : heureusement votre propre système vient à mon aide. Vous m’avez appris à penser que le cœur ne doit pas se piquer d’une constance forcée et l’objet auquel on avait accordé beaucoup d’amour n’était point offensé quand on ne lui offrait plus qu’une tendre et solide amitié. La mienne pour vous, belle Félicia, ne finira qu’avec ma vie.

Le reste de sa lettre, qui était très longue, contenait l’histoire de ses amours avec Mme  de Kerlandec. Elle se nommait Zéila, lorsqu’il en devint amoureux en Géorgie, où elle était née. Il l’amenait en Europe, sur une frégate anglaise, dont il était, à l’âge de vingt-quatre ans, déjà commandant, étant neveu d’un amiral et servant depuis l’enfance dans la marine. Nous étions alors en guerre avec l’Angleterre. La frégate de Sydney se trouvant attaquée par un vaisseau français que commandait M. de Kerlandec, il y eut un combat opiniâtre et longtemps douteux. Zéila, presque au terme d’une première grossesse, et que l’horreur de mourir oubliée dans un endroit où Sydney voulait qu’elle se retirât, empêcha de quitter le pont, y accoucha parmi les morts et les mourants. Car déjà le commandant français, en faveur de qui la victoire se décidait, s’était élancé sur le bâtiment anglais, avec les plus déterminés de ses gens. Quoique ternie par l’effroi, le sens et les douleurs, la rare beauté de Zéila ne laissa pas de frapper le dur Kerlandec et de porter à son cœur une atteinte profonde. Il ordonna qu’on transportât cette belle femme sur son bord ; mais Sydney, furieux, s’opposant à cette capture, fit face avec une nouvelle rage et donna le temps aux siens de descendre Zéila de la frégate, qui commençait à s’embraser, dans une chaloupe qui devenait la dernière ressource des vaincus. Cependant le cruel Kerlandec, de retour à son bord, vit d’un œil tranquille la frégate s’engloutir, et avec elle le malheureux Sydney, qui n’avait pas voulu l’abandonner ; au même instant, une vague culbuta la chaloupe ; mais on eut la bonté de retirer de la mer Zéila, qu’un brave matelot, qui avait veillé jusqu’au dernier moment à sa conservation, avait eu soin d’envelopper avec son enfant dans des couvertures ; on laissa périr sans secours tout le reste de l’équipage. Après cette funeste victoire, M. de Kerlandec continua à faire voile. Cependant Sydney, jouet des flots, s’accrocha à quelques débris de la frégate ; il est rencontré le lendemain par un bâtiment hollandais, qui le sauve, comme par un miracle… Il ne croit pas que sa chère Zéila puisse avoir évité la mort. Il retourne en Angleterre et y languit longtemps. Quant à Zéila, moins amoureuse de Sydney que Sydney ne l’était d’elle, et ne pouvant douter de la mort de ce malheureux amant, se trouvant d’ailleurs au pouvoir d’un vainqueur passionnément épris de sa belle figure et aussi tendre pour elle qu’il s’était montré cruel envers ses ennemis ; Zéila, d’un côté, sans appui, sans ressources pour elle-même et pour son enfant ; de l’autre, séduite par les appâts d’une fortune et d’un rang honorable qui lui sont offerts ; Zéila, dis-je, cédant à tant de considérations, épouse en arrivant en France l’amoureux Kerlandec.

On sait comment ensuite Sydney la retrouva, comment il s’en fit aimer de nouveau, et comment, prenant enfin sa revanche à Bordeaux, il punit Kerlandec de son inhumanité.