F. Chopin/1

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Breitkopf et Haertel (p. 1-26).

I.

Weymar 1850.


Chopin ! doux et harmonieux génie ! Quel est le cœur auquel il fut cher, quelle est la personne à laquelle, il fut familier qui, en l’entendant nommer, n’éprouve un tressaillement, comme au souvenir d’un être supérieur qu’il eut la fortune de connaître ? Mais, quelque regretté qu’il soit par tous les artistes et par tous ses nombreux amis, il nous est peut-être permis de douter que le moment soit déjà venu où, apprécié à sa juste valeur, celui dont la perte nous est si particulièrement sensible occupe dans l’estime universelle le haut rang que lui réserve l’avenir.

S’il a été souvent prouvé que nul n’est prophète en son pays, n’est-il pas d’expérience aussi que les hommes de l’avenir, ceux qui le pressentent et le rapprochent par leurs œuvres, ne sont pas reconnus prophètes par leur temps ?… À vrai dire, pourrait-il en être autrement ? Sans nous en prendre à ces sphères où le raisonnement devrait jusqu’à un certain point servir de garant à l’expérience, nous oserons affirmer que dans le domaine des arts, tout génie innovateur, tout auteur qui délaisse l’idéal, le type, les formes dont se nourrissaient et s’enchantaient les esprits de son temps, pour évoquer un idéal nouveau, créer de nouveaux types et des formes inconnues, blessera sa génération contemporaine. Ce n’est que la génération suivante qui comprendra sa pensée, son sentiment. Les jeunes artistes groupés autour de cet inventeur auront beau protester contre les retardataires, dont la coutume invariable est d’assommer les vivans avec les morts, dans l’art musical bien plus encore que dans d’autres arts, il est quelquefois réservé au temps seul de révéler toute la beauté et tout le mérite des inspirations et des formes nouvelles.

Les formes multiples de l’art n’étant qu’une sorte d’incantation, dont les formules très diverses sont destinées à évoquer dans son cercle magique les sentimens et les passions que l’artiste veut rendre sensibles, visibles, audibles, tangibles, en quelque sorte, pour en communiquer les frémissemens, le génie se manifeste par l’invention de formes nouvelles, adaptées parfois à des sentimens qui n’avaient point encore surgi dans le cercle enchanté. Dans la musique, ainsi que dans l’architecture, la sensation est liée à l’émotion sans l’intermédiaire de la pensée et du raisonnement, comme il en est dans l’éloquence, la poésie, la sculpture, la peinture, l’art dramatique, qui exigent qu’on connaisse et comprenne d’abord leur sujet, que l’intelligence doit avoir saisi avant que le cœur en soit touché. Comment alors la seule introduction de formes et de modes inusités, ne serait-elle pas déjà dans cet art un obstacle à la compréhension immédiate d’une œuvre ?… La surprise, la fatigue même, occasionnées par l’étrangeté des impressions inconnues que réveillent une manière de procéder, une manière d’exprimer ses pensées et son sentiment, une manière de dire dont on n’a point encore appris la portée, le charme et le secret, font paraître au grand nombre les œuvres conçues en ces conditions imprévues, comme écrites dans une langue qu’on ignore et qui, par cela même, semble d’abord barbare !

La seule peine d’y habituer l’oreille, de se rendre compte par a+b des raisons pour lesquelles les anciennes règles sont autrement appliquées, autrement employées, successivement transformées, afin de correspondre à des besoins qui n’existaient pas lorsqu’elles furent établies, suffit pour en rebuter beaucoup. Ils refusent opiniâtrement d’étudier avec suite les œuvres nouvelles, pour saisir parfaitement ce qu’elles ont voulu dire et pourquoi elles ne pouvaient pas le dire sans changer les anciennes habitudes du langage musical, en croyant par là repousser du pur domaine de l’art sacré et radieux, un patois indigne des maîtres qui l’ont illustré. Cette répulsion, plus vive en des esprits consciencieux qui, ayant pris beaucoup de peine pour apprendre ce qu’ils savent s’y attachent comme à des dogmes hors desquels pas de salut, devient encore plus forte, plus impérieuse, quand sous des formes nouvelles un génie novateur introduit dans l’art des sentimens qui n’y avaient pas encore été exprimés. Alors on l’accuse de ne savoir ni ce qu’il est permis à l’art de dire, ni la manière dont il doit le dire.

Les musiciens ne sauraient même espérer que la mort apporte à leurs travaux cette plus value instantanée qu’elle donne à ceux des peintres et aucun d’eux ne pourrait renouveler au profit de ses manuscrits, le subterfuge d’un des grands maîtres flamands qui voulut de son vivant exploiter sa gloire future, en chargeant sa femme de répandre le bruit de son décès pour faire renchérir les toiles dont il avait eu soin de garnir son atelier. Les questions d’école peuvent aussi dans les arts plastiques retarder de leur vivant, l’appréciation équitable de certains maîtres. Qui ne sait que les admirateurs passionnés de Rafael fulminaient contre Michel-Ange, que de nos jours on méconnut longtemps en France le mérite d’Ingres, dont ensuite les partisans dénigrèrent celui de Delacroix, pendant qu’en Allemagne les adhérens de Cornélius anathématisaient ceux de Kaulbach, qui le leur rendaient bien. Mais, en peinture ces guerres d’école arrivent plutôt à une solution équitable, parceque le tableau ou la statue d’un novateur une fois exposés, tous peuvent-la voir ; la foule y accoutume ainsi ses yeux, pendant que le penseur, le critique impartial, (s’il y en a,) est à même de l’étudier consciencieusement et d’y découvrir le mérite réel de la pensée et des formes encore inusitées. Il lui est toujours aisé de les revoir et de juger avec équité, pour peu qu’il le veuille, l’union adéquate qui s’y trouve ou non du sentiment et de la forme.

En musique, il n’en va pas ainsi. Les partisans exclusifs des anciens maîtres et de leur style ne permettent pas aux esprits impartiaux de se familiariser avec les productions d’une école qui surgit. Ils ont soin de les soustraire tout-à-fait à la connaissance du public. Si par mégarde quelque œuvre nouvelle, écrite dans un style nouveau, vient à être exécutée, non contens de la faire attaquer par tous les organes de la presse qu’ils tiennent à leur disposition, ils empêchent qu’on la joue et surtout, qu’on la rejoue. Ils confisquent les orchestres et les conservatoires, les salles de concert et les salons, en établissant contre tout auteur qui cesse d’être un imitateur, un système de prohibition qui s’étend des écoles, où se forment le goût des virtuoses et des maîtres de chapelle, aux leçons, aux cours, aux exécutions publiques, privées et intimes, où se forme le goût des auditeurs.

Un peintre et un sculpteur peuvent raisonnablement espérer de convertir peu-à-peu leurs contemporains de bonne foi, ceux que l’envie, la rancune, le parti-pris, ne rendent pas inaccessibles à toute conversion, en ayant prise par la publicité même de leur œuvre sur toutes les âmes ingénues, sur celles qui sont supérieures aux petites taquineries d’atelier à atelier. Le musicien novateur est condamné à attendre une génération suivante pour être d’abord entendu, puis écouté. En dehors du théâtre, qui a ses propres conditions, ses propres lois, ses propres normes, dont nous ne nous occupons pas ici, il ne peut guère espérer de conquérir un public de son vivant ; c’est-à-dire, de voir le sentiment qui l’a inspiré, la volonté qui l’a animé, la pensée qui l’a guidé, généralement comprises, clairement présentes à quiconque lit ou exécute ses œuvres. Il lui faut à l’avance courageusement renoncer à voir le mérite et la beauté de la forme dont il a revêtu son sentiment et sa pensée, généralement appréciées et reconnues par les artistes ses égaux, avant un quart de siècle ; pour mieux dire, avant sa mort. Celle-ci apporte bien une notable mutation dans les jugemens, ne fut-ce que parcequ’elle donne à toutes les mauvaises petites passions des rivalités locales, l’occasion de taquiner, d’attaquer, de miner des réputations en vogue, en opposant à leurs plates productions les œuvres de ceux qui ne sont plus. Mais, qu’il y a loin encore de cette estime rétrospective que l’envie emprunte chez la justice, à la compréhension sympathique, affectueuse, amoureuse, admirative, due au génie ou au talent hors ligne.

Toutefois, en musique les retardataires sont moins coupables peut-être que ne le pensent ceux dont ils neutralisent les efforts, dont ils empêchent le succès, dont ils ajournent la gloire. Ne faut-il-pas tenir compte de la difficulté réelle qu’ils éprouvent à comprendre les beautés qu’ils méconnaissent, à apprécier les mérites qu’ils nient avec tant d’obstination ? L’ouïe est un sens infiniment plus sensible, plus nerveux, plus subtil que la vue ; du moment que, cessant de servir aux simples besoins de la vie, il porte au cerveau des émotions liées à ses sensations, des pensées formulées par les divers modes que les sons affectent, au moyen de leur succession qui produit la mélodie, de leur groupement qui donne le rhythme, de leur simultanéité qui constitue l’harmonie, l’on a infiniment plus de peine à s’accoutumer à ses nouvelles formes qu’à celles qui affectent le regard. L’œil se fait bien plus rapidement à des contours maigres ou exubérans, à des lignes anguleuses ou rebondissantes, à un emploi exagéré de couleurs ou à une absence choquante de coloris, pour saisir l’intention austère ou pathétique d’un maître à travers sa « manière », que l’oreille ne se fait à l’apparition de dissonances qui lui paraissent atroces tant qu’il n’en saisit pas la motivation, de modulations dont la hardiesse lui semble vertigineuse tant qu’il n’en a pas senti le lien secret, logique et esthétique à la fois, comme les transitions voulues par un style en architecture, impossibles dans un autre. En outre, les musiciens qui ne s’astreignent pas aux routines conventionnelles ont besoin plus que d’autres artistes de l’aide du temps, parceque leur art s’attaquant aux fibres les plus délicates du cœur humain le blesse et le fait souffrir, quand il ne le charme et ne l’enchante point.

Ce sont en premier lieu les organisations les plus jeunes et les plus vives qui, le moins enchaînées par l’attrait de l’habitude à des formes anciennes et aux sentimens qu’elles exprimaient, (attrait respectable même en ceux chez qui il est tyrannique), se prennent de curiosité, puis de passion, pour l’idiome nouveau, qui correspond naturellement par ce qu’il dit, comme par la manière dont il le dit, à l’idéal nouveau d’une nouvelle époque, aux types naissans d’une période qui va succéder à une autre. C’est grâces à ces jeunes phalanges, enthousiastes de ce qui dépeint leurs impressions et donne vie à leurs pressentimens, que le nouveau langage pénètre dans les régions récalcitrantes du public ; c’est grâces à elles que celui-ci finit par en saisir le sens, la portée, la construction, et se décide à rendre justice aux qualités ou aux richesses qu’il renferme.

Quelle que soit donc la popularité déja acquise à une partie des productions du maître dont nous voulons parler, de celui que les souffrances avaient brisé longtemps avant sa fin, il est à présumer que dans vingt-cinq ou trente ans d’ici, on aura pour ses ouvrages une estime moins superficielle et moins légère que celle qui leur est accordée maintenant. Ceux qui dans la suite s’occuperont de l’histoire de la musique feront sa part, et elle sera grande, à celui qui y marqua par un si rare génie mélodique, par de si merveilleuses inspirations rhythmiques, par de si heureux et de si remarquables agrandissemens du tissu harmonique, que ses conquêtes seront préférées avec raison à mainte œuvre de surface plus étendue, jouée et rejouée par de grands orchestres, chantée et rechantée par une quantité de prime donne.

Le génie de Chopin fut assez profond et assez élevé, assez riche surtout, pour avoir pu s’établir de prime-abord, si non de prime-saut, dans le vaste domaine de l’orchestration. Ses idées musicales furent assez grandes, assez arrêtées, assez nombreuses, pour se répartir à travers toutes les mailles d’une large instrumentation. Si les pédans lui eussent reproché de n’être point polyphone, il avait de quoi se moquer des pédans en leur prouvant que la polyphonie, tout en étant une des plus surprenantes, des plus puissantes, des plus admirables, des plus expressives, des plus majestueuses ressources du génie musical, ne représente après tout qu’une ressource ; un mode d’expression, une des formes du style dans l’art, plus usité par tel auteur, plus général en telle époque ou tel pays, selon que le sentiment de cet auteur, de cette époque, de ce pays, en avaient plus besoin pour se traduire. Or, l’art n’étant pas là pour mettre en œuvre ses ressources en tant que ressources, pour faire valoir ses formes en tant que formes, il est évident que l’artiste n’a lieu de s’en servir que lorsque ces formes et ces ressources sont utiles ou nécessaires à l’expression de sa pensée et de son sentiment. Pour peu que la nature de son génie et celle des sujets qu’il choisit ne réclament point ces formes, n’aient pas besoin de ces ressources, il les laisse de côté comme il laisse reposer le fifre et la clarinette-basse, la grosse-caisse ou la viole d’amour quand il n’a qu’en faire.

Ce n’est certes pas l’emploi de certains effets plus difficiles à atteindre que d’autres, qui témoigne du génie de l’artiste. Son génie se révèle dans le sentiment qui le fait chanter ; il se mesure à sa noblesse, il se témoigne définitivement dans une union si adéquate du sentiment et de la forme qu’il prend, qu’on ne puisse imaginer l’un sans l’autre, l’un étant comme le revêtement naturel, l’irradiation spontanée de l’autre. Rien ne prouve mieux que les pensées de Chopin eussent pu facilement être acclimatées par lui dans l’orchestre, que la facilité avec laquelle on peut y transporter les plus belles, les plus remarquables d’entr’elles. Si donc il n’aborda jamais la musique symphonique sous aucune de ses manifestations, c’est qu’il ne le voulut point. Ce ne fut ni modestie outrée, ni dédain mal placé ; ce fut la conscience claire et nette de la forme qui convenait le mieux à son sentiment, cette conscience étant un des attributs les plus essentiels du génie dans tous les arts, mais spécialement dans la musique.

En se renfermant dans le cadre exclusif du piano, Chopin fit preuve d’une des qualités les plus précieuses dans un grand écrivain et certainement les plus rares dans un écrivain ordinaire : la juste appréciation de la forme dans laquelle il lui est donné d’exceller. Pourtant, ce fait dont nous lui faisons un sérieux mérite, nuisit à l’importance de sa renommée. Difficilement peut-être un autre, en possession de si hautes facultés mélodiques et harmoniques, eût-il résisté aux tentations que présentent les chants de l’archet, les allanguissemens de la flûte, les tempêtes de l’orchestre, les assourdissemens de la trompette, que nous nous obstinons encore à croire la seule messagère de la vieille déesse dont nous briguons les subites faveurs. Quelle conviction réfléchie ne lui a-t-il point fallu pour se borner à un cercle plus aride en apparence, déterminé à y faire éclore par son génie et son travail des produits qui, à première vue, eussent semblé réclamer un autre terrain pour donner toute leur floraison ? Quelle pénétration intuitive ne révèle pas ce choix exclusif qui, arrachant certains effets d’orchestre à leur domaine habituel où toute l’écume du bruit fût venue se briser à leurs pieds, les transplantait dans une sphère plus restreinte, mais plus idéalisée ? Quelle confiante aperception des puissances futures de son instrument n’a-t-elle pas présidé à cette renonciation volontaire d’un empirisme si répandu, qu’un autre eût probablement considéré comme un contre-sens d’enlever d’aussi grandes pensées à leurs interprètes ordinaires ! Que nous devons sincèrement admirer cette unique préoccupation du beau pour lui-même qui, en faisant dédaigner à Chopin la propension commune de répartir entre une centaine de pupitres chaque brin de mélodie, lui permit d’augmenter les ressources de l’art en enseignant à les concentrer dans un moindre espace !

Loin d’ambitionner les fracas de l’orchestre, Chopin se contenta de voir sa pensée intégralement reproduite sur l’ivoire du clavier, réussissant dans son but de ne lui rien faire perdre en énergie sans prétendre aux effets d’ensemble et à la brosse du décorateur. On n’a point encore assez sérieusement et assez attentivement apprécié la valeur du dessin de ce burin délicat, habitué qu’on est de nos jours à ne considérer comme compositeurs dignes d’un grand nom que ceux qui ont laissé pour le moins une demi-douzaine d’opéras, autant d’oratorios et quelques symphonies, demandant ainsi à chaque musicien de faire tout, même un peu plus que tout. Cette manière d’évaluer le génie, qui par essence est une qualité, à la quantité et à la dimension de ses œuvres, si généralement répandue qu’elle soit, n’en est pas moins d’une justesse très-problématique !

Personne ne voudrait contester la gloire plus difficile à obtenir et la supériorité réelle des chantres épiques, qui déploient sur un large plan leurs splendides créations. Mais nous désirerions qu’on applique à la musique le prix qu’on met aux proportions matérielles dans les autres branches des beaux-arts et qui, en peinture par exemple, place une toile de vingt pouces carrés, comme la Vision d’Ézéchiel ou le Cimetière de Ruysdael, parmi les chefs-d’œuvre évalués plus haut que tel tableau de vaste dimension, fût-il d’un Rubens ou d’un Tintoret. En littérature, Larochefoucauld est-il moins un écrivain de premier ordre pour avoir toujours resserré ses Pensées dans de si petits cadres ? Uhland et Petőfi sont ils moins des poètes nationaux, pour n’avoir pas dépassé la poésie lyrique et la Ballade ? Pétrarque ne doit-il pas son Triomphe à ses Sonnets, et de ceux qui ont le plus répété leurs suaves rimes en est-il beaucoup qui connaissent l’existence de son poëme sur l’Afrique ?

Nous sommes certains de voir bientôt disparaître les préjugés qui disputent encore à l’artiste, n’ayant produit que des Lieder pareils à ceux de Franz Schubert ou de Robert Franz, sa supériorité d’écrivain sur tel autre qui aura partitionné les plates mélodies de bien des opéras que nous ne citerons pas ! En musique aussi on finira bientôt par tenir surtout compte dans les compositions diverses, de l’éloquence et du talent avec lesquels seront exprimés les pensées et les sentimens du poète, quels que soient du reste l’espace et les moyens employés pour les interpréter.

Or, on ne saurait étudier et analyser avec soin les travaux de Chopin sans y trouver des beautés d’un ordre très élevé, des sentimens d’un caractère parfaitement neuf, des formes d’une contexture harmonique aussi originale que savante. Chez lui la hardiesse se justifie toujours ; la richesse, l’exubérance même, n’excluent pas la clarté, la singularité ne dégénère pas en bizarrerie, les ciselures ne sont pas désordonnées, le luxe de l’ornementation ne surcharge pas l’élégance des lignes principales. Ses meilleurs ouvrages abondent en combinaisons qui, on peut le dire, forment époque dans le maniement du style musical. Osées, brillantes, séduisantes, elles déguisent leur profondeur sous tant de grâce et leur habileté sous tant de charme, que c’est avec peine qu’on parvient à se soustraire assez à leur entraînant attrait, pour les juger à froid sous le point de vue de leur valeur théorique. Celle-ci a déjà été sentie par plus d’un maître ès-sciences, mais elle se fera de plus en plus reconnaître lorsque sera venu le temps d’un examen attentif des services rendus à l’art durant la période que Chopin a traversée.

C’est à lui que nous devons l’extension des accords, soit plaqués, soit en arpéges, soit en batteries ; les sinuosités chromatiques et enharmoniques dont ses pages offrent de si frappans exemples, les petits groupes de notes surajoutées, tombant comme les gouttelettes d’une rosée diaprée pardessus la figure mélodique. Il donna à ce genre de parure, dont on n’avait encore pris le modèle que dans les fioritures de l’ancienne grande école de chant italien, l’imprévu et la variété que ne comportait pas la voix humaine, servilement copiée jusques là par le piano dans des embellissements devenus stéréotypes et monotones. Il inventa ces admirables progressions harmoniques, par lesquelles il dota d’un caractère sérieux même les pages qui, vû la légèreté de leur sujet, ne paraissaient pas devoir prétendre à cette importance.

Mais, qu’importe le sujet ? N’est-ce pas l’idée qu’on en fait jaillir, l’émotion qu’on y fait vibrer, qui l’élève, l’ennoblit et le grandit ? Que de mélancolie, que de finesse, que de sagacité, que d’art surtout dans ces chefs-d’œuvre de la Fontaine, dont les sujets sont si familiers et les titres si modestes ! Ceux d’Études et de Préludes le sont aussi ; pourtant les morceaux de Chopin qui les portent n’en resteront pas moins des types de perfection, dans un genre qu’il a créé et qui relève, ainsi que toutes ses œuvres, de l’inspiration de son génie poétique. Ses Études, écrites presque en premier lieu, sont empreintes d’une verve juvénile qui s’efface dans quelques-uns de ses ouvrages subséquens, plus élaborés, plus achevés, plus combinés, pour se perdre, si l’on veut, dans ses dernières productions d’une sensibilité plus exquise, qu’on accusa longtemps d’être surexcitée ; par là, factice. On arrive cependant à se convaincre que cette subtilité dans le maniement des nuances, cette excessive finesse dans l’emploi des teintes les plus délicates et des contrastes les plus fugitifs, n’a qu’une fausse ressemblance avec les recherches de l’épuisement. En les examinant de près on est forcé d’y reconnaître la claire-vue, souvent l’intuition, des transitions qui existent réellement dans le sentiment et la pensée, mais que le commun des hommes n’aperçoit point, comme leur vue ordinaire ne saisit point toutes les transitions de la couleur, toutes les dégradations de teintes, qui font l’inénarrable beauté et la merveilleuse harmonie de la nature !

Si nous avions à parler ici en termes d’école du développement de la musique de piano, nous disséquerions ces merveilleuses pages qui offrent une si riche glane d’observations. Nous explorerions en première ligne ces Nocturnes, Ballades, Impromptus, Scherzos, qui tous sont pleins de raffinemens harmoniques aussi inattendus qu’inentendus. Nous les rechercherions également dans ses Polonaises, dans ses Mazoures, Valses, Boléros. Mais ce n’est ni l’instant, ni le lieu d’un travail pareil, qui n’offrirait d’intérêt qu’aux adeptes du contrepoint et de la basse chiffrée. C’est par le sentiment qui déborde de toutes ces œuvres qu’elles se sont répandues et popularisées : sentiment romantique, éminemment individuel, propre à leur auteur et profondément sympathique, non seulement à son pays qui lui doit une illustration de plus, mais à tous ceux que purent jamais toucher les infortunes de l’exil et les attendrissemens de l’amour.

Ne se contentant pas toujours de cadres dont il était libre de dessiner les contours si heureusement choisis par lui, Chopin voulut quelquefois enclaver aussi sa pensée dans les classiques barrières. Il écrivit de beaux Concertos et de belles Sonates ; toutefois, il n’est pas difficile de distinguer dans ces productions plus de volonté que d’inspiration. La sienne était impérieuse, fantasque, irréfléchie ; ses allures ne pouvaient être que libres. Nous croyons qu’il a violenté son génie chaque fois qu’il a cherché à l’astreindre aux règles, aux classifications, à une ordonnance qui n’étaient pas les siennes et ne pouvaient concorder avec les exigences de son esprit, un de ceux dont la grâce se déploie surtout lorsqu’ils semblent aller à la dérive.

Il fut peut-être entraîné à désirer ce double succès par l’exemple de son ami Mickiewicz, qui après avoir été le premier à doter sa langue d’une poésie romantique, faisant école dès 1818 dans la littérature polonaise par ses Dziady et ses ballades fantastiques, prouva ensuite, en écrivant Grażyna et Wallenrod, qu’il savait aussi triompher des difficultés qu’opposent à l’inspiration les entraves de la forme classique ; qu’il était également maître lorsqu’il saisissait la lyre des anciens poëtes. Chopin, en faisant des tentatives analogues, n’a pas à notre avis aussi complétement réussi. Il n’a pu maintenir dans le carré d’une coupe anguleuse et roide, ce contour flottant et indéterminé qui fait le charme de sa pensée. Il n’a pu y enserrer cette indécision nuageuse et estompée qui, en détruisant toutes les arêtes de la forme, la drape de longs plis, comme de flocons brumeux, semblables à ceux dont s’entouraient les beautés ossianiques lorsqu’elles faisaient apparaître aux mortels quelque suave profil, du milieu des changeantes nuées.

Les essais classiques de Chopin brillent pourtant par une rare distinction de style, ils renferment des passages d’un haut intérêt, des morceaux d’une surprenante grandeur. Nous citerons l’Adagio du second Concerto, pour lequel il avait une prédilection marquée et qu’il se plaisait à redire fréquemment. Les dessins accessoires appartiennent à la plus belle manière de l’auteur, la phrase principale en est d’une largeur admirable ; elle alterne avec un récitatif qui pose le ton mineur et qui en est comme l’antistrophe. Tout ce morceau est d’une idéale perfection. Son sentiment, tour à tour radieux et plein d’apitoiement, fait songer à un magnifique paysage inondé de lumière, à quelque fortunée vallée de Tempé, qu’on aurait fixée pour être le lieu d’un récit lamentable, d’une scène poignante. On dirait un irréparable malheur accueillant le cœur humain en face d’une incomparable splendeur de la nature. Ce contraste est soutenu par une fusion de tons, une transmutation de teintes atténéries, qui empêche que rien de heurté ou de brusque ne vienne faire dissonance à l’impression émouvante qu’il produit, laquelle mélancolise la joie et en même temps rassérène la douleur !

Pourrions-nous ne pas parler de la Marche funèbre intercalée dans sa première sonate, orchestrée et exécutée pour la première fois à la cérémonie de ses obsèques ? En vérité, on n’aurait pu trouver d’autres accens pour exprimer avec le même navrement quels sentimens et quelles larmes devaient accompagner à son dernier repos, celui qui avait compris d’une manière si sublime comment on pleurait les grandes pertes !

Nous entendions dire un jour à un jeune homme de son pays : « Ces pages n’auraient pu être écrites que par un polonais ! » En effet, tout ce que le cortége d’une nation en deuil, pleurant sa propre mort, aurait de solennel et de déchirant, se retrouve dans le glas funèbre qui semble ici l’escorter. Tout le sentiment de mystique espérance, de religieux appel à une miséricorde surhumaine, à une clémence infinie, à une justice qui tient compte de chaque tombe et de chaque berceau ; tout le repentir exalté qui éclaira de la lumière des auréoles tant de douleurs et de désastres, supportés avec l’héroïsme inspiré des martyrs chrétiens, résonne dans ce chant dont la supplication est si désolée. Ce qu’il y a de plus pur, de plus saint, de plus résigné, de plus croyant et de plus espérant dans le cœur des femmes, des enfans et des prêtres, y retentit, y frémit, y tressaille avec d’indicibles vibrations ! On sent ici que ce n’est pas seulement la mort d’un héros qu’on pleure alors que d’autres héros restent pour le venger, mais bien celle d’une génération entière qui a succombé ne laissant après elle que les femmes, les enfans et les prêtres.

Aussi, le côté antique de la douleur en est-il totalement exclu. Rien n’y rappelle les fureurs de Cassandre, les abaissemens de Priam, les frénésies d’Hécube, les désespoirs des captives troyennes. Ni cris perçans, ni rauques gémissemens, ni blasphèmes impies, ni furieuses imprécations, ne troublent un instant une plainte qu’on pourrait prendre pour de séraphiques soupirs. Une foi superbe anéantissant dans les survivans de cette Ilion chrétienne l’amertume de la souffrance, en même temps que la lâcheté de l’abattement, leur douleur ne conserve plus aucune de ses terrestres faiblesses. Elle s’arrache de ce sol moite de sang et de larmes, elle s’élance vers le ciel et s’adresse au Juge suprême, trouvant pour l’implorer des supplications si ferventes que le cœur de quiconque les écoute se brise sous une auguste compassion. La mélopée funèbre, quoique si lamentable, est d’une si pénétrante douceur qu’elle semble ne plus venir de cette terre. Des sons qu’on dirait attiédis par la distance imposent un suprême recueillement, comme si, chantés par les anges eux-mêmes, ils flottaient déjà là-haut aux alentours du trône divin.

On aurait cependant tort de croire que toutes les compositions de Chopin sont dépourvues des émotions dont il a dépouillé ce sublime élan, que l’homme, n’est peut-être pas à même de ressentir constamment avec une aussi énergique abnégation et une aussi courageuse douceur. De sourdes colères, des rages étouffées, se rencontrent dans maints passages de ses œuvres. Plusieurs de ses Études, aussi bien que ses Scherzos, dépeignent une exaspération concentrée, un désespoir tantôt ironique, tantôt hautain. Ces sombres apostrophes de sa muse ont passé plus inaperçues et moins comprises que ses poëmes d’un plus tranquille coloris, en provenant d’une région de sentimens où moins de personnes ont pénétré, dont moins de cœurs connaissent les formes d’une irréprochable beauté. Le caractère personnel de Chopin a pu y contribuer aussi. Bienveillant, affable, facile dans ses rapports, d’une humeur égale et enjouée, il laissait peu soupçonner les secrètes convulsions qui l’agitaient.

Ce caractère n’était pas facile à saisir. Il se composait de mille nuances qui, en se croisant, se déguisaient les unes les autres d’une manière indéchiffrable a prima vista. Il était aisé de se méprendre sur le fond de sa pensée, comme avec les slaves en général chez qui la loyauté et l’expansion, la familiarité et la captante desinvoltura des manières, n’impliquent nullement la confiance et l’épanchement. Leurs sentimens se révèlent et se cachent, comme les replis d’un serpent enroulé sur lui-même ; ce n’est qu’en les examinant très attentivement qu’on trouve l’enchaînement de leurs anneaux. Il y aurait de la naïveté à prendre au mot leur complimenteuse politesse, leur modestie prétendue. Les formules de cette politesse et de cette modestie tiennent à leurs mœurs, qui se ressentent singulièrement de leurs anciens rapports avec l’Orient. Sans se contagier le moins du monde de la taciturnité musulmane, les slaves ont appris d’elle une réserve défiante sur tous les sujets qui tiennent aux cordes délicates et intimes du cœur. On peut à-peu-près être certain qu’en parlant d’eux-mêmes, ils gardent toujours vis-à-vis de leur interlocuteur des réticences qui leur assurent sur lui un avantage d’intelligence ou de sentiment, en lui laissant ignorer telle circonstance ou tel mobile secret par lesquels ils seraient le plus admirés ou le moins estimés ; ils se complaisent à le dérober sous un sourire fin, interrogateur, d’une imperceptible raillerie. Ayant en toute occurrence du goût pour le plaisir de la mystification, depuis les plus spirituelles et les plus bouffonnes jusqu’aux plus amères et aux plus lugubres, on dirait qu’ils voient dans cette moqueuse supercherie une formule de dédain à la supériorité qu’ils s’adjugent intérieurement, mais qu’ils voilent avec le soin et la ruse des opprimés.

L’organisation chétive et débile de Chopin ne lui permettant pas l’expression énergique de ses passions, il ne livrait à ses amis que ce qu’elles avaient de doux et d’affectueux. Dans le monde pressé et préoccupé des grandes villes, où nul n’a le loisir de deviner l’énigme des destinées d’autrui, où chacun n’est jugé que sur son attitude extérieure, bien peu songent à prendre la peine de jeter un coup d’œil qui dépasse la superficie des caractères. Mais ceux que des rapports intimes et fréquens rapprochaient du musicien polonais, avaient occasion d’apercevoir à certains momens l’impatience et l’ennui qu’il ressentait d’être si promptement cru sur parole. L’artiste, hélas ! ne pouvait venger l’homme !… D’une santé trop faible pour trahir cette impatience par la véhémence de son jeu, il cherchait à se dédommager en entendant exécuter par un autre avec la vigueur qui lui faisait défaut, ses pages dans lesquelles surnagent les rancunes passionnées de l’homme plus profondément atteint par certaines blessures qu’il ne lui plaît de l’avouer, comme surnageraient autour d’une frégate pavoisée, quoique près de sombrer, les lambeaux de ses flancs arrachés par les flots.

Un après-dîner, nous n’étions que trois. Chopin avait longtemps joué ; une des femmes les plus distinguées de Paris se sentait de plus en plus envahie par un pieux recueillement, pareil à celui qui saisirait à la vue des pierres mortuaires jonchant ces champs de la Turquie, dont les ombrages et les parterres promettent de loin un jardin riant au voyageur surpris. Elle lui demanda d’où venait l’involontaire respect qui inclinait son cœur devant des monumens, dont l’apparence ne présentait à la vue qu’objets doux et gracieux ? De quel nom il appellerait le sentiment extraordinaire qu’il renfermait dans ses compositions, comme des cendres inconnues dans des urnes superbes, d’un albâtre si fouillé ?… Vaincu par les belles larmes qui humectaient de si belles paupières, avec une sincérité rare dans cet artiste si ombrageux sur tout ce qui tenait aux intimes reliques qu’il enfouissait dans les châsses brillantes de ses œuvres, il lui répondit que son cœur ne l’avait pas trompée dans son mélancolique attristement, car quels que fussent ses passagers égaiemens, il ne s’affranchissait pourtant jamais d’un sentiment qui formait en quelque sorte le sol de son cœur, pour lequel il ne trouvait d’expression que dans sa propre langue, aucune autre ne possédant d’équivalent au mot polonais de Żal ! En effet, il le répétait fréquemment, comme si son oreille eût été avide de ce son qui renfermait pour lui toute la gamme des sentimens que produit une plainte intense, depuis le repentir jusqu’à la haine, fruits bénis ou empoisonnés de cette âcre racine.

Żal ! Substantif étrange, d’une étrange diversité et d’une plus étrange philosophie ! Susceptible de régimes différens, il renferme tous les attendrissemens et toutes les humilités d’un regret résigné et sans murmure, aussi longtemps que son régime direct s’applique aux faits et aux choses. Se courbant, pour ainsi dire, avec douceur devant la loi d’une fatalité providentielle, il se laisse traduire alors par, « regret inconsolable après une perte irrévocable ». Mais, sitôt qu’il s’adresse à l’homme et que son régime devient indirect, en affectant une préposition qui le dirige vers celui-ci ou celle-là, il change aussitôt de physionomie et n’a plus de synonyme ni dans le groupe des idiômes latins, ni dans celui des idiômes germains. — D’un sentiment plus élevé, plus noble, plus large que le mot « grief », il signifie pourtant le ferment de la rancune, la révolte des reproches, la préméditation de la vengeance, la menace implacable grondant au fond du cœur, soit en épiant la revanche, soit en s’alimentant d’une stérile amertume ! Oui vraiment, le Żal ! colore toujours d’un reflet tantôt argenté, tantôt ardent, tout le faisceau des ouvrages de Chopin. Il n’est même pas absent de ses plus douces rêveries.

Ces impressions ont eu d’autant plus d’importance dans la vie de Chopin, qu’elles se sont manifestées sensiblement dans ses derniers ouvrages. Elles ont peu à peu atteint une sorte d’irascibilité maladive, arrivée au point d’un tremblement fébrile. Celui-ci se révèle dans quelques uns de ses derniers écrits par un contournement de sa pensée, qu’on est parfois plus peiné que surpris d’y rencontrer. — Suffoquant presque sous l’oppression de ses violences réprimées, ne se servant plus de l’art que pour se donner à lui-même sa propre tragédie, après avoir d’abord chanté son sentiment, il se prit à le dépecer. On retrouve dans les feuilles qu’il a publiées sous ces influences quelque chose des émotions alambiquées de Jean-Paul, auquel il fallait les surprises causées par les phénomènes de la nature et de la physique, les sensations d’effroi voluptueux dues à des accidens imprévoyables dans l’ordre naturel des choses, les morbides surexcitations d’un cerveau halluciné, pour remuer un cœur macéré de passions et blasé sur la souffrance.

La mélodie de Chopin devient alors tourmentée ; une sensibilité nerveuse et inquiète amène un remaniement de motifs d’une persistance acharnée, pénible comme le spectacle des tortures que causent ces maladies de l’âme ou du corps qui n’ont que la mort pour remède. Chopin était en proie à un de ces mals qui, empirant d’année en année, l’a enlevé jeune encore. Dans les productions dont nous parlons on retrouve les traces des douleurs aiguës qui le dévoraient, comme on trouverait dans un beau corps celles des griffes d’un oiseau de proie. Ces œuvres cessent-elles pour cela d’être belles ? L’émotion qui les inspire, les formes qu’elles prennent pour s’exprimer, cessent-elles d’appartenir au domaine du grand art ? — Non. — Cette émotion étant d’une pure et chaste noblesse dans ses regrets navrans et son irrémédiable désolation, appartient aux plus sublimes motifs du cœur humain ; son expression demeure toujours dans les vraies limites du langage de l’art, n’ayant jamais ni une velléité vulgaire, ni un cri outré et théatral, ni une contorsion laide. Du point de vue technique l’on ne saurait nier non plus que loin d’être diminuée, la qualité de l’étoffe harmonique n’en devient que plus intéressante par elle-même, plus curieuse à étudier.